Sommaire
Volume dirigé par Stéphane Haffemayer et Patrick Rebollar
Comité scientifique
Takeshi Matsumura, Myriam Tsimbidy, Pierre Ronzeaud, Stéphane Haffemayer, Patrick Rebollar, Xavier Le Person, Claire Gantet, Éva Guillorel, Sylvie Steinberg, Yann Lignereux, Marie-Karine Schaub, Anne Béroujon, Emmanuelle Chapron.
1Le répertoire théorique des mazarinades comprend environ 6 000 éditions produites pendant la Fronde, entre 1648 et 1653 ; c’est incontestablement l’une des plus importantes prises de parole publique dans la France d’Ancien Régime. Longtemps considéré comme un « océan » (Christian Jouhaud), un « labyrinthe » (Michel de Certeau) ou un « déluge » (Hubert Carrier), ce corpus de libelles d’une exceptionnelle inventivité littéraire eut une redoutable efficacité politique, ébranlant la régence d’Anne d’Autriche, forçant Mazarin à l’exil à deux reprises.
2Quelques années plus tôt en Angleterre, le déluge d’imprimés accompagnant la guerre civile à partir de 1642, s’était lui aussi traduit par une prise de parole inédite sur l’origine et la légitimité du pouvoir. Les récits de l’exécution de Charles Ier circulèrent largement en France au début de la Fronde parlementaire, alors que Paris était assiégée par les troupes royales2.
3Cette explosion de l’expression pamphlétaire liée aux crises politiques constitue un phénomène européen d’une ampleur inédite, qui justifie qu’on interroge la manière dont on usa alors du pouvoir des mots pour questionner en profondeur les rapports entre la société et l’État.
4Après les descriptions bibliographiques réalisées au XIXe siècle par Célestin Moreau3 et ses continuateurs, les travaux réalisés dans les années 1980 par Christian Jouhaud et Hubert Carrier ont marqué une étape essentielle de la recherche française et internationale sur les mazarinades. Depuis, le champ historiographique de l’information et de la communication en contexte de crise politique s’est fortement renouvelé du fait de la multiplication des études sur le discours pamphlétaire et les médias. En outre, grâce à la numérisation, de plus en plus de mazarinades sont devenues accessibles en ligne sur Gallica, Europeana, Archives.org, Google Books, sites sur lesquels l’information bibliographique n’en demeure pas moins éparse et souvent peu fiable. Peu à peu, les nouvelles technologies et les possibilités offertes en matière de conception de bases de données et d’instrumentation électronique ont fait naître d’autres questionnements qui permettent d’élaborer de nouveaux protocoles d’investigation de volumineux corpus4, comme cela a pu être mis en œuvre avec les nouvelles de la Gazette5 ou le Projet Mazarinades6.
5Développé depuis 2010, ce dernier, soutenu par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche du Japon, consiste dans l’édition électronique et l’analyse des mazarinades à partir d’une collection de 2 709 Mazarinades conservées à la Bibliothèque de l’Université de Tokyo (achetées en 1978 par le gouvernement japonais pour un montant de 40,5 millions de yens, soit l’équivalent de 450 000 euros). L’édition scientifique de ce corpus selon le standard d’encodage XML-TEI7 est publiquement disponible depuis 2011 ainsi qu’un portail d’informations et de documents historiques, dont une page de géolocalisation mondiale des collections de mazarinades.
6Par la suite, la Bibliothèque Mazarine, dans le cadre de la politique européenne8 d’accès aux œuvres conservées au sein des institutions patrimoniales culturelles, a ouvert un portail numérique « Mazarinum » en 20159 pour favoriser l’accès de la communauté scientifique internationale à ces sources - principes FAIR - grâce notamment à une coopération avec la plateforme de recherche Isidore10 et le dispositif d’agrégation de contenus Europeana11 (avec la BNF). Elle y propose actuellement plus de 800 mazarinades dont le texte est intégralement téléchargeable et interrogeable. Mais surtout, s'appuyant sur le catalogage scientifique de la plus importante et plus complète collection au monde, disposant des papiers et notes scientifiques de Hubert Carrier et prenant en compte les publications plus récentes, la Bibliothèque Mazarine a entrepris de réaliser un projet que Hubert Carrier n'avait pu mener à bien, une nouvelle bibliographie des mazarinades de référence destinée à remplacer celle de Célestin Moreau, projet concrétisé dans la base en ligne Bibliographie des Mazarinades BM lancée en 201912 et en cours d'enrichissement.
7Le corpus du Projet Mazarinades constitue aujourd’hui un ensemble documentaire bien identifié et qui intéresse des historiens, des littéraires, des sociologues, des linguistes, des musicologues, des conservateurs, des collectionneurs, des bibliophiles savants.
8Cette accessibilité nouvelle des mazarinades a généré un éclatement qui n’est pas sans conséquences épistémologiques : rapprochement des disciplines, confrontation de traditions scientifiques à l’échelle internationale, complémentarité et dialogue entre différentes méthodes d’analyse, sont autant de voies nouvelles pour mieux comprendre les usages politiques d’un média en temps de révolte. À la largeur de vue d’un Hubert Carrier ont succédé une foule de micro-analyses reposant sur des approches ciblées à l’intérieur d’un vaste territoire textuel.
9Les premières collaborations internationales autour des mazarinades ont commencé à se former dès 2013 par une journée d’étude à Bordeaux13, puis lors d’un colloque organisé à Paris en 2015, fruit d’un partenariat entre le groupe franco-japonais des RIM (Recherches Internationales sur les Mazarinades), la Bibliothèque Mazarine et la Bibliothèque nationale de France14 ; elles se sont poursuivies en 2016 avec l’organisation d’un colloque à Tokyo15 puis en 2020 avec la programmation d’un colloque Cerisy qui n’a pu se tenir du fait de la crise sanitaire, et qui s’est finalement tenu à Rouen en septembre 2022, avec vingt-trois contributions, grâce au partenariat entre le GRHis & le groupe des RIM16.
10La trentaine d’intervenants au colloque de Paris ont démontré l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire ; à Tokyo, tous ont travaillé sur le corpus en ligne du Projet Mazarinades, recourant à la numérisation pour proposer de nouvelles pistes d’analyse à partir du champ lexical. À Rouen, la perspective s’est tournée en direction des rapports entre mazarinades et territoires, selon les regards croisés entre historiens, littéraires, bibliophiles, linguistes : espaces physiques de la production, de la circulation et de la conservation des textes, en France et à l’étranger ; espaces politiques de négociation, d’opposition ou d’adhésion, où les prises de parole constituent des formes d’appropriation du territoire ; espaces symboliques de la mise en scène avec des voix de femmes ou de la province.
11Ce numéro inaugural de la toute nouvelle Revue du GRHis se décline en sept thématiques : retour historiographique, le contrôle du territoire, la province, les pays lointains, le langage, les voix de femmes, la réception.
12Pour commencer, Pierre Ronzeaud, co-organisateur du premier colloque sur la Fronde en 1988, livre une pénétrante rétrospective sur cinquante ans d’étude sur les mazarinades. Des carences définitionnelles d’Hubert Carrier autour du concept d’opinion publique aux critiques méthodologiques de Christian Jouhaud (pour qui les mazarinades sont « action », répondent à des stratégies de communication, et ne reflètent pas les idées politiques de leur auteur), l’auteur montre que la question sur ce que « sont » les mazarinades, expression d’une guerre des idées ou d’une guerre des mots, est maintenant largement dépassée. On ne saurait plus aujourd’hui affirmer le « vide idéologique » de la Fronde, revendiquer l’inanité d’études sérielles du contenu des mazarinades, nier la radicalité contestataire de certaines. Qu’il suffise, pour s’en convaincre, de méditer les analyses convaincantes d’Hubert Carrier dans son dernier ouvrage, le Labyrinthe de l’État (2004), pour saisir la cohérence idéologique des trois grands partis qui s’affrontent : les thèses libérales de la fronde parlementaire, les théories aristocratiques du parti des princes, la défense de l’absolutisme par les partisans de la Cour, forment des tendances bien distinctes. Ce que « font » et « disent » les mazarinades constitue désormais un des fils conducteurs des colloques récents, dont il faut souligner l’ouverture pluridisciplinaire en direction des conservateurs, historiens du livre, linguistes. Cette « immense évolution des problématiques » et des méthodes d’analyse se retrouve à l’œuvre dans les colloques de Paris, Tokyo et Rouen, où la part du littéraire s’efface progressivement au profit des questions de production, diffusion, réception, édition, lectures, méthodes d’analyse, langage ; elle se retrouvera dans celui de Fribourg prévu en 2025 sur Les mazarinades et l’International.
13Deux auteurs abordent ensuite la question du contrôle de l’espace à travers la correspondance et le chant. Comme le souligne Virginie Cogné à propos de la communication condéenne entre Bordeaux et Paris en 1652, la distance influence l’écriture et la réception des mazarinades. Entre les deux secrétaires, Pierre Lenet à Bordeaux et Jacques Caillet à Paris, les condéens s’échangent en moyenne plus de deux lettres par jour. De là, l’information est extraite, se transforme en discours partisan et se fragmente dans les mazarinades. Virginie Cogné identifie trois mazarinades qui, en juillet 1652, glorifient la résistance frondeuse des bourgeois de Villeneuve face à l’armée royale et mettent en scène la solidité de la position des princes en Guyenne. La correspondance condéenne constitue sans doute la principale source d’informations concernant la Guyenne, ce qui explique la forte présence de Bordeaux dans les mazarinades (242 occurrences trouvées sur le site des RIM17), alors que pour la même période, l’hebdomadaire Gazette ne contient que quarante-trois nouvelles de Bordeaux. D’après Virginie Cogné, l’instrumentalisation des récits par le parti condéen visait à encourager la mobilisation populaire : le 3 juillet 1652, informé de la prise de l’Hôtel de Ville par les ormistes, Condé ordonne à Lenet et à Conti d’apaiser les troubles mais, dès le lendemain, il lance ses partisans à l’assaut de celui de Paris : c’est donc en connaissance de cause que Condé, tout en désapprouvant la dimension républicaine de la fronde bordelaise, joue la concordance des dynamiques rébellionnaires, utilisant la foule contre les élites urbaines. En revanche, dans certains quartiers de Paris, c’est un autre type de communication que Condé met en œuvre une politique de la rue fondée sur une présence physique et des crieurs de rue.
14Cette présence physique dans les rues de Paris, Stéphane Haffemayer la mesure à travers les chansons de la Fronde, dont il réévalue le rôle médiatique et la virtualité subversive, voire révolutionnaire : recourant au rire et au ridicule, désarmant les autorités, le chant constituait un outil pacifique de réappropriation de l’espace public par une foule frondeuse. Les nombreuses références au chant dans les mazarinades témoignent de l’importance de la dimension orale de l’expression contestataire, mais aussi des risques d’explosion de violence collective dont les Parisiens gardent la mémoire. Après la Fronde, les contemporains demeuraient convaincus que les chansons comiques et satiriques avaient été l’un des vecteurs les plus efficaces de la diffusion de la révolte, mais aussi l’un des plus difficiles à combattre : les autorités échouèrent à faire respecter l’interdiction de chanter sur le Pont-Neuf, aux carrefours et places publiques de Paris. Transcendant les classes sociales, la culture d’Ancien Régime était imprégnée de chansons : dans les salons, on savourait leur esprit, même quand elles avaient le « diable au corps » (Madame de Sévigné). Leur collectionnisme fut précoce et leur discrédit historiographique tenace (Hubert Carrier évoque le « degré de saleté » de certaines). Le chant est pourtant une manière forte de s’approprier l’espace public et son contenu possède un indiscutable intérêt historique, autour des thèmes majeurs de la vindicte, voire de la haine publique, qui sont d’une grande plasticité temporelle.
15Le thème des mazarinades en province fait l’objet de cinq analyses. Myriam Tsimbidy s’appuie sur le Recueil de diverses pièces curieuses de ce temps publié pendant la première Fronde en 1649 pour interroger les liens entre territoires et mazarinades. Les différentes versions du recueil illustrent des représentations différenciées du territoire : celui de Paris à travers les textes produits par le Parlement, celui des parlements de province décrivant un territoire menacé, dévasté. Au-delà de l’imaginaire collectif se représentant le territoire national, les mazarinades fourmillent de toponymes qui renvoient à des victoires, des défaites, des espaces fragiles à proximité des frontières ; en évoquant les champs détruits, les campagnes ravagées, elles évoquent un espace vécu, un territoire vivant torturé par des bourreaux.
16Avec la Guyenne et la Provence, la Normandie fait partie des provinces les plus présentes dans les mazarinades. Cela s’explique par son bref passage à la Fronde, son importance stratégique et son dynamisme éditorial. La Fronde normande est théoriquement limitée aux premiers mois de 1649, mais c’est sur toute la durée de la Fronde que Baptiste Étienne analyse la manière dont les mazarinades traitent le duc et la duchesse de Longueville, incarnations d’une Normandie en révolte. La recherche menée à partir du site des RIM permet d’identifier 460 mazarinades évoquant la situation normande. Majoritairement imprimées à Paris, elles étaient avant tout destinées au lectorat de la capitale. Dans les mazarinades, on garde à l’esprit que le duc de Longueville, qui fut plénipotentiaire en Westphalie, fait partie des Grands et qu’il est le premier représentant de l’autorité royale dans une province réputée la plus riche de France, et si proche de l’Angleterre ; mais on questionne aussi les motifs de son mécontentement : responsabilité de Mazarin dans la poursuite de la guerre ? Gouvernement du Havre entre les mains du duc de Richelieu ? Son incapacité à soulever la Normandie contre les « troupes mazarines » ressort dans bon nombre de mazarinades désireuses d’actions et de succès militaires, et on souligne sa lenteur, son attentisme, voire sa traîtrise. Totalement dissociée de son époux et moins présente dans les mazarinades, la duchesse de Longueville fut d’abord célébrée en janvier 1649 pour son engagement frondeur en faveur de Paris ; un an plus tard, aucune mazarinade ne semble plus soutenir son action frondeuse et ses tentatives de soulever la province. En 1652, son refuge à Bordeaux et son soutien à la fronde condéenne achèvent de la déconsidérer. En refusant d’apporter leur soutien aux Longueville, les mazarinades illustrent le refus d’une province d’entrer en révolte.
17Le dynamisme éditorial normand s’incarne dans cette série de mazarinades écrites en patois, la Muse normande, publiée à un rythme plus ou moins annuel entre 1625 et 1653. Cette chronique locale écrite sur un mode burlesque et facétieux imitait le « patois purin » des ouvriers drapiers de Rouen. D’après Jean-Dominique Mellot, son auteur, l’imprimeur et poète David Ferrand avait fait partie des pionniers de l’édition de l’actualité au début des années 1630. Modérément rebelle avant même la Fronde, il avait été emprisonné et mis à l’amende pour avoir commis plusieurs libelles diffamatoires entre 1616 et 1620. Tenté par le commentaire de la vie politique nationale et internationale, méfiant vis-à-vis de la parisienne Gazette, le poète se faisait l’écho des doléances populaires contre les taxes et la soldatesque, dont il faisait volontiers la satire. Mais il le fit avec prudence, toujours loyal à l’égard de la monarchie et des institutions normandes, malgré le désarroi de la population en 1651 face aux discordes de la guerre civile, à la cherté de la vie et à la pénurie qui frappent la province. En 1652, il célèbre le duc de Longueville pour avoir su protéger la province contre la soldatesque des deux partis et éviter les soulèvements nobiliaires, avant que sa voix ne s’éteigne avec le retour à la paix.
18Autre capitale de l’édition provinciale, Lyon, deuxième ville du royaume pour le dynamisme de ses presses, constituait une plate-forme régionale de réimpressions de mazarinades et de gazettes entre les mains d’un petit nombre d’imprimeurs libraires particulièrement actifs comme Guillaume Barbier et Jean-Aimé Candy. D’après Édouard Klos, les mazarinades auraient largement circulé à Lyon, comme en témoignent les fonds de bibliothèques, mais aussi dans les villes environnantes comme Grenoble, voire au-delà puisque des réimpressions lyonnaises se retrouvent dans les fonds de Copenhague et de Wolfenbüttel. Les autorités urbaines s’employèrent à manifester leur indéfectible loyalisme au roi et malgré quelques troubles dus à l’enchérissement des céréales en mars 1649, jamais, contrairement à l’affirmation de quelques mazarinades parisiennes, elle ne rejoignit la fronde, qu’elle soit parlementaire ou condéenne.
19Enfin, la province dans les mazarinades, ce sont aussi les ethnotypes régionaux étudiés par Léonard Dauphant : « niais de Sologne », « arbalestriers de Coignac », vantards de Gascons, etc., participent d’une géographie de l’insulte présente notamment dans les mazarinades burlesques. Elles forment un imaginaire géographique partagé, transmis oralement. Pour la période de la Fronde, la majorité des ethnotypes identifiés concernait Paris et le Bassin parisien, évoquant la nourriture, l’artisanat, des monuments célèbres, lieux de pèlerinage ou bien des paysages typiques : les Français du XVIIe siècle appréhendaient la diversité régionale à travers un ensemble mouvant de clichés démontrant la force des liens interrégionaux. L’auteur observe une évolution depuis le Moyen Âge : les ethnotypes présents dans les mazarinades étaient davantage des dictons que des insultes et « ne servaient pas de supports à des violences » ; en revanche, ils mettaient en scène le jugement des Français, dans leur diversité, pour juger Mazarin.
20Les mazarinades dévoilent aussi des horizons plus lointains, inspirant la thématique qui sera principalement étudiée à Fribourg en 2025 sur Les mazarinades et l’international. Le cas de la Pologne étudié par Teresa Malinowski révèle sa présence dans près de 120 mazarinades. L’élection d’Henri de Valois en 1573 puis le mariage de Marie de Gonzague avec le roi de Pologne Ladislas IV en 1645 ont familiarisé les lecteurs français avec le modèle politique original d’une monarchie élective au pouvoir tempéré par les institutions nobiliaires, notamment la diète et le sénat. Depuis les années 1630, des soldats polonais combattent dans les troupes royales françaises et se retrouvent contre les troupes de la Fronde. Les mazarinades reflètent cette ambivalence entre un modèle de liberté politique et des soldats mercenaires, volontiers barbares, au service de la tyrannie mazarine. Les références au cas polonais reflètent des conceptions politiques à l’œuvre au sein des élites : le refus du pouvoir féminin, de la tyrannie, et surtout, l’aspiration de la noblesse de France à jouer un rôle politique, en se justifiant sur le droit de la naissance ; ce refus implicite de la vénalité des offices est une revendication forte des gentilhommes de province, que l’on retrouve dans les cahiers de doléances de 1649.
21Évidemment moins présent, le Japon qu’évoque Tadako Ichimaru, à partir des sept occurrences du mot « Japon » présent dans trois mazarinades publiées en 1649, présente une vision dystopique en miroir de la Fronde. Dans Le Cavalier d’outre-mer, le Japon offre le miroir de la tyrannie imaginaire d’un usurpateur assassiné par le peuple en colère. Tadako Ichimaru analyse la structure composite du texte : utopie fécondée par la littérature de la Renaissance, récit peut-être inspiré par la révolte paysanne de Shimabara survenue dans la région de Kyushu en 1637-1638, libelle aspirant à la justice contre un Mazarin usurpateur.
22L’étude des mazarinades, sous l’angle de territoires linguistiques à découvrir, incarne ce renouvellement des perspectives observé depuis une dizaine d’années. Dans le vaste territoire textuel des mazarinades, le langage du temps, éloigné du nôtre, a poussé Patrick Rebollar à constituer un lexique de 582 entrées, le LETSAJ des mazarinades (LExique Territorial, Social, Administratif et Juridictionnel). Cet outil hypertextuel, relié aux 2 709 textes du Projet Mazarinades (environ sept millions de mots), donne accès à toutes leurs occurrences. Il en démontre ici l’utilité à travers quelques termes choisis (« Charenton », « salaire », « retraite ») : ainsi contextualisée, l’approche lexicale dévoile des usages sémantiques parfois socialement différenciés qu’il est bon d’interroger.
23Les mazarinades, dont on connaît l’inventivité littéraire, produisaient-elles également de nouveaux proverbes ? En traquant l’origine normande du mot « pisteau » (petit de la pie ?) dans des textes du XIXe siècle, le lexicographe Takeshi Matsumura montre que le « pitiau » peut tout aussi bien évoquer l’enfant frondeur qui brave l’autorité de sa mère, que celui qui en suit les manières.
24D’une grande richesse, la langue des mazarinades sait aussi s’éloigner de la norme classique et cultiver l’extravagance : les mazarinades constituent un « réservoir privilégié d’usages linguistiques non standard ». En les « déterritorialisant » et en pratiquant une approche extensive, Antonella Amatuzzi souligne l’existence d’un imaginaire linguistique fécond, exprimé par des auteurs généralement érudits. Les constructions artificielles de certaines mazarinades, lorsque des lettrés pastichent des formes orales du parler populaire, en usant, par exemple, d’archaïsmes et en inventant des néologismes, traduisent la perception d’espaces géographiques et sociaux périphériques, une parole « excentrée » mais efficace quand elle se moque du pouvoir.
25Depuis la thèse de Sophie Vergnes publiée en 2013 sur les « Amazones de la Fronde », peu d’études ont abordé la question des voix féminines de la Fronde. Carrie Klaus les analyse sous l’angle du procédé de ventriloquie mis en évidence par Elizabeth D. Harvey au début des années 1990 : qui se cache réellement derrière cette « parole excentrée » à l’œuvre dans ces soi-disant lettres des dames des parlements de Bordeaux et de Paris publiées à l’automne 1650 ? Fictives ou réelles, les voix féminines qui se prononcent sur les affaires publiques et prennent les armes, sont mises en scène pour mieux représenter la justice de la cause frondeuse, qu’elle soit bordelaise ou parisienne. Carrie Klaus analyse les ressorts littéraires de cette voix féminine polyphonique (la ville de Bordeaux, la princesse de Condé, les femmes de l’aristocratie et de la bourgeoisie) et montre qu’en contexte de régence, ces mazarinades véhiculaient un imaginaire du pouvoir féminin face auquel Mazarin l’oppresseur paraît impuissant.
26Le dernier thème est celui de la réception, à travers les correspondances ou catalogues des bibliothèques, les ego-documents, les recueils constitués de sélections de mazarinades.
27D’après Loïc Capron, dans la correspondance du médecin parisien Guy Patin (1601-1672), les mazarinades ne sont mentionnées que dans 23 lettres sur les 178 écrites à ses confrères de Lyon et de Troyes pendant la Fronde. Encore ne les évoque-t-il qu’avec discrétion et par périphrases : « papiers volants contre le Mazarin », « paperasses mazarines », « libelles mazariniques », etc. Bibliophile, grand amateur de polémiques et de littérature clandestine, Guy Patin dit pourtant n’en acheter aucune, en ayant une « infinité de mauvaises » : cette prudence n’était peut-être qu’apparente et due à sa crainte de la surveillance des courriers.
28À travers son Journal étudié par Philippe Mauran, le maître d’hôtel du roi Jean Vallier constitue un autre exemple de réception modérée de la Fronde et des mazarinades. Rentier et partisan de la tranquillité publique, Vallier est convaincu de la puissance de l’écriture et de la nocivité des libelles qui exacerbent les divisions dans une société en proie à l’ambition des uns et à l’ignorance des autres. Pour autant, dans ce que Philippe Mauran qualifie d’« anti-mazarinade », Vallier se posait en opposant à Mazarin, à sa politique fiscale, et à sa manière de négocier entre les partis. En bon serviteur de l’État, Vallier se montrait nostalgique de l’action gouvernementale énergique d’un Richelieu.
29Sous la plume de Bruno Tribout, l’étude des recueils de mazarinades ouvre d’autres perspectives qui sont celles des processus de sélection et de transmission de mazarinades après la Fronde. Le recueil de l’imprimeur-libraire François Foppens, initialement imprimé à Bruxelles en 1662 sous le titre de Mémoires de M. D. L. R., fut aussitôt censuré puis diffusé grâce à dix-huit éditions manuscrites, sans cesse recomposées et contrefaites, jusqu’en 1688. Par ses mazarinades intercalées dans les mémoires de La Rochefoucauld, l’ouvrage fut un « important vecteur de diffusion des mazarinades » au cours du règne de Louis XIV. Mais d’après Bruno Tribout, cette mise en recueil initiale était loin d’être neutre : elle fonctionnait comme une « méta-mazarinade » détachant les actions de leur contexte originel pour les réinscrire dans le sens de la victoire ultime de la Cour. Par le choix et l’ordre des mazarinades insérées dans le recueil, d’autres éditions manuscrites témoigneraient de sensibilités plus volontiers frondeuses, parlementaires ou princières, ou bien idéologiquement plus indéterminées. Dans cette gestion mémorielle de la Fronde, la conception puis transmission du recueil répondait d’abord à une forme d’injonction politique, visant à produire une vision particulière des troubles, à « fabriquer un passé utile ». Vers la fin du XVIIe siècle, les intentions polémiques s’effacent au profit de réflexions plus moralistes sur les modes de gouvernement.
30Céline Graillat a signalé l’existence de huit collections suisses de mazarinades conservées à Genève, Lausanne, Berne, Soleure, Aarau, Saint-Gall, Bâle, Einsiedeln, Fribourg et Zurich. La recherche n’est pas exhaustive et des recherches complémentaires devraient être menées dans les autres grandes villes germanophones, italophones et romanches de Suisse, ainsi que dans les Archives d’État. Quoi qu’il en soit, ces collections suisses attestent de la circulation européenne des mazarinades et de pratiques collectionnistes avec une mise en recueils sans autre logique, parfois, que l’année de publication (77 % étaient de l’année 1649). Leur origine, circulation et transmission restent très difficiles à établir mais Céline Graillat parvient à établir que certains étaient issus de la bibliothèque du premier président au Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, et que d’autres, conservés à Soleure, avaient été constitués par des officiers de la Garde suisse en poste à Paris : Ludwig von Roll, qui s’était distingué à Rocroi en 1643, ainsi que Philippe Wallier, encore en poste à Paris en 1654. Il n’est donc guère surprenant que certaines des mazarinades témoignent du mécontentement des mercenaires suisses que la France tarde à payer (« Point d’argent, point de Suisse »).
31Les investigations menées par Laura Bordes dans le fonds ancien de la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence montrent qu’en dépit de la violence de la crise locale, les réactions provoquées par l’ingérence de l’autorité royale dans les affaires de Provence s’exprimaient en français, non en provençal. L’analyse catalographique montre que les pratiques collectionnistes, à travers la mise en recueil, répondaient à des principes de classement de mise en série a posteriori permettant de faire « ressortir différentes polémiques dans une visée historique et documentaire » ; en témoigne un appareillage para-textuel assez inédit parmi les recueils de mazarinades et l’insertion de portraits gravés des protagonistes. D’après Laura Bordes, une telle organisation intellectuelle et patrimoniale en annulait la portée séditieuse et en changeait, au fil du temps, le mode de lecture.
32Enfin, d’après Laurent Ferri, la Fronde fut un territoire fécond pour la littérature jeunesse pendant la IIIe république. L’histoire est alors abordée sous l’angle du culte des grands hommes – et de la détestation de certains autres : le regard sur Catherine de Médicis, Concini, Mazarin demeurait marqué par l’hostilité commune envers les immigrés italiens. Tout en étant reconnu malgré tout comme le grand ministre qui avait apporté à la France les paix de Westphalie (1648) et des Pyrénées (1659), Mazarin demeurait un « italien avare, sournois, jaloux, lâche », qui « cachait ses pièces d’or dans les caves et prenait plaisir à les faire glisser entre ses doigts crochus ». Quant à la Fronde en elle-même, à la suite de Voltaire, les manuels considéraient la Fronde comme une guerre peu sérieuse, désordonnée comme une succession de combats d’enfants.
33On peut conclure de ce numéro sur Mazarinades et territoires la fécondité des nouvelles approches que nous développons depuis 2015, mais aussi de pans entiers qui restent à approfondir. Qu’elle exprime l’adhésion ou la révolte, qu’elle soit réelle ou mise en scène, la voix de la province dans les mazarinades est loin d’avoir livré tous ses secrets. Le cas de la correspondance condéenne montre l’influence de la distance dans l’écriture de certaines pièces. À Paris, le chant constituait un outil pacifique d’appropriation de l’espace public d’une redoutable efficacité politique. Qu’en était-il dans les villes de province ? Dans quelle mesure se faisaient-elles, à l’image de Lyon, des relais de l’édition parisienne ? Expression d’une ventriloquie ou non, la voix provinciale traduisait la richesse d’un imaginaire collectif à propos du territoire national et la perception de très forts particularismes régionaux, comme le montre l’usage de la langue, des proverbes, des patois. L’innovation, voire l’extravagance linguistique à l’œuvre dans l’écriture pamphlétaire des mazarinades confirme la dimension absolument remarquable de ce corpus.
34L’enquête doit également se poursuivre dans les fonds patrimoniaux : les pratiques collectionnistes de mise en recueil témoignent de la diversité de la gestion mémorielle de la Fronde : qu’ils ordonnent les pièces chronologiquement ou de manière thématique et idéologiquement orientée, les recueils témoignent d’une circulation internationale des mazarinades à travers les continents.
35Bref, les micro-analyses développées ici témoignent des vertus de l’éclatement épistémologique ; elles démontrent que les mazarinades mobilisent une stimulante histoire des types de discours, du langage, des genres littéraires, des formes poétiques, théâtrales ou musicales. Leur analyse ne fait pas que témoigner des topiques culturelles du temps, tout en donnant à voir l'instrumentalisation des modèles esthétiques ou culturels en situation polémique : elle confirme que les mazarinades dépassent de loin le cadre de la Fronde et qu’elles ouvrent vers d'autres espaces historiques ou politiques.
36Genève, le 9 février 2025
1 Je remercie chaleureusement Patrick Rebollar pour ses suggestions.
2 Stéphane Haffemayer, « La naissance du mythe de Charles Ier "prince martyr" dans la France de la Fronde », Le sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés, XVIe-XXIe siècle, éd. Paul Chopelin, Sylvène Edouard, Presses Universitaires de Rennes, 2014, pp. 49-61.
3 Célestin Moreau, Bibliographie des mazarinades, Paris, Jules Renouard, 1850-1851, 3 vol.
4 https://quod.lib.umich.edu/j/jahc/3310410.0002.103/--data-processing-and-the-analysis-of-gazettes-from-the-ancien?rgn=main;view=fulltext
5 Stéphane Haffemayer : https://www.unicaen.fr/gazette/presentation.php
6 Pour l’historique du projet, se référer à http://mazarinades.org/presentations-et-droits/. Les financements obtenus sont : de 2010 à 2013 - JSPS Kakenhi n° B-22320066, de 2014 à 2017 JSPS Kakenhi 2014-2017, C-26370364, puis de 2019 à 2020 Kakenhi 2019-2020, 19H01246
7 Libres de droits et accessibles en ligne depuis 2010 (voir le Projet Mazarinades à http://mazarinades.org, avec corpus, catalogue, moteur de recherche plein texte et métadonnées bibliographiques et critiques)
8 https://pro.europeana.eu/about-us/mission
9 https://lalist.inist.fr/?p=15189 et https://bbf.enssib.fr/le-fil-du-bbf/lancement-de-la-bibliotheque-numerique-de-la-bibliotheque-mazarine-28-05-2015
10 https://humanum.hypotheses.org/1651
11 https://classic.europeana.eu/portal/fr?utm_source=new-website&utm_medium=button
12 https://mazarinades.bibliotheque-mazarine.fr/
13 Journée d’étude « Écritures de l’événement : les Mazarinades bordelaises », dirigée par Myriam Tsimbidy (CEREC) le 24 mai 2013, Université de Bordeaux. Paru dans la revue Eidôlon, n° 116, 2015.
14 Voir sa publication en 2016 : Stéphane Haffemayer, Patrick Rebollar, Yann Sordet, « Mazarinades. Nouvelles approches », Histoire et Civilisation du livre. Revue Internationale, n°12, Genève, Droz, 2016.
15 L’exploration des Mazarinades [publication en japonais et en français], Tokyo, RIM, 2021, 193 p., 100 exemplaires papier et accessible en ligne en livre numérique (format Kindle), voir http://mazarinades.org/2019/05/colloque-tokyo-2016-stephane-haffemayer/
16 Lien vers les vidéos du colloque de Rouen, septembre 2022 (https://webtv.univ-rouen.fr/permalink/c12640c47ffa223kf2ka/, http://mazarinades.org/2022/10/diffusion-du-colloque-mazarinades-et-territoires-7-9-septembre-2022/)
17 Voir également P. Rebollar, « Bordeaux dans les Mazarinades en ligne, approches méthodologiques », Eidôlon, n° 116 : « Écritures de l’événement : les Mazarinades bordelaises », sous la direction de Myriam Tsimbidy, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, p. 71-84.
Volume dirigé par Stéphane Haffemayer et Patrick Rebollar
Comité scientifique
Takeshi Matsumura, Myriam Tsimbidy, Pierre Ronzeaud, Stéphane Haffemayer, Patrick Rebollar, Xavier Le Person, Claire Gantet, Éva Guillorel, Sylvie Steinberg, Yann Lignereux, Marie-Karine Schaub, Anne Béroujon, Emmanuelle Chapron.
© Revue du GRHis, « Revue du GRHis », n° 1,2025
URL : https://publis-shs.univ-rouen.fr/grhis/157.html.
Professeur d’histoire moderne à l’Université de Rouen-Normandie, spécialiste de l’histoire de l’information à l’époque moderne, du rôle des médias (presse, pamphlets, images) lors des révoltes et révolutions du XVIIe siècle (Fronde et Révolution anglaise).