11 / été et automne 2023
Les enjeux du label Capitale Européenne de la Culture pour le développement territorial

Compte-rendu d’ouvrage. Capitales Européennes de la Culture en Méditerranée : voyage dans les villes de l’entre-deux. Une perspective anthropologique sur les transformations urbaines depuis Gênes et Marseille
Maria Elena Buslacchi – 2020 – 191 pages

Patrizia Laudati


Texte intégral

1Cet ouvrage publié en italien1 dans la collection Logiques sociales d’Harmattan Italia, est le résultat d’une réélaboration de la thèse de doctorat de l’auteure, soutenue en 2016, enrichie de ses expériences successives, comme sa participation en France à des enquêtes sur les publics et les pratiques culturelles, sa participation à un projet ANR sur le renouvellement des Institutions Culturelles dans le contexte des Capitales Européennes de la Culture, ou encore, son expérience professionnelle d’adjointe à la Culture, à la Participation et au Réaménagement des espaces urbains de la ville de Gênes en Italie.

2« Capitali europee della cultura » est ainsi un travail ethnologique et comparatif, qui s’inscrit dans le sillon de travaux récents et moins récents (Matiu e Lundgren 2014 ; Grésillon 2011 ; Patel 2012 ; Garcia, Melville e Cox 2010 ; Hitters 2000, 2007 ; Richard et Wilson 2004), sur les politiques publiques territoriales, menés dans plusieurs disciplines : anthropologie urbaine, communication territoriale, sociologie urbaine, géographie, sémiotique urbaine...

3Particulièrement, dans la continuité des travaux menés par Marc Abèles dans les années 1990, sur l’anthropologie des institutions, Elena Buslacchi propose d’étudier les impacts symboliques, fonctionnels et matériels (et beaucoup moins économiques) que le label CEC (Capitale Européenne de la Culture) a induit sur les politiques publiques locales et les différentes parties prenantes. Il s’agit ainsi du récit d’un parcours et de sa temporalité : le parcours de la construction identitaire emprunté par toute ville labélisée CEC, même si l’accent est mis plus particulièrement sur les villes de Gênes et de Marseille. Dans ce parcours, l’avant et l’après évènement acquièrent toute leur importance pour mieux saisir le processus socio-politique et culturel de cette construction identitaire. La candidature à CEC est l’occasion pour les municipalités, de (ré)affirmer l’identité de la ville et d’attester la légitimité de sa diversité, dans un dialogue permanent entre local et global, entre identité méditerranéenne et identité européenne ; en véhiculant, au travers des nouveaux projets urbains et culturels, l’image (ré)actualisée de la ville.

« (…) Il n’est pas nécessaire que l’image construite comme projection du futur, colle parfaitement à la réalité : on peut se contenter d’une perspective plausible. En planification stratégique, l’administration peut se permettre d’être, au-delà d’un certain délai, quelque peu visionnaire, imaginant des évolutions même au-delà des termes d’un mandat » (page 130).

4Cet ouvrage est donc le récit de stratégies visionnaires institutionnelles et de leurs confrontations, souvent antinomiques, avec les réalités locales et avec les habitants qui peinent à se reconnaître dans la nouvelle image de la ville construite et véhiculée par les discours politiques. Le retour sur les évènements qui ont amené Gênes, Marseille ainsi que d’autres villes européennes à déposer une candidature à CEC, plonge le lecteur dans une histoire passionnante qui dévoile les coulisses des démarches respectives. L’évènement devient alors le protagoniste principal de l’histoire : un protagoniste qui crée une tension permanente (qui va au-delà de la temporalité du projet), entre son statut d’opérateur sémiotique (au sens de Ernst Cassirer, 1972), c’est-à-dire comme élément qui déclenche un processus polysémique de construction de sens à différentes échelles ; et son statut de garant entre une identité locale (méditerranéenne ou plus précisément méridionale) et une identité européenne, plus standardisée. Cette dernière stigmatise les villes étudiées comme « villes perdantes » et remet en cause leur diversité, perçue davantage comme un facteur de retard culturel par rapport aux autres pays du Nord.

Les thèmes traités et les points majeurs de l’ouvrage

5Maria Elena Buslacchi choisit de structurer son ouvrage non pas selon un axe diachronique, mais selon un axe thématique, où chaque thème fait l’objet d’un chapitre : (1) Politiques culturelles et politiques urbaines en Europe ; (2) La logique comparatiste à l’œuvre : « les villes perdantes » ; (3) Revenir au centre ; (4) La gouvernance du changement : le grand évènement ; (5) La culture dans l’espace public ; (6) La candidature à CEC et la programmation ; (7) Les choix stratégiques de la programmation ; (8) Construire une image : marketing et contestation. Ce choix thématique lui permet d’observer la cohérence du processus de candidature en même temps que ses revirements et ses hésitations, et d’en proposer une photographie par l’entrée culturelle. La culture étant entendue comme un outil impactant les imaginaires de et sur la ville et le positionnement de cette dernière dans le contexte européen.

6L’objectif est celui de déconstruire a posteriori les processus de candidature des villes méridionales, afin d’en mettre en lumière les éléments qui ont amené à une construction ou une transformation identitaire de celles-ci, sans pour autant réduire l’analyse à une simple réflexion sur la promotion territoriale. Pour cela, loin d’exprimer un jugement de valeur sur ces candidatures, Maria Elena Buslacchi interroge la stratégie politique mise en place par les CEC comme moteur de développement véhiculant des valeurs et des convictions.

Politiques culturelles et politiques urbaines en Europe

7Le premier chapitre intitulé « Politiques culturelles et politiques urbaines en Europe », retrace l’histoire de la naissance en 1984 du programme « villes (puis capitales) européennes de la culture ». Un tournant majeur est représenté par la candidature à CEC de Glasgow en 1990. L’image de la ville écossaise industrielle ne correspond pas à l’idée d’une ville « culturelle » et pourtant elle devient, à partir de ce moment-là, un exemple à suivre en matière de requalification de friches industrielles et bénéficiera pour cela de l’un des principaux instruments de la politique de cohésion de l’UE : le fond FEDER (Fond Européen de Développement Régional). En effet, le remplacement de l’industrie manufacturière traditionnelle par l’industrie dite culturelle ou créative, est institutionnalisé comme une forme de développement urbain, auquel d’autres villes vont se conformer, sur l’exemple de Glasgow. Ainsi, « la reconversion n’est plus l’objet exclusif de l’urbanisme, mais l’objectif de politiques culturelles, de développement économique et de valorisation touristique. À travers la CEC également, le modèle de la « ville créative » pénètre les indications de la Commission européenne » (page 27) et sera un projet de labellisation de nombreuses villes dans le monde par l’Unesco dès 2004. L’idée de base du programme CEC est celle de pousser les villes sélectionnées à réfléchir à leur patrimoine et à leur identité culturelle ainsi qu’aux effets permanents sur la ville que la mise en place de telles actions va produire. L’organisation de l’évènement s’accompagne de travaux d’aménagement, d’infrastructures, de restauration de monuments, de création ou amélioration de services... Cependant, toutes ces actions ne permettent pas, ou très difficilement, de soutenir directement les activités commerciales (par exemple au travers d’aides directes de l’administration pour créer une entreprise, comme ouvrir un restaurant ou tout autre commerce), ou bien les associations sans but lucratif, ou tout autre acteur qui n’aurait pas les moyens de prétendre directement aux subventions européennes, que ce soit par manque d’expérience, ou de fonds de roulement.

8Ce premier chapitre sur les politiques culturelles et urbaines, met en évidence une première distorsion dans l’interprétation du programme CEC : une dichotomie se crée entre le discours officiel de l’institution qui utilise la candidature au label comme un argument pour redorer l’image de la ville, et les contestations des habitants qui ne s’y reconnaissent pas ou plus.

La logique comparatiste à l’œuvre : les villes perdantes

9Le second chapitre développe une approche comparatiste des « villes perdantes », ainsi définies par Max Rousseau (2005), lorsqu’il parle de villes comme Lille, Le Havre, Marseille, Saint-Etienne, qui ont survécu au système industriel en l’abandonnant beaucoup plus tard que d’autres, et qui ont été stigmatisées pour cela, en s’emparant tardivement des outils du marketing territorial pour rebondir. Cette situation a accentué les différences entre les villes du Sud n’ayant pas saisi tout de suite cette opportunité, et celles du Nord qui l’ont adoptée comme facteur d’émancipation.

10Afin de rattraper le retard, les villes perdantes ont donc adopté la politique de la culture-led regeneration basée sur la conviction du pouvoir transformateur de la culture sur le territoire et la possibilité d’en reproduire le modèle (c’est l’effet Bilbao, Baudelle et al., 2015). Maria Elena Buslacchi nous propose alors une lecture comparative de la manière dont Gênes et Marseille pensent le changement. Le dénominateur commun s’articule autour de trois types d’isomorphisme mimétique, qui rendent semblables les structures des deux situations : (1) un isomorphisme pragmatique, lorsque l’administration publique délègue à la politique le choix de la stratégie de requalification urbaine ; (2) un isomorphisme théorique, lorsque les experts et les techniciens théorisent les impacts de la culture sur le territoire et (3) un isomorphisme coercitif se matérialisant par les contraintes financières et règlementaires.

11Gênes et Marseille partagent un passé industriel lié à la sidérurgie. À Gênes les habitants, supportés par les syndicats, revendiquent la réorganisation des industries à la fois pour sauvegarder leur emploi et l’environnement, en essayent de contrecarrer le développement du secteur tertiaire et la prolifération de microentreprises. À Marseille, il y a un manque de coordination entre deux logiques ; la grande contradiction marseillaise (Morel 2000 : 112) réside en effet, dans le fait que le développement industriel et économique dépend des directives de l’État, tandis que le développement des infrastructures et des services, dépend de l’administration locale. Dans les deux cas de figure, il faut abandonner la solution du développement industriel comme moteur de requalification, au profit d’une transformation radicale du tissu urbain, notamment des centres-villes dans lesquels déployer la « stratégie culturelle ». L’intérêt pour la transformation est déjà présent, mais va être légitimé par le programme CEC.

À la reconquête du centre

12Le troisième chapitre intitulé « Tornare al centro » (que je traduirais par « A la reconquête du centre ») met l’accent sur la requalification des centres-villes qui dans le temps ne répondaient plus à des critères de confort, et avaient été laissés de plus en plus à l’abandon ; par la suite, avec des temporalités différentes pour Gênes et Marseille, ils avaient accueilli de nouvelles populations de migrants, les seuls à accepter des conditions de vie moins confortables. Plus récemment, la requalification de ces quartiers centraux de la ville, est passée par la construction de nouvelles valeurs (qu’elles soient historiques, artistiques, patrimoniales, culturelles, touristiques, ou créatives), qui se sont stabilisées par leur reconnaissance par les parties prenantes. Le label CEC, à la fois élément de fierté et de prestige pour les administrations ou les institutions promotrices, et indicateur de qualité pour les médias ou pour le public international, a participé à la construction de ces valeurs de par sa signification symbolique. Cependant, ce même label peut créer soit des tensions entre institutions et populations locales n’ayant pas les mêmes ambitions pour les quartiers touchés par les transformations, soit des déséquilibres urbains, notamment pour des villes polycentriques, comme Paphos, en déplaçant le barycentre symbolique seulement sur l’un des centres.

13Dans tous les cas, l’objectif du programme CEC pour Gênes et Marseille, a été celui d’élargir le périmètre de l’espace vécu par les citoyens en leur permettant de s’approprier les nouveaux lieux culturels de la ville et créant des perméabilités urbaines. En même temps, dans les deux cas, les aménagements urbains sur les centres-villes, ont tiré parti du sentiment d’insécurité dans ils souffraient. Enfin, soulignons un autre exemple évoqué par Maria Elena Buslacchi que sont les habitations troglodytes des « Sassi di Matera ». Cette fois, l’auteure fait émerger l’impact de la médiatisation par les différents canaux audio-visuels (télé, cinéma…) sur la reconnaissance de valeurs attribuées au lieu, par un public national voire international.

La gouvernance du changement : le grand évènement

14Le quatrième chapitre épouse le point de vue des administrations locales : « La gouvernance du changement : le grand évènement ». On voit alors comment la planification de grands évènements, constitue désormais une véritable stratégie pour les collectivités locales, car elle leur permet de disposer de fonds non seulement pour les grands travaux, mais aussi pour les petits travaux permanents et les menues réparations, exécutés en vue de maintenir en bon état les espaces urbains. Le grand évènement entraîne tout un processus de transformations à différentes échelles, autour d’un élément déclencheur, représenté par les bâtiments culturels. À Gênes, ce processus démarre avec l’Exposition internationale des Colombiades de 1992, grâce à une planification partagée entre tous les acteurs économiques (publics et privés), souhaitant redessiner une nouvelle ville orientée vers le tertiaire, la culture et le tourisme. Ce même principe de co-participation (Conferenza Strategica), sera repris quelques années après, pour la candidature de la ville de Gênes à CEC à l’horizon 2004 : GeNova04. À Marseille, la dimension culturelle est étroitement liée à la dimension économique et sociale. Ce sont les acteurs économiques locaux qui gèrent la transformation. Le processus de requalification urbaine débute en 1995 avec deux tentatives infructueuses : la première concerne le lancement de l’Opération d’Intérêt National (OIN) Euroméditerranée, rejetée par une grande partie de la société civile qui voit dans l’intervention de l’Etat, un élément d’ingérence. La deuxième tentative a coïncidé avec la possibilité d’accueillir le grand évènement de l’America’s Cup Management (ACM) en 2007 ; échec dû, selon l’opinion publique, aux dysfonctionnements de l’administration communale. Enfin, le projet de candidature à CEC pour 2013, marque la troisième tentative pour la ville de se positionner au niveau international comme Capitale de la Méditerranée. Cette fois, elle emporte la nomination à CEC : MP2013.

La culture dans l’espace public

15« La culture dans l’espace public » constitue le cinquième point d’entrée choisi par Maria Elena Buslacchi pour nous raconter les processus de transformation de Gênes et de Marseille où requalification urbaine et évènement s’entrelacent dans une même et unique stratégie de « régénération ». En s’appuyant sur les travaux du sociologue Graeme Evans (2005), elle nous présente trois modalités de requalification urbaine liée à la culture :

- Culture-led regeneration. La culture devient un instrument pour créer de nouvelles opportunités de travail, attirer de nouveaux flux de personnes et de capitaux et améliorer l’image de la ville, au travers d’un projet iconique, comme le musée Guggenheim de Bilbao.

- Cultural regeneration. Au lieu de déléguer l’impact culturel à un seul bâtiment, la culture investit les espaces publics de la ville, en incitant à de nouvelles pratiques.

- Culture and regeneration. La requalification menée par l’administration, passe par des interventions architecturales et urbaines et exclut toute réflexion sur la culture. Ce sont les associations et les différents acteurs locaux (comités, groupes d’habitants…) qui mettent en place des initiatives culturelles.

16Dans l’histoire de la CEC, le modèle choisi est plutôt celui de la culture-led regeneration qui passe par la réalisation de grands projets architecturaux. À Gênes, la restauration du Palazzo Ducale accueille des expositions temporaires et l’aménagement du port ancien permet l’implantation, entre autres, de l’Aquarium et du Bigo (ascenseur panoramique) de l’architecte Renzo Piano. À Marseille, le projet du front de mer du vieux port sur 2,5km, comprend le MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Rudy Ricciotti, le Centre régional de la Méditerranée de Boeri, l’architecture japonaise du FRAC, le complexe cinématographique de Massimiliano Fuksas... Le modèle de la culture-led regeneration sera de plus en plus abandonné au fil des candidatures à CEC au profit du modèle de la cultural regeneration qui célèbre l’utilisation « culturelle » de l’espace public : un certain nombre d’espaces urbains sont ainsi sélectionnés et promus dans une action de marketing territorial, pour devenir symbole de la ville entière, au travers d’activités culturelles.

La candidature à CEC et le programme

17Ce chapitre met l’accent sur les acteurs impliqués dans la préparation de la candidature CEC et sur l’évolution de leurs positionnements pour répondre au programme. Une collectivité territoriale porte officiellement le projet, mais d’autres partenaires publics et privés peuvent s’y associer, avec différents degrés d’engagement. La rédaction du Dossier de candidature est un acte de pouvoir, très important sur le plan symbolique. D’une part, il met en lumière les éléments identitaires de la ville considérés comme commercialisables à l’international (particularités paysagères, traditions historiques, tendances culturelles) ; et d’autre part, il esquisse les aspirations des sujets concernés, traduites en projets et qui constitueront le programme ou une partie de celui-ci. Dans les deux cas de figure, le Dossier restitue un récit partiel et partial : celui des rédacteurs du texte ; et en cas de victoire, cette vision subjective, sera amenée à traduire officiellement l’image de la ville entière.

Les choix stratégiques du programme

18La visibilité internationale grandissante des CEC a entraîné une évolution dans le format du programme, notamment en ce qui concerne les communes-cibles et les processus participatifs. Désormais, même des petites communes peuvent prétendre à la labélisation CEC (Matera, Paphos, La Valletta...). Ces communes privilégient le modèle de la cultural regeneration, plus que la construction de nouvelles architectures (culture-led regeneration). Cela permet une plus grande proximité entre l’administration organisatrice de l’évènement et les citoyens.

19Pour GeNova04 et MP2013 la participation citoyenne n’a pas été possible et elle s’est manifestée plus dans la contestation (sinon dans le conflit) que dans l’adhésion. Gênes a adopté la politique de la fourmi, par rapport à la cigale Lille qui dépensera la totalité de son budget pour des évènements éphémères. L’administration génoise investit dans une politique plus structurelle censée accompagner les transformations de la ville dans le temps, selon trois directions thématiques : ville d’art ; capitale de la mer ; ville contemporaine. Pour cela un Comité (Municipalité, Région, Université, Chambre de Commerce at Autorité Portuaire) est créé, dans l’objectif de recueillir, évaluer, sélectionner et le cas échéant mettre en place les différentes propositions des acteurs locaux. Cette initiative se prolongera au-delà de la temporalité de la CEC. Le plan de communication est mis en place et géré depuis le début du processus : avant, pendant et après l’évènement. Marseille, quant à elle, choisit d’investir dans les activités culturelles et de spectacle, en mettant entre parenthèses la politique de requalification territoriale. Ce choix met l’accent sur l’attractivité touristique et surtout sur les pratiques culturelles des habitants qui déplorent le caractère commercial de la CEC. Le manque d’informations sur l’évènement, avant la date fatidique, détermine le scepticisme d’une grande partie de la population, mais le jour J tout le monde participe, notamment aux arts performatifs et spectacles de rue. Dans les deux cas, des enquêtes de terrain sont lancées après l’évènement pour en avoir un retour et mieux comprendre si la CEC a modifié ou amélioré l’image de la ville dans l’esprit de ses habitants.

Construire une image. Marketing et contestation

20Le meilleur moyen d’augmenter l’attractivité d’un produit, c’est d’améliorer son image sur le marché. On assiste alors à la naissance en Italie de nouvelles méthodologies comme celles du marketing territorial et du city branding, dejà connues en France. La CEC est considérée comme un outil de requalification urbaine, capable de transmettre un message de renaissance et de rédemption de la ville par rapport à un passé critique récent, destiné à une communication interne ou bien tournée vers l’extérieur. La nouvelle image de la ville est dessinée en amont, comme nous l’avons vu, dans les Dossiers de candidature, au travers d’éléments stratégiques, parfois partiels et subjectifs, qui incarnent, par l’écriture, l’expression de l’intérêt commun. Là où les stratégies de communication divergent, c’est pendant et après le grand évènement. Gênes structure toutes les initiatives en les regroupant pour une meilleure lisibilité de l’offre culturelle à destination avant tout de ses habitants : par exemple tous les évènements estivaux sous le label Genova Estate ; ou bien tout ce qui concernait Paganini, avec le label Paganiniana. De plus, l’administration génoise continue à s’appuyer sur la participation de toutes les parties prenantes, y compris celles qui avaient participé au programme de 2004. Marseille en revanche, s’empare des outils numériques et des réseaux sociaux pour vendre la ville. Comprendre la ville comme un produit commercialisable est cependant différent de vouloir développer une fierté renouvelée des citoyens. Les acteurs économiques locaux instrumentalisent tout ce qui ne correspond pas à une image de « ville gagnante » selon les standards européens, en évacuant tout symptôme de retard, dans la catégorie du folklore local. La communication est orientée alors surtout vers l’extérieur, vers l’offre touristique, en reléguant au deuxième plan toute politique d’inclusion sociale. L’image officielle de la ville qui en ressort est fragmentaire et loin d’être fédératrice. D’un côté, un collectif « Off » se constitue, en opposition au MP2013 (comité officiel d’organisation de la CEC) ; de l’autre côté, les habitants des quartiers directement touchés par Euroméditerranée, ont le sentiment de perdre leur « droit à la ville » (Lefebvre, 1967) et se révoltent contre le programme du MP2013, notamment contre les expropriations et les relogements qui en découlent, mais aussi contre le Off qui soutient MP2013 au lieu de s’y opposer. 2

Conclusions : vers la ville méditerranéenne ?

21De l’Exposition internationale des Colombiades de 1992, à la demande de CEC de 2002 pour Gênes ; de Euromed à la Coupe Amérique pour Marseille ; tous ces dossiers de candidature ont mis en évidence le rôle que l’évènement joue sur le repositionnement de la ville au niveau international ; mais surtout que la reconnaissance publique de CEC est pour les villes méridionales qui l’obtiennent, un facteur d’émancipation et de rachat d’une condition de subordination par rapport aux villes du Nord de l’Europe qui semblent mieux correspondre à une norme européenne, ou plus généralement internationale, d’un progrès standardisé. Cette volonté de revanche, on la retrouve aussi bien dans le récit officiel des institutions locales que dans les discours de l’habitant lambda.

22Les outils présentés par l’administration publique comme des voies de développement dont les industries culturelles et créatives en seraient le moteur, sont en revanche identifiés comme les principales menaces à l’intégrité de l’identité urbaine, par les signataires de la Charte de Gênes (1992). La Charte prône la contextualisation historique, géographique et sociale des choix de transformations des espaces urbains, en opposition à l’application aveugle de modèles étrangers venus d’ailleurs. Petit à petit, le modèle urbain méditerranéen entre dans le discours institutionnel qui, quelques années plus tard, dans la Déclaration de Marseille (2008) s’exprime dans des termes antithétiques à ceux exprimés dans la Charte de Gênes, cherchant désormais une adéquation aux standards européens. L’objectif des administrations des villes de la Méditerranée, n’est plus alors la définition d’un modèle de développement autonome : le nouvel objectif du projet CAT-MED (Changing the Mediterranean metropolis around time), lancé en 2009, auquel Gênes et Marseille participent, traduit bien la volonté de concilier les spécificités de l’environnement méditerranéen et l’exigence de moderniser des services et des fonctionnalités de l’espace urbain sur un modèle de villes soutenables « plus au Nord ». La CEC situe les villes méditerranéennes dans une posture intermédiaire, à la fois de frontière et de transition, interprétée à la fois comme diversité (de par leur identité locale) et comme proximité culturelle (de par leur identité européenne).

23En guise de conclusion, ce qui est appréciable dans le récit que Maria Elena Buslacchi nous propose du processus de candidature à CEC des différentes villes, quelle que soit la thématique développée, est qu’il s’appuie toujours sur une analyse des faits, reconstruits avec rigueur au travers de recherches d’archives et sur le recueil de témoignages directs (par exemple, de fonctionnaires du service d’urbanisme de la ville et d’habitants), essentiels pour plonger le lecteur dans l’ambiance de l’époque et mieux saisir la photographie très réaliste qui en est restituée.

Bibliographie

BAUDELLE G., KRAUSS G., POLO J-F. (2015), Musées d’art et développement territorial, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 228 p.

CASSIRER E., (1972). Philosophie des formes symboliques, tome III, trad. Claude Fronty, Paris, Editions de Minuit

DE FRANCISCIS, G. (1997) (Dir). Rigenerazione urbana. Il recupero delle aree dismesse in Europa. Eidos, Napoli.

EVANS, G. (2005). Measure for Measure: Evaluating the Evidence of Culture’s Contribution to Regeneration. Urban Studies, 42(5/6), pp.959–983

LAUDATI, P. (2019). Sémiotique et communication urbaine. Un croisement paradigmatique pour la compréhension de l’espace. Chapitre pp.573-588 in La sémiotique et son autre. A. Biglari (Dir), Editions Kimé, Paris. 

LAUDATI, P. (2019). Riconfigurazione semantica degli spazi urbani marginali, pp.54-65, in A. Capestro (Eds), Piazze minori nel centro storico di Firenze, DidaPRESS, Firenze - Italie. 

LAUDATI, P. (2017). Rappresentazioni spaziali e identità urbana. Chapitre pp.69-78 in Chorographies : Les mises en discours de la ville. Demeulenaere A., Gernert F., Roelens N. et Schneider S. (Dir), Reichert Verlag Wiesbaden. 

MOREL, B. (2000). Marseille, naissance d’une métropole, l’Harmattan, Paris.

VIGNAU M. et GRONDEAU A. (2022), « Labellisation culturelle et marketing territorial : entre transformations urbaines, contestations et inégalités socio-spatiales », Revue Marketing Territorial, 9 / été 2022, en ligne

Notes

1 Titre italien : « Capitali europee della cultura nel mediterraneo: viaggio nelle città di mezzo. Una prospettiva antropologica sulle trasformazioni urbane da Genova e Marsiglia in poi ». Le terme entre-deux indique l’appartenance des villes méditerranéennes, à deux univers en même temps : celui de l’identité locale et celui de l’identité européenne.

2 Très intéressant à ce sujet, l’article publié en 2022, par Mathilde Vignau et Alexandre Grondeau, dans le numéro 9 de la Revue Marketing Territorial, qui analyse les transformations et les contestations urbaines qui ont eu lieu dans la cité phocéenne suite aux deux stratégies territoriales mises en place : la labellisation culturelle d’une part, et le marketing territorial d’autre part.

Pour citer ce document

Patrizia Laudati, « Compte-rendu d’ouvrage. Capitales Européennes de la Culture en Méditerranée : voyage dans les villes de l’entre-deux. Une perspective anthropologique sur les transformations urbaines depuis Gênes et Marseille » dans © Revue Marketing Territorial, 11 / été et automne 2023

URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/963.html.

Quelques mots à propos de :  Patrizia Laudati

Patrizia Laudati est Professeure des Universités à l’Université Côte d’Azur et chercheure au Laboratoire SIC.Lab Méditerranée. Docteure en Sciences de l’information et de la Communication, par ailleurs Architecte et spécialiste en Projet Urbain, elle a été de 2008 à 2020, Directrice Adjointe du laboratoire de recherche DeVisu Design Visuel et Urbain de l’Université Polytechnique Hauts-de-France. Directrice du domaine scientifique Architecture et Urbanisme chez ISTE éditeur à Londres, ses travaux portent notamment sur la réception et la médiation architecturale et urbaine, par une approche à la fois transdisciplinaire SHS/SPI et sémio-pragmatique. Elle développe et encadre des travaux relatifs aux transformations des territoires et des pratiques spatiales, liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. Visiting Professor à l’Université de Florence (Italie), elle est intervenue, en France et à l’étranger dans de nombreux autres établissements de formation en architecture ayant une approche communicationnelle.