11 / été et automne 2023
Les enjeux du label Capitale Européenne de la Culture pour le développement territorial

Périmètre et mise en récit des candidatures françaises au label Capitale européenne de la culture

Cristina Algarra


Résumés

En 2028, les candidats français au titre CEC, en quête de ressources économiques et de soutiens politiques, élargissent leur périmètre qui s’affranchit des limites administratives et opère à différentes échelles. Dans un contexte concurrentiel national, les candidats doivent élaborer un récit singulier juxtaposant les images actuelles et prospectives d’un découpage territorial à l’échelle et aux limites justifiées. Devenue étape clé dans la course à la labélisation, la définition du territoire candidat constitue un élément important qui structure en même temps la programmation culturelle et le récit fondateur de la stratégie de communication, fédérant la population locale et pouvant attirer le public extérieur. À travers l’analyse comparative des neuf candidatures françaises, cet article recense les stratégies menées pour définir le périmètre singulier pouvant remporter le label.

Candidates for the title European Capital of Culture, in search of economic resources and political support, expand their scope beyond administrative boundaries and operate at different scales. In a national competitive context, candidates develop a unique narrative juxtaposing current and prospective images of a territorial division at justified scales and limits. Having become a key step in the race for the label, the definition of the candidate territory constitutes an important element that structures both the cultural program and the narrative of the communication strategy, uniting the local population and attracting external audiences. Through a comparative analysis of the nine French bids, this article aims to identify the strategies used to define the unique perimeter of the bid.

Texte intégral

1Suivant le calendrier établi à l’annexe de la décision nº445/2014/UE, telle que modifiée par la décision (UE) 2017/1545 et la décision (UE) 2020/2229, le titre de capitale européenne de la culture est décerné en 2028 à une ville française, à une ville tchèque, ainsi qu’à une ville d’un pays de l’AELE/EEE1, d’un pays candidat ou candidat potentiel à l’adhésion à l’Union Européenne. Neuf villes françaises ont candidaté au label CEC en 2028. Amiens, Bastia, Bourges, Clermont-Ferrand, Montpellier, Nice, Reims, Rouen et Saint-Denis ont répondu au questionnaire imposé par la Commission Européenne et déposé un dossier de candidature fin 2022 pour la première phase de présélection. Le 3 mars 2023, Bourges, Clermont-Ferrand, Montpellier et Rouen ont été présélectionnées à la suite d’un premier oral. La Capitale Européenne de la Culture française a été dévoilée en décembre 2023, après le rendu d’un nouveau dossier, un deuxième oral et la visite du jury à chaque ville présélectionnée. Bourge l’a emporté.

2Athènes, la première ville labelisée, organise une programmation culturelle qui se déroule pendant l’été 1985. Pendant les années 1990, l’évènement évolue de simple festivité estivale à des kyrielles de manifestations organisées sur une année complète. Chaque ville organisatrice bénéficie ainsi d’une vitrine culturelle, d’un atout touristique, voire d’un élan économique (Lucchini, 2006) lui permettant d’engager de grandes transformations via la culture. Le rendez-vous annuel franchit encore une nouvelle étape pendant les années 2000 et se transforme en compétition nationale suivant le calendrier européen qui fixe les pays accueillant la manifestation. Les villes voulant y participer répondent à un appel à candidatures organisé dans chaque pays et ont besoin de moyens humains et économiques conséquents2. Présenter une candidature pouvant remporter le label dans un contexte de concurrence demande, en outre, le décloisonnement des politiques sectorielles et des alliances politiques malgré leurs différences idéologiques obligeant les concurrents à mobiliser un territoire plus large que l’échelle municipale. Cela nécessite un tel effort que la seule phase de candidature se prolonge maintenant sur plusieurs années.

3La Commission Européenne encourage le type de candidature portée par une ville au centre d’une région plus vaste, conformément aux valeurs de « vivre ensemble » qu’elle souhaite diffuser. Élargir le contour de la ville candidate est devenue gage d’une certaine cohésion territoriale. Dans ces candidatures pluri-communales, « l’enjeu consiste à préciser le périmètre d’intervention, d’en proposer une découpe territoriale cohérente et dont le récit associé rend compréhensible les lieux d’action et de partenariats »3. Ces récits territoriaux comptent tout autant, si ce n’est davantage, dans le résultat final que les montages financiers et les programmes culturels eux-mêmes. Mobilisant des dimensions différentes, ces récits ont pour vocation de mettre en scène les territoires concernés et de produire l’image d’un « tout » cohérent, mais surtout inédit (Giroud et al, 2011). Ainsi, définir et mettre en valeur ce périmètre est crucial dans la stratégie de singularisation à partir de laquelle se déroule la programmation culturelle de la candidature.

4En France, la décentralisation engagée dans les années 1980 et la volonté de rendre les territoires français concurrents au niveau européen, ont provoqué un déplacement des limites administratives. Par ailleurs, les habitants pratiquent plusieurs échelles spatiales selon qu’ils vont au travail, consomment diverses activités ou bien développent du lien social dans le quartier (Houiller-Guilbert, 2009). La superposition de ces deux phénomènes rend difficile la lisibilité des territoires, complexifie tout sentiment d’appartenance en estompant les repères identitaires et complique la mission d’unifier en un seul espace un territoire multiscalaire éligible au label qui doit pouvoir fédérer l’opinion des habitants et attirer les visiteurs. Dès lors, participer à la compétition nationale oblige à réfléchir sur le périmètre et l’échelle à choisir : quelles stratégies et outils ont été mis en place par les candidats français à CEC 2028 pour définir l’échelle et le périmètre qui seront mis en récit et serviront de socle à la structuration de la programmation culturelle ?

5Notre étude conduit à conclure que candidater, au vu des moyens et du temps investis, représente en soi un objectif des participants, au-delà de remporter le label. En effet, la phase de préparation permet aux candidats d’une part, de solliciter des moyens qui seraient difficilement mobilisés autrement et, d’autre part, d’entamer une réflexion collective au niveau territorial. Dans cette phase de préfiguration, fixer la découpe territoriale cohérente à laquelle le candidat devra se tenir ensuite, constitue l’étape clé de la préparation de la candidature. En fonction de leurs contextes, les neuf candidats français à CEC s’y sont attelés avec plus au moins de difficulté.

6L’étude sur les conséquences post-évènement constitue aujourd’hui un champ bien balisé. En effet, que cela soit d’un point de vue économique, social, culturel, en termes d’image ou d’aménagement urbain, les effets sur la ville labellisée et sa région sont amplement analysés dans la littérature existante. Par exemple, même si le nombre de villes souhaitant accueillir l’évènement ne fait qu’augmenter, certains travaux semblent mitigés quant aux effets réels du label en termes d’image (Richards et Wilson 2004), qui restent difficiles à mesurer. Par ailleurs, sont fréquemment mis en lumière l’effet catalyseur pour la transformation urbaine (Lucchini, 2006 ; Gravari-Barbas et Jacquot, 2007 ; Garcia et Cox, 2013), la fragmentation spatiale de la ville comme conséquence d’une forte concentration d’activités dans certains quartiers (Vignau et Grondeau, 2022) ou même la circulation de modèles, bonnes pratiques (Béal et al, 2015) et figures imposées (Giroud et Grésillon, 2011). Quelques rares exceptions se concentrent sur les étapes avant l’année capitale comme les travaux de Rotolo (2021), sur l’organisation de l’évènement de Matera 2019 ou Griffiths (2006), qui aborde les candidatures anglaises à CEC en 2008 ou encore Giroud et Grésillon (2011) et Giroud-Veschambre (2010), qui étudient les candidatures françaises au titre en 2013. Le manque de transparence qu’engendre la compétition nationale ne facilite pas l’étude de cette période. Or, à l’heure de l’hyperconnexion, l’e-réputation est devenue un point à ne pas négliger dans la construction du récit territorial, car « faire territoire » commence par une forte présence virtuelle (Gardère et Bessières, 2020). Les candidats utilisent ainsi l’ensemble des outils de communication disponibles sur l’internet et restent attentifs aux informations et images transmises par leurs concurrents pendant cette phase de préfiguration. C’est ce que cet article prétend éclaircir : de quelle manière les candidats définissent-ils leur périmètre candidat ? Quels arguments et justifications sont utilisés pour le délimiter ?

7Cet article s’appuie sur l’analyse comparative des documents relatifs à la candidature présentés par les neuf territoires français voulant devenir CEC en 2028 ainsi que sur 170 articles de presse et les différentes informations publiées à l’aide des outils sur l’internet ou transmises lors des évènements publics organisés par les candidats (une dizaine pour chaque candidat regroupant procès-verbaux, dossiers de presse, dossiers de candidature et statuts d’association). Ce corpus est mis en perspective par 30 entretiens semi-directifs menés auprès des responsables du projet de chaque candidature, des représentants politiques, des acteurs économiques liés à la candidature, des experts culturels européens ayant participé à l’élaboration des candidatures ou ayant été jury de sélection de villes labelisées et des chercheurs dont l’axe principal de travail principal porte sur notre problématique.

8Dans la première partie, nous décrivons les principales transformations du label CEC depuis sa création. Nous analysons comment l’introduction de la compétition au niveau national et la croissance de l’évènement, aussi bien dans la taille et la quantité des festivités de l’année capitale que dans la prolongation de sa période de préparation, a obligé les villes à pousser leurs limites administratives pour fabriquer une candidature qui ne se limite plus à mettre en valeur son patrimoine, mais participe à la présentation de nouveaux espaces identitaires. Les principaux exemples de villes labelisées illustrent cette tendance et sont source d’inspiration pour les 9 candidats français. Dans la deuxième partie, nous recensons les stratégies et outils mis en place pour délimiter le périmètre candidat et comment il sert d’appui pour la mise en récit territorial utilisée à son tour pour structurer la programmation culturelle des villes françaises.

1. Candidater au nom d’une ville centre

9Dans cette première partie, nous constituons un bilan synthétique des principales évolutions du dispositif et établissons comment ces évolutions ont amené les villes à pousser les limites municipales et intégrer d’autres territoires dans leur candidature.

10À la naissance du dispositif communautaire, une ville est désignée « ville européenne de la culture », l’évènement se résume à une série d’activités estivales (Giroud et Grésillon, 2011) et siège dans les centres culturels nationaux que sont les capitales des États membres de l’UE. Le label évolue avec la nomination de Glasgow en 1990 qui double le budget consacré à l’évènement de Berlin-Ouest, en 1988. Comme l’explique Anne-Marie Autissier (2018), « Glasgow a labelisé le label » car la ville écossaise fait rentrer l’évènement dans le domaine du marketing territorial. Robert Palmer, à la direction de l’opération, réussit à retourner l’image de l’ex-cité ouvrière grâce à une politique de communication et de marketing qui fait augmenter le budget et une programmation culturelle qui ne se limite plus à l’été mais se déroule sur toute l’année (Autissier, 2018). À partir de l’année 2000, le label « villes européennes de la culture » entre dans une nouvelle phase. Il s’agit de faire face à l’augmentation des demandes, à l’élargissement de la communauté européenne et de donner au programme une symbolique plus forte. À partir de 2005, les lauréates seront désormais désignées « capitales européennes de la culture ». La Décision 1622/2006/CE du Parlement européen et du Conseil marque également une inflexion dans l’histoire du programme CEC puisqu’il met en compétition les projets de plusieurs villes au niveau national (Grésillon et al, 2011). Le titre qui se jouait entre pays européens devient « tournant » selon le calendrier préétabli et partagé par deux pays. À partir de ce moment, la compétition s’introduit à l’échelle nationale.

11Lille 2004 inaugure une nouvelle tendance : se porter candidate au titre de ville centre de sa « zone environnante »4. Cela a été à la fois l’un des atouts et l’un des éléments originels de la candidature Lilloise que d’avoir présenté un périmètre élargi aux communes frontalières belges, qui ont été réellement associés à l’opération (Lifooghe, 2010). Trois « maisons Folie » se sont installées à Mons, Courtrai et Tournai en Belgique en suivant le pas de Moulins, Wazemmes ou Lambersart à Lille. Luxembourg, nommé pour la deuxième fois en 2007, met en lumière la « grande région » regroupant le Grand-Duché, la Sarre, la Lorraine, la Rhénanie-Palatinat et la Wallonie, soit 65 000 km² et 11,2 millions d’habitants. Ruhr 2010 met à l’honneur un bassin de population de plusieurs millions d’habitants autour de la Ruhr, soit 52 communes parmi lesquelles figurent Dortmund, Essen, Duisbourg et Bochum. Marseille-Provence 2013, première ville lauréate de la compétition nationale datant de 2006, s’inscrit également dans cette tendance observée de villes-centre opérant sur une « zone environnante ». Le périmètre du projet correspond à l’aire métropolitaine marseillaise, c’est-à-dire qu’il couvre presque tout le département des Bouches-du-Rhône en incluant des villes comme Aix-en Provence, Arles ou Salon-de-Provence (Grésillon, 2011). La Commission Européenne, en choisissant Lille ou Marseille-Provence 2013, encourage ce type de candidature qui porte une ville au centre d’un périmètre plus large que ses limites administratives, qui ne met plus à l’avant-scène seulement une ville, mais toute une région Métropolitaine (Giroud et Grésillon, 2011).

12Or, le cahier de charges de la Commission Européenne spécifie que « le titre est décerné à une ville. Celle-ci peut y associer sa « zone environnante », mais elle est seule à le recevoir. Le cas échéant, le dossier est constitué au nom de la ville candidate »5. Plus loin, dans le questionnaire de présélection, les candidats sont invités à répondre puis expliquer si la ville candidate s’est associée à sa zone environnante. Si les candidats ont répondu sous le nom d’une ville phare, conformément au règlement, élaborer un récit pluri-communal au périmètre territorial cohérent demeure une « bonne pratique » (Béal, Epstein et Pinson, 2015) en vue de remporter le titre. Les prétendants français l’ont adoptée et leur périmètre singulier résulte de la superposition des appuis politiques et financiers (EPCI, communes, département adhérents), d’un élément géographique (la vallée de la Seine Normande, la vallée de la Somme, le Massif Central), du vécu des habitants (bassin de vie), des valeurs partagées prônés (revendications spatiales, environnementales). Le succès de cette singularité résiderait dans la cohérence et la lisibilité au niveau européen de cette entité territoriale.

2. Structurer le récit de la ville candidate en fonction du périmètre et de l’échelle

13Dans cette deuxième partie, nous voulons, à partir des neuf candidatures françaises, recenser les différents outils utilisés pour trouver la découpe territoriale des candidats la plus pertinente. En effet, il s’agit de définir un périmètre suffisamment singulier et dense d’un point de vue culturel, dont l’image fait sens commun auprès de l’opinion publique, tout en renforçant le rayonnement européen (Houiller-Guilbert, 2009) et de s’appuyer sur cette entité pour construire le récit territorial et structurer la programmation culturelle de l’année CEC. Pour le définir, les villes concurrentes ont mobilisé différentes stratégies avec plus ou moins d’intensité. Ainsi, les villes françaises en compétition pour remporter le label en 2028, peuvent se référer au document de l’appel à candidatures publié par le Ministère de la Culture. En plus d’expliquer les critères de sélection, un formulaire annexé liste toutes les questions auxquelles les villes doivent répondre. D’après ce guide, les objectifs de ce dispositif sont :

« d’une part, mettre en valeur les traits communs qu’elles partagent [les villes] tout en renforçant chez les citoyens le sentiment d’appartenance à un espace culturel commun ; d’autre part, renforcer la contribution de la culture au développement à long terme des villes, sur les plans économique, social et urbanistique, en tenant compte de leurs stratégies et de leur priorités respectives ».

14Les candidats doivent ainsi diffuser des valeurs communes et répondre à une grille de questions tout en essayant de se singulariser pour remporter la compétition. Cette dialectique de singularité dans l’uniformité n’est pas originale et renvoie aux mécanismes concurrentiels et aux enjeux de marketing désormais imposés aux territoires par les nouvelles règles de capitalisme mondialisé (Giroud et al, 2011).

15Outre s’appuyer sur ce guide, les candidats peuvent s’inspirer de la liste de réussites et d’échecs des villes labélisées depuis la création de ce dispositif et mis en lumière par les différents rapports de jury de sélection (Selection of a European Capital of Culture. Final selection report, septembre 2008, labélisant Marseille 2013), les rapports d’évaluation commandés par la Commission Européenne (Palmer et al 2012) et les travaux scientifiques. Concrètement, pour les prétendants français au label 2028, les expériences de Lille 2004 et son périmètre transfrontalier ainsi que le périmètre de Marseille-Provence 2013 qui couvre presque tout le département des Bouches-du-Rhône et les tensions entre ses différents partenaires sont très présentes. Le rapport de sélection du jury de 2008 met en avant pour le projet marseillais « un engagement politique fort de la part du maire de la ville centre et de toutes les autorités locales impliquées, quelle que soit leur appartenance politique, sur un territoire large en Provence »6. Encore un argument qui confirme le poids octroyé à l’articulation entre acteurs institutionnels, économiques et culturels et le périmètre élargi de la ville centre faisant preuve du « vivre ensemble » (Giroud et al, 2011).

16S’il est important de fixer le territoire, il est également primordial de s’y tenir. Dans les statuts des associations7 créées expressément pour le portage collectif, la préparation de la candidature et la gestion de l’évènement, figurent les membres et leur contribution économique. À titre d’exemple, la Métropole de Rouen avec 50 000 euros, la région Normandie avec 25 000 euros, la ville de Rouen, les départements de Seine Maritime et de l’Eure ainsi que la Communauté d’Agglomération Seine Eure et la ville du Havre avec 5 000 euros chacun, figurent comme membres fondateurs dans l’association Rouen Normandie 2028. Ce qui n’a pas évité l’abandon du projet des départements de l’Eure et de la Seine-Maritime le 6 février 2023 comme conséquence des tensions politiques avec le président de la Métropole, suite à sa demande pour obtenir des aides budgétaires et éviter la fermeture de l’opéra de Rouen.

17Cet article examine la stratégie des candidats pour rassembler des soutiens politique et économiques. Il explore également deux stratégies de différenciation utilisées : l’assise géographique et le regroupement sous une identité qui évoque d’autres réalités européennes, rendant ainsi la candidature plus compréhensible.

2.1. Le périmètre de soutien politique et économique institutionnel

18Regrouper un nombre important d’établissements constitue la condition préalable à une potentielle candidature qui affiche ostensiblement le nombre d’établissements la soutenant. Un nombre important d’adhérents est devenu gage de cohésion territoriale, preuve de solidité économique et structurelle pour faire face à l’organisation de cet évènement. Cette première stratégie est d’autant plus singulière, si les territoires adhérents intègrent des communes internationales dans une logique transfrontalière.

19Parmi les neuf candidatures, la plus petite est la rémoise qui compte sur le soutien de l’ensemble de 143 communes du Grand Reims, communauté urbaine fusionnant neuf structures intercommunales et 20 villes partenaires dans la région Grand-Est constituant un ensemble de 296 154 habitants et 1 432 km² (selon l’INSEE, hors villes partenaires). À l’extrême, se trouve la candidature de Clermont-Ferrand avec une surface de 85 000 km² et 3,8 millions d’habitants. Sète, qui s’est vu refuser le label de Capitale Française de la Culture8, s’est unie à Montpellier pour présenter tardivement Montpellier 2028 qui a rendu, lors de la première phase de présélection, une proposition intégrant 142 communes issues de six intercommunalités adjacentes à la Métropole. Les tensions politiques de la fin des années 1990 entre la Communauté d’agglomération du Pays de l’Or et la Métropole, qui cherchait à absorber la première contre son gré, ont initialement laissé le Pays de l’Or hors du périmètre candidat. Ce n’est qu’à l’approche de la deuxième phase que le Pays de l’Or a adhéré au projet, conjointement avec les Communes Terre de Camargue, portant le nombre d’intercommunalités à 8 et celui des communes à 154. De son côté, Nice, à l’image de Lille 2004, a cherché un « périmètre transfrontalier » regroupant dans sa candidature la Ville de Nice et sa Métropole, la communauté de communes de la Rivera française et les villes italiennes de Cuneo, Vintimille, Imperia et San Remo, soit 835 000 habitants et 2500 km².

20Elaboré à partir des informations recueillies dans les différents documents de chaque candidature, le tableau 1 résume les neuf territoires candidats et leur étendue : le nom de la ville auquel le dossier est constitué, le nom de la candidature qui a évolué parfois, la « zone environnante » associée et les données de surface et population permettant de comparer ces territoires en termes quantitatifs.

Tableau. Comparaison des candidatures

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Zone environnante associée : territoire mentionné dans le dossier de candidature comme étant le territoire intégré dans la candidature ; CA : Communauté d’Agglomération ; CC : Communauté de Communes ; Sauf si cela est indiquée, la surface et la population sont des données récupérées de l’INSEE en 20219 ; En colonne 2, liste des noms donnés au fur et à mesure de la construction des périmètres. Dans le tableau, sont listés les adhérents selon le dossier de candidature, indépendamment de leur abandon après dépôt.

21Les limites des espaces articulés ainsi ne peuvent être facilement appréhendés ni par les habitants, ni par le jury évaluant les dossiers et les candidats ont dû élaborer une carte mélangeant plusieurs échelles institutionnelles avec une dominante commune, la référence aux établissements publics au niveau territorial ayant les compétences d’aménagement de l’espace et développement culturel et pouvant agir en conséquence.

2.2. Le périmètre géographique

22Mettre en valeur une ville au centre d’une zone environnante qui s’appuie sur un élément géographique représente une deuxième stratégie de singularisation. Cet élément doit être capable de proposer un périmètre lisible pour ceux qui y habitent, y travaillent (toutes générations comprises) et visible au niveau international. L’assise géographique représente une connexion entre collectivités autre que la proximité administrative et crée un cadre contextuel capable de faire écho à d’autres territoires en Europe. C’est ainsi que la ville de Clermont-Ferrand s’appuie sur le Massif Central regroupant 3,8 millions d’habitants sur 85 000 km², 4 régions et 22 départements. La candidature, présentée comme réponse à une phase de concertation en 20159, a vu cette assise géographique apparaître de manière officielle pour la première fois lors de la délibération du Conseil Municipal du 6 novembre 2020 au moment de la création de l’association « Clermont-Massif Central 2028 ». Cet acte concrétise la volonté de la ville de « réaffirmer son ancrage au sein du Massif Central et repositionner cet espace à l’échelle européenne [pour que le label devienne] un véritable catalyseur, rassemblant des acteurs, structures et territoires, afin de mener une réflexion décloisonnée à l’échelle du Massif Central »10. La ville auvergnate a ainsi commencé la préparation de son dossier en 2015 pour un dépôt de candidature en janvier 2023, soit huit ans après, ce qui confirme l’augmentation du temps de préparation des candidatures et l’importance accordée à cette phase. La définition de la zone environnante, malgré son importance décisive, ne se fait pas de manière intuitive dans les premiers stades de préparation et demande une articulation narrative s’appuyant sur le contexte de la ville candidate. Le choix du territoire caractérisé par « ses reliefs et sa nature volcanique » a permis de développer dans un premier temps son identité graphique déclinée de son logo « Volcamour » et d’imaginer le récit territorial sur lequel la programmation culturelle s’appuie. La candidature fait le parallélisme entre cette « histoire commune » du Massif Central et la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien. Le Massif Central posséderait, de la même manière que l’espace littéraire, « des paysages, des modes de vie, des rituels, des langues et des mythes » Enfin, le concept de Terre du Milieu porterait en lui celui d’une CEC : « inviter les ressortissants européens à construire une histoire commune » et permettrait d’écrire le récit nécessaire pour opérer une transformation territoriale car « aucune transition ne s’accomplie sans grand récit ».

Figure 1. Périmètre de la candidature de Clermont-Ferrand 2028 et le logo Volcamour

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Source : Dossier de candidature

23Irriguer une programmation culturelle sur un territoire aussi vaste que le Portugal a demandé de faire appel à tout un imaginaire mobilisant des concepts fédérateurs pouvant couvrir une surface très large. À l’instar de la division de l’année en quatre saisons, le contenu culturel se structure en « Quatre Traversées pour explorer la Terre du Milieu » inaugurées par une soirée permettant de « regarder le ciel » et des évènements qui s’articulent « à travers le paysage ». Le tout accompagné par des « zones de transition » au contenu présent dans différents endroits sur tout le territoire et par les « compagnies de colportage ». C’est ainsi que la candidature clermontoise, inspirée des colporteurs sillonnant le Massif Central du XIXè siècle aux années 1930, imagine des « scènes mobiles et autres dispositifs artistiques installés le temps d’une semaine sur les places des bourgs ».

24L’échelle communale et l’échelle liée au massif central se juxtaposent dans cette candidature. La ville est davantage présentée comme le centre opérateur, « historiquement une ville productive […] est aujourd’hui une ville créative »11 tandis que l’imaginaire lié au Massif Central et sa parallèle Terre du Milieu, offrirait cohérence et lisibilité en même temps qu’il inspirerait « un sentiment commun d’appartenance à ses habitants ». La programmation se déroulerait surtout dans la ville centre et prendrait appui sur le reste des territoires à travers des dispositifs relais permettant de témoigner de ce qui se développe dans la ville phare.

25La même logique de répartition d’évènements sur tout le territoire inspire la candidature de Rouen Normandie 2028, initiée par l’ancien président de la Métropole, Frédéric Sanchez, qui avait souhaité regrouper toute la région normande dans le projet. L’annonce de la candidature se fait en novembre 2017, au moment où la ville devait transférer certaines compétences telle la gestion de l’opéra, à la métropole rouennaise. La volonté de l’ancien président s’est vite heurtée à l’éternelle querelle entre Caen et Rouen, accentuée depuis la réunification de la Normandie en 2015. Caen, le chef-lieu de l’ancienne région Basse-Normandie, a mis comme condition à sa participation une candidature Rouen-Caen, un partage du coup de projecteur qui est incompatible avec le règlement européen. Le projet « Rouen Normandie » s’est ensuite transformé en « Rouen Seine Normande », soit 1,17 millions d’habitants sur 4 165 km²12. Dans cette candidature « les collectivités de la vallée de Seine normande s’unissent pour engager une métamorphose du territoire à la hauteur des bouleversements passés et à venir »13. Cette fois-ci, le champ sémantique mobilisé est le fluvial dans lequel, Rouen, la ville centre de la candidature, est le « port d’attache » tandis que les territoires adhérents seraient les « quais d’embarquement ». D’après ce dossier, la vallée de la Seine normande « c’est une histoire et une géographie communes et un avenir collectif marqué par les risques industriels et climatiques ». Ce positionnement s’inscrit dans le cadre d’une ville qui s’est réappropriée les berges de la Seine au début des années 2000, jusqu’à ce moment le fleuve était seulement une limite entre rives gauche et droite de Rouen. C’est seulement au milieu des années 2010 que la ville s’intéresse à sa rive gauche, auparavant un parc de stationnement sauvage. Divers bâtiments de loisirs et de travail s’y installent. La plaine Saint-Sever est requalifiée en prairie, le parc urbain de la presqu’île Rollet, auparavant dédié au stockage du charbon, est reverdi et les quais de la rive gauche sont réaménagés en promenade dans un projet qui reçoit le Grand Prix national du Paysage en 2018. Le périmètre de la candidature rouennaise révèle de cette manière l’opportunité pour la ville de renouer les liens avec son fleuve ainsi qu’un territoire qui peut se lire au niveau local sans conflit avec la Basse Normandie. Il représente également une embouchure pour la Seine Francilienne qui a besoin de ce territoire pour s’ouvrir sur l’océan et se connecter au reste de l’Europe, conférant ainsi au candidat une visibilité internationale.

26Le recours de Rouen à l’attache géographique de la vallée de la Seine Normande a été moins intuitif que l’île corse pour la candidature bastiaise. En effet, dès le départ, le périmètre de la candidature est défini par la limite entre la terre et la mer. Sa singularité réside notamment par son périmètre insulaire qui « revêt une dimension stratégique pour la Corse tout entière »14. Son contour est très lisible et l’équipe de candidature, contrairement au reste de candidats associant une zone environnante, n’a pas affiché de carte. Pour la ville corse, il est une évidence que le label CEC est une « occasion unique de se présenter au monde et de mettre en lumière les spécificités insulaires et européennes ». Le projet, appelé au départ Odyssée est défendu par le maire de Bastia, qui abonde sur l’importance de la phase de candidature :

« Le but est d’ores et déjà atteint. 2028 n’est pas une fin en soi. Le travail effectué depuis des mois [pendant la phase candidature] nous a déjà permis de réaliser une forme d’introspection collective »15.

2.3. Le périmètre identitaire

27La troisième stratégie de différentiation autour du périmètre consiste à mettre en lumière une réalité qui fait appel à un imaginaire reconnu dans le contexte national et européen. Le récit officiel s’appuie sur un modèle présent ou futur similaire à d’autres réalités en Europe. Il faut remonter jusqu’à 2010 pour trouver une CEC ayant choisi la vallée d’un cours d’eau pour candidater. La région de la Ruhr, homonyme de la rivière qui la traverse, a présenté sa candidature sous l’égide de la ville d’Essen et a été labellisée sous le nom de Ruhr 2010. Rouen s’est inspiré de cette candidature pour faire appel à un imaginaire rempli de « méandres, berges et détours ». Amiens, avec son projet le long de la Somme a imaginé une proposition dont le périmètre est « riche de la diversité de ses paysages, de ses zones humides […] à l’image des hortillonnages, célèbres jardins flottants baignant Amiens ». Les deux candidatures sont présentées comme capables d’incarner d’autres territoires baignés par un fleuve et appellent en même temps à la singularité, la cohérence, la représentativité et l’universalité de leurs périmètres de candidature, aussi bien à cause de leur « histoire et géographie communes » que de leurs rives « autrefois très exploitées par l’Homme et ses pratiques maraichères et manufacturières » ayant « un avenir collectif marqué par les risques industriels et collectifs ». Aveiro, au Portugal, candidate au titre en 2027, finalement décerné à Évora, a déclaré officiellement son soutien à la ville normande qui se réjouit à son tour car « la région d’Aveiro est une zone humide. La crise climatique impose des réflexions qui croisent celle de l’estuaire de la Seine »16.

Figure 2. Les cartes officielles de deux candidatures basées sur un discours lié à l’eau

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28La candidature de Bourges, comme la rouennaise, ambitionne également d’affronter les enjeux actuels via la culture et ainsi pouvoir inspirer les villes européennes et françaises de taille moyenne sur les grandes questions qui traversent la société. En adoptant le slogan « territoire d’avenir », la candidature fait écho aux villes de « moins de 100 000 habitants […] souvent négligées, fragilisées par la planification et les investissements nationaux et européens qui se sont concentrés sur les métropoles [et] les agglomérations ». L’enjeu est moins de se servir de son passé, que de se projeter vers l’avenir en se basant sur une candidature « qui questionne et accompagne par la culture le changement climatique, la biodiversité et la gestion de l’eau ». Si la candidature berruyère n’est pas la première à confronter les enjeux climatiques, elle est bien la seule parmi les candidats français à s’affirmer comme « Capitale Européenne de la Culture bas carbone pensée par tous ses acteurs autour du changement climatique ». Dans le contexte actuel, pour le reste des candidats, il est impossible de ne pas travailler également ce point. Bourges est la seule néanmoins à faire de cette lutte l’axe principal de sa candidature car sa taille permettrait de « développer le prototypage » et la possibilité de « devenir un laboratoire d’idées et d’innovations à même de proposer des solutions pour la culture dans l’Union [Européenne] du 21ème siècle à un réseau particulièrement dense de villes […] en situation comparable ». En résumé, un positionnement singulier qui s’adresse clairement à d’autres territoires européens aux caractéristiques similaires dans la continuité des directives bas carbone des instances européennes.

29Si la stratégie du périmètre identitaire est partagée par les neuf candidats, elle n’est pourtant pas appliquée par tous avec la même aisance. En effet, en faisant un parallèle avec d’autres territoires européens, les prétendants français se positionnent sur un enjeu particulier parmi ceux auxquels les villes sont confrontées (changement climatique, relégation spatiale, fracture sociale…) Il n’est pas anodin que les concurrents insistent tous sur la capacité de leur territoire, grâce à son tissu culturel, à créer des liens sociaux. Parmi les questions auxquelles les candidats doivent répondre se trouve celle sur « la politique destinée à renforcer la capacité des secteurs culturels et créatifs, y compris via le développement de relations à long terme entre ces secteurs et les secteurs économique et social »17. Le territoire rémois serait ainsi défini comme un ensemble regroupant :

« [des problématiques liées à la/le] accessibilité, travail en silos, dichotomie entre la réalité vécue d’un territoire qui dispose de 37,4% de logements sociaux et les représentations qui lui sont apposées : image de luxe liée au champagne, à l’histoire des Sacres, à son patrimoine »18.

30L’essence de la candidature résiderait dans la capacité de « tricoter ce maillage du territoire par la force de son tissu social et culturel et d’offrir des opportunités de développement pour créer des liens entre les communes, les villes partenaires et l’Europe, aux échelles micro et macro ». Si la stratégie était déjà utilisée dans les candidatures des années 2000 (Griffith, 2006), Reims fait écho à ces villes européennes avec des fractures sociales importantes et une « porosité de sa frontière avec la ruralité ». Bourges convoque les « villes moyennes » européennes, Reims se compare à d’autres territoires européens caractérisés par la « fracture sociale », pendant que la candidature clermontoise fait appel aux « zones montagneuses en Europe » avec l’ambition d’être un laboratoire pour les massifs et les zones enclavées à l’échelle de l’Europe, en répondant par la culture à certains enjeux de mobilité, de démographie déclinante, de meilleure considération des citoyens ruraux et des filières agricoles et artisanales. Cependant, la candidature dionysienne19 cristallise davantage la singularisation par la démarcation d’un périmètre identitaire et elle s’érige comme un paradigme présent dans d’autres endroits en Europe. Construite par opposition aux reproches attribués au projet marseillais quant à l’inégale répartition des spectacles entre l’hypercentre et les quartiers périphériques et l’incapacité de la cité phocéenne à mobiliser les artistes locaux dans le champ des cultures urbaines, le projet dionysien, Périféeries 202820, ambitionne porter :

« les désirs d’habitantes et d’habitants de toute l’Europe, celles et ceux qui sont désignés comme un « à côté » ou relégués. Aujourd’hui, elles et ils font retentir leurs identités singulières : Molenbeek dans Bruxelles, Eleusis aux portes d’Athènes, Kaunas devant Vilnius […]. Ces histoires et ces récits, nous leur donnerons droit de cité afin qu’ils ne soient plus au ban d’une modernité qui n’aura pas la moindre chance de se construire sans eux »21.

31Saint-Denis incarne le paradigme de la périphérie : La candidature de Banlieue(s) Capitale Européenne de la Culture s’est fondée sur la même volonté que le prétendant dionysien ;celle de changer l’image des banlieues et bâtir des nouveaux récits22. Malgré la volonté de représenter les banlieues européennes, Périféeries n’a pas voulu intégrer la démarche Banlieue(s) Capitale Européenne de la Culture. De ce fait, et par manque de soutien politique, le collectif voulant regrouper plusieurs banlieues françaises n’a finalement pas déposé un dossier de candidature. Saint-Denis a ainsi fait de sa candidature une revendication et une dénonciation de la concentration de pouvoirs dans les métropoles car « Paris, capitale française, ne serait pas ce qu’elle est sans ses banlieues populaires, sans ces arrière-cours qui sont l’envers du décor d’une métropolisation qui trop souvent exclut et relègue ». Investir la culture de la marge ne constitue pas une nouveauté, car prendre volontairement de la distance des formes traditionnelles de culture (exclusive ou élitiste) constitue déjà le point commun des candidatures anglaises à CEC en 2008 (Griffiths, 2006). Les dossiers français au label 2028 abordent également le sujet.

Conclusion : faire territoire grâce au label CEC

32Au fil des années, le nombre de villes souhaitant être labelisées a augmenté, les budgets se sont multipliés et la programmation se déroule maintenant sur toute une année. Un tel engouement peut s’expliquer par l’évolution des objectifs. Conçu au départ pour créer un sentiment d’appartenance européen que les seuls accords économiques n’ont pas pu concrétiser, le label est perçu maintenant comme levier ou accélérateur des politiques de transformation urbaine et comme coup de projecteur afin d’améliorer l’attractivité dans un contexte de concurrence territoriale. L’élaboration en 2006 d’un calendrier tournant, préfixant les pays d’accueil de ce rendez-vous, introduit la compétition à l’échelle nationale. Indépendamment du résultat, candidater devient en soi un objectif et cette période de préfiguration se prolongeant jusqu’à sept ans avant le dépôt du dossier s’érige comme une opportunité de faire un état des lieux et de s’organiser pour mettre en œuvre l’année CEC.

33La quête de ressources oblige les villes à élargir le périmètre des candidatures et à travailler dans le cadre d’une démarche multiscalaire et pluri-partenariale autrement plus difficile. Devenues gage de cohésion territoriale et encouragées par la Commission Européenne après la labélisation de Lille, la Ruhr et Luxembourg, les candidatures pluri-communales sont maintenant fréquentes. Fixer le périmètre qui se présente à partir d’une ville-centre est une étape clé avec laquelle démarre la préparation de la candidature. Puis, il s’agit de s’y tenir dès l’annonce jusqu’à l’année capitale. Pour cela, trouver le récit justifiant les alliances créées pour candidater est devenu une stratégie pour se singulariser du reste des prétendants au label.

34Dans une France en quête de position stratégique dans l’échiquier économique international, ses limites administratives intérieures sont en transformation permanente depuis les années 1980. Elles rendent fluides les identités et posent la question du découpage territorial pertinent pour des enjeux de rayonnement local et extra territorial (Houllier-Guibert, 2009). Amiens, Bastia, Bourges, Clermont-Ferrand. Montpellier, Nice, Reims, Rouen et Saint-Denis ont toutes cherché le soutien des établissements publics de coopération intercommunale auxquels elles appartiennent. La ville, la Communauté d’Agglomération, la Métropole, le Département et la Région ont été mobilisés pour chacun. Fixer le périmètre qui se présente à partir d’une ville-centre est une étape clé avec laquelle démarre la préparation de la candidature. Puis, il s’agit de s’y tenir dès l’annonce jusqu’à l’année capitale. Pour cela, trouver le récit justifiant les alliances créées pour candidater est devenu une stratégie pour se singulariser du reste des prétendants au label. Dans un souci de singularisation, plusieurs candidats ont souhaité s’affranchir des limites administratives et chercher des périmètres lisibles aussi bien localement qu’au niveau international et ont donc élaboré des récits autour d’une assise géographique. L’enjeu consiste à trouver la limite ou l’élément géographique autour duquel le récit peut s’articuler. Une deuxième stratégie pour se distinguer consiste à mettre en récit un imaginaire capable de faire écho à d’autres contextes européens, voire mondiaux, pouvant se transformer en revendication spatiale des territoires modestes, voire en déclaration d’émancipation de la capitale française considérée cœur de la culture traditionnelle la plus élitiste. Le périmètre devient de cette manière le paradigme d’une réalité présente dans d’autres endroits en Europe et les concurrents mettent en avant la possibilité de créer des ponts entre les territoires européens partageant ces réalités et ces revendications.

35Que cela soit en repoussant les limites administratives de chaque ville candidate pour retrouver une zone environnante, en s’appuyant sur un élément géographique capable de fédérer autour d’un seul espace commun ou bien en faisant appel à des réalités pouvant mobiliser la population locale tout en se référant à d’autres espaces européens, l’ensemble de candidatures a précisé son périmètre d’action, élaboré le récit qui en résulte et structuré sa programmation en conséquence. Même si cette entité se veut fédératrice, le récit candidat basé sur une nouvelle attache hors des limites administratives se heurte à la réalité. En effet, la cohérence du récit territorial se voit fortement impactée lors de l’apparition des premières tensions politiques ou quand le message entre en conflit avec d’autres acteurs. De plus, quand l’assise géographique choisie est de taille importante, il est difficile pour les candidats d’étendre la programmation culturelle sur son ensemble ; tel est le cas de Clermont-Ferrand23, avec des zones très étendues et mal communiquées. Enfin, inspirés par les « bonnes pratiques et figures imposées » dans l’historique des villes labelisées ou candidates qui circulent grâce aux différents textes les analysant, les concurrents peuvent définir un périmètre séducteur mais décontextualisé ; ainsi, la course à la distinction peut paradoxalement conduire les territoires à faire l’impasse de leurs singularités.

Bibliographie

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TEXTES UNION EUROPÉENNE ET MINISTÈRE DE LA CULTURE

MINISTÈRE DE LA CULTURE (2022). Appel à candidatures dans le cadre de l’Union Européenne « Capitale Européenne de la culture » pour l’année 2028 en France »

COMISSION EUROPÉENNE (2008). Selection of a European Capital of Culture 2013. Selection Panel. Final selection report.

Notes

1 AELE : Association Européenne de libre-échange qui compte actuellement avec quatre membres : Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse. EEE : Espace Économique Européen qui compte actuellement avec 30 membres (les 27 pays membres de l’UE et l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège. Huit pays sont actuellement candidats à l’adhésion à l’UE : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Moldavie, Monténégro, Serbie, Turquie et Ukraine.

2 La ville retenue à l’issue de la procédure de sélection de la capitale européenne de la culture se voit décerner en plus du titre Capitale Européenne de la Culture un prix d’une valeur de 1 500 000 euros en l’honneur de Melina Mercouri, Ministre de la Culture grecque qui lance le label en 1985. Cette somme est loin d’absorber le budget dédié à cette année culturelle.

3 Extrait de l’entretien avec un conseiller stratégique participant à l’élaboration d’une des candidatures.

4 Les notions de ville et de zone environnante sont définies par décret º 2021-1824 du 24 décembre 2021 relatif à la désignation d’une « Capitale européenne de la culture » pour 2028. Dans ce décret, on entend par le terme de « ville » la notion de commune relevant de la deuxième partie du code général des collectivités territoriales et on entend par « zone environnante » les notions de commune ou d’établissement public de coopération intercommunale ou de syndicat mixte relevant respectivement de la deuxième partie et de la cinquième partie du même code.

5 Appel à candidatures dans le cadre de l’action de l’Union Européenne « Capitale Européenne de la Culture » pour l’année 2028 en France.

6 Extrait traduit par l’autrice du document « Selection of a European Capital of Culture 2013. Selection Panel. Final selection report »

7 À l’instar de la majorité des villes qui se sont vu accorder le titre, tous les candidats ont choisi de structurer le portage de candidature sous une forme associative (association type loi 1901).

8 Décerné pour la première fois en 2022. Sète a été retenue lors de la phase finale, mais n’a pas été finalement labélisée. Le gouvernement a créé en 2019 ce label dans le but de distinguer, tous les deux ans, une commune ou un groupement de communes de 20 000 à 200 000 habitants se démarquant par le soutien à la création, la valorisation du patrimoine, la transmission artistique et culturelle, la mobilisation des habitants, ainsi que l’implication des artistes et acteurs culturels implantés sur le territoire.

9 « Les états généraux de la culture » concertation se déroulant de juin à novembre 2015 et donnant lieu au document intitulé « Les 60 mesures de la ville pour la culture »

10 Délibération du conseil municipal. Séance du 06 novembre 2020, rapport nº 5 : Candidature Capitale Européenne de la culture. Création de l’association « Clermont-Massif Central 2028 » Adoption des Statuts.

11 En référence à la théorie énoncée par Charles Landry en 1980 et appuyé ensuite par l’UNESCO dans le lancement du réseau « Villes Créatives » en 2004.

12 Calcul réalisé à partir des données de l’INSEE 2019 en prenant en compte les EPCI représentées dans la carte de la candidature.

13 Dans la brochure « Embarquons vers Rouen 2028 » distribuée par l’équipe préparant la candidature

14 Dossier de présentation de la candidature Bastia-Corsica 2028.

15 Pierre Savelli lors de la « grand-messe du monde culturel corse » à l’Alb’oru où les projets portés par la candidature corse ont été dévoilés.

16 Extrait du site web de la candidature rouennaise.

17 Appel à candidatures dans le cadre de l’action de l’union européenne “Capitale Européenne de la culture”

18 Dossier de presse de la candidature de Reims 2028, juin 2022

19 Dionysien : gentilé utilisé pour désigner les habitants de la commune de Saint-Denis dans le département de la Seine-Saint-Denis.

20 Dans le dossier de candidature de Saint-Denis, il est expliqué que la construction du mot « Périféeries » dérive de la contradiction des termes périphéries et féerie. Par la construction de ce mot, la candidature entend renvoyer à des images très éloignées « les périphéries, objets de discours stigmatisant, territoires autrefois relégués, et la féérie, monde merveilleux, poétique, spectacle magnifique ». Extrait du dossier de candidature de Saint-Denis.

21 Extraits de la tribune signée par les acteurs de la candidature apparue dans le Journal de Dimanche le 10/07/2022

22 Comme acte fondateur, un collectif d’acteurs économiques, politiques et sociaux, d’artistes et de citoyens signe la tribune apparue dans Le Monde le 25 octobre 2020 avec la volonté de « œuvrer à la production de nouveaux imaginaires qui reconnaissent le patrimoine de ces territoires [les banlieues] »

23 « Ce calme apparent, et ce renouveau, nous le partageons avec d’autres territoires européens, ceux des moyennes montagnes, des terres volcaniques, ceux de la marge, des espaces urbains enclavés et des ruralités isolées ». Extrait du dossier de candidature de Clermont-Ferrand Massif Central 2028. La propre candidature de clermontoise ambitionne grâce à ce titre d’arriver aux lieux plus isolés, L’ensemble du « bidbook » fait référence à nombreuses reprises de la difficulté que ces territoires traversent en termes d’accessibilité.

Pour citer ce document

Cristina Algarra, « Périmètre et mise en récit des candidatures françaises au label Capitale européenne de la culture  » dans © Revue Marketing Territorial, 11 / été et automne 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=977.

Quelques mots à propos de :  Cristina Algarra

Architecte, urbaniste et associée de l’agence Yap Architecture, Cristina Sanchez-Algarra est doctorante à partir d’une thèse qui navigue entre pratique et analyse architecturales et urbaines. Sa recherche porte sur les processus collectifs d’élaboration des candidatures françaises à Capitale Européenne de la Culture en 2028. Elle s’intéresse aux constructions des récits établissant les lignes directrices de la production urbaine. Elle interroge la préparation d’un projet culturel d’envergure internationale qui permet de réfléchir aux conditions contemporaines du processus de fabrication des villes. Elle est également membre du groupe de recherche « Villes en scène ».