Usages religieux et spirituels

Entre oralité et écriture : les « deux corps » du noël en Béarn et Gascogne

Jean-Jacques Castéret


Texte intégral

1La quasi-intégralité du vaste corpus chanté hier comme aujourd’hui, en Béarn et plus largement dans les Pyrénées gasconnes, est composée de chants associant poésie et timbre, qu’il s’agisse du répertoire oral tel que l’a défini Patrice Coirault, de productions lettrées dans le style galant du xviiie siècle ou de répertoires chansonniers de création locale faisant référence à des événements locaux. Ces répertoires en occitan ou en français connaissent aujourd’hui une grande vitalité dans les contextes de vocalité polyphonique et, dans une moindre mesure, de danse chantée, la pratique sociale du chant solo ayant quant à elle à peu près disparu. Dans cet océan de pratiques, si le caractère anhistorique des timbres employés et du répertoire de style oral déconcerte et fascine, le genre des noëls tend toutefois à s’en démarquer. Dans l’insaisissable histoire de l’œuvre orale, les noëls sont comme une porte d’entrée offrant quelques repères, tantôt par un nom d’auteur, tantôt par une ancienne édition.

2Le recueil de noëls béarnais et gascons Nadau, Nadau ! publié à la veille de la Première Guerre mondiale par l’abbé Jean-Baptiste Laborde (1878-1963), historien rigoureux et folkloriste, constitue une source précieuse concernant les pratiques des xviiie et xixe siècles et leurs relais aux xxe et xxie siècles. Plus de deux siècles au cours desquels ces répertoires mobilisent réseaux et compétences. Toute une chaîne d’agents du noël se déploie : créateurs, éditeurs, colporteurs, propagateurs. En contrepoint de l’oral, l’écrit participe de l’ensemble du processus de création et de transmission de ces noëls. Autant de sources et de témoignages rassemblés par Jean-Baptiste Laborde permettant une mise en perspective anthropologique et ethnomusicologique de la culture noëlique et de l’emploi des timbres.

Le recueil et ses sources

3Paru aux éditions « La Bouts de la Terre » (« la voix de la terre ») dans le cadre des activités félibréennes de l’Escole Gastoû Fèbus créée en 1896 par Simin Palay (1874-1965) et Miquèu de Camelat (1871-1962), Nadau, Nadau ! (« Noël, Noël ! »), comme la plupart des recueils de chants populaires ou folkloriques (selon les dénominations), est une somme, fruit d’une recherche méticuleuse et outil de transmission d’un répertoire.

4Dans le contexte félibréen de renaissance de la langue et de la culture d’Oc, l’ouvrage est presque intégralement constitué du répertoire béarnais et gascon des noëls en occitan, textes et musiques, chacune d’entre elles enrichie d’un accompagnement pour clavier produit par les organistes et musiciens de la région. En fin d’ouvrage, dans une grande économie de moyens, des « notices bibliographiques et historiques » de Laborde, très synthétiques mais d’une grande précision, situent chacune des pièces. L’ouvrage clôt en réalité le cycle de recherches de l’abbé sur les noëls et sur la chanson, débuté en septembre 19111 par un riche article paru dans la revue Reclams de Biarn e de Gascougne : « Noël et Noëls Béarnais », et complété, en mai2 et juin3 1912, par « Nouveaux Noëls béarnais ». Ces diverses livraisons préfigurent, éclairent et expliquent le recueil introduit par une brève préface cosignée par Palay et Camelat. Point d’orgue de cette recherche, le recueil présente ainsi plus de pièces que celles déjà publiées au fil des pages des Reclams, passant de 46 en 1911 à 59 en 1912 puis à 65 en 1914.

5Nadau, Nadau ! n’est pas le fruit d’une collecte orale, réalisée carnet et crayon en main, comme le Béarn et les Pyrénées en connaissent à la même époque pour la chanson populaire4. L’objet du recueil et la personnalité de ce chercheur, historien reconnu et prêtre béarnais issu de la paysannerie, exerçant à cette époque son ministère en milieu rural, le conduisent à une recherche de cabinet, livresque et archivistique, inscrite dans un réseau d’érudits, doublée d’une ethnographie de l’intime et de l’interconnaissance.

6Ses articles inventorient diverses sources imprimées ou manuscrites qu’il compare et analyse. Il y précise pour chaque pièce les variantes complètes ou incomplètes rencontrées, en s’appuyant sur les travaux des folkloristes gascons : Justin Cénac-Moncaut (1814-1871), François Couarraze de Laa (1812- apr. 1879), Jean-Fançois Bladé (1827-1900) ; sur les textes publiés dans la presse et dans les publications locales ; sur la correspondance entretenue avec les autres félibres gascons comme l’abbé Césaire Daugé (1858-1945) ; sur les autres publications félibréennes. Il précise par ailleurs de façon très circonstanciée qui lui a communiqué certaines œuvres, majoritairement des prêtres, félibres ou historiens à l’exemple du père Mignou de la Congrégation des Lazaristes, lequel est aussi en possession d’une partie des archives de l’abbé Bonnecaze, auteur de quelques noëls au xviiie siècle. Il signale encore « les sources de ses sources », comme un vieil oncle ou un vieil abbé, une tisserande ou un marchand de blé, tous déjà inscrits dans l’histoire, tous nés à la fin du xviiie siècle.

7Parmi les documents explorés par l’abbé, les cahiers manuscrits que le Père Abbadie (1844-1927), organiste du Sanctuaire de Bétharram (Pyrénées-Atlantiques), lui confie sont particulièrement riches, à savoir, d’une part, ses propres notations de noëls5, paroles et musiques, datant des années 1860-1880 et, d’autre part, un cahier de 108 pages ayant pour titre Noëls à l’usage de Jean Bacqué de Lestelle, département des Basses-Pyrénées, en Béarn, copiés le 3 janvier 18086. Abbadie a déjà intégré les noëls béarnais consignés en son temps par Bacqué, mais il prête aussi à Laborde l’original. L’œuvre de Laborde n’est pas pour autant une simple copie car il consigne ce que le Bétharramite a déjà signalé dans son manuscrit, le complétant de ce qu’il tient directement de lui et éclairant ainsi a posteriori son œuvre restée méconnue dans les archives du sanctuaire. À propos de Sent Yausép lou payre (« Saint Joseph le père ») dont on lit dans le manuscrit : « Vieux Noel [sic] chanté autrefois à Bielle avec accompagnement de sabots et recueilli par moi J.A.A.7 », Laborde précise par exemple que celui-ci disparut en 1846 suite à un changement de prêtre, le nouveau curé n’admettant pas que les fidèles ôtent leurs sabots pour choquer l’un contre l’autre leurs parties ferrées, produisant de la sorte un accompagnement rythmique sur les trois derniers vers des deux derniers couplets.

8Si le recueil n’est pas une ethnographie des pratiques noëliques de ce début de xxe siècle, il est en revanche une mine d’informations sur un temps plus long, sur le xviiie et plus encore le xixe siècle qui s’exprime encore au moment de l’édition de 1914.

Des usages de l’écrit

9L’écrit formalise ainsi, tout au long du xixe et en ce début de xxe siècle, ce que le romantisme nous a appris à concevoir comme une culture orale. Son usage participe en réalité, en contrepoint de l’oral, de l’ensemble de la chaîne de création, diffusion, réception.

10Pour une période couvrant à tout le moins le xviiie, voire une partie du xixe siècle, Palay et Camélat signalent immédiatement le profil des créateurs de noëls : « Humbles curés de campagne, petits régents […] béarnais béarnisants, issus du peuple, pensant comme lui, écrivant pour lui, simplement, sur des airs naïfs et doux que l’on se transmettait de proche en proche, de génération en génération » ; « Quelque poète populaire, quelque missionnaire zélé, comme il y en eut en Béarn au xviie et au xviiie siècle, désireux de se faire mieux comprendre du peuple et aussi d’imiter, pour mieux le combattre, le mode de prosélytisme par le chant en usage chez les Réformateurs8 […] » pour Laborde.

11Si la grande majorité des auteurs est restée anonyme, certains noëls produits avant les années 1760 en Béarn et plus largement en Gascogne sont connus par le recueil Noëls choisis, corrigés, augmentés, et nouvellement composés sur les airs les plus agréables, les plus connus, et les plus en vogue dans la province de Béarn9 d’Henri d’Andichon (1712-1777), archiprêtre de Lembeye (Pyrénées-Atlantiques), publiés à Pau entre 1740 et 1766 puis à Toulouse en 178510, constituant la première source de noëls en Béarn et Gascogne. Issu de la petite noblesse locale, cet ecclésiastique est autant l’auteur de mémoires sur la chasse au filet que de cantiques et noëls parmi les plus connus comme le très célèbre Léche-m droumir (« Laisse-moi dormir »). Des imprimés dont, au moment de l’inventaire des biens de la maison familiale en l’an II, on retrouvera dans le tiroir d’une armoire un paquet : « de Noëls, Cantiques et Jubilés au nombre de neuf pièces11 ».

12Le titre du recueil dit tout d’une pratique compilatoire attentive aux textes comme aux timbres. Il signe également l’apport de l’auteur qui adapte – il corrige, lisse, expurge –, crée de nouveaux textes. Cette démarche pastorale se déploie aussi dans le champ musical. Il propose ainsi de véritables bouquets d’airs anciennement connus ou au goût du jour permettant d’identifier les chants à la mode dans la région, qu’ils soient d’expression française, occitane ou latine. La courte préface accompagnant l’édition toulousaine de 1785 nous éclaire sur ses intentions, d’Andichon souhaitant bannir « tout chant lugubre et languissant » et au contraire faire œuvre de « diversité » en proposant « les airs les plus gais » et donner « l’agrément de chanter plusieurs Noëls chacun sur sept à huit airs différents ».

13Quatre autres éditions des Noëls choisis jalonnent le xixe siècle de 1826 à 187612. D’autres publications voient également le jour compilant à leur tour celles publiées par d’Andichon qui deviennent ainsi des classiques comme les qualifie Laborde en 191113. C’est le cas du recueil publié par Darricades, directeur de l’école publique primaire de Pau qui, même après l’entrée en vigueur des lois de laïcisation de la fonction publique, publie en 1874 à Pau Noëls béarnais et français, populaires dans les Pyrénées, avec accompagnement de piano14.

Timbres et trajectoires

14Cette pratique de compilations permet d’identifier un certain nombre de timbres et de constater leur permanence, qu’elle conforte bien entendu d’autant. L’analyse des sources signale ainsi un usage sur le temps long, s’agissant autant pour le xviiie siècle de référentiels contemporains que de sources ancrées de façon beaucoup plus ancienne.

15Les noëls ont dans certains cas leurs propres référentiels. C’est le cas de Desbelhat-be Maynades (« Réveillez-vous, jeunes filles ») signalé par Adrien Lavergne dans un recueil manuscrit de noëls de la région de Lectoure en Gascogne daté de 159615, dont le timbre correspond au noël français Laissez paître vos bêtes que le compositeur Marc-Antoine Charpentier intègrera dans sa Messe de minuit pour Noël (ca. 1690). Ce timbre est aujourd’hui plus connu par le noël Venez divin Messie écrit par l’abbé Pellegrin (1663-1745). Il sert également de mélodie au Célébrem la néchense (« Célébrons la naissance ») d’Henri d’Andichon lequel associe déjà au milieu du xviiie siècle son texte au noël de Pellegrin et à Desbelhat-be, Maynades, nous renseignant ainsi sur la très ancienne utilisation dans les pays d’Oc de ce timbre avec ce texte. On retrouve encore la mélodie de Cantém touts este adbent (« Chantons tous l’Avent ») comme support du premier Kyrie de la messe de Charpentier qui l’associe au noël Joseph est bien marié. Pastors sus pé l’anjo vs’apèra (« Bergers debout, l’Ange vous appelle ») associé à Noël pour l’amour de Marie. Audit nou s’y a (« On n’a jamais entendu une telle voix ») est quant à lui composé sur l’hymne du temps pascal, O filii et filiae.

16Des référentiels de la chanson de style oral, béarnais ou gascons et plus largement panoccitans, sont également mobilisés. Leur circulation via les noëls est riche d’enseignements. Les mentions écrites dans les recueils nous éclairent sur la vie des chansons d’expression occitane, à commencer par la plus célèbre de toutes, Se canti / Aqueras montanhas (« Si je chante / Ces montagnes »), déclinée ici dans sa forme béarnaise et gasconne) progressivement instituée au long des xixe et xxe siècles en hymne occitan – elle sera notamment hymne co-officiel des Jeux olympiques de Turin en 2006. Dans son recueil de 1769, l’abbé Bonnecaze compose ainsi le noël Cantem tots amassas (« Chantons tous ensemble »), sur l’air de Peishetz peishetz aulhetas, peishetz doçament (« Paissez paissez agnelles, paissez tranquillement »). Comme le précise Jean-Baptiste Laborde c’est là le timbre d’Aqueras montinas16, l’une des premières variantes mélodico-poétiques connues du futur hymne. Est-ce à dire qu’en 1769 l’incipit Peishetz peishetz est plus connu qu’Aqueras montanhas ? L’occurrence littéraire d’Aqueras montinas relevée dans une correspondance de Théophile de Bordeu (1722-1776) datée de 174817 en relativise l’assurance. Quoi qu’il en soit, ce noël signale bien la grande ancienneté de ce timbre passerelle, au xviiie siècle, entre deux chansons d’un même territoire gasco-pyrénéen. Des occurrences bayonnaise en 181718, landaise en 188619 et surtout quercynoises en 188920 et 189121 prolongent par ailleurs la chronologie d’un tel appairage qui se confirme sur près de trois siècles, de même que son espace culturel et linguistique.

17Fait plus rare voire unique, si Henri d’Andichon souligne dans son avertissement qu’il est fier que certains noëls puissent se chanter sur sept à huit airs différents, le soin de la diversité musicale le conduit à emprunter une autre forme que celle de la chanson pour se tourner vers une musique instrumentale emblématique. Sur l’air Des Sauts Basques, il compose pour le moment de la messe où le « peuple vient à l’Offrande », le noël L’Éternel à tous nos maux sensibles dont il revendique dans sa préface la création. De même du « Cantique Béarnais » Nou bos lèu sourti de ta misère (« Ne veux-tu bientôt sortir de ta misère »), également composé sur cet air, dont l’auteur fait « présent » à sa « Patrie » en cette époque de réaffirmation de l’identité politico-linguistique du Béarn – se qualifiant au passage de « Patriote » –. Il s’agit plus précisément ici de l’air du Mochico, le plus développé des sauts (une dizaine en tout) communs aux Béarnais et aux Basques du nord, danse cérémonielle complexe combinant une douzaine d’enchaînements moteurs, dansée en cercle par les jeunes hommes. Cette forme musico-chorégraphique permet, de l’aveu même de d’Andichon, de varier la musique à chaque strophe de ce noël dès lors très peu économe en paroles. Deux versions musicales variantes coexistent aujourd’hui : une version façonnée par le jeu des instruments d’harmonie présente en piémont béarnais et Pays basque, et une version adaptée au jeu des tambourinaires, conservée en vallée d’Ossau. C’est là la version applicable aux paroles de l’auteur, particulièrement son incipit plus sobre en monnayages, dont il contribue à renseigner l’ancienneté.

18Plusieurs noëls sont également portés par des airs qui sans être strictement locaux sont entretemps devenus des emblèmes en Béarn et Sud-Gascogne, et rediffusés comme tels. C’est le cas de l’immense popularité des chansons de Cyprien Despourrins (1698-1759), gentilhomme béarno-bigourdan, syndic de la noblesse de Bigorre. Ses chansons en occitan dans le style galant en vogue à Versailles22, à la thématique pastorale, sont de son vivant extrêmement populaires dans la région. Promues à la cour par Jélyote, elles sont chantées par le Roi et Madame de Pompadour. Avec la crise puis la Révolte des Parlements, elles deviennent dans le dernier quart du xviiie siècle des emblèmes nationaux ; elles sont même traduites en latin par les Pères du Sanctuaire pyrénéen de Bétharram (Béarn). À compter de la Restauration, la trentaine de chansons de Despourrins comme celles de ses imitateurs feront par ailleurs figure de monuments de la poésie nationale. Leurs supports musicaux, tous d’emprunt, deviennent dès le xviiie siècle de nouveaux référentiels identifiés comme tels par Henri d’Andichon : De cap à tu soy, Marioun (« À toi je suis, Marion »), Berouïne charmantine (« Mignonnette charmantine »), Aou moundé nou y a un pastou (« Il n’y a pas au monde pasteur plus malheureux que moi »), Roussignoulet qui cantos (« Rossignolet qui chantes »), Si bous erot stado dessus lou Mount Ida (« Si vous aviez été sur le Mont Ida »), Deus trèits d’ua bruneta (« Des attraits d’une brunette »). Malaye quoan te bi (« Malheur quand je te vis ») ou U joen galan m’en èy troubat (« J’ai trouvé un jeune galant ») identifieront quant à eux les mélodies des créations de l’abbé Bonnecaze.

Diffusion et circulation des noëls

19Du milieu du xviiie siècle jusqu’à la guerre de 1914, des constantes apparaissent dans l’édition des noëls. Il s’agit de recueils au format in-12, format populaire propre à une large diffusion. Par ailleurs, si l’édition de 1785 des Noëls choisis d’Andichon est éditée sur un papier de qualité, des éditions alternatives apparaissent. Jean-Baptiste Laborde nous éclaire sur leur usage. Il signale :

Nombreux sont en effet les recueils où l’on a publié ces compositions populaires. Il n’y a à cela rien d’étonnant, si l’on considère que l’on chantait partout à l’époque de Noël et que le moindre oustàu [« maison, foyer »] tenait à posséder le texte des cantiques. Ce n’étaient pas des éditions luxueuses qu’on faisait imprimer ; le papier était mauvais, le texte est fautif, l’orthographe béarnaise fantaisiste. Voici l’indication des recueils dont j’ai eu sous les yeux des exemplaires, jaunis par le temps et enfumés par un long séjour sous le manteau des vieilles cheminées23.

20Il lève ainsi le voile sur les processus de diffusion des noëls dans la société gasco-pyrénéenne, à dominante rurale, société « à maison » où l’écrit occupe une place importante, l’enseignement des petites écoles faisant l’objet d’une attention particulière des communautés. L’écrit est ainsi un bien symbolique présent dans chaque foyer, à portée de main à l’image d’un almanach. Poussant le détail, Laborde nous fait entrer de plain-pied dans le système de « l’oralité » béarnaise. Le processus de diffusion n’engage pas que des éditeurs, il engage également des commerçants et des colporteurs qui portent l’imprimé dans les campagnes. À propos de Noëls français, béarnais et basques, Pau, P. Chirou, éditeur, 1868, il précise en effet :

C’étaient les mêmes Noëls, avec le même format et le même papier. Seulement cette seconde édition fut faite par l’imprimerie Vignancour pour le compte de la maison de commerce Chirou, de Pau. À une époque où par le moyen du colportage cette maison traitait beaucoup d’affaires avec les campagnes, l’idée vint à M. Chirou de publier un recueil de Noëls et un almanach ; ces publications eurent une très grande diffusion. Une troisième édition des Noëls fut faite en 1876. […] Dans les éditions suivantes les Noëls basques ont été supprimés. Nous connaissons la 12e édition imprimée chez Tonnet, à Pau, et la treizième, actuellement dans le commerce, imprimée à Dax, chez Pouyfaucon24.

21Entre éditions urbaines et tirages destinés au colportage, l’abbé Laborde, une fois constitué son corpus, constate :

Les mêmes Noëls béarnais se retrouvent dans ces diverses éditions. Ces recueils se sont copiés les uns les autres ; aucun cependant ne nous donne la collection complète de ces compositions en notre langue. […]. En compilant tout ce qui a été imprimé en fait de Noëls béarnais nous arrivons au chiffre 27, et encore tous ces morceaux ne sont-ils pas exclusivement composés dans le dialecte du Béarn25.

22Cela signale des sources englobant d’autres parlers gascons ou occitans sur un large périmètre.

23La diffusion passe également par des relais locaux. L’imprimé s’inscrit lui-même dans un environnement écrit, incluant une circulation manuscrite, que celle-ci relaie l’imprimé ou qu’elle fonctionne de façon autonome.

24Les organistes produisent par exemple leur propre anthologie à l’image du R.P. Abbadie, qui, à travers les trois cahiers que nous avons pu consulter, fait tout autant œuvre de folkloriste que de musicien, forgeant son répertoire pour l’accompagnement à l’orgue des offices de Bétharram. C’est aussi le cas d’Auguste Larriu (1840-1925), notaire et organiste de Sainte-Croix d’Oloron à l’œuvre imprimée prolifique comptant un millier de pièces26.

25Des agents plus modestes compilent également des noëls : régents et artisans des xviiie et xixe siècles. Les instituteurs-régents quand ils ne sont pas auteurs sont à tout le moins des médias. On connaît pour la Gascogne pyrénéenne divers exemples de cahiers de régents contenant des pièces latines en faux-bourdon et des cantiques27. Jean Bacqué de Lestelle (Pyrénées-Atlantiques), maître d’école, compile à partir de 1808 une quarantaine de noëls, dont ceux connus par les recueils d’Andichon. Il serait étonnant que son système pédagogique, vraisemblablement aussi lié à un emploi de chantre d’église, n’ait trouvé là matière à enseignement et à performances28.

26Dans la même logique, citons encore « le vieux cahier d’un géomètre de Léon, en Marensin » (Landes, région de Dax) confié à l’abbé Daugé. Celui-ci témoigne, dans le cas de Desbelhat-be, Maynades (« Réveillez-vous, jeunes filles »), d’une circulation dans le temps et l’espace si l’on en juge par le signalement qu’en fait Adrien Lavergne dans le recueil manuscrit portant la date de 1596, par celui d’une version bordelaise imprimée en 184429 et par celle de ce vieux cahier de géomètre. Cette profession utilise en effet de façon courante l’écrit, à l’instar des régents et des artisans. Autant de médiateurs, entre écriture et oralité, que l’on rencontre dans d’autres domaines connexes que sont le théâtre populaire et en premier lieu la pastorale, le conte30 et jusqu’aux messes polyphoniques en latin31… Créations et compilations, le mouvement de diffusion s’accomplit ainsi de façon circulaire : une circulation de l’imprimé vers le manuscrit et du manuscrit vers l’imprimé.

Les « deux corps » du noël

27Une autre source nous permet de découvrir plus avant les ressorts de l’appropriation populaire des noëls. L’autobiographie de l’abbé Bonnecaze (1726-1800), prêtre et vicaire d’Asson (Béarn, Pyrénées-Atlantiques), nous en dit beaucoup plus long sur le statut des noëls et sur leur place dans le système éducatif.

28Issu d’une modeste famille paysanne de Pardies (aujourd’hui Pardies-Piétat) dans le piémont pyrénéen, auteur de « six noëls dont quatre béarnais32 » réunis sous le titre Noëls nouveaux, composés par le sieur Bonnecaze de Pardies, prêtre et vicaire d’Asson, depuis 1760 jusqu’à 1769, il est également, en dépit de son statut mais sans pour autant être un curé libertin, l’auteur d’une chanson à boire : Ajam vin, vienga d’on vienga (« Ayons du vin, d’où qu’il vienne ») publiée dès 1827 par Émile Vignancour dans ses Poésies béarnaises. Dans son récit, Bonnecaze souligne le rôle des curés et régents dans la transmission des noëls :

L’écriture me plaisait beaucoup ; mon père en fut bien aise ; il me confia aux soins du nommé Augustin de Souberbielle, régent fameux et peintre, qui était pour lors chez lui à cause d’infirmité […]. J’allais quelquefois les dimanches chez le nommé Claverie qui avait étudié le latin et fait sa théologie, et qui avait été régent, depuis qu’il avait quitté les études. Cet homme me prêtait des Noëls pour les copier et des livres pour lire. Je n’avais de plus grand plaisir que d’être avec lui, parce que j’apprenais quelque chose. […] À cet âge de la folle jeunesse, j’appris à chanter, j’avais un gosier fort libre et la voix douce et mélodieuse. Mon plaisir était de chanter des Noëls, des cantiques et des chansons. Quand je pouvais rencontrer le nommé Jean de Cassou, de Pardies, en gardant le bétail ou autrement, nous passions le temps à chanter33 […].

29Le livre est ici associé à la lecture alors que le noël l’est à l’écriture : un acte tout à la fois technique et symbolique. Leur transmission s’inscrit par ailleurs manifestement dans un double geste symbolique : le prêt et la copie. Le noël est ensuite associé à la vocalité qui succède à l’écriture. Au moment du passage de l’enfance à l’âge adulte, la vocalité participe du processus d’affirmation de l’identité sexuelle et sociale. Les noëls font alors partie du répertoire de « l’honnête homme » réaffirmant leur statut symbolique empreint de la puissance de l’écrit et de religiosité.

30Le jeune Bonnecaze devenu prêtre reproduit le modèle qu’il précise au passage :

Lorsque j’entrai vicaire, je trouvai les enfants fort dissipés et ignorants ; il n’y avait au catéchisme qu’une vingtaine d’enfants […] ; alors je prêchai sur cette matière ; j’achetai des chapelets pour cinq ou six livres, en j’en donnai à ceux qui savaient le petit catéchisme ou d’autres petites prières. Ces libéralités attirèrent les enfants à venir aux instructions, de sorte qu’en peu de temps, j’eus le plaisir d’avoir l’église remplie d’enfants ; j’en ai compté jusques à trois cents ; il fallait avoir quatre ou cinq personnes pour les instruire, et je donnais toujours des chapelets, des noëls et des cantiques. Je composais des noëls pour les faire chanter avant le catéchisme pendant l’Avent, et toujours je faisais chanter un cantique avant de commencer ; cet exercice était du goût des enfants, en attirait davantage et ils apprenaient à chanter. Après le catéchisme, je faisais une explication de demi heure sur la doctrine chrétienne, et le matin une autre sur l’Évangile du jour34.

31Le noël (de même que le cantique) compris comme pièce poético-musicale, dont on ne sait ici s’il est imprimé ou manuscrit, s’affirme comme un objet précieux que l’on donne à l’égal d’un chapelet ou d’une image pieuse. Pour autant, il s’agit d’une création ordinaire, inscrite dans un processus pédagogique : un média ludique, permettant l’apprentissage d’un message et le support d’une glose ; parallèlement, le support d’apprentissage d’une conduite vocale et humaine pour des enfants et adolescents.

32C’est le timbre qui rend possible l’« incarnation » de cet écrit. Il constitue le lien organique entre les « deux corps du noël » c’est à dire d’un côté « le corps textuel écrit », support d’une pratique individuelle de la lecture et de l’écriture ; et de l’autre le « corps vocal », social, du noël. Le timbre permet ainsi de projeter l’acte de copie écrite dans la sphère orale aboutissant à l’oralisation d’une écriture, elle-même déjà dépendante de cette double tradition orale et écrite, l’utilisation d’un timbre conditionnant la forme de l’écrit et le contenu textuel s’inscrivant quant à lui dans une veine écrite de facture populaire ou de facture lettrée.

Notes

1 Jean-Baptiste Laborde, Reclams de Biarn e Gascougne, dans Anade 15, no 09 (Séteme 1911). Les sources de cet article sont toutes consultables en ligne sur le portail Occitanica - Mediatèca Enciclopedica Occitana / Médiathèque encyclopédique occitane.

2 Ibid., dans Anade 16, no 05 (May 1912).

3 Ibid., dans Anade 16, no 06 (Yulh 1912).

4 Notamment le folkloriste, compositeur et critique musical Jean Poueigh (1876-1959).

5 Trois cahiers manuscrits non cotés consultés aux archives du Sanctuaire de Bétharram : le premier notant musiques, textes et provenances, les deux autres reprenant une partie des noëls en les harmonisant pour orgue.

6 Plus probablement à partir de cette date comme en témoigne un noël évoquant « l’an 1810 ».

7 Cahier 1, fo 114.

8 Jean-Baptiste Laborde, Reclams de Biarn e Gascougne, dans Anade 15, no 09, op. cit., p. 195.

9 Pau, G. Dugué et I. Desbarats, s. d. [1760 ?]. Voir Xavier Lavagne, Recension des impressions paloises et béarnaises 1541-1789, Pau, Bibliothèque municipale, 1981, t. I, p. 71 ; voir G. Loirette, Catalogue de la bibliothèque de la ville de Pau, « Belles-Lettres », Impr. de Garet et Haristoy, 1912, p. 200, no 1399 ; Laborde, op. cit., p. 204, note 1 citant Noulet et Lacaze.

10 Toulouse, Hénault, 1785.

11 Laborde, op. cit., p. 197, note 2.

12 Toulouse, J.-M. Corne, 1826 ; Toulouse, Devers-Arnauné, 1854 ; Bagnères, J.-M. Dossun, 1857 ; Toulouse, C. Fenot, 1858 ; Bagnères-de-Bigorre, 1876. Voir G. Loirette, op. cit.

13 Laborde, op. cit., p. 201.

14 Noëls béarnais et français, populaires dans les Pyrénées, avec accompagnement de piano, recueillis et publiés par P. Darricades, Directeur de l’école primaire de Pau, Pau, Vignancour, 1874.

15 « Vieux noëls », Revue de Gascogne, Auch, 1894, p. 475-477.

16 La désinence « -ina » ne signale pas un diminutif (comme montanh-eta) mais ajoute une nuance affective, de tendresse.

17 Théophile de Bordeu, Correspondance, édition critique présentée et annotée par Martha Fletcher avec la collaboration de Nadine Labbé et d’Aloys de Laforcade, Groupe de recherche sur les Textes Modernes, Centre d’étude du xviiie siècle, Montpellier, C.N.R.S, Université Paul Valéry, t. I, p. 209.

18 Réédition bayonnaise de La Fleur choisie des Noels nouveaux français et gascons, composés à l’honneur de l’Incarnation de Jésus-Christ, Bayonne, veuve Cluzeau, p. 58.

19 Felix Arnaudin, Chants populaires de la Grande – Lande, Éditions Confluences, 1997 [éd. originale 1912], t. 2, p. 35-36. Les principales strophes et clichés de l’hymne apparaissent par deux fois chez Arnaudin dans le rondeau Pechet, pechet, aoulhes, la première chez Catherine Gentes le 25 février 1886 (t. 2, p. 34-35), et la seconde chez Jeanne Mansiet (p. 36, no 272). Le timbre est ici un air de rondeau.

20 Emmanuel Soleville, Chants populaires du Bas-Quercy, Recueillis et notés par M. Emmanuel Soleville, Paris, Champion, 1889.

21 Paul Froment de Beaurepaire, « Chansons populaires du Quercy », dans La Tradition, Paris, 1891, t. V, p. 102-105.

22 Jean-Jacques Castéret, La Polyphonie dans les Pyrénées Gasconnes : tradition, évolution, résilience, Paris, L’Harmattan, « Ethnomusicologie et anthropologie musicale de l’espace français », 2013.

23 Laborde, op. cit., p. 203. L’acquisition en vente publique en octobre 2021 d’un important fonds occitan par le CIRDOC – Institut occitan de cultura, notamment composé de nombreux éléments de la bibliothèque du philologue béarnais Vastin Lespy (1817-1897), a permis d’identifier et de consulter une partie des sources décrites ici par Jean-Baptiste Laborde. Elles sont cotées : CR-A 82-01 ; CR-B 16-8, 16-9, 16-10, 16-11.

24 Ibid., p. 205.

25 Ibid., p. 206-207.

26 Je remercie vivement M. Éric Saint-Marc pour les précieux éléments biographiques qu’il a bien voulu me communiquer concernant les compositeurs Larriu, Chabeaux, Czeniewski et Lescazes, éléments publiés dans son ouvrage Le Livre d’orgue de Pau, Éditions Changelins, 1999.

27 Jean-Jacques Castéret, « The Royal VIth Tone’s institutions of transfer: Multipart singing and education in the traditional western Pyrenean society », dans Lujza Tari-Miháltzné and Pál Richter, Multipart Music, Personnalities and Educated Musicians in Traditional Practices, Third symposium of the ICTM Study Group on Multipart Music Budapest 2013, Institute of Musicology, Research Centre for the Humanities, The Hungarian Academy of Sciences, Budapest, 2015, p. 281-298.

28 Voir Jean-Jacques Castéret, La Polyphonie dans les Pyrénées gasconnes, op. cit.

29 Laborde, op. cit., p. 207, note 1.

30 Voir Patricia Heiniger-Castéret, La Parole en spectacle : Néo-conteurs, félibres et pastoraliers en Gascogne, Toulouse, E.H.E.S.S., Thèse de doctorat sous la direction de Daniel Fabre, 1996.

31 Voir Jean-Jacques Castéret, « The Royal VIth Tone’s », art. cité.

32 Jean-Baptiste Laborde, Reclams de Biarn e Gascougne, dans Anade 16, n° 05, op. cit., p. 84.

33 Abbé Victor Dubarat, « Autobiographie de Jean Bonnecaze, de Pardies, curé d’Angos (1726-1804) », dans Études historiques et religieuses du Diocèse de Bayonne : comprenant les anciens diocèses de Bayonne, Lescar, Oloron et la partie basque et béarnaise de l’ancien diocèse de Dax, Pau, Vignancour, 1896, p. 52-53.

34 Ibid., p. 268.

Pour citer ce document

Jean-Jacques Castéret, « Entre oralité et écriture : les « deux corps » du noël en Béarn et Gascogne » dans ,

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1982.html.

Quelques mots à propos de :  Jean-Jacques Castéret

Ethnopôle occitan – Centre international
de recherche et de documentation occitanes
Université de Pau et des Pays de l’Adour
Laboratoire ITEM