Sommaire
10 / hiver 2023
les attractivités des espaces japonais
- Editorial
- Charles-Edouard Houllier-Guibert et Alexandre Faure Les attractivités des espaces japonais
- Articles
- Éric Mottet et Éric Boulanger Histoire et classifications des villes japonaises : quelles places en Indo-Pacifique ?
- Rémi Scoccimarro Le machizukuri : l’art de faire la ville japonaise ou de la vendre ?
- Soïchiro Minami L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées japonaises sur le développement des métropoles
- Alexandre Faure Les JOP de Tokyo 2020 peuvent-ils servir au développement d’un secteur de l’événementiel urbain ?
- Synthèses
- Sophie Buhnik Migrer vers les espaces ruraux avec l’agence parapublique JOIN
- Naoko Abe Le robot de service dans l’espace public à travers quelques cas au Japon
- Rémi Scoccimarro et Charles-Edouard Houllier-Guibert L’événementiel japonais mis en carte
Les JOP de Tokyo 2020 peuvent-ils servir au développement d’un secteur de l’événementiel urbain ?
Alexandre Faure
Les Jeux Olympiques et Paralympiques sont l’occasion pour les villes hôtes d’intervenir parfois massivement sur la structure urbaine. La préparation de Tokyo 2020 depuis le milieu des années 2010, entraîne une série de constructions d’équipements sportifs polyvalents au cœur de la baie, orientés vers l’économie des loisirs et de l’événementiel. Cet article propose à partir d’une méthodologie originale, d’analyser l’évolution spatiale du secteur de la baie de Tokyo afin d’étudier la répartition des activités économiques et urbaines, d’identifier les concentrations et les discontinuités sur ce territoire, et de contribuer à la compréhension de l’influence des méga-événements sur les villes et le tissu économique.
The Olympic and Paralympic Games are an opportunity to radically change the host city. The preparation of Tokyo 2020 since mid-2010, leads to the construction of a series of multipurpose sports facilities in the heart of the bay, oriented towards the leisure and event industry. Through an original methodology, this article proposes to analyze the spatial evolution of the Tokyo Bay area in order to study the spread of economic and urban activities, to identify concentrations and discontinuities in this territory, and to provide an overview of the influence of mega-events on cities and the economic fabric.
1Comment aurait-on pu imaginer en 2013 lors de l’élection de Tokyo comme ville hôte des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2020 (JOP), le scénario d’un événement sans public ? Dès novembre et décembre 2019, les médias du monde entier commencent à s’emparer de l’information concernant une nouvelle forme de grippe touchant des habitants de la région de Wuhan en Chine. Quelques semaines plus tard, cette maladie se propage, d’abord en Asie, puis en Europe, au moment où le gouvernement japonais, le gouvernement métropolitain de Tokyo (TMG), et les autorités locales à Sapporo et à Chiba finalisent la préparation des JOP, devant accueillir les athlètes et les visiteurs du monde entier pour l’événement sportif le plus important de l’année. Le report décidé en mars, au moment des confinements européens, et l’incertitude sur la tenue des Jeux, ne doit pas faire oublier que les autorités japonaises et les promoteurs privés construisant les équipements et le village olympique étaient prêts à quatre mois de l’ouverture des Jeux. L’héritage urbain des Jeux de Tokyo n’a pas ou très peu été influencé par la pandémie. Quelques expérimentations programmées par des partenaires privés ont été annulées ou modifiées, mais la très grande majorité du programme a été réalisée. Le projet urbain olympique de Tokyo est concentré dans deux zones, celle dite “Heritage” autour des installations de 1964, et la zone dite de la “Baie”. Cette dernière, constituée de terre-pleins anciennement dédiés aux activités portuaires et industrielles, fait l’objet de nombreuses politiques de requalification depuis les années 1970-1980, ce qui l’a amené à être désignée en 2008 pour accueillir les installations olympiques de la candidature de Tokyo pour 2016, projet repris quasiment à l’identique pour les Jeux de 2020. Ainsi, l’héritage de Tokyo s’inscrit dans une orientation des projets urbains olympiques déjà visibles dans de nombreuses candidatures précédentes, promouvant la requalification urbaine, la régénération, le développement du front de mer, et les investissements dans les infrastructures de transport. Plusieurs questions de recherche émergent de ce constat : l’événementiel, le loisir et le sport de compétition forment-ils une fonction urbaine spécifique de la ville olympique ? Les Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) participent-ils à spatialiser cette fonction ? La préparation de Tokyo 2020 est-elle un exemple de la spatialisation de la fonction urbaine de l’événementiel dans la baie ?
2Pour le mouvement Olympique, l’héritage est défini comme ce qui est commun au projet olympique et à la stratégie urbaine des acteurs de la ville hôte et de ses territoires (CIO, 2017 : 13). Parmi les éléments valorisés par le CIO, plusieurs renvoient à l’aménagement et à l’économie urbaine, notamment la question du développement des infrastructures urbaines, la réhabilitation de sites pour les Jeux, ou « l’essor de des secteurs du tourisme et de l’événementiel » (CIO, 2017 : 19). Le gouvernement métropolitain de Tokyo avait déjà traduit ces éléments dans sa candidature, en indiquant que son projet urbain olympique avait pour objectif de favoriser le développement des équipements utiles à l’événementiel sportif (TMG, 2016 : 9) et au développement du tourisme (TMG, 2016 : 35). Cependant, ces effets d’annonce n’ont pas été suivi par la création d’indicateurs de réussites, tout du moins aucun n’a été rendu public en cette période de pandémie qui ne permet pas de mesurer les effets sur le tourisme ou l’événementiel. L’objectif scientifique de cet article est d’identifier le développement d’un secteur du loisir et de l’événementiel, dans le cadre de la préparation des Jeux de Tokyo, en cherchant à connaître l’influence de ce méga-événement sur la composition du tissu urbain des territoires concernés. Pour répondre à ces questions de recherche, nous nous situons dans la continuité de nombreux travaux existants sur les Jeux Olympiques, mais aussi sur la baie de Tokyo et son développement récent. Le développement de la baie est caractérisé par une dynamique de requalification urbaine entamée dans les années 1970 et qui se propage, petit à petit, à l’ensemble des terre-pleins (Scoccimarro, 2007). L’économie japonaise stagnante et la menace du déclin démographique, amène les autorités nationales et locales à favoriser des politiques de requalification urbaine des centralités, dont la baie de Tokyo fait partie (Buhnik, 2017). Ces politiques de requalifications sont principalement fondées sur le soutien aux investissements privés (Aveline-Dubach, 2019), visant à renforcer l’attractivité et la compétitivité de Tokyo (Machimura, 1998) en s’appuyant sur des mécanismes néo-libéraux appliqués à l’état-développementaliste japonais (Sorensen, 2010). Si la préparation des Jeux a mis en lumière les questions relatives aux rénovations des installations de 1964 (Appert & Languillon-Aussel, 2017), ainsi que le scandale lié au coût et aux conditions de travail dans le cadre de la construction du stade Olympique (Tomoko, 2019), il apparaît que la majorité des nouvelles installations se situent dans la Baie et sont concentrés autour de plusieurs secteurs en cours de requalification, éloignés d’environ 5 à 10 kilomètres des centralités utilisées en 1964 (Faure, 2020).
3Nous faisons l’hypothèse que les JOP sont l’occasion pour les autorités publiques japonaises de relancer le développement urbain en baie de Tokyo, par le renforcement et d’une fonction urbaine de l’événementiel. Cette hypothèse met en avant l’importance de la phase de candidature et de préparation des Jeux dans le développement de la baie à travers la construction d’équipements de l’événementiel sportif, culturels et commerciales. Pour tester cette hypothèse, nous proposons une méthodologie originale, fondée sur l’utilisation d’images satellites et aériennes, ainsi que de données géoréférencées grâce à Open Street Map et Google, dans le but d’analyser la transformation de la baie et la répartition spatiale des activités et fonctions urbaines dans ce secteur1. L’existence, depuis plusieurs années, de photographies satellites et aériennes de bonnes qualités et libre d’accès ouvrent aussi des nouvelles perspectives pour l’étude de la ville et de ses transformations. L’exploitation des images satellites depuis 1995 donne la possibilité d’identifier les chantiers de destruction et de construction, malheureusement sans permettre d’identifier clairement les chantiers de rénovation. En collectant aussi les données concernant les activités présentes sur ce secteur urbain en 2020, nous montrerons aussi la répartition des fonctions urbaines et l’emplacement des sites olympiques dans le tissu urbain. Nous serons en mesure de connaître la vitesse et l’ampleur des transformations urbaines, ainsi que l’organisation économique de la baie et ainsi étudier l’influence des Jeux sur la baie. Dans la première partie de cet article, nous mettrons en contexte la candidature tokyoïte en étudiant la littérature scientifique concernant l’influence des Jeux sur les villes, puis en comparant la spatialisation des Jeux dans les villes hôtes depuis Atlanta 1996. Dans une seconde partie, nous reviendrons sur le contexte spécifique de la baie de Tokyo et de ses transformations contemporaines, puis nous analyserons les données collectées afin d’étudier l’influence de la préparation des Jeux sur les dynamiques à l’œuvre dans ce secteur urbain. L’objectif de cette seconde partie est d’étayer l’hypothèse de la constitution et du renforcement d’une fonction urbaine de l’événementiel sur les terre-pleins de la baie de Tokyo.
1. La spatialisation des Jeux Olympiques
1.1. Régénération urbaine, “growth machine” et néolibéralisme
4La préparation et l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques peut être un moteur important des politiques urbaines de développement des transports et de renouvellement urbain, permettant aux autorités publiques de modifier l’allocation des ressources et l’agenda politique (Gold & Gold, 2008). Ce développement induit par l’accueil d’un méga-événement peut être étudié comme un vecteur de gouvernance territoriale (Baim, 2009), ou comme l’un des moteurs de l’économie urbaine pendant la période de préparation sous la forme d’une “growth machine”2 (Suborg et. al., 2008). La connaissance de ce mécanisme et l’espérance de retombées positives pour la ville et la métropole, amène les porteurs des candidatures à investir dans une stratégie spécifique visant à accueillir un ou plusieurs méga-événements, en grappe ou successivement dans le temps (Smith, 2012), pour bénéficier d’un effet d’entraînement et d’accumulation des bénéfices liées aux politiques d’héritages (Leopkey & Parent, 2012 ; Shin, 2014 ; Viehoff, 2015). Ces stratégies peuvent s’apparenter à des grands projets d’aménagement de moins en moins plébiscités par les populations (Watt, 2013), mais qui représentent des instruments politiques privilégiés dans le cadre de politiques urbaines de requalification et de réorganisation des périphéries immédiates de la ville globalisée (Liao & Pitts, 2006).
5A l’instar des autres grands événements sportifs ou culturels, depuis les coupes du monde, les championnats régionaux, à la capitale européenne de la culture, les JOP amènent les élus locaux, les entreprises et les partenaires à entrer dans une arène politique éphémère à la temporalité rapide, favorisant l’émergence de consensus sur l’orientation du développement urbain (Chalip, 2006 ; Benneworth & Dauncey, 2010). De par la grande diversité des interventions publiques nécessaires pour l’accueil et l’organisation des Jeux olympiques (Chappelet, 2012), cet événement à une influence sur l’ensemble des cadres sociaux et économiques d’un territoire (Holthus et. al., 2020), avec des effets particulièrement importants sur la structuration de l’offre de logement du fait de la taille du Village olympique (Kontokosta, 2012) construit avec l’aide et au profit d’investisseurs et de promoteurs privés, à partir de politiques néolibérales dans lesquels les acteurs publics viennent soutenir le développement par le déblocage de parcelles publiques, la déréglementation des règles d’urbanisme (Bouin, 2020), et parfois l’affranchissement de certaines fiscalités, le tout sous couvert d’un état d’urgence aménagiste, en vue de livrer à l’heure les équipements et infrastructures olympiques et paralympiques (Spirou, 2013 ; Lauermann, 2016a). Avec la montée en puissance du rôle des villes dans les politiques environnementales et sous l’impulsion du Comité International Olympique qui veut améliorer son image, les villes candidates doivent intégrer depuis les années 1990, tout un ensemble de contraintes environnementales afin de verdir l’héritage et décarboner l’organisation des Jeux (Homma & Maumoto, 2013). Les JOP revêtent ainsi l’image d’un événement exceptionnel par sa taille, utile à l’accélération de la régénération urbaine, facteur d’innovations et d’expérimentations pour la ville de demain en prise aux problématiques environnementales. La ville olympique est caractérisée par un idéal de la ville globale dynamique, accueillante, ouverte au monde, mais aussi ultra-sécurisée, contrôlée, efficace, et libérale au sens économique comme social. Le CIO prône donc deux forment d’héritage, un tangible à travers les constructions et les infrastructures, un intangible à travers la promotion de l’accessibilité universelle, du développement des connaissances linguistique et du bénévolat.
6L’héritage olympique ne se mesure pas seulement dans les villes hôtes, depuis une dizaine d’années, des recherches sont menées pour comprendre comment le processus de candidature est lui-même pourvoyeur de transformations urbaines et dans le domaine de la gouvernance (Leopkey, 2009 ; Lauermann, 2014 ; Salisbury, Leopkey & Tinaz, 2017). Cette ouverture des études olympiques et urbaines sur la phase parfois méconnue et difficile d’enquête de la candidature d’une ville a été rendue possible par un long processus de standardisation du système olympique dans les années 1980 et 1990. Il a ainsi fallu attendre les candidatures pour 1996 soumises au CIO entre 1985 et 1989 pour que le dossier comprenne un budget global détaillé et obligatoire, ainsi qu’un projet urbain olympique, une anticipation de la politique d’héritage, et, plus récemment, un ensemble de mesures en faveur de l’environnement. La candidature devient alors un enjeu pour les élus locaux, nécessitant un travail de pédagogie envers les habitants, et d’une certaine manière de déminage des dossiers politiques les plus controversés au niveau local. Les abandons de Hambourg, Budapest et Rome pour 2024 rappellent la grande difficulté de rendre les Jeux attractifs dans des contextes politiques locaux soumis à d’autres priorités politiques que la construction d’équipements sportifs de grande envergure (Bourbillères et al., 2021), mais aussi le cas de Boston ou la mésentente entre associations d’habitants et gestionnaires urbains a entraîné l’échec de la candidature au profit de Los Angeles (Kassens-Noor, 2019).
7Les contestations des candidatures pour 2024 apparaissent parfois beaucoup plus fortes que les contestations précédentes, notamment, en considérant celles du mouvement international anti-olympique (Andranovich & Burbank, 2011). De fait, les Jeux sont traversés par des problématiques locales, parfois à des contextes nationaux, et dont les sujets sont variés (Farby et Zeghni, 2020). Ces contestations prennent la forme de manifestations dans les lieux publics, ou de critiques portées par des élus, des chercheurs, des journalistes ou des associations diverses. La critique principale dans les pays démocratiques est celle du coût des Jeux (Flyvberg, 2008), de l’inflation des projets d’infrastructure comme dans les transports (Kassens-Noor, 2012), et de la captation des ressources budgétaires pour un événement au détriment de politiques sociales (van Wynsberghe, Suborg & Wyly, 2013). D’autres critiques concernent le manque d’ambitions des organisateurs dans le domaine de l’environnement (Shalini & Stubbs, 2013 ; Girginov, 2018), ou dans l’imposition d’une rhétorique managériale propice à la privatisation des services urbains et de l’espace public (MacAloon, 2008 ; Lauermann, 2017).
8La spatialisation de la fonction événementielle à l’occasion de la préparation des Jeux n’a donné lieu à aucune étude spécifique. Le développement d’un quartier regroupant les équipements sportifs comme autour de Stratford à Londres, de la baie de Tokyo ou encore du parc olympique de Sydney sont une option mais pas une obligation pour la ville candidate. Chacun de ces noyaux olympiques a sa propre logique en fonction de la stratégie à long terme des acteurs publics et des opportunités à court et moyen terme pour les partenaires et promoteurs privés. Ainsi, l’hypothèse que nous faisons de l’installation en baie de Tokyo de nombreux équipements destinés par la suite à alimenter la vocation de zone de loisir pour les tokyoïtes répond aussi bien à des intérêts privés, à une orientation publique, et à la capacité des Jeux à fédérer l’ensemble de ces acteurs. C’est un avatar supplémentaire de la ville néolibérale japonaise soutenue par les politiques publiques nationales mises en place depuis 2000 pour relancer le développement du moteur économique national qu’est Tokyo.
1.2. La spatialisation des Jeux depuis Atlanta : comparaison des projets urbains olympiques
9La question de la spatialisation des Jeux dans les villes olympiques et candidates peut d’abord être étudiée à partir des projets urbains olympiques définis comme l’ensemble des interventions publiques, des instruments politiques et des investissements privés nécessaires à la réalisation, la mise à niveau et la mise à disposition des équipements, logements, infrastructures, services et cadres légaux ou réglementaires dans le but d’être ville requérante, puis ville candidate et enfin ville hôte. Le projet urbain olympique est avant tout un défi temporel pour les villes intéressées à l’accueil de cet événement. Le calendrier du CIO et les spécificités nationales induisent un engagement pluriannuel, au moins décennal pour obtenir les Jeux. Beaucoup de candidatures réussies s’adossent sur des candidatures ratées comme pour Paris 2024 (échecs pour 1992, 2008 et 2012) ou Tokyo 2020 (échec pour 2016). La procédure de sélection des candidates puis d’élection de la ville hôte est longue et composée de plusieurs étapes singulières. Le CIO lance d’abord un appel à intérêt dans l’objectif d’attirer des candidatures. Cette première étape n’est pas totalement formalisée et comprend aussi bien un appel général qu’un appel ciblé vers des villes choisies par les membres du CIO. Parallèlement, les pays possédant un système de pré-élection (Etats-Unis par exemple), ou une phase de sélection interne au pays (Japon) doivent sélectionner une ville puisque le CIO n’admet qu’une candidature par pays3. Les villes qui ne sont pas soumises à une sélection nationale organisée, se portent alors requérantes, elles demandent un questionnaire au CIO et le remplissent en vue de devenir candidates. Les villes autorisées par le CIO deviennent alors candidates et préparent un dossier (normes actuellement en trois tomes), répondant à de nombreuses questions d’organisation, de politique locale et nationale, sur les équipements technologiques, les infrastructures urbaines et les équipements sportifs disponibles. Le CIO se réunit 7 ans avant les Jeux et élit la ville hôte. Ce système a atteint ses limites en 2017, lorsqu’une majorité des villes pressenties pour la candidature se sont retirées au fur et à mesure, laissant le CIO avec seulement deux candidatures : Paris et Los Angeles. Ces deux villes globales historiques de l’olympisme se sont mises d’accord pour un partage : Paris aura les Jeux cent ans après la dernières édition parisienne et Los Angeles aura l’édition suivante. Cette brèche dans le système olympique s’est renforcée en 2021 à Tokyo lorsque le CIO a accordé l’organisation des Jeux de 2032 à Brisbane en Australie, plus de 10 ans en avance, ce qui constitue une rupture historique avec le fonctionnement par candidature.
10Paris et Los Angeles partagent avec Tokyo et Londres le privilège d’avoir été élue chacune trois fois ville hôte. Les Jeux Olympiques et Paralympiques, ainsi que son institution de rattachement le Comité International Olympique, ne sont pas neutres, et ont été dominés dès leur fondation par les pays démocratiques d’Europe de l’Ouest et par les États-Unis d’Amérique. Les villes hôtes sont historiquement issues de ces régions, puis des alliés du bloc de l’ouest (Melbourne, Tokyo, Mexico, Montréal, Séoul), avant de s’étendre à de nouveaux pays (Chine, Brésil). Les candidatures d’Amérique du Sud sont nombreuses, alors que les candidatures africaines, du Moyen-Orient, de l’Inde sont quasi inexistantes. La géographie des villes olympiques dessine avant tout la carte de la géopolitique, d’abord centrée sur l’alliance Atlantique, puis révélant les alignements de la Guerre Froide, avant de mettre en lumière les économies émergentes. Si le CIO et les Jeux ne mettent pas directement en avant l’économie libérale et capitaliste, ils sont dépendants à leur territoire de prédilection, la métropole moderne (Harvey, 2001).
11Cette ouverture à d’autres pays est réalisée en parallèle à une consolidation et un renforcement du système de candidature décrit plus haut. Les années 1980 et 1990 concentrent un grand nombre de candidatures venant de métropoles régionales. Le système de candidature devient plus officiel, obligeant les porteurs à établir un projet urbain précis ainsi qu’un budget décrivant l’ensemble des dépenses (le budget reste jusqu’à aujourd’hui assez succinct et peu détaillé). Ce système entre en fonctionnement pour les candidatures des Jeux de 1996, donc au cours de la décennie 1980. De fait, la comparaison des candidatures est rendue complexe avant cette date, du fait de l’hétérogénéité des dossiers. En décrivant ci-après les projets urbains olympiques des villes hôtes, à partir des candidatures des villes lauréates aux Jeux de 1996 jusqu’à aujourd’hui, nous soulignons les tendances à propos de la spatialisation des discours, ainsi que les différences notables entre les modèles urbains des villes. Il apparaît qu’il n’existe pas un projet urbain spécifique aux Jeux. Si les villes doivent fournir les installations nécessaires à l’hébergement, l’entraînement et les épreuves, il n’existe pas une règle d’organisation spatiale, mais plutôt un ensemble de conditions sous-jacentes : rapidité des transports, concentration des logements des athlètes en un seul quartier, sécurisation des abords, et après l’embuscade marketing d’Atlanta4, le CIO exige que les espaces publics dédiés aux Jeux soient aussi sécurisés en matière publicitaire au profit des seuls partenaires officiels.
Tableau 1. Comparaison des caractéristiques des candidatures réussies depuis 1996 pour les JOP
Sources : Centre d’Études Olympiques de Lausanne
12Plusieurs éléments ressortent de ce tableau. Tout d’abord, l’évolution des budgets des villes élues est tout à fait significative, passant de 1 304 millions de dollars à 18 256 en seulement 16 ans, avant de retomber à des niveaux élevés, mais beaucoup moins importants. Dans ce cadre, Athènes, Pékin et Londres ont participé à une inflation des candidatures, en particulier à travers le financement d’infrastructures de transport. La diminution du budget total des candidatures suivantes ne doit pas simplement être analysée comme une diminution des ambitions, mais aussi comme une stratégie de candidature visant à afficher une forme de sobriété budgétaire tout en faisant sortir du budget de la candidature certains coûts comme les transports et la sécurité (Faure, 2021). Le périmètre du budget est donc réduit pour faire baisser les dépenses affichées au regard de l’opinion public.
13Sur le plan spatial, il existe un modèle américain de candidatures avec de nombreux noyaux éloignés les uns des autres de plusieurs dizaines de kilomètres et qui met en lumière l’urbanisme de ces villes étalées. S’opposent à ce schéma les villes plus denses dont les noyaux moins nombreux sont plus proches les uns des autres et du centre de la ville. Enfin, le développement des fronts de mer ou de fleuve fait partie de l’imaginaire de la métropole contemporaine et en partie des villes globales comme l’a montré Eva Kassens-Noor (2019). Si toutes les villes ne disposent pas d’un front d’eau disponible pour l’aménagement du village olympique, celles qui souhaitent concentrer les sites olympiques dans un petit rayon font ce choix, en dehors du cas notable de Londres qui n’a pas installé son village en bord de Tamise mais seulement une partie des équipements.
2. Un projet urbain olympique tokyoïte s’appuyant sur la dérégulation des règles d’urbanisme
2.1. La revitalisation urbaine pour réaménager la baie de Tokyo
14Dans ce cadre, peut-on voir dans l’installation de multiples équipements en baie de Tokyo un exemple singulier de déploiement d’un quartier dédié aux loisirs et à l’événementiel ? Natacha Aveline-Dubach (2019) montre dans ces travaux sur le marché de l’immobilier, l’influence des promoteurs privés dans la composition des politiques publiques japonaises, en faveur d’investissements publics et privés concentrés autour de la baie de Tokyo. Le but est non seulement de relancer les investissements dans l’immobilier de bureau (Sorensen et al., 2010 ; Aveline-Dubach, 2012), et de favoriser la construction de logements dans le centre de Tokyo (Kubo, 2015 ; Buhnik, 2017), mais aussi de renforcer la dynamique de requalification urbaine à l’œuvre dans ce secteur depuis les années 1970-1980, qui privilégie la construction de condominiums et d’immeubles de bureau de grande hauteur au détriment du tissu urbain préexistant (Scoccimarro, 2017). Ces politiques urbaines de revitalisation de la baie sont largement renforcées sous la mandature du gouverneur de Tokyo Shintaro Ishihara (1999-2012) (Saito et Thornley, 2003 ; Waley, 2013), qui est aussi à l’origine des candidatures aux Jeux de 2016 et 2020. Le gouverneur veut conforter la place de la capitale japonaise sur la scène internationale et surtout sur le plan régional face à la rivalité de Pékin et Singapour et dans une moindre mesure de Séoul (Tsukamoto, 2013). Il s’agit bien ici d’inscrire Tokyo dans la compétition internationale entre les villes globales, alors que la compétition avec Osaka s’estompe (Machimura, 1998 ; Kuniko, 2003) et que les gouvernements successifs abandonnent l’idée de déconcentrer l’Etat japonais. L’objectif visé est de maintenir la compétitivité de la capitale devenue le moteur revendiqué de l’économie nationale. Les politiques urbaines et d’aménagement japonaises dominées par le modèle de l’état développementaliste ont intégrée de plus en plus d’idéaux néolibéraux (dérégulation de l’urbanisme et des règles d’architecture, facilitation des transferts de terrains publics au privé, multiplication des autorisations de constructions de grande hauteur), dont la politique de renaissance urbaine du gouvernement métropolitain de Tokyo sous Shintaro Ishihara est la traduction concrète (Aveline-Dubach, 2019).
15De son côté, Rémi Scoccimarro fait remonter le développement contemporain des espaces en baie de Tokyo, aux politiques de requalifications mises en place dans les années 1970-1980, afin de faire émerger un nouveau quartier d’affaires proche du centre. Le résultat est mitigé et les investissements ne sont pas aussi nombreux qu’espérés, ce qui entraîne notamment le mitage des terre-pleins de Tsukudajima et d’Harumi, ce dernier accueillant depuis 2013 de nombreux chantiers liés à la préparation des JOP. Afin d’accélérer les investissements, et alors que la population du centre de Tokyo recommence à augmenter à partir des années 1990 (Scoccimarro, 2017 ; Buhnik, 2017), le gouvernement japonais propose une série de modification des règles d’urbanisme notamment sous le coup de la loi de revitalisation urbaine de 2002, permettant de libérer le coefficient d’occupation des sols (COS), soit par le remembrement des parcelles, soit par le transfert du COS non-utilisé sur d’autres parcelles. Cette politique est complétée par le déblocage de terrains publics appartenant aux entreprises du ferroviaire privatisées au cours des années 1980, et aux autorités publiques locales ou nationales. L’idée est de créer des parcelles de grande taille, plus propices à accueillir des investissements dans des bâtiments de grandes hauteurs et de grands gabarits, à destination des multinationales ou de promoteurs privés cherchant à développer des programmes résidentiels. Cette politique est résumée ainsi :
“Tokyo est la ville japonaise la plus connectée à la mondialisation. Face à la concurrence urbaine internationale, le renforcement du statut de ville globale de Tokyo est devenue une priorité. Le Japon a longtemps fait l’expérience d’une stagnation économique que l’opinion a imputé à un déclin de compétitivité. Le gouvernement a cherché à utiliser la réorganisation de Tokyo comme un catalyseur pour redynamiser la compétitivité économique de la nation. Ainsi, parmi les nombreuses politiques publiques mises en place, plusieurs ont abouti à un “boom” de la construction résidentielle à destination des classes aisées: promotion du réaménagement urbain, assouplissement des règlements d’urbanisme et facilitation des achats résidentiels” (p.189, Hirayama, 2017; traduit de l’anglais par l’auteur)5.
2.2 La répartition des fonctions urbaines sur la baie de Tokyo
16La préparation des Jeux de Tokyo remonte au milieu des années 2000, lorsque le gouverneur Ishihara, opposant à la montée en puissance de la Chine au niveau régional, annonce une candidature de Tokyo en réaction aux Jeux de Pékin en 2008. A l’ambition géopolitique s’ajoute un projet urbain de développement des infrastructures de transport et de relance de l’économie tokyoïte par des investissements dans la baie. La première candidature est formulée avant la crise économique de 2008, mais Tokyo perd face à Rio. La seconde candidature est formulée suite au tremblement de terre de 2011, sur les mêmes bases que la candidature pour 2016, avec un budget initialement très élevé puis revu largement à la baisse suite au départ du gouverneur et à la reprise en main du dossier par le Premier ministre Shinzo Abe. La seconde candidature est un succès.
17La candidature de Tokyo 2020 est intitulée « Discover Tomorrow ». Le projet urbain olympique est décrit comme faisant pleinement partie de la stratégie à long terme du gouvernement métropolitain « Tokyo Vision 2020 ». L’héritage principal sera la rénovation des installations de 1964 et la contribution à « la revitalisation d’un nouveau centre-ville » (p.7, Tokyo, ville candidate, dossier de candidature) situé en baie de Tokyo. Chikako Mori (2017) décrit cette rénovation urbaine pré-olympique comme un mouvement de gentrification, notamment concernant les secteurs proches du nouveau stade olympique. Lors de la préparation des Jeux et dans le but de favoriser les investissements privés, le gouvernement métropolitain a vendu à bas prix des terrains publics notamment au groupe Mitsui Fudosan, lui permettant de construire des immeubles de grande hauteur dans le secteur du Village olympique. Cette transaction s’inscrit pleinement dans la politique de revitalisation urbaine fondée sur le renforcement de la dynamique de développement urbain du secteur de la baie.
18Pour comprendre l’influence des Jeux sur la baie et sa structuration, nous avons procédé à une étude des fonctions urbaines existantes en 2020 et à la répartition des activités dans ce secteur. Pour cela, nous utilisons des images satellites disponibles via ESRI, ainsi que les données d’Open Street Map pour connaître les activités et l’affectation des bâtiments. Cette méthode expérimentale vise à réaliser une enquête à grande échelle de ces quartiers. Les données collectées ont ensuite été cartographiées, avec pour objectif d’analyser la composition du tissu urbain de la baie, d’observer les tendances spatiales des activités, et de tester l’hypothèse d’une corrélation du projet urbain olympique avec l’émergence d’une fonction urbaine dédiée aux loisirs, à l’événementiel culturel et sportif, et aux congrès dans la baie de Tokyo. Nous avons produit plusieurs cartes figurant les activités logistiques et industrielles (fonctions majoritaires depuis la seconde guerre mondiale), tertiaires, commerciales, événementielles et résidentielles.
Illustration 1. La répartition des fonctions de logistiques urbaines et industrielles. Sources : Open Street Map, Google. Alexandre Faure, 2021.
Sources : Open Street Map, Google. Alexandre Faure, 2021.
19La baie est tout d’abord organisée à partir des fonctions logistiques et industrielles qui étaient majoritaires depuis le début du vingtième siècle. Ces fonctions regroupent aujourd’hui des industries liées aux matériaux de construction, à la production et la diffusion de l’énergie (électricité et gaz), au traitement et l’incinération des déchets, à la distribution des marchandises, la vente au détail... La répartition de ces fonctions est particulièrement marquée par sa concentration sur les terre-pleins les plus éloignés du centre de Tokyo, ainsi que par la construction du nouveau marché de Toyosu au centre de la baie. La logistique cohabite en partie avec le développement de bureaux et de services marchands, d’abord sous la forme de petites structures sur les terre-pleins les plus éloignées, et d’immeubles de grande hauteur autour d’Odaiba et sur les terre-pleins les plus au nord. Cette division est la même entre le petit commerce qui est éparpillé dans la baie, et les centres commerciaux qui se situent autour de deux secteurs centraux et proche des sites de compétitions olympiques.
20La baie possède des logements répartis dans deux types d’espace. Un premier au centre de la baie dans des immeubles construits il y a plusieurs décennies en un quartier à part entière, avec ses commerces et services publics (écoles, crèches, services médicaux). Un second secteur concerne l’ouest de la baie, depuis le village olympique au nord, jusqu’à Odaiba au centre. Les logements prennent alors la forme d’immeubles résidentiels de grandes hauteurs et de haut standing. La répartition du résidentiel dénote une modification des types de logements construits qui confirme la tendance à la gentrification mis en avant par Chikako Mori (2017).
Illustration 2. La répartition des sites dédiés à l’événementiel, aux attractions touristiques et aux pratiques sportives
Sources : Open Street Map, Google. Alexandre Faure, 2021.
21Les sites liés à l’événementiel et les attractions (salles de concert, centre des expositions, palais des congrès, lieux culturels) sont concentrés dans l’ouest de la baie, tout particulièrement entre le complexe d’Ariake et le quartier d’Odaiba. Les complexes sportifs sont eux situés le long de la voie rapide qui traverse la baie d’est en ouest, en passant par Odaiba jusqu’à l’Ile-de-Rêve. Comme le montrent les cartes, il apparaît que l’événementiel et les équipements sportifs (courts de tennis, stades, centre aquatique, golf) sont situés dans les mêmes secteurs que les sites utilisés pour les JOP.
2.3. La fonction événementielle peut-elle être un héritage des Jeux de Tokyo ?
22Si les JOP sont un instrument de changement urbain, ce changement est défini par la stratégie que les porteurs de la candidature adoptent en fonction des acteurs locaux, des stratégies préexistantes, des conditions imposées par le CIO, et des moyens dont ils disposent. Dans le cas de Tokyo, la stratégie urbaine olympique a été largement influencée par l’initiateur qu’est l’ancien gouverneur de Tokyo, ainsi que par les politiques nationales successives en faveur de la revitalisation urbaine. Au démarrage, cette politique de libéralisation des COS en faveur d’immeubles de grande hauteur était limitée aux grandes stations de transport du centre de Tokyo, en particulier autour des iconiques Shibuya, Shinjuku, Ikebukuro et la station centrale de Tokyo. Au début des années 2010, après la première candidature de Tokyo pour 2016, le quartier de la baie et notamment le terre-plein d’Harumi (où le stade olympique de 2016 était prévu) intègrent les secteurs de la loi de revitalisation urbaine. La baie devient un lieu central du développement urbain récent de Tokyo.
23Le développement de la baie depuis 1995 a connu des phases différentes et il apparaît que la préparation des JOP est un moment de relance du développement urbain des terre-pleins. Pour étayer ce point, nous avons procédé à une cartographie des chantiers de démolition et de construction sur la période 1995-2020. Le but est de questionner la vitesse des transformations et la répartition des chantiers avant et pendant la préparation du méga-événement.
Illustration 3. Les chantiers menés dans la baie sur la période 1995-2009
Sources : Open Street Map, Google. Alexandre Faure, 2021.
Illustration 4. Les chantiers menés dans la baie sur la période 2010-2020
Sources : Open Street Map, Google. Alexandre Faure, 2021.
24Ces cartes montrent un développement inégal des terre-pleins de la baie au cours de cette période. La concentration des services marchands liés à l’événementiel dans le secteur d’Odaiba à l’ouest de la baie, intervient dans la période 2000-2010, avec la construction sur de grandes parcelles d’hôtels, de centres commerciaux, de bureaux, ainsi que du nouveau marché de Toyosu. De ce fait, le développement de ce secteur et de l’environnement économique de l’événementiel précèdent les candidatures pour 2016 et 2020, émises à partir de 2007-2008. Le projet urbain olympique est dessiné autour du nouvel axe de circulation formé par la rocade est-ouest sud passant par les terre-pleins. Les sites olympiques sont quasiment tous au nord de cet axe, à l’exception de ceux situés sur les terre-pleins du sud devant accueillir les équipements les plus larges (VTT, aviron, sports équestres) installés dans des zones devant devenir des espaces verts ou de loisirs.
Conclusion
25Si la méthode utilisée dans cet article ne permet pas d’analyser les raisons des choix des porteurs des candidatures, elle éclaire le contexte dans lequel ces choix sont faits. La décision d’implanter la majorité des nouveaux équipements dans les secteurs de la baie, et notamment d’équipements polyvalents (salle de sport convertible en salle de concert, centre aquatique, complexes sportifs intégrés dans des parcs) participent à créer un environnement urbain favorable à l’accueil de grands événements, mais aussi des espaces dédiées aux loisirs des habitants et des visiteurs des services marchands commerciaux et hôteliers adjacents. Il apparaît dans ce cadre, une continuité évidente entre le développement dans les années 2000 d’une économie du loisir sur ces terre-pleins et la candidature de Tokyo. Il s’agit de l’affirmation d’une fonction récréotouristique déjà impulsée dans d’autres villes qui essaient de s’affirmer dans la hiérarchie nationale ou mondiale en tant que destination métropolitaine. Cette idéologie territoriale (Houllier-Guibert, 2011) de la destination métropolitaine devient une norme internationale, après les premiers projets urbains nord-américain de valorisation des waterfonts en bord de lacs comme le Navy Pier (Chicago), le Harbourfront et l’Ontario Place (Toronto), ou bien sur d’anciens bassins portuaires comme l’Inner Harbor (Baltimore), le Farneuil Hall-Quincy Market (Boston), le Fisherman’s wharf (San Francisco), le Harbor Front (Seattle), ou sur d’anciennes zones industrielles littorales comme le Grandville Island (Vancouver). Le Vieux-Port de Montréal, sur le fleuve Saint-Laurent suit une même trajectoire en cherchant à devenir la première destination touristique de la ville (Houllier-Guibert, 2010), dans le même esprit que les fronts d’eau européens considérés comme moins réussis en matière d’attraction : à Barcelone, Valence, Gênes ou plus récemment à Marseille. Ces fronts d’eau sont aussi des destinations métropolitaines construites pour accueillir d’autres méga-événements, à l’instar de l’obtention du label de Capitale européenne de la Culture. Plus récemment encore, le front d’eau de Rio de Janeiro, mis en chantier pour les JOP 2016, accueillent des infrastructures (tramway, accueil de paquebots, musée dont signature de starchitecte, zones de loisirs) qui viennent prolonger ce type d’espace urbain pensé tant pour la population locale que pour les touristes internationaux. La baie de Tokyo possède une configuration assez similaire.
26Pour conclure à propos de la spatialisation de la fonction événementiel, nous avions fait au début de cet article l’hypothèse que l’accueil des grands événements pouvaient former une fonction à part entière de la ville globale, et dans le cas de Tokyo, cette fonction était destinée à être implantée sur la baie. L’analyse de la répartition spatiale des fonctions urbaines en baie de Tokyo montre une mise en valeur de l’économie des loisirs et de l’événementiel associée au tertiaire et au commerce. La temporalité des mises en chantiers met cependant en lumière le décalage entre l’aménagement intensif des années 2000, le déclin des chantiers dans les années 2010-2014 et la relance produite par la préparation des Jeux de Tokyo à partir de 2015. Ce décalage ne s’oppose pas à l’idée d’une fixation dans l’espace de la fonction événementielle et de loisir dans la baie. La diminution des mises en chantiers à partir de 2010 est le résultat de la crise financière de 2008 et de la dépendance de la ville japonaise aux investissements privés. Ainsi, comme l’avait suggéré Rémi Scoccimarro, la première phase de requalification de la baie de Tokyo a eu lieu au tournant des années 1980 avant d’être stoppée par l’éclatement de la bulle immobilière. Une seconde phase de requalification apparaît dans les années 2000, étant la conséquence des politiques de revitalisation urbaine, de dérégulation de l’urbanisme, et du déplacement du marché de Toyosu, comme l’ont bien montré Natacha Aveline-Dubach et Andre Sorensen. Cette phase a aussi décliné à partir de la crise immobilière japonaise de la fin des années 1980. Enfin, nous pouvons affirmer que la période de préparation des JOP, couplée à une politique de relance économique suite aux catastrophes de 2011 (tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire), a entraîné une nouvelle phase de requalification de la baie, induisant de nombreux chantiers aux objectifs variés, depuis la construction du Village olympique par un promoteur sur des terrains publics, à la construction d’équipements sportifs permanents ou temporaires venant renforcer le secteur des loisirs et de l’événementiel au centre et à l’ouest de la baie.
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1 Cette méthode a été privilégiée pour des raisons d’accès au terrain et aux données. La pandémie de Covid-19 m’a empêché de réaliser plusieurs terrains de recherche à Tokyo depuis 2020, obligeant à modifier drastiquement les protocoles de recherche établis pour l’occasion.
2 La théorie de la « growth machine » propose d’analyser la ville contemporaine et libérale comme une configuration d’acteurs et de projets dont l’objectif est la création de richesse et de plus-value à partir, entre autre, de l’immobilier de bureau et résidentiel. Décideurs publics et promoteurs travaillent de concert à créer un moteur de croissance.
3 Il y a eu dans le passé des candidatures multiples au sein d’un même pays avant la seconde guerre mondiale comme en Allemagne.
4 Lors des Jeux d’Atlanta, des marques non partenaires du CIO ou du Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques avaient profité de l’événement pour lancer de grandes campagnes publicitaires au détriment des entreprises partenaires.
5 “Among the biggest cities in Japan, Tokyo has been the most strongly connected to the global economy, and in challenging urban competition, the restructuring of Tokyo as a global city has been given top priority. Japan has long been experiencing a stagnant economy, leading to the growing view that Japan’s global competitiveness has declined. The government has sought to use the reorganization of Tokyo as a catalyst for re-galvanizing the nation’s economic competitiveness. Thus, various policy measures such as promoting urban redevelopment, relaxing urban planning regulations, and facilitating residential purchases have combined to provoke a construction boom in high-class residential towers”. (p. 189, Hirayama, 2017)
Alexandre Faure, « Les JOP de Tokyo 2020 peuvent-ils servir au développement d’un secteur de l’événementiel urbain ? » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=914.
Quelques mots à propos de : Alexandre Faure
Docteur en études urbaines de l’EHESS après avoir écrit une thèse sur les temporalités politiques et urbanistiques du Grand Paris (2018), Alexandre Faure s’est ensuite tourné vers la comparaison avec le Japon en intégrant la fondation France-Japon de l’EHESS. Engagé à la FFJ de 2018 à 2022, il a élargi ses sujets de recherche aux questions olympiques et des transports. Fondateur du programme Jeux olympiques et Ville globales (Olympic Games and Global Cities), Alexandre Faure a étudié en monographie et comparativement les projets urbains olympiques de Tokyo et Paris, ainsi que le lien ténu entre les villes globales et les Jeux notamment dans les cas de Londres et Los Angeles. Désormais secrétaire délégué du Conseil de développement de la Métropole du Grand Paris, il reste associé à la FJJ pour ses recherches scientifiques.