Timbres et vaudevilles sur les scènes théâtrales
L’acclimatation des airs français dans les opéras créoles de l’ancienne colonie de Saint-Domingue et des premières décennies de l’Haïti indépendante
Claude Dauphin
L’ancienne colonie de Saint-Domingue, devenue Haïti en 1804, a connu, simultanément à l’enfer esclavagiste, une vie culturelle pétulante. Dans ce creuset de cultures africaines multiples, la créolité a pris forme en assimilant des airs populaires de France que des créateurs locaux intégrèrent dans leurs opéras en vaudeville ou dans des scénettes diverses. La Comédie du Cap-Français se distingue alors dans la production d’opéras légers, de parodies d’opéra sérieux. Des créateurs locaux s’ingénient à faire écho aux airs marquants de la scène. Nombre de ces emprunts puisaient au répertoire des Théâtres de la Foire et de la Comédie italienne et s’alimentaient aux sources mêmes de La Clé du Caveau. Claude Dauphin a répertorié plusieurs de ces airs dans Jeannot et Thérèse, premier opéra en langue créole, inspiré du Devin du village de Rousseau, d’un Dominguois dénommé Clément, homme de théâtre du Cap-Français. La pratique de ces airs de référence se poursuit jusqu’en 1820 dans les opéras en vaudeville du comte de Rosiers (pseudonyme de Juste Chanlatte) à la cour du roi Christophe. Qui assistait à aux représentations musicales des théâtres de Saint-Domingue ? Comment ces airs ont-ils circulé jusqu’à devenir dans bien des cas des morceaux du folklore local ? Quelle signification donner à ces emprunts métropolitains ? Comment expliquer la persistance de ces pratiques alors que la France, associée aux affres de l’esclavage et de la domination coloniale, a connu un rejet catégorique à la proclamation de l’Indépendance le premier janvier 1804 ?
1L’ancienne colonie française de Saint-Domingue, devenue Haïti en 1804, a connu, parallèlement à l’enfer esclavagiste, une vie culturelle pétulante. Peut-on aujourd’hui imaginer que sur ce petit territoire de 22 000 km2, où vivent, à l’époque de la Révolution française, environ 455 000 âmes dont 27 700 Blancs, 21 800 Métis et Noirs libres, et 405 500 Noirs esclaves, déportés d’Afrique ou nés créoles, il puisse y avoir huit salles de spectacle1 fonctionnant à plein rendement dont les plus importantes sont celles du Cap-Français (1 500 places) et de Port-au-Prince (750 places) ? On y représente surtout des parodies d’opéras sérieux français et des opéras-comiques de Monsigny, Philidor, Duni, Favart, Dauvergne, Vadé… Mais l’œuvre la plus souvent reprise est Le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau. Quel public fréquente ces salles ? Les Blancs assurément mais encore les Métis et quelques Noirs libres. Cette diversité minimale a-t-elle été suffisante pour faire naître une dynamique de créolisation des œuvres françaises ?
2En quoi consistait d’ailleurs cette créolisation ? D’abord en traduisant la langue française quotidienne vers ce qui n’est encore qu’un dialecte local aux expressions colorées habiles à exprimer tout ce « que l’on n’oserait dire en français, mille images voluptueuses que l’on ne réussirait pas à peindre avec le français, et que le créole exprime ou rend avec une grâce infinie2 » comme le décrivait l’incontournable observateur de l’époque Moreau de Saint-Méry. En second lieu, la volonté d’adapter le spectacle français pour satisfaire le désir légitime d’une population d’expatriés et de locaux de contempler sur scène ses traits et ses coutumes propres, engendrant des parodies d’œuvres théâtrales et opératiques françaises. On a la preuve de ces pratiques dès le milieu du xviiie siècle et elles vont se poursuivre jusque dans les années 1820, soit plus de 15 ans après la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804.
3Il faut néanmoins attendre l’année 1764 pour voir apparaître des mentions directes des représentations scéniques dans La Gazette de Saint-Domingue, puis dans Les Affiches Américaines en 1768, ces journaux n’existant qu’à partir de ces dates. Ainsi, dès sa première livraison, le 6 juin 1764, La Gazette de Saint-Domingue annonce l’exécution du Devin du village au Cap-Français3. Mais plusieurs indices montrent que l’intermède du philosophe-musicien est joué dans la colonie depuis dix ans au moins, c’est-à-dire dans les mois qui suivirent sa création à l’Opéra de Paris le 1er mars 1753.
4En effet, une scène du Devin est à l’origine du plus ancien poème connu en langue créole. Ce poème donne aussi lieu au premier palimpseste mélodique identifiable dans l’élaboration de la culture orale haïtienne en situation coloniale. Intitulé Lisette o4 le poème, écrit par Duvivier de La Mahautière, fonctionnaire au Conseil de Port-au-Prince, versificateur à ses heures, parodiait la scène xi du Devin, celle de la complainte de Colin intitulée Dans ma cabane obscure. Chanté sur l’air de Que ne suis-je la fougère, comme le rapporte Moreau de Saint-Méry5, le poème de La Mahautière se répandit dans toute la colonie probablement dès 17546. Dans cette société de castes, en grande partie illettrée, l’astuce de La Mahautière de joindre à ses vers cette simple mélodie facile à mémoriser, eut pour effet de populariser son poème et d’en garantir la pérennité.
Exemple 1 : Le poème de La Mahautière chanté sur l’air de Que ne suis-je la fougère7
5La complainte de Duvivier de La Mahautière est recensée comme la première expérience d’écriture poétique en patois dominguois8, un dialecte dont le lexique issu de parlers vernaculaires de régions de France, mêlé à des formes syntaxiques d’Afrique de l’Ouest9, donnera naissance à « la plus récente des langues romanes10 », le créole-français de la Caraïbe et ses multiples variantes.
6Le genre parodique séduit au point d’inspirer des créateurs locaux et de susciter des compositions du même type (parodies de parodies). Ainsi, Jeannot et Thérèse, le premier opéra en vaudevilles entièrement chanté en créole, signe son affiliation au Devin de Rousseau11 dès l’incipit où Thérèse se lamente d’avoir perdu son amant sur le fameux air de Colette au début de l’intermède français : « J’ai perdu tout mon bonheur ; J’ai perdu mon serviteur… » / « Zanmi a moi li perdi, Moi pas conné ouè ti li12 ».
Exemple 2 : Début de la complainte de Thérèse dans l’opéra du Sieur Clément, sur l’air de J’ai perdu mon serviteur du Devin du village de Rousseau13
7« Cette parodie du Sieur Clément de 1758 [fut jouée] pour la première fois la même année sur le théâtre du Cap avec succès14. » L’auteur s’était chargé d’écrire les paroles et de les adapter à une série de 45 airs français connus comme vaudevilles dans nombre de parodies d’opéras français joués à Saint-Domingue. Un musicien de la colonie nommé Pisset avait orchestré la musique quand ces orchestrations n’existaient pas déjà pour les airs français dont Jeannot et Thérèse était truffé.
8Né au Cap-Français, probablement de parents originaires de métropole, ce nommé Sieur Clément15 dont on ignore jusqu’à maintenant le prénom, avait reçu dans sa ville natale une éducation littéraire soignée. Jean Fouchard l’imagine comme un Blanc « créole authentique parlant le patois avec la saveur des meilleurs narrateurs nègres des ateliers du Nord, avec sa verve goguenarde, sa souriante bonhomie et son visage joufflu, bronzé un peu au soleil du Cap-Français16 ». Véritable homme de théâtre, acteur et directeur de la comédie du Cap, le Sieur Clément avait contribué à créer les spectacles de Port-au-Prince et de Saint-Marc. Dans les annales du théâtre, « on le retrouve mentionné pendant environ quarante ans à Saint-Domingue17 », constatent Camier et Dubois.
9Bernard Camier, à qui l’on doit la redécouverte de l’œuvre de Clément dans un fonds de manuscrits saisis en mer et conservés aux archives de l’Amirauté anglaise à Londres, s’est occupé d’apparier le texte créole avec les vaudevilles français d’origine sur lesquels était chanté Jeannot et Thérèse18.
10L’intrigue calque celle du Devin du village : elle tourne autour des deux amoureux, Jeannot et Thérèse, esclaves à Saint-Domingue, met en scène leurs querelles revanchardes, leurs scènes de jalousie et leur réconciliation finale grâce au vieux sage Simon souvent consulté en aparté par les deux amoureux. Thérèse demande l’aide de Papa Simon pour regagner l’amour du volage Jeannot. Simon est Africain (il précise n’être pas « nègre créole » c’est-à-dire non-né dans la colonie). Aussi promet-il une aide rendue efficace par l’utilisation de sortilèges, « wanga », sur des formules magiques directement issues du Dahomey, l’actuel Bénin.
11Papa Simon, vieil Africain déporté, est la réplique du Devin français dont il parodie la mine ténébreuse pour vanter ses pouvoirs surnaturels : « Ma science profonde qui me fait deviner tout » chantait le Devin à Colin (scène iv). Comme il prétend tout connaître de la vie des amoureux, Colin le questionne : « Qui vous l’a dit ? ». Réponse énigmatique du Devin : « Mon art » (scène v). De même Papa Simon, dans son grand air de basse ténébreux, ésotérique, enjoint Jeannot à se fier à son « wanga / sortilège » :
Na va debarase mayòt la yo |
Je vous débarrasserai de ces fantômes |
Mwen le sevite byen kom il fo |
Moi, le serviteur bien comme il faut |
Va kache pendan mwen fe maji |
Va te cacher pendant ma magie |
Fò mwen gete sa ki nan sak a mwen |
Je dois guetter ce qui se passe dans mon sac |
Wanga mwen jame li di mentri |
Car mon sortilège jamais ne ment |
Li konnen sa ki dwe rive twa |
Il connaît tout de ce qui doit t’arriver |
Wa li li kwa koukou Dahomen |
[formules ésotériques de sorcellerie] |
Roko koroco kalalyou. |
[formules ésotériques de sorcellerie]19 |
Exemple 3 : Air de Papa Simon : Na va debarase mayòt la yo20
12Comme le personnage de Rousseau, Papa Simon parviendra, à force de finesse, de ruse et de perspicacité, à pénétrer les secrets des amoureux brouillés, à apaiser leur jalousie, et finalement à les réconcilier. Cependant, si l’intrigue de Jeannot et Thérèse demeure fidèle au schéma, courant dans l’opéra-comique français, montrant des amoureux menacés de désunion et raccordés par un vieux sage bonimenteur, la situation prend ici une dimension identitaire particulière du fait que la sagesse astucieuse de Papa Simon se réclame relever de la tradition africaine.
13Le sommet de l’œuvre est bien sûr le grand duo de la réconciliation finale de Jeannot et de Thérèse, renoncement mutuel à toutes leurs conquêtes sentimentales, chanté sur l’air flamboyant du célèbre Menuet d’André Joseph Exaudet (1710-1762). Composé en 1751 et publié dans le recueil des Six Sonates en trio du compositeur, cet air dut servir de timbre à plus de deux cents chansons parodiques dont la célèbre « Cet étang / Qui s’étend / Dans la plaine » de Charles-Simon Favart (1710-1792) et la fameuse Chanson de Guillotin de Richebourg de Champcenetz (1760-1794) qui rythmait les exécutions capitales de la Terreur révolutionnaire dont celle du chansonnier lui-même.
Exemple 4 : Duo final de Jeannot et Thérèse du Sieur Clément.
Sur l’air du Menuet de Joseph Exaudet21
14La Révolution dominguoise et la naissance du nouvel État indépendant sous son nom précolombien « Haïti », ne firent pas oublier l’air marquant de Colette. En effet, César Télémaque, musicien attitré du général Dessalines qui conduisit le pays à l’indépendance en 1804, adapta et orchestra la même complainte de Colette en guise d’Ode à l’empereur pour le sacre du même Dessalines sous le titre de Jacques Ier qui eut lieu le 8 octobre 180422. Alors qu’en 1797, à la nomination de Toussaint Louverture au titre de Gouverneur général de Saint-Domingue, l’ode hagiographique composée pour l’occasion était chantée sur l’air de La Marseillaise de Rouget de Lisle.
15Sept ans après la proclamation de l’indépendance d’Haïti, survint une scission du territoire. L’un des généraux de « L’Armée indigène », héros de l’indépendance, Henry Christophe, sépara le département du Nord de la république nouvellement fondée au Sud-Ouest par Alexandre Pétion. Opposé à l’idée républicaine de Pétion, Christophe créa plutôt une monarchie qui dura de 1811 à 1820, date à laquelle le monarque se suicida. Pendant son court règne, le roi Henry Ier eut à cœur de redorer le blason de la partie septentrionale du pays dont la capitale, le Cap-Français, devenu Cap-Haïtien, était l’épicentre du théâtre français, de la musique orchestrale et des productions opératiques dans les Amériques. Là se trouvait ce grand théâtre de 1 500 places qui palpitait au rythme des productions de la scène française en métropole.
16Au palais Sans-Souci du roi Henry, c’était tous les soirs représentations de théâtre, d’opéras et de symphonies. C’est dans ce contexte que Juste Chanlatte (1766-1828), ex-élève du collège Louis-le-Grand à Paris, journaliste, écrivain et homme politique, se révéla l’un des plus fervents animateurs de ce culte des splendeurs scéniques du Royaume du Nord. Anobli sous le nom de Comte de Rosiers, il produisit au moins deux pièces présentées comme « opéra vaudeville » ou « opéra » tout court, lesquelles, en réalité, répondent plutôt au modèle de la comédie mêlée d’ariettes : L’Entrée du roi en sa capitale23, probablement représentée le 1er janvier 1818 à Sans-Souci et La Partie de chasse du roi24 « représentée devant leurs majestés, au Cap-Henry [nom du Cap-Haïtien sous la royauté], le 1er janvier 182025 ».
17L’Entrée du roi en sa capitale, comporte dix-sept timbres français bien identifiés dont le plus connu, après Que ne suis-je la fougère (no 7), est Vive Henri IV (no 1, deux fois chanté) qui seyait parfaitement à cette hagiographie effrénée du roi Henry Christophe. Il est facile, dans cette pièce où la musique n’est point notée, où les domestiques s’expriment en créole, les aristocrates et les bourgeois en français, de distinguer les textes parlés en prose des parties chantées, versifiées, figurées dans une typographie resserrée.
18L’Entrée du roi doit son originalité à sa conception en abyme. Cette comédie en ariettes met en scène les talents musicaux dont est pourvu le royaume de Christophe et comporte plusieurs indices sur la formation des musiciens et chanteurs à l’Académie du Cap. Elle représente la naissance de l’œuvre donnée en spectacle, par la mise en relief des aptitudes musicales des personnages et par l’appréciation de leurs interprétations, à la manière du petit chef-d’œuvre italien de Domenico Cimarosa (1749-1801), Il maestro di Capella (« Le maître de chapelle »)26. La conception en abyme donne lieu à une astuce subtile pour annoncer le timbre sur lequel sera chanté l’air. Ainsi le personnage de Valentin, un serviteur s’exprimant en dialecte créole de l’époque, écrit les paroles de l’air que chantera Marguerite sa fiancée, femme de ménage, aspirant à faire valoir ses talents de chanteuse devant la famille royale. Valentin tire de sa poche le poème qu’il tend à Marguerite pour être chanté par elle. Le dialogue s’engage :
– Marguerite : Men la sous qui l’air li ié ? / Mais cette chanson-là est sur quel air ?
– Valentin : Cé la sous l’air : Vive Henry Quatre / Celle-là est sur l’air de Vive Henri IV.
– Marguerite : Ah ! Mo conné li / Ah ! Je le connais.
19Et Marguerite de chanter le poème en français composé par Valentin :
Exemple 5 : Éloge du couple royal27 d’Haïti sur l’air de Vive Henri IV28
20Cette technique de mise en abyme est répétée plus d’une fois dans l’œuvre même si dans la plupart des cas la mention conventionnelle « Sur l’air de » précède simplement le poème chanté.
21La situation est bien différente pour La Partie de chasse du roi, comédie avec ariettes, fanfares et symphonies, en trois actes, œuvre plus substantielle que L’Entrée du roi qui ne comportait qu’un seul acte. Autre caractéristique, la pièce ne renvoie pas aux timbres français habituels puisque les ariettes ont été composées par un certain « M. Cassian, Haytien » comme l’indique la page titre du livret imprimé. Par leur disposition dans le texte et par leurs caractères typographiques différents de ceux du texte parlé, les parties chantées sont mises en évidence. L’absence d’indication d’un timbre confirme, même en l’absence de la partition non encore retrouvée, que la partie musicale est bien l’œuvre de ce Cassian29. Avec toutes les réserves qui s’imposent, on peut aussi supposer que les ensembles vocaux, les fanfares et les symphonies mentionnés en marge des interventions des personnages sont à verser au crédit du compositeur Cassian.
22Le surgissement de la composition musicale originale en lieu et place des timbres est significatif d’un important changement d’état d’esprit : il semble traduire une volonté délibérée de couper court au principe de référence à l’ancienne puissance coloniale. Et pour ratifier cette rupture, le texte fait état de véhémentes renonciations à la France coloniale dès le début du premier acte :
– Haine éternelle à la France !
– Jurons de mourir plutôt que de retomber sous son injuste et cruelle domination.
– Nous le jurons !
23En conclusion, il convient de se demander, d’une part, ce que nous apprend cette plongée au cœur de la composition parodique sur timbres et, d’autre part, ce que signifie son abandon soudain. Visiblement, l’usage des timbres pendant la période coloniale jusqu’à la quatorzième année de l’indépendance et leur retrait soudain en 1820 fait prendre conscience d’une claire démarcation stylistique entre deux périodes. Depuis le milieu du xviiie siècle et pendant la première décennie de l’Haïti indépendante, la parodie d’opéra selon le modèle français a représenté une sorte d’idéal de l’œuvre scénique. Cette pratique orientait nécessairement le regard des créateurs vers la France métropolitaine perçue comme seul réservoir culturel apte à les pourvoir en œuvres de référence (principe de la parodie) et en pièces de substitution (principe des timbres).
24À partir de 1820, le rejet de la domination française, déjà consacré sur le plan militaire et politique depuis le 18 novembre 1803, date de la victoire des généraux haïtiens sur l’armée napoléonienne chargée de rétablir l’esclavage, s’étend aussi à l’esthétique de la parodie qui semble soudain devenue incohérente avec l’état d’indépendance nationale. L’éradication des timbres et leur remplacement par le modèle de la composition originale confiée à un ressortissant de la nouvelle nation annoncerait donc l’émergence d’une voie nouvelle, celle de l’autonomie culturelle. La composition originale des ariettes, des fanfares et des symphonies de La Partie de chasse du roi par l’insaisissable Cassian serait ainsi la marque symbolique de la naissance du nationalisme musical d’Haïti qui garde cependant, jusqu’alors, le français comme principale langue de référence. En effet, en dépit de l’origine populaire de certains personnages, soldats, paysans, s’exprimant en créole quand ils parlent, toutes les ariettes sont chantées sur des textes français.
25Toutefois et d’un point de vue critique, la conservation immuable du français dans les ariettes semble dénoter une limite de l’imaginaire compositionnel à partir d’un texte créole. Tant que la prosodie créole se révélait ajustable à un air français préexistant dans le corpus parodique, l’opéra en vaudeville créole fleurissait. Mais, l’aspiration à s’émanciper du vaudeville semblait trop neuve pour permettre l’accomplissement d’une musicalité nationale identitaire. Cette ambivalence est en outre renforcée par l’inspiration du drame lui-même tel que conçu dans l’aveuglément hagiographique du comte De Rosiers qui persiste à associer le roi Henry Christophe au roi Henri IVdes Français. Au-delà du rejet des vaudevilles français pour former les airs des premiers opéras créoles, entrevu comme un signe d’émancipation culturelle et décoloniale, on demeure perplexe face à l’évidente dépendance de l’intrigue de De Rosiers envers une œuvre française préexistante. Il s’agit de La Partie de chasse de Henri IV, comédie avec ariettes de Charles Collé (1709-1783), créée à Bagnolet le 25 décembre 1764 et donné plus d’une douzaine de fois à Saint-Domingue entre 1766 et 179130, dont le titre autant que l’argument sont littéralement calqués par l’œuvre de De Rosiers. Dans les deux cas, le roi, à la suite d’un incident survenu à la chasse, est amené à se lier et à s’intéresser à la vie d’une modeste famille du canton au point de souhaiter approcher et mieux connaître la fille du couple dont le mariage est imminent. Au-delà des craintes soulevées par cet intérêt ambigu, le dénouement révèle la grandeur d’âme du souverain qui, à la place de l’abus redouté, se montre au contraire honnête et généreux envers la fille du canton.
26Ce croisement d’interculturalité n’expliquerait-il pas ces étonnants retournements qui portèrent les artistes blancs de la colonie, comme Clément, à cultiver les productions créoles alors qu’à leur départ de Saint-Domingue, dans le contexte du soulèvement des esclaves en 1791, le général révolutionnaire Dessalines continuait de protéger le théâtre français et les interprètes blancs demeurés sur place ? En effet, comme le souligne Jean Fouchard, « toujours au bon moment, Jean-Jacques Dessalines, passionné de danses et de spectacles, intervenait pour sauver Thalie de ses infortunes31… » De même, Toussaint Louverture, devenu maître de Saint-Domingue en ces années de révolte, n’eut de cesse de soutenir le théâtre français local dont les « pièces nouvelles » paraissent cependant de plus en plus « adaptées aux transformations sociales et politiques de la colonie : par exemple la représentation du 29 mai 1797 du Héros africain, pantomime en trois actes se déroulant au Congo32 ».
27Il importe néanmoins d’observer l’émergence d’un nouveau paradigme au royaume de Christophe en 1820, constaté aussi par Bernard Camier : « nous sommes passés d’une chanson coloniale qui représente les Noirs comme Marie-Antoinette se représentait les paysans [français] au Petit Trianon à une affirmation inconnue à l’époque précédente et qui apparaît désormais au grand jour33 ». La revendication de la musique originale des ariettes par « Cassian Haytien », en couverture de La Partie de chasse du roi, constitue le symbole le plus fort de la naissance de cette nouvelle ère consacrée à la recherche d’une autonomie culturelle sur le plan musical. Nonobstant les réserves qui s’imposent tant que la musique écrite pour La Partie de chasse du roi reste introuvée, on peut supposer que les ensembles vocaux, les fanfares et les symphonies mentionnés en marge des interventions des personnages sont à verser au crédit du compositeur Cassian.
1 Cap-Français, Port-au-Prince, St-Marc, Léogâne, Jacmel, Petit-Goâve, Jérémie, Les Cayes. Voir John G. Cale, French Secular Music in Saint-Domingue (1750-1795) viewed as a Factor in America’s Musical Growth, thèse de doctorat en philosophie, Louisiana State University, School of Music, décembre 1971, 202 pages (dactyl.), p. 40.
2 Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, Société française d’histoire d’outre-mer, édition préparée par Blanche Maurel et Étienne Taillemite, Paris, 1984, tome I, p. 81. Première publication : Philadelphie, 1797.
3 Voir Jean Fouchard, Le Théâtre à Saint-Domingue, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 1988, p. 67. Voir aussi John Cale, op. cit., p. 91. Voir de plus le site Les Spectacles à Saint-Domingue, 1764-1791, théâtre et théâtre lyrique mis en ligne par University of St Andrew, British Academy for the humanities and social sciences et Leverhulme Trust, 2017.
4 L’orthographe étymologique française utilisée à l’époque et avant 1980 pour écrire le créole haïtien est conservée dans les citations de textes anciens. Seul l’exemple 3 fait exception ayant été retranscrit en vue d’une exécution en 2012.
5 Moreau de Saint-Méry, op. cit., p. 81.
6 Se rapportant à la date où il rédige sa Description… de l’Isle de Saint-Dominque, vers 1794 (l’ouvrage est publié à Philadelphie en 1797. L’information doit être donnée dans les références de l’ouvrage), Moreau de Saint-Méry indique que le poème de La Mahautière « a été composé il y a quarante ans », d’où notre datation : 1754.
7 Source de l’air : Pierre Capelle, La Clé du Caveau, éd. Capelle et Renard, Paris, 1811, no 490, p. 215. Source des paroles : Moreau de Saint-Méry, Description de la partie française de l’isle de Saint-Domingue, op. cit., p. 81. Réfection de la notation par Claude Dauphin (2013) ; transcription digitalisée par Cyndi Charlemagne (2024) pour Étude de musicologie générale, Montréal, 2024.
8 De fait, le premier texte en créole dominguois est la traduction de l’Évangile selon saint Jean réalisée entre 1730 et 1740 par le jésuite Pierre Boutin (1705-1742). Voir Marie-Christine Hazaël-Massieux, Textes anciens en créole-français de la Caraïbe : histoire et analyse, Paris, Éditions Publibook, 2008, p. 56-57.
9 Les formes syntaxiques en usage dans les créoles-français de la Caraïbe sont issues du wolof, du swahili et du bambara, langues d’Afrique de l’Ouest appartenant au tronc linguistique fon.
10 Cette expression, du poète haïtien Émile Roumer, confiée à l’auteur au cours d’une entrevue, est rapportée par Claude Dauphin dans Musique, poésie et créolité au temps des Indigènes, Montréal, les Éditions du CIDIHCA, 2018, p. 88.
11 L’hypothèse que Clément puisse s’être servi des Amours de Bastien et Bastienne de Mme Favart et Henri de Guerville [comme] premier hypotexte est évoquée par Pauline Beaucé dans Parodies d’opéra au siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 210-211.
12 « J’ai perdu mon ami, je ne le vois même pas au travail. » Littéralement, « je ne vois plus sa tille, son outil à débroussailler ». Voir « Tille » dans Jules Faine, Dictionnaire français-créole, Montréal, Leméac, 1974, p. 443.
13 Source de l’air et des paroles françaises : Jean-Jacques Rousseau, Le Devin du village, New York, Kalmus, 1950, p. 8-9. Source des paroles créoles : manuscrit du Sieur Clément reproduit en ligne par la médiathèque caraïbe Bettino Lara, à partir des données fournies par Bernard Camier dans Musique coloniale à Saint-Domingue dans la seconde moitié du xviiie siècle, thèse de doctorat soutenue à l’Université Antilles-Guyane, 2003, 898 pages (dactyl.), p. 469. Réfection de la notation par Claude Dauphin (2013) ; transcription digitalisée par Cyndi Charlemagne (2024) pour Étude de musicologie générale, Montréal, 2024.
14 Les Affiches américaines, dans Hazaël-Massieux, Textes anciens en créole français de la Caraïbe, op. cit., p. 128.
15 Le prénom Claude souvent attribué à Clément, sous l’influence de Jean Fouchard, est loin d’être avéré. Claude Clément est le nom d’un « procureur en la juridiction du Cap » à la même époque, et l’on a pu confondre les deux personnages. Bernard Camier a eu l’amabilité de me soumettre les pièces graphologiques qui justifient cette réserve. Les Affiches américaines ou la Gazette de Saint-Domingue appellent souvent le même dramaturge « Le Gros Clément » faisant allusion à son imposant tour de taille ; Voir Jean Fouchard, Le Théâtre à Saint-Domingue, op. cit., p. 239.
16 Jean Fouchard, Le Théâtre à Saint-Domingue, op. cit., p. 239-240.
17 Bernard Camier et Laurent Dubois, « Voltaire et Zaïre, ou le théâtre des Lumières dans l’aire atlantique française », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, vol. 54, no 4, Cairn Info, Liège, 2007, p. 50.
18 Les citations musicales de Jeannot et Thérèse au cours de cet article empruntent au travail de reconstitution de Camier avec l’assentiment de ce dernier.
19 Ici, à la suite d’un travail d’interprétation de cette pièce, dirigé par l’auteur en 2013, les paroles en français patoisant ont été orthographiées en créole moderne et les vers placés en parallèle à leur traduction française.
20 Source de l’air : Le Théâtre de la Foire, ou l’Opéra comique, tome II, Paris, chez Etienne Ganeau, 1721, no 157. Reproduit en ligne sur le site Theaville. Source des paroles : manuscrit du Sieur Clément reproduit en ligne par la médiathèque caraïbe Bettino Lara, à partir des données fournies par Bernard Camier dans Musique coloniale à Saint-Domingue dans la seconde moitié du xviiie siècle, thèse citée, p. 484. Réfection de la notation par Claude Dauphin (2012) ; transcription digitalisée par Cyndi Charlemagne (2024) pour Étude de musicologie générale, Montréal, 2024.
21 Source de l’air : Pierre Capelle, La Clé du Caveau (1811) no 752, p. 318-319. Source des paroles : Bernard Camier, Musique coloniale à Saint-Domingue dans la seconde moitié du xviiie siècle, thèse citée, p. 490-491. Réfection de la notation par Claude Dauphin (2021) ; transcription digitalisée par Cyndi Charlemagne (2024) pour Étude de musicologie générale, Montréal, 2024.
22 Voir Constantin Dumervé, Histoire de la musique en Haïti, Port-au-Prince, Imprimerie des Antilles, 1968, p. 33.
23 Comte De Rosiers, L’Entrée du roi en sa capitale, Sans-Souci, Imprimerie royale, 1818. Accès via Houghton Library, Harvard University, Cambridge, Massachussetts.
24 Comte De Rosiers, La Partie de chasse du roi, Sans-Souci, Imprimerie royale, 1820. Accès via The Lilly Library, Indiana University.
25 Comte De Rosiers, La Partie de chasse du roi, op. cit., page couverture.
26 Sur cette œuvre, voir Claude Dauphin, La Musique au temps des Encyclopédistes, Ferney-Voltaire, CIEDS, 2001, p. 65-66.
27 Henry Christophe (1767-1820) était marié à Marie-Louise Coidavid (1778-1851), née à Ouanaminthe pendant le régime colonial et décédée à Pise en Italie où elle s’était réfugiée après l’effondrement du Royaume du Nord.
28 Source de l’air : Pierre Capelle, La Clé du Caveau, op. cit., no 622, p. 34. Source des paroles : Comte De Rosiers, L’Entrée du roi en sa capitale, op. cit., p. 6-7. Réfection de la notation par Claude Dauphin (2021) ; transcription digitalisée par Cyndi Charlemagne (2024) pour Étude de musicologie générale, Montréal, 2024.
29 Sur ce compositeur dont on cherche encore l’identité complète, nous n’avons retrouvé qu’une seule mention jusqu’à présent. Elle signale une Ode à l’Indépendance dont le poème du « Général Chanlatte », donc du Comte de Rosiers l’hagiographe du roi Christophe, « a été mise en musique par M. Gastian [sic] ». Voir Les Classiques de la littérature haïtienne : les Pionniers par Frère Raphaël [Berrou], Port-au-Prince, Imprimerie de l’ONEC, coll. « Les Classiques de la littérature haïtienne », 1967, p. 11.
30 Voir le site Les Spectacles à Saint-Domingue, 1764-1791. Théâtre et théâtre lyrique, mis en ligne par l’Université de St Andrew, British Academy for the humanities and social sciences et le Leverhulme Trust, 2017.
31 Jean Fouchard, Le Théâtre à Saint-Domingue, op. cit., p. 37.
32 Ibid., p. 36.
33 Bernard Camier, « Jalons pour une histoire des représentations des Noirs et de la musique en France et dans ses colonies (1750-1820) », dans Poétique et politique de l’altérité. Colonialisme, esclavagisme, exotisme (xviiie-xixe siècles), dir. Karine Bénac-Giroux, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 460.
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Quelques mots à propos de : Claude Dauphin
Université du Québec à Montréal
Département de musique