Approches anthropologiques
L’Air ne fait pas la chanson. Que ne suis-je la fougère : un timbre dans la multiplicité de ses contextes d’énonciation
Marlène Belly
1Dans le cadre d’un chant énoncé « sur l’air de… », dans l’usage d’un timbre pour porter un nouveau poème, à lui seul l’air ne fait pas la chanson. Il est dépendant des résultantes de sa fusion au texte circonstanciel et des caractéristiques du contexte dans lequel il est énoncé. Par ailleurs, il ne fait pas, non plus, une chanson : de son côté, la même ligne mélodique a connu ou continue de connaître des interpellations multiples. Ainsi, l’emploi de timbres, ces petits airs de rien, relève de quantité de dynamiques d’hybridation. Ils révèlent des zones de porosité, de passage, de glissements, de flou, des traces de malléabilités. Par cette façon d’œuvrer dans le fondu-enchainé, ils réinterrogent les marquages, qu’ils soient temporels, géographiques, sociaux, mais aussi bien des catégorisations œuvrant dans les répertoires musicaux et la variété de genres qu’elles interpellent. En regard de l’air composé pour servir une cause précise, c’est la diversité des emplois et des réemplois de ce fonds de lignes mélodiques que nous souhaitons approcher.
2Selon Coirault « timbre s’entend de tout air, vocal ou instrumental, préexistant aux paroles qui s’y joignent pour faire morceau de chant ou former une chanson. Il indique pareillement la formule verbale, plus ou moins courte, qui désigne l’air en question, quand on veut s’y référer ou bien l’utiliser à nouveau, et qui rappelle ou son premier emploi ou l’un de ses plus connus1 ». Un « air […] ou la formule verbale […] qui désigne l’air en question ». Pour autant, de quel air, de quelle ligne mélodique parle-t-on précisément ? En effet, le passage de bouche à oreille des mélodies favorise des états polymorphes de chacune d’elle. Par ailleurs, si certains écrits donnent la partition sous la forme d’un instantané, c’est-à-dire l’allure de l’air à un moment donné et dans un cadre défini, bien plus nombreux sont les recueils utilisant le syntagme « sur l’air de… » pour interpeller, en tout un chacun, la ligne mélodique ainsi suggérée. Aussi, quel déroulé précis, sur un plan mélodique, rythmique mais aussi dans sa dynamique, évoque, dans la mémoire de celui qui reçoit cette proposition, une formule comme « sur l’air de : Que ne suis-je la fougère », par exemple ?
3Pour avoir travaillé sur le fichier des timbres de Coirault2, nous avons, nombre de fois, été confrontée au fait qu’une appellation ne renvoie pas à une et une seule ligne mélodique mais qu’une même formule verbale soit rattachée, si ce n’est à des airs sans lien de parenté apparent, au moins à des lignes qui se déclinent en une multitude de versions. Donc, à partir de quel moment pouvons-nous dire que nous sommes encore dans la typologie de la ligne de Que ne suis-je la fougère ? Quelles sont les données qui permettent de définir une mélodie-type tout comme il a été possible de préciser la notion de chanson-type3 pour le répertoire de transmission orale ou celle de conte-type4 ? C’est davantage sous forme interrogative qu’affirmative que nous aborderons cet aspect.
4Nous savons que nombreux sont les écrits offrant un choix de plusieurs airs aptes à permettre l’énoncé des nouvelles paroles. L’air peut, alors, sembler un simple support d’accueil et tendre vers une neutralité allant jusqu’à favoriser son interchangeabilité d’autant plus facilement que, à ce niveau aussi, la composition sur timbre défie les limites d’un syllabisme rigoureux par des étirements ou des contractions de syllabes, par des accentuations de muettes… Il est alors possible au nouveau texte, tant bien que mal, voire de temps à autre « au chausse-pied », de s’adapter au support proposé. Enfin, comment se joue l’équilibre entre l’usage d’un air utilisé pour ses seules données formelles et le fait que « l’air chanté [sur un timbre ne soit] pas un événement purement auditif, [qu’il soit] multi-sensoriel5 » ? Cet équilibre dénote tout à la fois un connu, un vécu, un partagé, un ensemble d’images, d’émotions, de sensations. La mélodie devient alors signifiante : autant de paramètres qui, dans l’apprentissage, agissent comme indices de récupération, autant d’éléments opérationnels dans les processus de mémorisation.
5Le milieu religieux a largement subi les conséquences de cette situation en pensant, par l’usage du timbre, effacer des mémoires les paroles et les cadres licencieux. Si le timbre ne peut être totalement détaché de son vécu, la dynamique impulsée par la rencontre entre un texte nouveau et une mélodie qui pourrait sembler passe-partout favorise aussi la création d’un nouveau parcours. À son tour, il chemine de manière unique et parle, évoque par lui-même en fonction de ce qui encadre, entoure ce nouveau couple juste formé. Ce sont ces nouveaux parcours impulsés dans l’élan de la rencontre que nous souhaitons pointer dans la première articulation de notre propos. Nous y approcherons l’emploi d’un seul et même air, y compris dans certaines de ses versions dépourvues de texte : celui, déjà évoqué précédemment et usuellement repéré sous l’appellation Que ne suis-je la fougère. La première articulation du propos précisera les caractéristiques musicales de l’air utilisé et le cadre de l’énoncé. Un deuxième temps présentera une analyse transversale de l’ensemble de ces exemples avant que, en guise de conclusion, une dernière articulation pose un regard anthropologique plus général sur le principe de composition sur timbre.
Que ne suis-je la fougère : sept cas
6Que ne suis-je la fougère est un air largement employé dans la seconde moitié du xviiie siècle6. Il a été support d’airs d’opéras-comiques représentés au Théâtre de la Foire. Les mentions du timbre dans le Chansonnier françois, les Plaisirs de la Société, les pièces de Collé, Piis ou Favart mais aussi dans les recueils de romances de De Lusse attestent de sa popularité dans les milieux mondains. Au siècle suivant, il est repris dans les sociétés de Caveau. La ligne mélodique est, d’ailleurs, notée dans La Clé du Caveau :
Exemple 1 : La Clé du Caveau à l’usage des chansonniers français et étrangers, Paris, A. Cotelle, 1848, 4e édition, no 4907.
7Il ne s’agit, dans ce cadre, ni de lister les différents emplois de cet air ni de les approcher sur un plan chronologique8 mais davantage d’étudier la performance dans son contexte et de pointer la question des versions de l’air. Pour ce faire, nous avons fait choix de présenter sept emplois de Que ne suis-je la fougère non pour jouer sur la symbolique du chiffre mais pour tenter de couvrir une forme de diversité des champs / chants possibles quant à ses usages.
Cas 1 – La fille qui a trop fait la difficile
Exemple 2 : Chansons populaires de l’Anjou, Recueillies et notées par François Simon, Angers, Bruel, 1926, p. 263. La chanson est interprétée par Mme Libault à Saint-Hilaire du Bois.
8L’air croise, ici, le domaine de la chanson dite de transmission orale, sous forme de couplets imprimés dans le volume des Chansons populaires de l’Anjou. La ligne mélodique soutient le schéma narratif de cette Fille qui a trop fait la difficile9 auprès des jeunes gens qui la courtisent. Elle finit ses jours, seule, dans un couvent. L’une des caractéristiques de ce fonds chansonnier est sa diffusion sur la chaîne des générations sans passer par l’apprentissage selon la lecture de la partition. Ce répertoire a intensément été collecté au xixe siècle sous forme écrite, alors qu’au xxe siècle il a davantage été recueilli sous forme sonore. C’est dans cet intense élan de collecte chansonnière que la publication de François Simon prend place.
9Dans ce cas, la mélodie accompagne un texte moralisateur. Tout comme il était d’usage dans les poèmes des chansons traditionnelles, celui-ci transmettait les valeurs de référence de son groupe d’appartenance, celles acquises / apprises dès le plus jeune âge et qui guidaient chacun, de manière plus ou moins conscientisée, dans ses actions. Aussi, l’association texte / musique participe au processus de socialisation tel que décrit par Bourdieu10. En ce qui concerne l’air, de forme AABA, cette version propose un énoncé en sol mineur avec sous-tonique dans une mesure et sur une pulsation binaire. Alors que le français parlé conduit fréquemment les incipit à s’ouvrir sur une anacrouse, le début du texte se pose, ici, sur le premier appui d’une mesure complète.
Cas 2 – « Lorsqu’un Dieu daigne répandre »
10Ce second exemple décline l’air dans un tout autre contexte. Il est associé au cantique de la Passion Au sang qu’un Dieu va répandre, attribué à Fénelon11 dont il s’inspire grandement. Comme précédemment, cet exemple est imprimé, texte et mélodie, dans un recueil, mais de cantiques et non de chansons. Le principe en est, toutefois, proche dans la mesure où ces recueils ont intensément été diffusés de même qu’ils ont largement utilisé le principe de composition sur timbre. Le cantique reprend à la chanson, également, les caractéristiques de sa structure poétique : seul le message diffère en s’adressant directement aux chrétiens.
Exemple 3 : Joseph Besnier, Recueil de cantiques populaires, Paris, Hérelle, 1933, p. 65.
11Très présent sur l’Hexagone encore au début du xxe siècle dans le domaine de la pastorale, ce cantique est tout autant attesté, à cette même époque, dans les fascicules des missionnaires du Canada francophone : voyage dans le temps mais aussi dans l’espace du récit des souffrances du Christ donné dans le contexte des missions ou dans celui des offices en un moment particulier de l’année liturgique, celui de la Semaine sainte.
12L’air regroupe, ici, une communauté pratiquante autour du message religieux. En neuf couplets, il expose le récit du dernier jour du Christ avant sa mise en croix et sa mort. En mi mineur avec une note sensible clairement affirmée, la mélodie s’énonce dans une mesure ternaire sur un départ en levée. La pulsation, quant à elle, est binaire. La mélodie présente des intervalles qui ne se dégagent d’enchainements conjoints que pour énoncer l’accord parfait du premier degré. La structure AABA du premier exemple se retrouve en soutien de ce texte.
Cas 3 – Que ne suis-je la fougère carillonné
Illustrations 1 et 2 : Carillon de Notre-Dame de l’Assomption de Ruynes en Margeride, coll. personnelle.
Exemple 4 : Notation par M. Roussel de l’air tel qu’il le jouait.
Lien vers l’enregistrement (Interprété par Patrick Bec, l’enregistrement a été pressé sur Ruynes en Margeride, Atlas sonore de l’Auvergne, no 14, AMTA, 1991)
13Le carillon de l’église Notre-Dame de l’Assomption de Ruynes en Margeride, commune du Cantal de moins de 700 habitants, a également sonné la mélodie de Que ne suis-je la fougère12. Consacré en août 1968, ce carillon de douze cloches est unique dans le Cantal et, de par les choix au moment de sa fonte, il résonne sur toute la vallée : « ils m’ont voulue puissante afin de m’entendre dans leur labeur » précise l’inscription gravée sur la Montagnarde, l’une des cloches.
14Ici, la mélodie se suffisait13 à elle-même puisque dégagée de tout support textuel. Elle ponctuait la vie du village en particulier à la sortie de la messe dominicale lorsque Gérard Roussel la sonnait dans les années 1986-1987. Patrick Bec l’a reprise à l’occasion de concerts donnés régulièrement. Par le biais du carillon, auquel nul ne pouvait échapper sur un plan auditif14, elle s’imposait comme un insigne sonore, comme une marque, un tampon, un sceau, le timbre de l’espace local. Si la connotation religieuse ne peut être totalement absente en raison de la source émettrice, la mélodie, ici, dessine clairement un espace géographique, celui en lien avec la portée des ondes, les jeux d’écho lié à l’environnement montagneux : dans un cas comme celui-ci, la mélodie est, en quelque sorte, le village lui-même, elle le traduit dans ces données géographiques, temporelles, voire spirituelles. Du côté des habitants, ils se reconnaissent dans cet insigne sonore : c’est le carillon de chez eux, la mélodie de chez eux, celle du dimanche « à l’heure de l’apéritif15 » : le carillon, participe, par le sonore, à la construction de la « “petite patrie”, celle où l’on est chez soi et entre soi et qui présente comme horizon le clocher et la mairie16 ».
15Jouée sur les cloches les plus aiguës dans un mode mineur avec sous-tonique, la mélodie est soutenue par un jeu d’accords aux graves : les grosses cloches assurent non seulement un accompagnement harmonique mais également la présence d’un important halo sonore autour de la mélodie lui donnant un ressenti mélodique très particulier sur lequel nous reviendrons.
Cas 4 – Que ne suis-je la fougère, Les Tendres Souhaits
Exemple 5 : Transcription des interprétations contemporaines de Que ne suis-je la fougère.
16La première notation connue de cette mélodie, celle présente dans le Chansonnier françois (exemple 6), est liée à son usage pour la mise en musique du poème Les Tendres Souhaits (ou Les Souhaits) de Charles-Henri Ribouté (1708-1740). C’est d’ailleurs le premier vers de ce texte qui donne l’appellation la plus fréquente du timbre. La ligne mélodique, quant à elle, est, selon les auteurs, attribuée au napolitain Giam Battista Pergolesi (1710-1736) pour son opéra perdu « La Chiave di Volta » ou à Albanèse (1729/1731-1800).
17Que ce soit par l’accompagnement instrumental ou par les caractéristiques de l’interprétation vocale, l’interprétation du groupe vocal Les Passagères17 nous transporte dans l’univers de la musique à écouter, énoncée par des professionnels spécialisés dans l’interprétation des répertoires anciens et rémunérés pour la prestation donnée dans le cadre fermé du concert auquel on accède par l’achat d’un billet d’entrée. C’est par le travail réalisé pour privilégier l’aspect esthétique de la performance qu’est évaluée l’interprétation au travers de la force des applaudissements du public ou de l’achat du support de diffusion. La ligne mélodique est alors engagée dans une dynamique où prévalent les valeurs esthétiques mais aussi les données économiques qui conduisent l’artiste à tenir compte de « l’horizon d’attente18 » de son auditoire pour exercer son activité professionnelle.
18Cette ariette sur la thématique de l’amour est énoncée sur une ligne mélodique en sol mineur. Les appuis sont ceux d’une mesure ternaire sur un déroulé de cellules rythmiques régulières. Si la partition donnée correspond aux interprétations choisies, il est toutefois à remarquer qu’elles ne sont pas conformes aux premières notations connues de cet air au xviiie siècle19 dont elles divergent tant au niveau des cellules rythmiques que des appuis donnés en binaire ou encore de la conduite de la seconde phrase musicale :
Exemple 6 : Première notation connue de l’air : Le Chansonnier françois ou Recueil de chansons, ariettes, vaudevilles et autres couplets choisis, [Paris], 1760-1762.
Cas 5 – Bonne nuit les petits
19Que ne suis-je la fougère soutient également le générique de fin de la série télévisée Bonne nuit les petits, diffusée en émissions de cinq minutes, chaque soir, de 1962 à 1969 et reprise jusqu’en 1973.
[Écouter en ligne le générique de fin de Bonne nuit les petits, à la flûte, par Mélodie Boquet.]
20La réalisation de nouveaux épisodes permet à la série de rester présente sur les chaines nationales jusqu’en 2004 : Bonne nuit les petits et les musiques qui lui sont associées ont porté plusieurs générations d’enfants au pays des rêves après un bref dialogue moralisateur. Au moment de l’au revoir et du passage du nuage au-dessus de la ville, la mélodie est jouée à la flûte, clairement en plastique, comme en témoigne la première série colorisée offerte à partir de 1976. Qualifié de « pipeau » sur l’ensemble des sites qui présentent l’émission, la flûte redonne la mélodie interprétée pour l’énoncé des Tendres Souhaits. Seules quelques inversions de notes dans les espaces cadentiels distinguent cette performance de la précédente. Mais, c’est au niveau de l’interprétation que les deux performances se particularisent. Outre la sonorité du « pipeau », la ligne mélodique de Bonne nuit les petits s’offre dépourvue de tous ornements et jouée dans un énoncé très droit, sans le moindre relief.
Cas 6 – Adiu paure Carnaval
21Les interprétations de la chanson Adiu paure Carnaval sont légion dans le sud de la France, où elle est, encore aujourd’hui, associée aux festivités de Mardi gras et à la mise à feu et/ou à l’eau de bonhomme de Carnaval. « Toute la communauté occitane se reconnaît20 » dans ce chant à l’occasion duquel il est « encore chanté, sinon connu de beaucoup » précise à son propos Éliane Gauzit-Bec dans le travail qu’elle lui consacre.
22Malgré l’ancrage de la chanson autour de la ligne mélodique de Que ne suis-je la fougère, il est, néanmoins, intéressant de remarquer que, selon les versions, le début du texte est tantôt énoncé sur la phrase A et tantôt sur la suivante :
[Écouter en ligne Adieu Paure Carnavàs, par Les Ogres de Barback avec la chorale Occitania All Stars, Album : Pitt Ocha et la tisane de couleurs, ℗ Irfan, le label, 2013.]
Exemple 7 : transcription personnelle.
23Outre le rajout d’une ritournelle, l’organisation de la mélodie en trois phrases de type BAC, trouble le ressenti des espaces cadentiels associés aux exemples précédents.
Cas 7 – Wa Habibi
Exemple 8 : Wa Habibi.
24Énoncé depuis le début du xxe siècle le Vendredi saint dans l’Église maronite au moment de traduire les stations du chemin de croix ou pendant la consécration, le chant est, ici, interprété par la chanteuse libanaise Fairuz21. Outre la langue arabe, un tempo lent, l’interprétation teinte la mélodie des particularités modales et ornementales propres aux musiques de cette aire géo-culturelle.
25Que dire de l’usage de ce même timbre, Que ne suis-je la fougère, dans ces sept performances ?
Quelques éléments d’analyse
26Avons-nous immédiatement l’impression, au travers de ces sept cas d’être dans une forme d’unité, de « lieu commun » concernant la ligne mélodique ? Un premier regard sur les transcriptions montre une parenté indéniable entre le cantique (exemple 3), les interprétations actuelles des Tendres Souhaits (exemple 5), l’air de Bonne nuit les petits (cas 5). Cette ligne mélodique n’est autre que celle imprimée par La Clé du Caveau et associée à Que ne suis-je la fougère (exemple 1). Nous ne reviendrons pas sur le fait que les énoncés de ce timbre ont pu se cristalliser, au cours du xixe siècle, autour de cette mélodie22. Il nous faut, néanmoins, pointer l’inversion des phrases musicales dans la version de la chanson de Carnaval (exemple 7). Cette autre structuration de la ligne est loin d’être rare en Occitanie : comment opèrent les jeux de mémorisation, de ré-interpellation, de reconnaissance d’une telle ligne au regard de Que ne suis-je la fougère ?
27Que dire aussi de la mise en comparaison, sur la seule première phrase23, des mélodies des autres énoncés ? Nous rajoutons, dans cette présentation, la ligne telle que notée au xviiie siècle dans le Chansonnier françois et nous reviendrons dans le cadre d’un traitement particulier sur l’énoncé du carillon de Ruynes.
Exemple 9 : ex. no 3, cantique Lorsqu’un Dieu daigne répandre ; ex. no 8, Wa Habibi ; ex. no 6, Le Chansonnier françois, ex. no 2, La fille qui a trop fait la difficile. Afin de faciliter les comparaisons, les exemples ont tous été ramenés à une finale commune et sur une pulsation à la noire.
28Ces énoncés se distinguent au niveau du déroulement mélodique, dans l’enchainement des intervalles, dans les carrures de la mesure (binaire / ternaire, ce qui modifie les appuis) mais aussi dans les cellules rythmiques (rythmes réguliers / rythmes pointés). Des particularismes se remarquent également quant à la présence / absence d’ornements, dans les espaces cadentiels et ce qu’ils traduisent au regard des langages musicaux (présence ou non d’une note sensible) … Que dire du déroulé du xviiie siècle ? de cette « même » mélodie sur neuf pulsations là où tous les autres sont en douze ? Ainsi, ces exemples montrent combien la question de la reconnaissance du lignage dépasse largement celle de la grammaire musicale et défie des marquages de type majeur / mineur, mesure binaire / ternaire, langage tonal / modal, présence ou non d’ornements, départ sur la pulsation ou en levée… Toutes ces distinctions sont ici présentes sans, pour autant, empêcher le regroupement autour du timbre Que ne suis-je la fougère tel que noté dans La Clé du Caveau. Ce constat interroge sur les paramètres qui permettent ou non la reconnaissance du timbre. Quel est le point à partir duquel ou quels sont les points à partir desquels, nous ressentons, à l’écoute, cette impression d’être dans le même lignage ? Quel(s) marquage(s) dans la syntaxe musicale facilite(nt) ce sentiment de connaissance et donc de reconnaissance ou, à l’inverse, d’éloignement au point de ne plus faire le rapprochement avec la ligne connue ?
29Pour Que ne suis-je la fougère, les données partagées dans les différents usages restent l’organisation en quatre phrases AABA – toutefois absente de la chanson de Carnaval – et le nombre assez fixe de notes pour chaque phrase. Les compositions sur timbre étant syllabiques, cette ligne peut supporter l’ensemble des textes proposés ici tous de coupe métrique 7 F (féminine) ; 7 M (masculine). Seul le glissement sur fou-gè-è-re, néanmoins absent de la ligne du xviiie siècle, sort la mélodie d’un syllabisme total. Il sera repris dans chacun des textes posés sur cette mélodie tout comme il a été intégré dans les énoncés dépourvus de paroles. Ces lieux communs semblent bien minces pour être efficients à eux seuls.
30La connaissance / reconnaissance de la mélodie est dépendante non seulement des dynamiques qui agissent sur les données musicales à proprement parler mais également sur celles relevant plus largement du fait musical à rapprocher du fait social total au sens de Marcel Mauss, c’est-à-dire des données relevant de l’ensemble des éléments qui entourent la musique : l’objet en tant que tel mais aussi sa mise en pratique, l’événement dans lequel il prend place et les enjeux qu’il soulève. Alors que la même ligne est utilisée, quantité de paramètres hors texte mélodique influent dans les phénomènes de reconnaissance. Il est probablement bon nombre d’habitants de Ruynes en Margeride qui ont vu Bonne nuit les petits ; ce village est aussi dans l’aire culturelle où toute « la communauté occitane se reconnaît » dans la chanson de l’enterrement de Carnaval ; par ailleurs, la chanson traditionnelle La Roseta de Montalhet24, très connue localement, est également énoncée sur Que ne suis-je la fougère. Pour autant, si chacun connaît la mélodie du carillon de l’église au point de me l’avoir chantée, sur le champ, lors du premier contact pris par téléphone, peut-on totalement assimiler l’air donné aux cloches de ceux des chansons de transmission orale ou du générique de la série télévisée ?
31Au-delà de la question de la grammaire musicale, la typologie instrumentale interpellée – carillon ou pipeau, par exemple –, porte avec elle un ensemble de référents qui interagissent sur l’écoute et sur la compréhension de la ligne mélodique : c’est la conséquence de L’Histoire de nos oreilles, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Szendy25. Le cadre d’exécution – rue, salle de concert, clocher, domicile –, le statut de l’énonciataire – collectif des villageois ou artiste – sont autant d’indices qui colorent le ressenti à l’audition d’une ligne mélodique. Aussi, nous rejoignons Anne-Marie Green26 lorsqu’elle pointe la complexité de la réception musicale tant il ne peut y avoir un modèle unique mais bien des écoutes multiples d’un même énoncé : à chaque nouvelle utilisation, le timbre interagit avec un ensemble de valeurs, de normes, de références que ce soit à l’échelle individuelle ou à celle du groupe. Un concert au pipeau, un carillon qui, du haut du clocher, sonnerait des revendications féministes : voilà qui, probablement, nous interpellerait.
32Ces valeurs fonctionnent comme des modèles de signifiés en relation avec les codes d’apprentissage relevant de choix, ce que Bourdieu qualifie de capital culturel y compris au niveau des goûts et des repères esthétiques : imaginerait-on un accordéon chromatique à la tribune de l’église se substituer aux grandes orgues pour énoncer l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach ? Plutôt se passer de l’orgue et, pourtant, sur un plan organologique, c’est tout à fait possible.
33Aussi, les pratiques musicales sont, dans leur groupe d’appartenance, porteuses de réseaux de significations et, de fait, compréhensibles, dans chacun de leur contexte d’énonciation, en fonction de la présence de langages, y compris symboliques, culturellement acquis. Associé au pipeau, à la marionnette du marchand de sable, entouré de la chaleur, de la rondeur du timbre de la voix de Nounours, des paroles qui se veulent rassurantes, de la pluie des grains de sable d’or, du flottement du nuage au-dessus des lumières de la ville moderne assoupie, Que ne suis-je la fougère, dans cet énoncé droit, égal, donné, chaque jour, par le biais de la petite lucarne dans le cadre intime de l’habitat individuel, au moment où se prépare le coucher des enfants, ne peut être reçu comme celui du carillon de Ruynes même si le lien au niveau de la ligne mélodique est fait. L’accord particulier de chaque cloche, le son produit par un soutien en accords27, le timbre d’airain, son aptitude à favoriser le déploiement de l’ensemble du spectre des harmoniques, le temps nécessaire au retour du battant de la cloche avant l’énoncé de la note suivante, sa mise en résonnance avec les éléments naturels offrent une autre portée à cette « même » ligne mélodique.
34Les particularités propres à chaque énoncé montrent combien les contextes exerçant sur « les pratiques de réception musicale ne découle[nt] pas uniquement de la nature même du musical, mais découlent aussi du rapport à la musique construit culturellement à partir de cette nature28 ». Non dissociables des rituels dans lesquels ils sont enchâssés, les énoncés musicaux prennent sens à l’échelle d’un groupe : celui des enfants de Bonne nuit les petits, celui des habitants de Ruynes-en-Margeride, de la communauté occitane, des pratiquants de l’Église maronite, du public du concert des Tendres Souhaits… ce qui n’empêche nullement des intersections entre les groupes. Sans revenir, ici, sur la question du sens de la musique, son lien au contexte, cette façon d’être partenaire – y compris sur un plan humain – d’un milieu, d’une temporalité et de l’espace dans lequel elle est énoncée agit sur la réception de l’énoncé et, de fait, interagit sur la question du timbre qui, même s’il relève d’un lignage, acquiert aussi une part d’identité propre.
En guise de conclusion : au-delà de Que ne suis-je la fougère
35Les différents usages de Que ne suis-je la fougère proposés ici traduisent les zones de porosité, les traces de malléabilité dues aux contacts permanents des répertoires, des genres, des milieux entre eux. De manière plus générale, l’approche par les timbres rend visibles et lisibles ces espaces transitionnels, ces passages en continu dans l’espace, sur le fil des générations, entre les groupes sociaux et/ou les genres musicaux. À lui seul, ce principe compositionnel témoigne de ces situations hybrides qui, dans les domaines musicaux, ne peuvent être ignorées.
36En invalidant l’arbitraire catégoriel oral / écrit, populaire / savant, rural / urbain, qui a servi d’assise théorique à une grande partie de l’histoire contemporaine des idées, les genres musicaux usant du principe de composition sur timbre incitent à de nouveaux regards sur les répertoires. Bien que vus et fréquemment voulus comme l’apanage d’une ruralité analphabète, ils partagent avec les milieux citadins et le domaine de l’écrit un fonds commun de lignes mélodiques et un type d’organisation formelle des airs comme des textes répondant aux attentes de l’ensemble de leurs promoteurs, qu’ils soient paroliers, diffuseurs ou chanteurs mais aussi à celles des populations auxquelles ces œuvres s’adressent. C’est dans la dynamique des réactivations de mémoire, dans les rebondissements dus à de nouveaux usages et à la multiplicité des rencontres en des espaces de popularité aussi divers dans le temps que variés dans l’espace que se particularise la composition sur timbre. Œuvrant de manière marquée dans le paraliturgique, la propagande politique ou la satire sociale, elle n’a, bien souvent, été considérée que pour ses aptitudes pédagogiques voire propagandistes et qualifiée de genre mineur. Pour autant, ce genre est avant tout un catalyseur d’élan collectif. Source d’attraction, de rassemblements, support de diffusion d’idées ou déclencheur de convictions, il enchâsse son succès dans l’accroche suscitée par la ligne mélodique. Ainsi, au travers de cet acte d’emprunt, il impulse de nombreux transferts et génère quantité d’interconnexions. À la faveur de sortes de passerelles, de carrefours, de zones tampon, il entretient une proximité continue et une porosité permanente, qu’elle soit temporelle, spatiale, sociale ou culturelle.
37Aussi, l’« Air de rien » ou « Sur un air de rien », l’essence même de ce principe compositionnel usant d’un large fonds mélodique commun ancré dans la mémoire collective, et son accroche à une pluralité de cadres d’énonciation favorisent une sorte d’écoute multiple par le simple fait d’être dans des dynamiques permanentes qui, à chaque réutilisation, à chaque nouvelle rencontre entre une ligne mélodique et des paroles circonstancielles fabriquent une situation de partage où l’œuvre nouvelle et le fait musical se teintent mutuellement.
1 Patrice Coirault, Notre chanson folklorique, Paris, Picard, 1942, p. 207, note 2.
2 Georges Delarue, Marlène Belly, Mélodies en vogue au xviiie siècle, le répertoire des timbres de Patrice Coirault, Paris, Éditions BnF, 2020.
3 Pour la chanson, la notion a été mise en place par Patrice Coirault et les types sont présentés dans son Répertoire des chansons françaises de tradition orale, ouvrage révisé et complété par Georges Delarue, Yvette Fédoroff, Simone Wallon, (t. I, II), par Georges Delarue, Simone Wallon, Marlène Belly (t. III), Paris, Éditions BnF, 1996, 2000, 2007. Par type ou chanson-type, Coirault entend le regroupement de chansons qui traitent d’un même sujet, présentent, dans l’énoncé de leur texte, des expressions similaires et une même coupe littéraire. Voir les propos introductifs de Georges Delarue dans le tome I, p. 18.
4 La notion de conte-type a été mise en place par Antti Aarne, Verzeichnis der Märchentypen, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, coll. « Folklore Fellow’s Communications, 3 », 1910 et reprise dans les ouvrages de classement des contes : Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales: A Classification and Bibliography Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, coll. « Folklore Fellow’s Communications, 284-286 », 2004. Paul Delarue, Marie-Louise Ténèze, Le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, 1957-1985.
5 Judith le Blanc, Avatars d’opéras. Parodies et circulations des airs chantés sur les scènes parisiennes, Paris, Classiques Garnier, 2014, « Les Airs migrateurs », p. 651.
6 Voir les références données dans Marlène Belly et Georges Delarue, Mélodies en vogue au xviiie siècle…, op. cit. Ces références sont présentées plus en détail dans l’article de cet ouvrage consacré à la publication du fichier des timbres de Patrice Coirault.
7 L’ensemble des gravures musicales de cet article a été réalisé par Bertrand Porot. Nous tenons à l’en remercier très sincèrement.
8 Pour plus d’informations sur le timbre, voir Marlène Belly et Georges Delarue, Mélodies en vogue au xviiie siècle…, op. cit., timbre Q120 Que ne suis-je la fougère ; Éliane Gauzit, « Variations sur un air de carnaval… », Isatis, 2006, no 7, p. 23-39 ; Marlène Belly, « Trace écrite d’une mémoire collective : les timbres dans la chanson de tradition orale », dans Pratiques du timbre et de la parodie d’opéra en Europe (xvie-xixe siècles) / Timbre-Praxis und Opernparodie in Europa vom 16. bis 19. Jahrhundert, dir. Judith le Blanc et Herbert Schneider, Hildesheim, Zürich, New York, Olms, Musikwissenschaftliche Publikationen, 2014, p. 85-100.
9 Titre de la chanson-type, Patrice Coirault, Répertoire des chansons françaises…, op. cit., 2000, type 5002.
10 Esquisse d’une théorie de la pratique, Paris, Seuil (Points), 2000 (1972).
11 1651-1715, homme d’Église, théologien, pédagogue et écrivain français.
12 Nous tenons à adresser nos très sincères remerciements à messieurs Roussel et Bec, les deux carillonneurs réguliers du jeu de cloches, aux religieuses de la communauté de Ruynes, à madame Colette Meindre, aux employés municipaux et à tous ceux avec qui nous avons échangé dans le cadre dans cette enquête conduite par téléphone en mars 2018 puis sur place en août 2021. Nous sommes, également, très redevable à Éric Desgrugillers, responsable des archives sonores de l’Agence des Musiques des Territoires d’Auvergne. – Interprété par Patrick Bec, l’enregistrement a été pressé sur Ruynes en Margeride, l’Atlas sonore de l’Auvergne, no 14, AMTA, 1991. Il occupe la dernière plage (face B, no 49) tandis que Se canto ouvre l’Atlas. Ces pièces ont été choisies pour encadrer l’ensemble de l’Atlas de fait de leur ancrage local. D’ailleurs, le titre donné à celle qui nous intéresse est : Adieu paure Carnaval, présenté dans cette étude.
13 Nous nous exprimons à l’imparfait car, à ce jour, le carillon ne fonctionne plus selon le dispositif très particulier mis en place au moment de son installation. Les cloches sont disposées dans un clocher extérieur à l’église. Elles étaient jouées via un clavier amovible installé sur place à chaque occasion. Par ailleurs, un système de câblerie souterrain reliait le clocher à l’église où était disposé un tableau de commandes programmées pour sonner les heures. À ce jour, le carillon ne fonctionne plus que selon un mécanisme automatique et sa mise en sons se limite à deux redites quotidiennes.
14 Pour autant, monsieur Bec nous a précisé que les auditeurs se déplaçaient au pied du clocher lors de sa mise en jeu comme si cette proximité, qui pourrait être considérée comme gênante au niveau sonore, relevait d’un besoin d’un autre ordre.
15 Témoignage reçu lors de l’enquête d’août 2021.
16 Jean-Yves Boursier, « Temps politiques, revivalisme, patrimoine », dans L’Ethnomusicologie de la France, dir. Luc Charles-Dominique et Yves Defrance, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 96. Voir aussi Anne-Marie Thiesse, Les Petites Patries encloses dans la grande, Rapport de recherche pour la Mission du Patrimoine ethnologique, juin 1996.
17 Que ne suis-je la fougère ? Attribué à Jean-Baptiste Pergolèse ; Arrangement : Les Passagères ; Ensemble baroque Les Passagères ; Extrait de l’album Le Petit Tour ; ℗ 2018 Les Passagères under exclusive licence to The state51 Conspiracy Ltd. Voir également l’interprétation de Vincent Dumestre, Claire Lefiliâtre, Isabelle Druet et Brice Duisit, « Les tendres souhaits », Le Poème harmonique ; ℗ Alpha, 2004.
18 Expression empruntée à Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, (trad. de textes allemands, 1972-1975).
19 Voir Éliane Gauzit, art. cité, p. 29. Elle présente une mise en comparaison des airs du xviiie siècle.
20 Ibid., p. 24.
21 Album Good Friday, Eastern Sacred Songs, ℗ Voix de L’Orient, 1990.
22 Voir Marlène Belly, « Trace écrite d’une mémoire collective : les timbres dans la chanson de tradition orale », art. cité.
23 La présentation de la seconde phrase traduirait des écarts encore plus prononcés, en particulier au niveau des déroulés mélodiques.
24 Au moment de choisir les airs interprétés sur le jeu de cloches, les carillonneurs nous ont précisé qu’outre les possibilités techniques, ils ont sélectionné des airs évocateurs et à « valeur identitaire » (Patrick Bec) pour la population locale résidant dans la sphère d’écoute du carillon.
25 Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Éditions de Minuit, 2001.
26 « L’influence de l’espace sur la réception musicale », dans Jean-Jacques Nattiez dir., Musiques, Une encyclopédie pour le xxie siècle, Arles / Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 2007, vol. 5, p. 727-742.
27 Il est à remarquer que les intervalles entre les sons ne correspondent pas tous aux tons / demi-tons auxquels l’oreille occidentale est accoutumée. Ces écarts sont amplifiés par le jeu en accords sur certaines notes : la rencontre des graves et des aigus révèle à la fois les jeux de résonance naturelle et les vibrations résultant de ces intervalles. Par ailleurs, Patrick Bec nous a informée du timbre particulier d’une cloche, à la suite d’une fêlure.
28 Anne-Marie Green, art. cité, p. 740.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude »,
URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/1912.html.
Quelques mots à propos de : Marlène Belly
Université de Poitiers
Criham