Sommaire
Génétique
- Tony Gheeraert Des papiers de Pascal aux manuscrits de Perrault : quelle genèse pour les œuvres classiques ?
- Françoise Simonet-Tenant La critique génétique : définition, intérêts, limites
Génétique
La critique génétique : définition, intérêts, limites
Françoise Simonet-Tenant
1Le texte qui suit n’est pas à strictement parler un article de recherche. Il est la synthèse d’une intervention proposée lors des journées qui se sont tenues à l’université de Rouen les 28 février et 1er mars 2018. Mon dessein était de présenter à des étudiants ignorant tout de la critique génétique – ou presque – cette méthode éditoriale et critique : il s’agissait d’abord de l’inscrire dans une histoire littéraire, puis de définir les spécificités de cette méthode et d’initier à la terminologie qui est la sienne, enfin de présenter quelques cas d’application de la démarche. Cet exposé doit beaucoup aux ouvrages de Pierre Marc de Biasi et d’Almuth Grésillon qui m’ont nourrie quand, membre du groupe « Genèse et autobiographique » (ITEM) depuis 1996, j’ai commencé d’explorer divers corpus dans une perspective génétique.
Perspectives historiques (xixe siècle-xxie siècle)
xixe siècle : le sacre de l’écrivain et de ses manuscrits
2En France, le régime de l’archive se modifie avec la révolution de 1789. À l’usage juridique des archives s’ajoute un usage mémoriel. Comme l’a montré José-Luis Diaz, le xixe siècle, siècle de l’histoire,
s’emploie pour la première fois de manière […] décisive, non seulement à conserver des documents, cela se fait depuis l’Ancien Régime, mais à améliorer et systématiser les pratiques d’archivage, ainsi qu’à mettre de telles archives au service d’une interprétation du passé, ainsi renouvelée et remobilisée1.
3C’est au xixe siècle que s’affirme le goût pour les autographes inédits, lettres et journaux personnels qui permettraient, comme le rêvent les frères Goncourt, de frôler un secret d’existence. Edmond et Jules de Goncourt ne se disent-ils pas en quête de la vie du passé « dans ce rien méprisé par l’histoire des temps passés, dans ce rien, chiffon, poussière, jouet du vent ! – la lettre autographe2 » ? Les frères Goncourt comptent parmi les grands collectionneurs d’autographes que le xixe siècle, avide d’histoire, a suscités. On rappellera le rôle d’une autre figure notable, le vicomte de Lovenjoul, « qui rassemble un fonds considérable de manuscrits balzaciens, vendus en 1882 avec la bibliothèque de Madame Hanska, et dédaignés par les institutions publiques3 ». Le goût pour les autographes conduit à l’intérêt pour les manuscrits d’œuvres. Le xixe siècle promeut le manuscrit de travail. « Le regard lentement se déplace de l’œuvre achevée vers sa laborieuse naissance, de la belle calligraphie vers le brouillon anarchique4. » Citons à cet égard les mots de Flaubert à Louise Colet : « Quand mon roman sera fini, dans un an, je t’apporterai mon ms. [manuscrit] complet par curiosité. Tu verras par quelle mécanique compliquée j’arrive à faire une phrase5. » C’est le travail de l’écrivain qui est promu ; on est bien loin de la représentation de l’écrivain inspiré qui couche au premier jet, comme sous dictée, le texte parfait et définitif. Le xixe siècle qu’on a considéré selon l’expression de Paul Bénichou comme l’époque du « sacre de l’écrivain » est aussi celle de la sacralisation de ses objets de travail.
4Dans un geste fondateur, Victor Hugo écrit dans le codicille de son testament de 1881 : « Je donne tous mes manuscrits et tout ce qui sera trouvé écrit ou dessiné par moi à la bibliothèque nationale de Paris, qui sera un jour la Bibliothèque des États-Unis d’Europe. » Par ce geste, « l’auteur reconnaît à ses manuscrits une valeur publique6 » et il en institutionnalise la valeur. Dès lors, les coulisses de l’œuvre (les manuscrits préparatoires) et celles de l’homme privé (ses papiers intimes) sont susceptibles de s’insérer dans le patrimoine écrit.
Le manuscrit : d’objet patrimonial à objet d’étude
5Le manuscrit suscite une curiosité grandissante, objet fétiche pour les collectionneurs pour lesquels il peut avoir une valeur affective démesurée mais également une valeur vénale non négligeable. Les écrivains du début du xxe siècle sont conscients de ce goût du lecteur pour les manuscrits et des conséquences possibles. Ainsi Proust qui
suspend la vente des épreuves corrigées de Sodome et Gomorrhe : « Ce qui me fait hésiter, c’est que les bibliothèques de ce monsieur doivent à sa mort aller à l’État. Or, la pensée ne m’est pas très agréable que n’importe qui (si on se soucie encore de mes livres) sera admis à compulser mes manuscrits, à les comparer au texte définitif, à en induire des suppositions qui seront toujours fausses sur ma manière de travailler, sur l’évolution de ma pensée, etc.7 »
6Ainsi Valéry, mais dans une perspective différente. Celui qui est devenu un des écrivains glorieux de la IIIe République mais qui n’a pas la chance d’être un écrivain rentier, à la différence de Proust, de Gide et de beaucoup d’autres écrivains de ces premières décennies du xxe siècle, voit le parti avantageux à tirer de l’engouement de certains lecteurs pour les manuscrits. Implacablement, Catherine Pozzi – son amante et son interlocutrice privilégiée sur le plan intellectuel de 1920 à 1928 – dénonce dans son Journal (et Léautaud tient de semblables propos dans le sien) la spéculation sur son nom et sur ses manuscrits dont se satisfait Valéry :
Noter, pour mémoire, à propos des manuscrits de V. qui se promèneront plus tard, que tous ceux qu’il a vendus depuis que je le connais, étaient truqués – fabriqués après coup –, et qu’il n’est pas de mois (peut-être de semaine) où il ne « fasse » un « autographe » de « travail » avec ratures, petite équation (généralement, dérivée) et dessin fantastique, acheté au grand prix par l’amateur qui croit posséder l’équation pure du premier travail8.
7On ne saurait néanmoins réduire l’intérêt de Valéry pour les manuscrits à cet aspect vénal. Ce qui intéresse Valéry dans l’écriture, c’est moins l’objet final produit par l’écriture que le processus d’écriture. Et s’il y a une figure tutélaire de la génétique, c’est bien Paul Valéry qui, des décennies durant, a observé en lui l’ego scriptor et n’a cessé dans ses Cahiers de s’observer en train d’écrire. En fait, s’il attache tant de prix à ses Cahiers – journal intellectuel pour le dire vite, accumulation de milliers de pages non publiées, pour beaucoup d’entre elles, de son vivant –, c’est justement parce qu’elles constituent un laboratoire de l’écriture et de la pensée. Ces notes étalées sur un demi-siècle sont celles d’un présent d’écriture toujours renouvelé. Il n’y a aucune perspective finaliste de l’écriture ; c’est le processus de création qui intéresse Valéry avant tout. Avant même Valéry, on pourrait d’ailleurs penser à un autre père spirituel de la génétique en la personne d’Edgar Poe que l’auteur du « Cimetière marin » appréciait d’ailleurs particulièrement et dont le texte La Genèse d’un poème – The Philosophy of composition (1846) – fut traduit, préfacé et publié par Baudelaire. Celui-ci conclut sa préface en disant : « Maintenant, voyons, la coulisse, l’atelier, le laboratoire, le mécanisme intérieur, selon qu’il vous plaira de qualifier la Méthode de composition » (Préambule de la traduction du texte de Poe, La Genèse d’un poème, 1859). Poe fait effectivement voler en éclats dans ce texte le mythe de l’inspiration insistant sur ce qui fait le travail de l’écrivain : brouillons, ratures, repentirs, travail laborieux.
8Le manuscrit est donc devenu un fascinant objet intellectuel, qui va prendre toute sa place comme objet d’étude dans le paysage critique français de la deuxième moitié du xxe siècle. L’on peut noter l’existence de travaux isolés à partir des années 1950 (par exemple, Claudine Gothot-Mersch, La Genèse de Madame Bovary, Corti, 1966), isolés en ce sens qu’ils « ne proposaient pas encore de méthode constituée au-delà de leur objet9 ». Vient alors une période formaliste dans la critique qui est celle de la critique structuraliste. Le structuralisme permet de dégager un « fonctionnement interne et purement relationnel du texte10 ». « Le texte devenait lui-même sa propre origine et l’instance ultime de sa production11 » : on déclare la mort de l’auteur, ce qui a priori aurait pu anéantir les débuts encore timides de la génétique textuelle. C’est pourtant l’inverse qui va se produire car la critique génétique se présente dans le courant des années 1970 comme un « prolongement inattendu des recherches structurales » dans la mesure où elle complète ce qui manque aux analyses formelles : « le devenir-texte comme structure à l’état naissant, et la réalité inédite d’un nouvel objet structuré par le temps, le manuscrit12. » Ce qui se joue dans un texte littéraire, c’est le devenir autre d’un sujet au moment où il se met à l’épreuve du langage. Et ce mouvement vers l’altérité est corrélé à la durée représentée par l’acte d’écriture. Autrement dit, la critique génétique a apporté aux recherches du structuralisme une dimension qui leur manquait, l’épaisseur du temps et de la durée de la création.
9L’étude des manuscrits modernes fait son entrée au CNRS en 1968 avec la création de l’équipe Heine qui doit recenser et classer les manuscrits du poète Heine, acquis deux ans plus tôt par la Bibliothèque nationale13. Les germanistes spécialistes du poète Heine seront rejoints, quelques années plus tard, par les proustiens soucieux de valoriser le très gros fonds Proust du département des manuscrits de la BnF. Les deux équipes constituent alors un groupe de recherche dans lequel entreront d’autres équipes sur d’autres corpus : notamment, Zola, Flaubert, Valéry, Joyce, Sartre et Aragon. En 1982, le groupe de recherche en génétique qui compte désormais plusieurs équipes devient un laboratoire, « Institut des textes et manuscrits modernes14 ».
10Depuis les années 1990, l’écrivain a tendance à abandonner (ce n’est pas le cas de tous et certains ne le font que partiellement) le papier et le crayon pour l’ordinateur et son traitement de texte. Les étapes intermédiaires de la rédaction, possiblement numériques, peuvent être effacées au fur et à mesure de la composition. La possible caducité des fichiers et leur illisibilité accentuent cette volatilisation des archives numériques. Le « moment (1990-2000) où s’achève le règne universel du papier comme support et archive de la création littéraire15 » sera-t-il également le moment à partir duquel il n’y aura plus de corpus d’étude pour la critique génétique ? Cela n’est pas certain : nous poserons plus loin la question en examinant pour exemple le site personnel de Jean-Philippe Toussaint. Par ailleurs, l’Item envisage pour l’étude des dossiers génétiques des créateurs du xxie siècle de mettre en place une nouvelle codicologie des traces et des supports numériques en s’inspirant des méthodes de la computer forensics (expertise judiciaire en informatique)16.
Qu’est-ce que la critique génétique ?
Définir la critique génétique
11La critique génétique s’emploie à ressusciter le mouvement de la création. « Pour reconstituer le processus de la création, le généticien interprète les indices matériels les plus ténus. Il se penche sur le rebut17. » Critique génétique et critique de la réception sont en quelque sorte les deux bouts de la chaîne. Pour le généticien, il s’agit d’étudier les manuscrits puis de formuler des hypothèses sur les opérations scripturales qui se succèdent pour aboutir à un texte.
12On peut opérer une différence entre la génétique textuelle « qui analyse les manuscrits, les classe, les déchiffre et éventuellement en publie une édition » et la critique génétique « qui interprète les résultats de cette analyse18 ».
13Ces différentes tâches du généticien ont été minutieusement analysées par Almuth Grésillon dont les Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes (Paris, PUF, 1994) restent une référence essentielle et un modèle de manuel d’initiation à la génétique ainsi que par Pierre-Marc de Biasi (La Génétique des textes, Paris, Armand Colin, 2005 puis Génétique des textes, Paris, CNRS éditions, coll. « Biblis », 2011) : l’on ne peut que renvoyer à leurs ouvrages qui permettent de se familiariser avec les étapes de la méthode et la terminologie des généticiens19. Je me contenterai de synthétiser en un bref tableau les principales notions que ces deux auteurs mettent en évidence.
Tâches du généticien |
Outils du généticien |
Définitions et distinctions terminologiques |
Localiser les manuscrits |
Les manuscrits peuvent être réunis ou dispersés, figurer dans une collection publique ou une collection privée ; ils sont parfois pour une partie dans une collection publique, pour l’autre dans une collection privée. |
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Dater des manuscrits (identifier le moment de la rédaction) |
Soit les folios sont datés, soit il arrive que le scripteur commente dans des supports autres le moment de production de ces folios (correspondances, carnets, journaux personnels) – ce qui permet de les dater –, soit l’on peut recourir à la codicologie (« la science des supports matériels de l’écriture : encres, crayons, papier, filigrane20 »). |
Folio : unité de numérotation d’un fonds manuscrit qui correspond à une feuille manuscrite ; on distingue le folio recto (fo ro) et le folio verso (fo vo). |
Classer (restituer l’ordre chronologique d’écriture des différents documents) et déchiffrer |
Il n’y a pas un classement mais des classements : d’abord un classement global qui distingue de grandes catégories de manuscrits (listes, notes, plans, fragments textualisés), puis un classement local (folio par folio). Le classement devrait permettre de repérer les différentes phases génétiques : – phase pré-rédactionnelle (phase de recherche préliminaire, scénarisation, programmation) ; – phase rédactionnelle (brouillons, scénarios développés, mises au net corrigées) ; – phase pré-éditoriale (moment du manuscrit définitif, éventuel manuscrit du copiste). |
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Transcrire |
Il n’y a pas de méthode parfaitement unifiée. La fonction essentielle de la transcription est de « permettre de lire aisément ce que d’autres ont pris la peine de déchiffrer21 ». La transcription doit reproduire avec fidélité l’original, y compris, par exemple, les ratures. Celles-ci sont de nature diverse (autographe ou allographe), d’ampleur différente (une page entière ou un mot) et de fonctions diverses (ratures de suppression, de substitution, de transfert, d’utilisation22). |
L’on distingue deux grandes familles de transcription23 : La transcription diplomatique : reproduction dactylographique d’un manuscrit qui respecte fidèlement la topographie des signifiants graphiques dans l’espace ; chaque unité écrite figure à la même place de la page que sur l’original. La transcription linéarisée : reproduction dactylographique d’un manuscrit qui transcrit tous les éléments de l’original, mais sans respecter la topographie de la page ; celle-ci est souvent remplacée par un début de chronologisation des éléments écrits au sein d’une même page. |
Aboutir à « l’avant-texte » |
L’avant-texte est une production raisonnée : « Il correspond à la transformation d’un ensemble empirique de documents en un dossier de pièces ordonnées et significatives24. » |
On distingue l’avant-texte et le dossier de genèse qui englobe l’avant-texte mais ne se limite pas à lui. Le dossier de genèse est constitué par les manuscrits autographes de l’écrivain auxquels on peut ajouter des documents précieux pour l’analyse (exemples : correspondance, lettres reçues, bibliothèque personnelle de l’écrivain, contrats d’édition, archives familiales…). |
Un exemple : le dossier de genèse et l’avant-texte de L’Événement d’Annie Ernaux25
14(L’Événement : récit publié en 2000 de l’avortement clandestin qu’elle a vécu en tant qu’étudiante en 1964).
15Le dossier génétique, autrement dit « l’ensemble matériel des documents et manuscrits se rapportant à la genèse qu’on entend étudier26 », comprend l’agenda tenu en 1963, le journal tenu en 1964, les documents proprement génétiques et le journal d’écriture du récit (constitué de feuillets non reliés) qui donne des renseignements précieux sur la chronologie de l’écriture et le travail de maturation. Quels sont les supports et instruments d’écriture utilisés pour les documents génétiques ? Annie Ernaux écrit au stylo ou au feutre, au verso de feuillets déjà utilisés (brouillons de lettres, traductions de ses textes, cours…), ce qui, pour l’écrivain, est une façon de conjurer la hantise de la page blanche et de rester fidèle à certains principes d’économie, ce qui, pour le généticien, peut aider à la datation. Sur les brouillons (les manuscrits consacrés au travail de textualisation), les corrections sont souvent nombreuses, faites aux feutres de couleurs verte, rouge et noire et bleue (le texte-support étant en bleu), et les feuillets prennent alors l’allure de pages stratifiées qui rendent compte des hésitations, repentirs et réécritures de l’écrivain. La lecture des brouillons est complexifiée par un système d’appels de notes et de notes : ces dernières sont rejetées le plus souvent au verso du feuillet, dans les marges inutilisées, et comportent de courts segments ajoutés ou remplacés. Le traitement de texte intervient tard quand le manuscrit est achevé mais il joue cependant un rôle non négligeable. Il offre en effet une grande liberté de déplacement des paragraphes dans le texte dont use Annie Ernaux. Le passage au tapuscrit ne se réduit donc pas à une simple saisie informatique mais remplit une fonction dans le montage de l’œuvre.
16L’avant-texte de L’Événement comprend plusieurs dizaines de feuillets scrupuleusement classés par Annie Ernaux. Deux chemises cartonnées sont regroupées dans un même dossier : la première (C1) abrite ce qui constitue pour l’écrivain des « annonces » de L’Événement (écrites entre 1982 et 1988) ; la deuxième chemise (C2), verte, a un contenu très hétérogène (fragments de rédaction exploratoires, notes de régie, brouillons d’incipit, ébauches de plan… consignés entre 1990 et 1999). Une chemise rouge (C3), sur laquelle s’inscrit la recherche du titre et de l’épigraphe, contient les brouillons proprement dits, quatre-vingt-dix feuillets (dont quatre-vingt-quatre ont été numérotés par Annie Ernaux et correspondent aux manuscrits de rédaction, précédés de six feuillets essentiellement métadiscursifs). Un dernier dossier enserre quatre chemises vertes où se répartissent les feuillets tapuscrits. Trois des quatre chemises portent une mention : « Ordinateur début / fin », « 1er tirage », « 2e tirage » (sur ce dernier ensemble de feuillets tapuscrits, de nombreuses ratures et corrections manuscrites).
17Premières observations :
18La maturation du récit fut longue. L’on peut noter que la phase pré-rédactionnelle comporte essentiellement des notes d’idées, des fragments de rédactions exploratoires. L’unique trace d’un plan figure en C2 : sur deux grands feuillets à petits carreaux, Annie Ernaux s’essaie à l’organisation d’ensemble de son ouvrage et s’interroge sur la place à donner à un passage-clef – le récit d’un retour qu’elle a fait des années après 1964 passage Cardinet (à savoir le lieu de l’avortement). La phase rédactionnelle est riche en observations métadiscursives, et le brouillon présente beaucoup d’additions interlinéaires et marginales ainsi que des notes, souvent développées au dos du feuillet. Les corrections importantes de ce manuscrit l’opacifient parfois. Globalement on peut conclure que la textualisation est cumulative et progressive et qu’Annie Ernaux se rattache aux écrivains à structuration rédactionnelle27.
Intérêts de la critique génétique
Analyser des manuscrits, ça sert à quoi ?
19N’y a-t-il pas quelque paradoxe à vouloir lire des brouillons qui n’ont pas été écrits forcément pour être communiqués ? N’y aurait-il que voyeurisme du lecteur ? Quels peuvent être les intérêts de ce type de critique ?
20– contribuer à la compréhension du processus créateur, non seulement dans le domaine littéraire d’ailleurs. Si le noyau initial de la génétique textuelle est l’écriture littéraire dans l’Europe des xixe et xxe siècles à travers des corpus canoniques, ses domaines d’application se sont élargis : extension chronologique (écritures du xviiie siècle), extension géographique (écritures latino-américaines, littérature francophone), extension disciplinaire (cahiers de laboratoire qui enregistrent la mise au point et le déroulement d’une expérience scientifique, partitions musicales, esquisses et dessins préparatoires d’un tableau, rushs de films).
21– désacraliser le texte : la génétique textuelle repose sur un présupposé selon lequel le texte est le résultat d’un travail et cela a donc le mérite de bouleverser les représentations sacralisantes de l’écriture : cette dernière consiste en un travail proche de l’artisanat qui ne va pas le plus souvent sans impasse ni repentir chez les écrivains glorieux comme chez les scripteurs obscurs. Le généticien s’interroge sur les choix continuels d’un écrivain qui corrige, rature, évalue ce qu’il vient d’écrire, hésite entre plusieurs possibilités. Le texte est dans beaucoup de cas le fruit de tâtonnements et de réajustements successifs et il n’y a rien de magique dans cette opération souvent laborieuse.
22– mettre au jour les mécanismes d’invention singuliers qui se déploient dans chaque dossier. Très globalement, l’étude génétique s’emploie à vouloir montrer que l’écriture est un « lieu de pulsion et de calcul28 ». Prenons pour exemple à cet égard l’étude microgénétique d’un passage de L’Événement qui va nous permettre de dégager quelques caractéristiques d’écriture. Ce passage figure dans le brouillon (C3) sur la première page de la chemise numérotée par Annie Ernaux.
23Brouillon29 :
Au mois d’octobre <(1963 ?)> de l’année où j’ai eu vingt-trois ans, j’ai attendu pendant plus d’une semaine que mes règles arrivent. C’était un mois ensoleillé et chaud. Je me sentis lourde et moite sous <dans> mon manteau ressorti trop tôt, surtout dans les grands magasins où j’allais flâner, acheter des collants, en attendant que les cours reprennent <à la fac>. Dans ma chambre de la cité universitaire des filles, déjà chauffée et exposée plein sud, je restais en chemisier, jambes nues. J’ai commencé d’écrire sur <dans> mon agenda, tous les soirs, en majuscules et souligné : RIEN. (et ds mes lettres à P. je n’en parlais pas30.). La nuit, je me réveillais et je savais aussitôt qu’il n’y avait « rien ». L’année d’avant, à la même époque, j’avais entrepris un roman, cela me paraissait très lointain et je me sentais comme ne devant jamais se reproduire. ⌠(Je ne me sentais pas coupable de quoi que ce soit). Même) la (seule perspective de rédiger <faire> <d’avoir à rédiger mon> mon mémoire de diplôme d’études supérieures me décourageait (m’effrayait ?) fatiguait par avance31].
24Texte publié :
Au mois d’octobre 1963, à Rouen, j’ai attendu pendant plus d’une semaine que mes règles arrivent. C’était un mois ensoleillé et tiède. Je me sentais lourde et moite dans mon manteau ressorti trop tôt, surtout à l’intérieur des grands magasins où j’allais flâner, acheter des bas, en attendant que les cours reprennent. En rentrant dans ma chambre, à la cité universitaire des filles, rue d’Herbouville, j’espérais toujours voir une tache sur mon slip. J’ai commencé d’écrire sur mon agenda tous les soirs, en majuscules et souligné : RIEN. La nuit je me réveillais, je savais aussitôt qu’il n’y avait « rien ». L’année d’avant, à la même époque, j’avais commencé d’écrire un roman, cela m’apparaissait très lointain et comme ne devant jamais se reproduire.
25L’étude comparée de ces deux extraits nous permet de dégager quelques caractéristiques d’écriture.
26Principe d’économie : le texte est resserré avec la suppression définitive de détails superflus (« à la fac », « je restais en chemisier, jambes nues ») ou la suppression temporaire d’éléments qui seront énoncés plus tard dans le récit (lettres à P., mémoire de diplôme d’études supérieures)
27Principe d’exactitude référentielle : alors que la mention de la date est encore en suspens dans le brouillon et que les références au lieu manquent, les données temporelles et spatiales (1963, Rouen, rue d’Herbouville) sont présentes dans le récit publié. Tout au long de L’Événement, l’on peut noter qu’Annie Ernaux indique avec précision le quantième de plusieurs épisodes, la présence des dates répondant à sa volonté de certification du réel.
28Principe de rupture : l’asyndète apparaît dans le texte publié (« La nuit, je me réveillais, je savais aussitôt qu’il n’y avait “rien”. »). La tendance à la segmentation au niveau phrastique, manifeste dans le texte publié, se retrouve au niveau de la présentation typographique. Le texte se présente en effet comme une suite de paragraphes isolés les uns des autres par des sauts de lignes. L’insularité des paragraphes, absente du manuscrit, est visible seulement dans le tapuscrit. Ce refus du jointoiement n’est certes pas spécifique à L’Événement : il s’affirme dès La Place. Néanmoins ce choix d’un montage analogue à ce qui pourrait être au cinéma un montage cut s’affiche nettement ici et s’avère particulièrement bien adapté au sujet du récit : la rupture par l’avortement de la chaîne des générations. La brièveté des paragraphes et la fragmentation du texte sont là comme une méfiance à l’égard de la propension de tout un chacun à narrativiser son passé au risque de le fabuler ; elles permettent enfin de désamorcer tout pathos.
29Principe d’effacement : l’examen des écritures préparatoires met en évidence le traitement que l’écrivain réserve à certaines références intertextuelles :
30Avant-texte :
31C1 (« Annonces » de L’Événement) :
Lu dans le Journal d’A. Nin le récit de sa grossesse avortée. L’enfant mort (id. J. Rhys). Pour moi rien de plus terrible32.
32C3 (brouillon) :
À chaque fois que j’ai pensé à cette période, <cet événement ?> <de X ?>, j’ai utilisé (2) des expressions telles que « la traversée des apparences », « le voyage au bout de la nuit », « par delà le bien et le mal », etc.
(2) il m’est venu en tête des titres expressions telles que « la traversée des apparences », le « voyage au bout de la nuit », « par delà le bien et le mal », qui sont aussi des titres de livres très connus (V. Woolf – Céline – Nietzsche)33.
33Texte publié :
À chaque fois que j’ai pensé à cette période, il m’est venu en tête des expressions littéraires telles que « la traversée des apparences », « par-delà le bien et le mal », ou encore « le voyage au bout de la nuit ». Cela m’a toujours paru correspondre à ce que j’ai vécu et éprouvé alors, quelque chose d’indicible et d’une certaine beauté.
34Les références intertextuelles, si elles ne disparaissent pas totalement du texte publié, sont cependant présentées de façon vague (« des expressions littéraires », « un roman »). S’exprime ainsi le refus manifeste d’afficher la maîtrise de la culture des « dominants » véhiculée par l’institution scolaire et universitaire. Annie Ernaux s’interdit d’établir avec les lecteurs une connivence culturelle qui serait, pour beaucoup d’entre eux, synonyme d’exclusion. Le texte définitif a quelque chose de l’épure. L’étude génétique des textes d’Annie Ernaux a permis de mettre en évidence l’important travail d’écriture concertée auquel se livrait l’auteur et a fait voler en éclat la représentation dévalorisante véhiculée par certains critiques au début des années 1990 d’une œuvre facile, sans portée littéraire.
35– mieux interpréter les œuvres : la critique génétique vise aussi à empêcher la lecture interprétative de verser dans « l’élucubration et la conjecture34. » La génétique textuelle est une source de suggestions neuves sur le texte et un garde-fou : « En donnant à voir le tissu du texte en train de se former, l’avant-texte permet au critique de découvrir des stratégies, des tactiques, des enjeux, des objectifs que l’écrivain rendra actifs mais irrepérables dans la forme finale de l’œuvre35. »
36Exemple : enquête sur Le Feu de Barbusse36
37Henri Barbusse (1873-1935) est un journaliste et un écrivain lié aux milieux symbolistes. En 1914, il est engagé volontaire. La volonté de communiquer son expérience de combattant le conduit à écrire Le Feu, roman d’abord publié en feuilleton dans L’Œuvre du 3 août au 9 novembre 1916 puis en volume aux éditions Flammarion en décembre 1916. L’histoire littéraire présente souvent Le Feu comme « tiré de ses carnets de guerre37 ». C’est cette assertion que j’ai souhaité examiner. Le roman est sous-titré Journal d’une escouade. Il est manifeste que le choix du sous-titre conforte la proximité du roman avec des carnets de guerre.
38Première étape de l’enquête : je suis partie des carnets écrits pendant la guerre par Henri Barbusse puis publiés. Dès 1937, un Carnet de notes accompagne aux éditions Flammarion l’édition des Lettres à sa femme 1914-1917 de Barbusse.
39Ce carnet commence le 1er août 1914 et s’achève le 29 juin 1915 : il comporte trente-trois entrées. La plupart d’entre elles sont très brèves, simples notes rédigées en style télégraphique. Six d’entre elles se distinguent et donnent lieu à un véritablement développement : il s’agit des entrées du 7, 9, 10, 11, 12, 13 janvier. Elles correspondent à l’épreuve initiatique du feu, aux journées de combat terribles et meurtrières de la cote 119 de Crouy dont le souvenir motive la dédicace du Feu : « À la mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la cote 119. » Je ne suis pas parvenue à localiser l’original de ce Carnet de notes en dépit de nos recherches et de l’aide demandée à Philippe Baudorre, biographe de Barbusse.
40En 1965, les éditions Flammarion donnent une édition du Feu « suivi du carnet de guerre38 ».
41Dans la préface, l’éditeur scientifique, Pierre Paraf, annonce avec tambour et trompette, l’édition de cet inédit. Paraf précise qu’il n’a pas donné le texte intégral mais qu’il en a retenu « l’essentiel, ce qui peut servir de complément, d’éclairage supplémentaire au Feu39. » Tel qu’il a été édité en 1965, le Carnet de guerre se présente comme un ensemble de 27 pages40, suite de fragments séparés par des astérisques ou séparés par des lignes en pointillé, entremêlés de commentaires de Paraf en italiques. Dans cet ensemble nous notons la présence de trois seuls fragments datés : 14, 15 octobre 1915, 2 novembre 1915.
42Deuxième étape de l’enquête : la consultation du fonds Henri Barbusse au site Richelieu de la BnF m’apprend que les carnets édités en 1965 sont catalogués comme « Carnets de guerre de Barbusse contenant des notes pour Le Feu. 1915-1916 » sous les cotes NAF 16482-16483. Le premier carnet mesure 145 × 95 mm ; sa couverture est en carton marron ; il comprend 57 feuillets.
43Le second carnet mesure 150 × 95 mm ; sa couverture est de moleskine noire ; il comprend 42 feuillets. Ce second carnet est accessible sous forme numérisée sur le site Gallica. Très grossièrement, l’on constate que le second carnet est un peu moins difficile à déchiffrer que le premier, que les deux carnets sont écrits alternativement à l’encre et au crayon (noir, bleu ou violet), que l’écriture est d’une petitesse extrême, résistant parfois même au déchiffrement à la loupe, que les ratures sont nombreuses. Une approche plus détaillée du premier carnet permet d’y découvrir la trace de dates : 14, 15 octobre 1915 et 2 novembre 1915 ; on ne trouve que très peu de dates dans le second carnet, et qui ne sont pas des dates d’énonciation41. Le premier carnet commence par deux entrées (14 et 15 octobre aux folios 5 ro, 5 vo, 6 ro) assez longuement développées et rédigées suivies de fragments non datés qui semblent la transcription de réflexions et expressions entendues avant une nouvelle entrée datée du 2 novembre aux folios 7 vo et 8 ro. La suite du carnet ne comporte plus d’entrées datées mais des fragments de teneur variée : transcription d’expressions pittoresques des camarades d’escouade, réflexions morales et politiques sur la guerre, notes de régie dans la perspective de l’écriture d’un livre sur la guerre42, notations vengeresses sur les embusqués et sur les individus à « courte vue », ébauche des personnages (Poterloo, Volpatte, Tirette, le caporal Bertrand, Blaire…) que l’on retrouvera dans Le Feu, arguments de nouvelles, liste des chapitres du Feu. C’est une teneur assez analogue que présente le second carnet avec, en outre, l’esquisse de personnages qui apparaîtront dans le roman Clarté (Justin Pocard, Crillon, la baronne Grille, Faivre). On constate alors que l’édition proposée par Paraf est tout à fait fantaisiste : les 27 pages éditées ne distinguent pas ce qui relève du premier carnet et du second carnet. Ce qui est présenté comme une édition du Carnet de guerre s’apparente bien davantage à une mosaïque de citations relevées par Paraf dans les carnets de Barbusse, souvent introduites par un rapide commentaire et présentées selon un ordre qui n’est pas toujours celui des carnets manuscrits.
44Conclusion provisoire : si le premier carnet (NAF 16482) est assez conforme en son début à l’idée que l’on se fait du carnet de guerre, très vite néanmoins, il s’apparente bien plus à un carnet d’écrivain, réservoir pour le roman, laboratoire de l’écriture, lieu où s’éprouve l’imaginaire, adjuvant de l’écriture romanesque (et il en est de même pour le second carnet). Que conclure de la lecture des « Carnets de guerre de Barbusse contenant des notes pour Le Feu. 1915-1916 » (NAF 16482-16483) ? La pratique diaristique semble circonscrite chez Barbusse et paraît se limiter avant tout au Carnet de notes (1er août 1914-29 juin 1915), plus proche d’un journal dans sa forme que les « Carnets de guerre » (NAF 16482-16483) qui sont avant tout des carnets d’écrivain.
45Troisième étape : il est nécessaire cependant de prendre en compte d’autres supports pour le dossier génétique du Feu. Si l’on définit le diarisme comme l’inscription d’une suite de traces écrites datées, l’on conçoit que la pratique épistolaire et la pratique photographique remplissent chez Barbusse ce rôle. Dès le 14 février 2015, Barbusse réclame dans une lettre à sa femme un Kodak. Une fois le kodak – « le petit pige-tout43 » reçu –, Barbusse s’en sert activement, confiant à sa femme le soin de faire un album de toutes les épreuves « sérieusement44 » collées. C’est donc une mémoire visuelle et personnelle de la guerre qu’il se fabrique à coup de clichés. Parmi les traces inscrites de la vie quotidienne, on doit aussi considérer les lettres à son épouse Hélyonne (fille du poète Catulle Mendès qu’il a épousée en 1898) qui témoignent à leur manière de l’expérience de combattant de Barbusse : il fait le journal de sa vie aux tranchées dans des lettres. La lettre est l’espace de retrait où Barbusse peut réfléchir son expérience de soldat. Les combats de Crouy de janvier 1915 en donnent un exemple manifeste. Du 7 au 13 janvier, ce sont les « journées terribles45 » dont le Carnet de notes (1er août 1914-29 juin 1915) et les lettres à Hélyonne portent témoignage. Ces deux mises en forme de l’expérience du combattant sont une première étape dans la textualisation de l’expérience guerrière qui va conduire à formuler l’inouï (au sens premier du terme), l’inimaginable et l’impensable. Les lettres et le Carnet sont l’entre-deux entre la guerre vécue et la guerre telle qu’elle sera transposée dans le roman et permettent de thésauriser une expérience déjà ressaisie par les mots avec un sens de la formule dont le romancier saura tirer profit.
46Bilan de l’enquête génétique : à l’issue de ces quelques réflexions sur les carnets et lettres écrits par Barbusse pendant la guerre. Il est manifeste que tous participent, d’une manière ou d’une autre, au dossier de genèse du Feu, y compris d’ailleurs les photographies prises avec le Kodak qui figure comme une des moyens d’appréhender et de comprendre la guerre. Ils y participent tous, mais pas exactement au même titre : si les lettres à Hélyonne et le Carnet de notes (1er août 1914-29 juin 1915) paraissent être des écritures sur le vif, parmi lesquelles certains éléments peuvent avoir joué un rôle proprement génétique (exemples de quelques phrases insérées telles quelles dans la rédaction du roman), ils se distinguent néanmoins des « Carnets de guerre » (NAF 16482-16483) qui sont de véritables documents de travail du romancier. En tout état de cause, on ne saurait considérer le roman comme la transposition d’un journal qui aurait été tenu au front. Si l’on devait faire une typologie des récits des soldats-écrivains qui ont tenu des carnets pendant la guerre et qui ont publié un récit de leur expérience, il faudrait distinguer des cas très différents : récit qui se caractérise par sa fidélité littérale et qui résulte d’un montage d’extraits de journaux et de lettres (L’Humaniste à la guerre [1920] de Paul Cazin) ; réécriture systématique qui développe les notes hâtives des carnets (Ceux de 14 de Maurice Genevoix)46. Dans le cas de Barbusse, nous sommes encore dans un autre cas de figure : il ne passe pas des carnets au livre, il ne traduit pas le « grimoire de la tranchée47 » ; il crée à partir d’une mémoire écrite (lettres, carnets, photos) et de la mémoire vive de l’expérience vécue une restitution de la vie aux tranchées. Genevoix est un autobiographe ; Barbusse est un romancier même s’il a composé « le premier roman vrai sur la guerre48 ».
Limites de la génétique textuelle
Les points de résistance
47L’étude génétique nous confronte sans doute au fantasme de l’origine ; or la difficulté d’assigner un début aux choses demeure. La naissance du projet mental reste inaccessible : « […] lorsque je me mets maintenant à aborder l’exécution de ces projets anciens, la première ligne que j’écris est une ligne qui repose déjà sur dix ou quinze ans de brouillons mentaux, de ratures mentales49. » En outre, la constitution d’une typologie de la création littéraire – rêve de la critique génétique – ne reste-t-elle pas une utopie ? En effet, une des ambitions de la génétique était de « dégager, au-delà des méthodes propres à chaque écrivain, une possible typologie de l’invention littéraire50. » Or, la longueur de temps que nécessite la maîtrise de l’univers génétique d’un seul auteur ne facilite pas les comparaisons. Même si des équipes transversales ont vu le jour à l’ITEM, les chantiers sur un seul auteur conservent une sorte de supériorité. Certes, la critique génétique a montré qu’il existe des composantes générales dans toute production écrite. Elle a distingué – on l’a vu – deux grandes tendances d’écriture : d’un côté, l’écriture à programmation scénarique, d’un autre côté, l’écriture à structuration rédactionnelle. Elle a pu par ailleurs dresser une typologie des fonctions des ratures. Ce sont autant de cadres de généralisation qui ont pu trouver des applications, par exemple, dans la didactique de l’écriture. Peut-on parler néanmoins d’une théorie de l’invention littéraire ?
48Une autre limite, moins théorique, est l’exploitation que les auteurs eux-mêmes peuvent faire de la génétique pour promouvoir leurs œuvres ou orienter l’interprétation du lecteur.
L’instrumentalisation de la génétique par les auteurs : de Gide (Journal des Faux-Monnayeurs) à Jean-Philippe Toussaint (www.jptoussaint.com)
49On a vu que les manuscrits pouvaient donner lieu à des spéculations en monnaie sonnante et trébuchante. De façon plus intellectuelle, l’on peut aussi s’interroger sur la possibilité d’une instrumentalisation de la génétique par les auteurs eux-mêmes.
50Le cas de Gide est intéressant51. De mars à août 1925 le roman des Faux-monnayeurs est publié dans la revue de La NRf. En février 1926 a lieu la mise en vente des Faux-monnayeurs aux Éditions de la N.R.F. En août et septembre 1926, le Journal des Faux-monnayeurs est publié dans la revue (et en volume, l’année suivante, à la N.R.F.) Gide se montre novateur, inaugurant dans la littérature française cette forme qu’est le journal d’une œuvre (en fait, Jacques de Lacretelle fait la même chose au même moment mais sa tentative passera plus inaperçue). L’authenticité du Journal des Faux-monnayeurs ne fait aucun doute : le manuscrit conservé à l’université du Texas à Austin se subdivise, comme le texte définitif, en deux cahiers. Gide avait d’abord pensé insérer le Journal des Faux-Monnayeurs dans le roman, rêvant d’une manière d’absolu artistique qui inclurait dans le roman l’histoire de ce roman. Finalement, l’écrivain abandonne l’idée d’insérer le Journal des Faux-monnayeurs dans son roman, à savoir l’ambition de faire coexister le réel et le fictif. Pour ne pas renoncer au motif de la genèse, il prête au personnage central des Faux-Monnayeurs, le romancier Édouard, son goût pour l’écriture journalière et lui fait tenir un journal fictif qui présente un certain nombre d’événements de la trame narrative à travers le prisme d’Édouard et qui abrite des réflexions sur la création littéraire. Néanmoins ce journal d’Édouard est un journal fictif qui forme avec l’ensemble du roman un ensemble parfaitement homogène et qui est très différent du Journal des Faux-monnayeurs qui, lui, est un journal de travail. D’une certaine manière ce journal d’écriture joue le rôle d’une charnière entre les avant-textes et le texte publié : il explicite ce qui ne seraient parfois qu’hypothèses déduites à partir des avant-textes. En outre, à la différence d’autres traces génétiques, le journal d’écriture est daté, traçant un parcours dans le mouvement de la genèse. Mais pourquoi avoir publié ce journal ? Globalement on peut considérer le Journal des Faux-monnayeurs comme un condensé de l’esthétique gidienne du roman, une sorte d’art poétique du roman. Par là même, ce journal d’écriture non seulement raconte la genèse du roman mais également affiche le processus par lequel Gide se consacre romancier et se présente comme celui qui est capable de renouveler l’art du roman. Il contribue donc à une image valorisante de son auteur.
51L’on peut évoquer un autre cas contemporain qui trouve dans le numérique un outil assez spectaculaire pour mettre en scène la genèse de l’œuvre et en tirer parti. Jean-Philippe Toussaint, romancier belge né en 1957, a créé un site en 2009 qui, à la différence de beaucoup de sites d’écrivains réduits parfois à une stricte perspective commerciale, suscite l’intérêt et la réflexion. Ce site comprend la présentation de l’ensemble de l’œuvre publiée de Toussaint (y compris les traductions) mais aussi une bibliographie critique (y compris mémoires et thèses universitaires), des textes de Toussaint inédits et une partie du dossier génétique de certaines de ses œuvres (La Réticence, Monsieur, Faire l’amour, Fuir, La Vérité sur Marie, L’Appareil-photo et La Télévision). Par ailleurs on sait par nombre d’entretiens parus dans la presse que Toussaint est un auteur qui s’avoue volontiers fasciné par les coulisses de la création, ce dont témoigne également L’Urgence et la Patience (Éditions de Minuit, 2012). Pourquoi un tel site ? C’est de toute évidence une incitation à étudier l’œuvre, et donc à la promouvoir ; c’est aussi une invitation à une forme de création ou écriture collaborative. On peut citer à cet égard une proposition d’écriture qui figure sur son site : le « Borges Projet ». Invitation à l’étude et à la promotion de l’œuvre et incitation à l’écriture collaborative peuvent se rejoindre : c’est le cas dans le « Projet Réticence ». Toussaint a conservé les brouillons de son roman La Réticence (1991). Ce sont 2500 feuillets tapés à la machine. Il souhaitait faire quelque chose de ces brouillons. Il a contacté plusieurs universitaires français et belges jusqu’à trouver la personne intéressée : Brigitte Ferrato-Combe (enseignant-chercheur en littérature française à l’université de Grenoble). Le projet s’est institutionnalisé et a pris la forme d’une « convention de valorisation des brouillons » signée en 2015. Les résultats sont les suivants :
52– une plateforme en ligne avec numérisation et transcription des brouillons ;
53– des créations à partir des brouillons accessibles sur le site de Toussaint : c’est par exemple le cas d’un court-métrage réalisé par des étudiants en Master d’études cinématographiques, Réticences, entrelacs de la libre adaptation du roman, d’entretiens avec Toussaint et de visualisation de pages du manuscrit ;
54– une exposition à la Bibliothèque universitaire de Grenoble en 2016, « Dans l’atelier d’écriture de Jean-Philippe Toussaint » …
55Bref, autant de vecteurs de visibilité et de promotion de l’œuvre, plus subtils qu’une stricte promotion commerciale et soucieux de viser un public plus intellectuel ou universitaire. Il n’est pas indifférent de savoir que La Réticence est le roman que Toussaint présente comme le livre qu’il a eu le plus de mal à écrire et surtout un livre qui a été mal reçu par la critique. Le projet numérique construit autour du livre mal-aimé constitue donc une manière de réhabilitation sous le signe de la reconnaissance du monde académique52.
56La génétique qui avait permis de donner à l’étude des manuscrits une dimension scientifique – ses détracteurs diraient scientiste – ne risque-t-elle pas, à se faire ainsi instrumentaliser, d’y perdre son âme ? Le manuscrit, d’objet fétiche à objet patrimonial puis objet scientifique, ne deviendrait-il pas objet de spectacle et de performance dans une certaine culture contemporaine ? Je laisserai volontiers la question ouverte.
1 Voir José-Luis Diaz, https://archive19.hypotheses.org/64.
2 Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du dix-huitième siècle, Paris, Charpentier, 1842, Préface, p. IV.
3 Marie-Odile Germain, « Manuscrits en gloire », Brouillons d’écrivains, Paris, BnF, 2001, p. 46.
4 Bernhild Boie, « L’écrivain et ses manuscrits », Les Manuscrits des écrivains, Paris, Hachette / CNRS Éditions, 1993, p. 42.
5 Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet datée du 15 avril 1852 (consultable sur flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/).
6 Anne Herschberg-Pierrot, « L’écrivain et ses manuscrits », Brouillons d’écrivains, op. cit., p. 38.
7 Lettre à S. Schiff, vers le 21 juillet 1922, Correspondance, Paris, Plon, 1993, t. XXI.
8 Catherine Pozzi, Journal 1913-1934, Paris, Éditions Phébus, 2005, p. 365 (12 décembre 1926).
9 Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Paris, CNRS éditions, coll. « Biblis », 2011 p. 54.
10 Ibid., p. 55.
11 Ibid., p. 56.
12 Ibid., p. 57.
13 La BnF gardera longtemps « une attitude très réservée à l’égard des manuscrits littéraires modernes » (Marie-Odile Germain, « Manuscrits en gloire », Brouillons d’écrivains, op. cit., p. 46) : elle n’acquiert quelques manuscrits surréalistes que dans l’immédiate après-seconde guerre.
14 Voir http://www.item.ens.fr/historique/.
15 Pierre-Marc de Biasi, op. cit., p. 28.
16 Voir Jean-Louis Lebrave, « Computer forensics : la critique génétique et l’écriture numérique », Genesis [En ligne], 33 | 2011, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 11 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/genesis/633 ; DOI : 10.4000/genesis.633.
17 Daniel Ferrer, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2011, p. 187.
18 Pierre-Marc de Biasi, op. cit., p. 12.
19 Voir en particulier dans l’ouvrage cité d’Almuth Grésillon le « Glossaire de critique génétique » (p. 241-246) particulièrement précieux.
20 Pierre-Marc de Biasi, op. cit., p. 146.
21 Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994, p. 129.
22 Voir Pierre-Marc de Biasi, op. cit., p. 121-129.
23 Voir Almuth Grésillon, op. cit., p. 121-135.
24 Pierre-Marc de Biasi, op. cit., p. 31.
25 Pour une étude génétique complète de cette œuvre, voir F. Simonet-Tenant, « “A 63” ou la genèse de l’“épreuve absolue” », dans Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, études réunies par Fabrice Thumerel, Artois Presses Universités, 2004, p. 39-56.
26 Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, Paris, Armand Colin, 2005, p. 30.
27 La critique génétique identifie deux grandes catégories de processus d’écriture. « Il y a des écrivains qui ne peuvent travailler qu’avec un canevas précis selon le principe d’une “programmation scénarique” qui anticipe sur la textualisation, et d’autres qui ont besoin de se jeter dans la rédaction sans se sentir contraints par le moindre plan en suivant la méthode d’une “structuration rédactionnelle” qui se construit au fur et à mesure de l’élaboration de l’œuvre. » (Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, op. cit., p. 32-33). L’on ne peut méconnaître le fait que nombre d’écrivains combinent les deux démarches. Sans doute plutôt qu’une bipartition radicale (programmation scénarique / structuration rédactionnelle) est-il plus juste d’envisager ces deux pôles comme deux pôles opposés entre lesquels toutes sortes de pratiques intermédiaires peuvent s’insérer.
28 Almuth Grésillon, op. cit., p. 10.
29 Transcription linéarisée codée. Code : < > = ajouté en interligne ; X = mot illisible.
30 Cette ligne entre parenthèses est écrite au crayon de papier tandis que le reste du texte est à l’encre bleue.
31 En face de la phase « (Je ne me sentais pas coupable de quoi que ce soit) » , dans la marge de gauche et au crayon de papier, la mention suivante : « pas forcément déjà ».
32 Notation qui figure sur une feuille de format A4, datée de 1988.
33 Feuillet de brouillon numéroté par Annie Ernaux 4bis. La note 2 figure au verso du feuillet.
34 Pierre-Marc de Biasi, La Génétique des textes, op. cit., p. 104.
35 Ibid., p. 105.
36 Voir Françoise Simonet-Tenant, « Des Carnets de notes au Feu : transposition ou métamorphose ? », Revue d’histoire littéraire de la France, octobre-décembre 2015, p. 811-824.
37 Expression que l’on trouve, entre autres, en quatrième de couverture de l’édition du Feu aux éditions Flammarion, GF, 2014.
38 Henri Barbusse, Le Feu, suivi du carnet de guerre, édition préfacée et annotée par Pierre Paraf, Paris, Flammarion, 1965.
39 Ibid., p. VII.
40 Ibid., p. 289-315.
41 Les dates trouvées dans le second carnet sont les suivantes : Au folio 24 ro du carnet NAF 16483 (BnF), on peut lire cette phrase : « Cela précise la place qu’il [l’alcoolisme] doit occuper, une place presque égale à la guerre dans l’évolution de la misère humaine. » En marge est inscrit le commentaire suivant de Barbusse : « Vers 1911 ou début courant 1912, il m’est venu cette idée. » Au folio 41 vo figure une liste des vingt-quatre chapitres du Feu qui ne comprend que peu de différences avec la liste définitive telle qu’elle apparaît dans la version publiée et l’on peut supposer que les dates qui figurent là correspondent aux moments de la vie de combattant de Barbusse : « La guerre. Journal d’une escouade. 1915-1916 / I La Vision / II Les H. des Cav. août 1915 / III La Descente / IV Volpatte et Fouillade / V Le Cantonnement ill. fin août / VI L’habitude sept. / VII Embarquement / VIII La Permission / IX La Grande Colère / X Mingoval août sept. 1915 / XI Le chien / XII Le Portique octobre 1915 / XIII Les Gros Mots / XIV Le Barda / XV L’Œuf / XVI Idylle / XVII La Sape / XVIII Les Allumettes / XIX Bombardement ill. 1915 / XX Le Feu / XXI Le Poste de Secours / XXII La Virée / XXIII La Corvée / XXIV L’Aube / L’ensemble de cette liste est barrée. « Les H. des Cav. » est l’abréviation de l’expression « Les Hommes des Cavernes », titre initialement prévu pour le chapitre qui s’intitulera « Dans la terre ». Le titre « Mingoval », nom du lieu où a été exécuté Paul Vérain pour abandon de poste, deviendra dans la liste définitive des titres « Argoval ».
42 Par exemple, au folio 13 ro du carnet NAF 16482 (BnF) : « Taper sur les descriptions à l’eau de rose… Les conneries de Déroulède et la peinture de Detaille faite avec des couleurs à la vaseline, le camoufleur embusqué. Entre temps il fait des portraits de mondain avec les cold cream, du rouge, de la pommade Rosa et de la poudre de riz. »
43 Henri Barbusse, Lettres à sa femme 1914-1917, Paris, Buchet / Chastel, 2006, p. 102 (22 février 1915).
44 Ibid.
45 Ibid., p. 30.
46 Voir Philippe Lejeune, « Genèse de Vauquois (1918) », La Faute à Rousseau, no 67, octobre 2014, p. 37. Le critique se pose la question dans la conclusion de son article d’une confrontation du texte de Nous autres à Vauquois d’André Pézard, qu’il vient d’étudier – autobiographie « après-coup » et « rédigée en forme de journal », 18 mois après les faits – « à d’autres livres admirables, qui marquent une distance différente par rapport à un journal tenu sur le front. […] Grande proximité, montage sans réécriture de fragments de journaux et de lettres dans […] L’Humaniste à la guerre (1920) de Paul Cazin (1881-1963). Sur l’autre versant, Maurice Genevoix (1890-1980), dans les cinq volumes de Ceux de 14 (1916-1923), pratique, pendant plusieurs années, une réécriture systématique et prolixe. »
47 Lettre inédite d’André Pézard à Jean Norton Cru du 8 juin 1927 (archives municipales de Marseille) transcrite par Philippe Lejeune dans La Faute à Rousseau, op. cit., p. 38.
48 Jean Relinger, Henri Barbusse, écrivain combattant, Paris, PUF, 1994, p. 85.
49 Michel Butor dans Georges Charbonnier, Entretiens avec Michel Butor, Paris, Gallimard, 1967, p. 118.
50 Marie-Odile Germain, op. cit., p. 46.
51 Voir Louis Hay, « Autobiographie d’une genèse », consultable sur http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/autobiographie-dune-genese/ et Catherine Viollet, « Journaux de genèse » dans Genesis no 32, p. 43-62.
52 On peut d’ailleurs signaler la participation de Toussaint au séminaire général de l’ITEM : « Entretien avec J. P. Toussaint : les manuscrits de M.M.M.M. » à l’ENS le 13 mars 2018.
© Publications numériques du CÉRÉdI, « Ressources », 2019
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Quelques mots à propos de : Françoise Simonet-Tenant
Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229