Nouveaux outils de recherche pour les timbres
Le Trésor des Chansons de Langue Française, xvie et xviie siècles (TCLF 16-17), une base pour la chanson populaire de la Renaissance
Alice Tacaille
1Lorsque l’on évoque la chanson de la Renaissance, tout un chacun pense aux partitions vocales polyphoniques chantés par des ensembles spécialisés de nos jours. Le Catalogue de la chanson polyphonique française établi par Annie Cœurdevey et consultable sur le site du CESR de Tours en répertorie plusieurs milliers (plus de 9 000). Ce sont d’ailleurs quasiment les premières polyphonies imprimées, puisqu’en France, c’est à partir de 1528 que la technique permet de vendre des partitions à Paris.
2Or la plupart des chansons du xvie siècle sont aussi parvenues à nos jours sous forme de recueils paroliers très complets, même si on trouve aujourd’hui quelques plaquettes qui ne comprennent qu’une ou deux chansons. Les chansons polyphoniques en partition, certes, mais aussi beaucoup d’autres. Et ces recueils comportent des centaines de textes à chanter, mais aucune notation musicale. En effet, seul l’air de référence est indiqué par la formule « se chante sur l’air de », car la plupart de ces chansons « nouvelles » sont, en effet, chantées sur les « timbres », les airs connus de tous. La fonction de ces paroliers est donc de soutenir et raviver la mémoire d’un public que l’on espère conquis sur le plan musical.
3Paru dans l’intervalle entre la naissance de l’imprimerie générale et celle de l’imprimerie musicale (1528 à Paris avec Pierre Attaingnant), ce mode original de diffusion, les chansons sur timbre en recueils paroliers, perdure au-delà du xvie siècle, par exemple sous la forme du vaudeville, et témoigne de pratiques sociales musicales et littéraires encore trop peu documentées.
4Le statut littéraire de ces recueils est généralement peu affirmé. Ils réunissent aussi bien les chansons des poètes connus – comme Jean Lemaire de Belges, Marot, Ronsard et Jodelle dans la seconde moitié du siècle – dont on peut ainsi mesurer la diffusion, que les productions des poètes occasionnels ou anonymes. Les recueils d’auteur existent mais sont minoritaires. Il s’agit surtout d’anthologies de chansons à succès qui présentent une très grande diversité générique. On peut y distinguer les recueils de « chansons d’amour et de guerre », recueils de noëls, recueils de chansons spirituelles et de chansons militantes protestantes et catholiques etc. Beaucoup de chansons naissent d’un substrat musical et poétique réactualisé et réinterprété en fonction des objectifs des auteurs. Certaines de ces chansons se trouvent absorbées voire travesties en tant que musique savante polyphonique, d’autres montrent des structures à refrains complexes, trait caractéristique des répertoires de tradition et/ou transmission orale. Beaucoup d’entre elles sont parodiées pour accueillir les contenus relatifs aux confrontations militaires, confessionnelles ou politiques. Or le simple chant, ou l’écriture d’un nouveau texte sur un timbre, un air existant ajoute un niveau de lecture, celui d’une intertextualité qui se produit par la musique et via les paroles, les anciennes comme celles qui leur sont substituées. Et cette particularité est largement exploitée dans les objectifs ludiques (jouer avec le reliquat des anciens paroles), moraux (on peut « convertir » une chanson lubrique) ou polémiques (investir une chanson pour la soustraire à l’adversaire).
5De plus, les textes même des chansons en partitions circulent tout simplement de cette façon, en recueils paroliers sans musique, comme si « Au clair de la lune » se lisait à travers des partitions sans paroles, d’un côté, et des paroles sans partition, de l’autre. À l’extrême, et à notre insu, « Au clair de la lune » se chante… sur son propre air. Au xvie siècle circulent ainsi beaucoup de répertoires musicaux manuscrits et même imprimés sans paroles, qui sont donc complétés par ces paroliers, ce qui offre une perspective très nouvelle.
6Le Trésor des Chansons de Langue Française (TCLF 16-17) est né dans le sillage d’un premier travail de répertoire des chansons françaises sur timbre sous François Ier, entrepris dans le cadre de mon habilitation en 2015. Il s’agit d’un catalogue structuré en base de données et destiné à la consultation web. On y relève jusqu’en 1545, plus de 800 airs en circulation pour un dépouillement qui avoisine les 2 800 chansons. Dans la seconde moitié du xvie siècle, de nombreux airs disparaissent pour être progressivement remplacés par d’autres, plus à la mode. Cependant un fonds d’airs très stable se cristallise par ailleurs, une poignée, peut-être une quarantaine, qui franchissent les siècles notamment via les noëls des siècles suivants, devenus parfois de véritables pièces de concert, bien loin de la simplicité du procédé au début de l’époque moderne.
7Lorsque Jean Vignes décide d’apporter son soutien au développement d’une base de données concernant le siècle entier, et jusqu’aux premières années du xviie siècle, il invite l’un de ses doctorants, Stéphane Partiot, à partager sur la base TCLF le corpus de sa propre thèse, soit l’ensemble des recueils paroliers édités par Bonfons à Paris et Rigaud à Lyon dans la seconde moitié du xvie siècle. Plusieurs milliers de chansons sont ensuite indexées par Pamela Zuker grâce au financement obtenu pour le projet Emergence l’Air du Temps (projet Idex Université de Paris ANR-18-IDEX-0001, 2019-2021).
8L’IReMus (UMR 8223) prend ensuite le relai et accorde une expertise informatique (Thomas Bottini, ingénieur, architecte de la première version structurant les données, et directeur de stage de Simon Devauchelle, étudiant à l’UTC de Compiègne, qui modélise les structures strophiques des chansons). Le travail en équipe permet alors de proposer un cadre de classement des strophes qui tienne compte des spécificités qu’impose le vers chanté aux structures métriques. En effet les chansons à refrain du xvie siècle, notamment, deviennent, une fois parodiées sous la forme de chansons spirituelles par exemple, difficiles à traiter et reconnaître sans une méthode exégétique qui explique de manière exhaustive l’origine de la forme strophique résultante.
9Mais ce relevé de chansons amoureuses, spirituelles, de chansons de noël, de tréteaux de théâtre, de chansons à danser rencontre rapidement l’intérêt des historiens, pour qui la chanson politique, la chanson de bataille, la « chanson à massacrer » de ces mêmes décennies recèlent des trésors documentaires. Or ces chansons se chantent peu ou prou sur les mêmes airs. Sous l’impulsion de Tatiana Debbaggi Baranova (Histoire, Centre Roland Mousnier), et de l’ingénieure Doriane Hare, la base se complète depuis 2021 et vise une mise en ligne partielle rapide (2026). À ce stade la base compte plus de 350 recueils ou plaquettes inventoriés et indexés, pour un total de chansons estimé à plusieurs milliers (actuellement 4 800, et plus de 2 000 au stade de la révision). Les airs et les chansons (textes) distincts représentent à l’heure actuelle respectivement 1 200 et 1 500 items, car l’immense engouement que représentent ces supports imprimés, les paroliers, se manifeste par des reprises intégrales, des réimpressions rapides à quelques mois d’intervalle, des déclinaisons au luth, ou dans des ouvrages choréologiques, pour danser et chanter au salon, à la maison, en société ou dans le for privé. Selon nos estimations actuelles on compterait presque 20 000 témoins survivants de ces répertoires.
10On sait l’immense notoriété dont jouit déjà la chanson polyphonique française du xvie siècle. Les musicologues disposent dorénavant, avec le TCLF 16-17 d’un outil décisif pour évaluer le véritable rayonnement des airs qu’elle pare de contrepoint savant. Car malgré tout le prestige de ces versions musicales, les plus raffinées, on découvre dans ces paroliers la diffusion de leurs autres strophes, dont on pouvait jusqu’ici ignorer l’existence même, et celle de nombreux autres textes qui véritablement donnent des couleurs à l’air du temps. Les soldats, les chefs de guerre, les parents, les filles mères, les meuniers, les animaux domestiques, le sommeil des vierges et les spécialités culinaires le disputent à Hérode, aux Dix commandements, aux clercs incontrôlables et aux regrets amoureux les plus pitoyables. Ils n’attendent que de voir leur air retrouvé, et « remis en voix ».
11Cet inventaire collectif, désormais analytique, se poursuit enfin avec pour objectif l’adjonction des textes obtenus par les procédés Transkribus ou Kraken. La partie purement musicale inventorie les airs, rarement donnés tels quels, jusqu’à les traquer dans les partitions polyphoniques et les partitions instrumentales (notamment luth), pour les mettre en évidence et permettre de les entendre. De cette façon, après en avoir retrouvé un air d’époque, TCLF 16-17 offre la possibilité de retrouver ce patrimoine musical de transmission massivement orale qui véhiculait l’air du temps. Pour ce faire, les fichiers musicaux d’exemples seront progressivement ajoutés (200 à l’heure actuelle). Il faut souligner que sur ce versant de la restitution musicale, pour l’instant seuls 30 % des airs sont attestés en notation musicale (polyphonie, monodie, musique instrumentale, quels que soient les supports, de la broderie sur une robe, à l’ajout manuscrit marginal dans un recueil de poésie). En sorte que la nécessaire archéologie sonore pour les faire de nouveau entendre pourra être poursuivie avec fruit par les amateurs et chercheurs actuels. La base sera disponible courant 2025 sur le Web.
12La base elle-même comporte des écrans pour chaque exemplaire consulté (plus de 300 ex.), avec leur localisation dans les grandes bibliothèques patrimoniales mondiales (mais essentiellement européennes, seuls quelques collectionneurs ont acquis des recueils aujourd’hui accessibles outre-Atlantique). Les chansons elles-mêmes sont au nombre de 4 800 à ce jour, avec l’ambition de les publier (texte complet), mais les variantes sont nombreuses (les réécritures notamment, en ces temps de conflits confessionnels, font évoluer certaines strophes par exemple). Chaque chanson est rapprochée de l’air sur lequel elle est dite se chanter – et les sources des partitions encore disponibles sont données, tant manuscrites qu’imprimées, tant vocales qu’instrumentales. Sur la période considérée par la base, certains airs évoluent également, ou partagent un même sobriquet, et l’on peut juger de l’à propos de tel ou tel air en le confrontant avec la structure poétique des paroles : un air de chanson à refrains insérés, par exemple, sera difficilement travesti en chanson strophique pure1. Un quintil en décasyllabes s’accommodera mal de l’air de Au clair de la lune. Une strophe à rimes exclusivement masculines s’adaptera mal à Au clair de la lune. Bien sûr tout est toujours possible en termes d’adaptation, mais en réalité le milieu de production et de diffusion de ces chansons, au xvie siècle, vise à chanter des paroles qui vont aux airs, cela doit fonctionner de façon agréable, C’est un produit commercial et prosélytique même dans certains cas, dont la fonctionnalité doit peu à une supposée « latitude » métrique.
13Côté technique, un encodage spécifique a donc été pensé collectivement, puis produit pour chaque chanson, permettant une recherche par forme strophique dans le moteur de recherche.
14Sur le plan des textes, TCLF 16-17 vise d’autres recherches encore : une analyse historienne permet de situer les personnages, les lieux, et les événements (Moncontour, l’empereur de Rome, 1515…). Dans la base l’indexation permet donc de retrouver plus finement les chansons, selon ces critères (rechercher « Brissac » ou « riche a fort [Richafort] » par exemple). Mais la base a été également pensée selon des critères plus larges (« iconoclasme », « mariage forcé », « travestissement » d’une fille en soldat, « mal mariée », « Hérode »…). Ce champ de métadonnées associé par les chercheurs à chaque chanson permet de prendre la mesure de la richesse historique, anthropologique ou sociologique qu’une telle base permet, à travers un corpus éminemment dispersé et fuyant à l’origine, mais qui a la force de diffusion, de divertissement et de persuasion d’un médium privilégié, la chanson.
1 « Santiano » est un exemple de chanson de ce type : « hisse et ho ! », au milieu du couplet, est un refrain inséré, et entre chaque couplet, se place le refrain terminal, « Tiens bon la barre… ».
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/2033.html.
Quelques mots à propos de : Alice Tacaille
IreMus – UMR 8223
Alice Tacaille, musicologue spécialiste des xve et xvie siècles, est maître de conférences émérite de Sorbonne Université. Ses projets de recherche croisent l’histoire, l’analyse musicale, l’anthropologie, et sont souvent aidés des sciences numériques pour baliser des sujets dont les réponses se trouvent cachées dans la multitude : l’histoire et l’analyse des corpus monodiques (psaumes calvinistes, mélodies des Frères moraves, corpus grégoriens dans les mystères du xvie siècle, mélodies profanes du xvie siècle…) avec le projet Carnet de Notes, l’inventaire et l’indexation des corpus sans partition (sur HAL, et bientôt publié dans TCLF 16-17), qui font écho à sa thèse statistique sur l’évolution quantitative des cantus firmi grégoriens dans les motets [para-]liturgiques de l’école dite franco-flamande (xve-xvie s.) (1994). L’alliance entre des techniques historiques liées à la période médiévale tardive – par exemple la paléographie musicale, et les nouveaux outils de la réflexion actuelle en sciences humaines permet de franchir des limites théoriques indésirables, entre manuscrits et débuts de l’édition musicale, entre régions également, entre nations et enfin entre confessions, pour mieux s’orienter dans les rapides évolutions et la circulation intense des productions de l’art musical au début de l’époque moderne.
Elle a enseigné en collège, présidé l’agrégation de Musique, dirigé l’UFR de musique et musicologie, fondé et dirigé la revue Jardin de Musique, communiqué et publié sur les questions relatives à la monodie de la Renaissance – plutôt française – au sens large, la chanson comme le chant religieux, et participé à de nombreuses rencontres avec ses collègues littéraires, historiens, musiciens et danseurs.
Publications :
Alice Tacaille, « Chanter sans partition à Paris vers 1500 : les paroliers sans musique », dans Olivier Millet, Luigi-Alberto Sanchi (dir.) Paris, carrefour culturel autour de 1500, Cahiers V. L. Saulnier 33, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016.
Alice Tacaille, Catherine Perrier, « La tradition orale et les chansons du manuscrit de Lucques (Lucca, Biblioteca Statale di Lucca, ms. 2022), dans Chansons et rondes à trois pas. Traditions normande, bretonne et vendéenne, Fontenay-le-Comte, Robin Joly - Compagnie Outre Mesure, oct. 2019.
Alice Tacaille, « Eustorg de Beaulieu parodiste : La Chrestienne resjouyssance comme propagande musicale », Revue d’histoire du protestantisme, 2018, 3/III-IV-2018.
Alice Tacaille, Jean-Eudes Girot, « Que me servent mes vers ? » La musique chez Ronsard, avec un supplément vocal de 22 chansons, Paris, Garnier, 2020.
