Sommaire
10 / hiver 2023
les attractivités des espaces japonais
- Editorial
- Charles-Edouard Houllier-Guibert et Alexandre Faure Les attractivités des espaces japonais
- Articles
- Éric Mottet et Éric Boulanger Histoire et classifications des villes japonaises : quelles places en Indo-Pacifique ?
- Rémi Scoccimarro Le machizukuri : l’art de faire la ville japonaise ou de la vendre ?
- Soïchiro Minami L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées japonaises sur le développement des métropoles
- Alexandre Faure Les JOP de Tokyo 2020 peuvent-ils servir au développement d’un secteur de l’événementiel urbain ?
- Synthèses
- Sophie Buhnik Migrer vers les espaces ruraux avec l’agence parapublique JOIN
- Naoko Abe Le robot de service dans l’espace public à travers quelques cas au Japon
- Rémi Scoccimarro et Charles-Edouard Houllier-Guibert L’événementiel japonais mis en carte
L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées japonaises sur le développement des métropoles
Soïchiro Minami
Les villes japonaises et le mode de vie contemporain des habitants de l’archipel ont profondément été façonnés par le développement et le fonctionnement des chemins de fer. Cet article a pour objectif d’expliquer comment et par quels moyens le train, son utilisation et son modèle économique sont devenus un vecteur majeur de la fabrique urbaine japonaise. A partir d’un détour historique, les auteurs expliquent comment se sont constitués les grandes entreprises ferroviaires privées combinant de nombreuses activités complémentaires aux revenus tirés de la billetterie. Les entreprises de transports ferroviaires privées ont comme particularité d’être rentables grâce à une grande variété de situations et de constructions capitalistiques des groupes. Entre fusion, conglomérat, diversification des investissements, et projets urbains concentrés sur le transport, cet article permet d’entrer dans la complexité de l’économie japonaise. Pour mettre en lumière la diversité des entreprises ferroviaires, l’étude compile des données sur l’économie urbaine et ferroviaire, l’utilisation d’un grand nombre de travaux scientifiques japonais, et deux études de cas à Osaka et Tokyo.
Japanese cities and the contemporary way of life have been deeply determined by railroad development and operation. The aim of this article is to explain how and by what processes the train, how it is used and the economic model behind it have become a major force in the Japanese urban fabric. From a historical detour, the authors explain how large private rail companies were set up, combining many complementary activities with ticketing revenues. Private railway companies are particularly profitable, but this profitability is the result of a wide variety of situations and capital structures. From mergers to conglomerates, from diversification of investments to urban projects focused on transport, this paper provides an insight into the complexity of the Japanese economy. To highlight the diversity of railway companies, the study compiles data on the urban and railway economy, the use of a large number of Japanese scientific works, and two case studies in Osaka and Tokyo.
1Les chemins de fer japonais ont comme particularité d’être les plus fréquentés au monde et parallèlement, d’être rentables. Ces deux phénomènes sont le résultat d’une intrication forte entre le développement urbain et celui des chemins de fer. En effet, les Grandes Compagnies Ferroviaires Privées (GCFP) ont largement participé à l’organisation du système urbain japonais moderne, en constituant des conglomérats qui comprennent non seulement le secteur immobilier, mais aussi les secteurs du commerce de détail et des loisirs. Ce modèle des GCFP a également eu une influence majeure sur la privatisation des chemins de fer nationaux japonais et sur le système juridique les régissant. Les investissements publics dans les infrastructures ferroviaires ont également évolué afin de ne pas porter atteinte à l’autonomie et au modèle économique. Comment et par quels moyens ces entreprises de transport ont influencé l’organisation des villes en s’immisçant jusque dans les choix de localisation des zones résidentielles, d’activités et de loisirs pour maximiser leurs profits ? Dans quelles mesures ces entreprises ferroviaires se sont emparés des autres activités urbaines pour valoriser leur modèle économique ? La littérature scientifique sur la relation entre les chemins de fer et les villes au Japon est foisonnante, tant en études urbaines, qu’en études économiques et politiques, dont le sujet de la diversification de la gestion des GCFP, notamment à travers de nombreux ouvrages (Saito, 1993 ; Mizutani, 1994 ; Shoji, 2001 ; Nakanishi, 2009 ; Koike et Wakuda, 2012), et des articles (Kanaya,1987a ;1987b ; Saito, 1997 ; Shoji et Killeen, 2001 ; Harata, 2020 ; Doi, 2020 ; Sato, 2020). Parmi ces études, deux en particuliers analysent la relation entre la formation des banlieues et la gestion privée des chemins de fer dans les zones métropolitaines japonaises : Hara (1998) et Kadono (2021). En nous appuyant sur ces travaux, nous montrerons le rôle des Grandes Compagnies Ferroviaires Privées dans l’organisation des villes japonaises. Cela nous amènera tout d’abord à décrire le fonctionnement des transports ferroviaires au Japon à travers l’étude d’un modèle économique, mais aussi des réformes ayant conduits à l’avènement d’un réseau de train d’une rare complexité et d’une grande densité. Enfin, nous expliquerons pourquoi ces groupes ferroviaires sont présents dans l’ensemble des services marchands urbains depuis la distribution jusqu’au sport en passant par les divertissements, l’immobilier et l’hôtellerie, et les conséquences de la constitution de tels conglomérats pour les métropoles japonaises.
1. Le rôle central des grands groupes ferroviaires
1.1. La formation et la consolidation du modèle des entreprises ferroviaires japonaises
2Le système ferroviaire japonais se caractérise par l’autonomie des entreprises du secteur, par le monopole de l’administration étatique des autorisations d’exploitation et de développement, et enfin par la rentabilité générale des entreprises ferroviaires. Deux lois régissent les chemins de fer au Japon : la loi sur les activités ferroviaires (pour les chemins de fer généraux, y compris le train à grande vitesse Shinkansen) et la loi sur les voies ferrées (pour les tramways et les chemins de fer avec utilisation tridimensionnelle de l’espace, aussi bien en surface, en aérien, et en souterrain). Ces lois régissent tout autant les acteurs publics que privés du secteur ferroviaire urbain, interurbain et régional (Saito, 1993 ; Shoji, 2001 ; Nakanishi, 2009 ; Okuno et al., 1989 : 170-187 ; Fujii et Chujo, 1992 : 145-155 ; Sato, 1995 ; Saito, 1996 ; Suzuki, 2000 ; Utsunomiya 2021 : 19-48). L’importance des acteurs privés a varié au cours du temps et n’a pas toujours été la même à toutes les échelles. La première ligne de chemin de fer au Japon a été la ligne Tokyo-Yokohama, ouverte par le gouvernement en 1872. Les grandes lignes nationales ont majoritairement été développées par les pouvoirs publics, avant d’être privatisées en 1987 lors de la division de la Japan National Railway (JNR). En parallèle, de nombreuses entreprises ferroviaires privées ont vu le jour, notamment dans les grandes villes japonaises. Ces entreprises ont développé leur propre réseau, et ont aussi fait face à des dynamiques de nationalisations au début du XXe siècle et pendant la Seconde Guerre Mondiale (Harada, 1984 ; Aoki et al., 2000). Avec la progression de la motorisation après la seconde guerre mondiale, la JNR est devenue déficitaire et a accumulé des dettes. En outre, les fréquents conflits sociaux ont entraîné une dégradation de l’efficacité des transports de marchandises et de passagers et ont fait émerger de nombreuses critiques dans l’opinion publique, mettant à l’agenda politique les problèmes de gestion du réseau ferroviaire public national, comparé au niveau de service produit par les chemins de fer privés et leur rentabilité. Dans ce contexte, et dans celui de la mise en place de réformes d’inspiration néolibérales, le cabinet de Yasuhiro Nakasone, premier ministre du Japon entre 1982 et 1987, a lancé la privatisation et la division des chemins de fer nationaux en 1987. En vertu de la loi, il existe trois types de licence d’entreprise ferroviaire :
-
celles de type 1 sont autorisées à posséder leurs propres voies et à exploiter leurs propres trains
-
celles de type 2 sont autorisées à louer des voies appartenant à d’autres et à exploiter leurs propres trains
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celles de type 3 sont autorisées à posséder des voies pour les louer à d’autres.
3En avril 2020, il y avait 215 entreprises ferroviaires au Japon, dont 11 sont uniquement dédiées au fret (MLIT, Railway Statistics Annual Report). En parallèle, la faiblesse de la natalité, le vieillissement de la population et la motorisation, notamment en province, ont entraîné une crise dans la gestion des chemins de fer régionaux et rendu plus incertains les investissements privés dans les infrastructures ferroviaires dans les zones métropolitaines. La loi sur la revitalisation et la réhabilitation des systèmes de transport public locaux (2007) et la loi fondamentale sur la politique des transports (2013) ont été promulguées pour fournir des instruments d’actions publiques afin d’aider les autorités locales, régionales et nationales à soutenir le secteur ferroviaire et à maintenir un certain niveau de service voire à le développer plus encore (Tsujimoto, 2011 ; Minami, 2016b).
1.2. La Japan National Railway, acteur clef du développement ferroviaire
4En 1987, les chemins de fer nationaux japonais (JNR) ont été scindés et privatisés pour former sept sociétés : six sociétés ferroviaires régionales de transport de passagers et une société nationale de transport de marchandises. Les six compagnies détiennent une licence de type 1 et possèdent un réseau de voies, tandis que JR Freight détient une licence de type 2 et ne possède pas de voies1. Les Shinkansen sont exploités par toutes les sociétés qui sont aussi propriétaires des voies des lignes Shinkansen construites avant 1987, alors que les voies plus récentes des lignes Shinkansen appartiennent quant à elle à la JRTT (Japan Railway Construction, Transport and Technology Agency) qui les loue aux JR. La JRTT est une institution administrative indépendante mais publique (Kakumoto, 1994 : 89-105 ; Sato, 1995 ; Mizutani, 1997 ; Imashiro, 1999 : 17-42 ; Yamada, 2002). La division de la Japan Railway (JR) en 8 compagnies devait initialement avoir pour objectif de privatiser l’ensemble des sociétés pour les mettre en concurrence. Le résultat aujourd’hui est loin d’être aussi simple. Quatre compagnies les plus rentables ont été privatisées, tandis que cinq sont restées publiques car pas assez rentables, dont deux avec des activités spécifiques comme le fret ferroviaire et la construction des nouvelles lignes de Shinkansen. De plus, l’objectif de mise en concurrence pose question, puisque dans les faits, les différentes JR possèdent un monopole sur les sections de lignes qu’elles opèrent. Bien que depuis la privatisation partielle, le service se soit amélioré pour devenir exemplaire, la concurrence espérée n’a pas permis de rendre les trois JR non privatisées rentables, ni de faire baisser les prix qui restent élevés.
Tableau 0. Liste et organisation économique des entreprises issues de la division et de la privatisation de la Japan Railway après 1987
5Cette configuration contemporaine doit être analysée au regard de la trajectoire des chemins de fer japonais. Historiquement, les chemins de fer étaient gérés directement par le gouvernement et, après diverses réorganisations, le ministère des chemins de fer a été créé en 1920. En 1948, la Japan National Railways a été créée en tant qu’entreprise publique. Au cours de la période de croissance rapide de l’après-guerre, la JNR a investi massivement dans l’amélioration du transport de banlieue, en particulier dans la zone métropolitaine de Tokyo. Cependant, la gestion de la JNR était inefficace et les fréquents conflits du travail ont entraîné un détournement des clients vers les chemins de fer privés, ce qui a conduit à la privatisation en 1987 (Shima, 1950 ; Harada, 1984 ; Aoki et al., 2000).
1.3. Au-delà des grands groupes, une grande variété d’entreprises privées et du troisième secteur
6Majoritairement développées à partir de réseaux urbains et régionaux (Okuno et al. Eds., 1989 ; Saito, 1993 ; Fujii et Chujo eds., 1992 ; Shoji, 2001 ; Nakanishi, 2009), parmi la multitude d’entreprises ferroviaires privées, allant d’entreprises gestionnaires de quelques lignes ou voies ferrées, aux GCFP implantées dans plusieurs régions, les 16 groupes les plus importants sont basés dans les 4 grandes métropoles japonaises : Tokyo, Osaka, Nagoya et Fukuoka. Leurs lignes desservent des zones denses et sont rentables. D’autres compagnies ferroviaires privées de petites et moyennes tailles sont installées dans les zones métropolitaines, dont des filiales des GCFP ou des compagnies JR. Il existe également des compagnies de chemin de fer et de tramway rentables dans certaines régions moins denses mais possédant des villes importantes comme à Hiroshima, Shizuoka, Hamamatsu, Nagasaki et Matsuyama. La situation est fondamentalement différente dans les zones rurales, où l’automobile domine les modes de déplacements. Les chemins de fer privés n’y sont pas rentables et sont soutenus par les autorités publiques locales, induisant ces dernières années la suppression des subventions aux entreprises privées et la création d’entreprises publiques ou du troisième secteur. Au Japon, de nombreuses lignes ferroviaires sont exploitées par des collectivités locales qui ont créé des sociétés publiques.
7Il existe également de nombreuses sociétés ferroviaires quasi-publiques, connues sous le nom de sociétés de troisième secteur (STS), détenues par des collectivités locales (Kagawa, 2002 ; Ando, 2014 ; Association of Third Sector Railways, 2015 ; Minami, 2016b ; Royama, 2001 ; Takeyama, 2001 ; RACDA Takaoka, 2004 ; Tsujimoto, 2011 ; Minami, 2016a). Les STS désigne les sociétés dans lesquelles le gouvernement local détient une participation de plus de 50% et sont comparables aux SAEM (Société Anonyme d’Economie Mixte) en France. La majorité des lignes de métro des grandes villes sont exploitées par des entreprises publiques municipales (Sapporo, Sendai, Yokohama, Nagoya, Kyoto, Kobe et Fukuoka). Sur les 13 lignes de métro de Tokyo, 4 sont exploitées par le Tokyo Metropolitan Transportation Bureau. Le système de métro d’Osaka est exploité par une entreprise publique depuis sa création en 1933, mais a été privatisé en 2018 (la ville d’Osaka possède toutes les actions, il s’agit donc d’une STS). De plus en plus, en province, les préfectures et les municipalités acquièrent également des licences de type 3 et sont propriétaires des voies afin d’éviter tout risque industriel pour l’opérateur ferroviaire. Il existe trois principaux types de STS qui visent à :
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construire de nouvelles lignes dans les zones urbaines, principalement des monorails. Certains métros et chemins de fer de banlieue sont également exploités par des STS.
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reprendre les lignes ferroviaires abandonnées par les chemins de fer nationaux et les JR.
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maintenir les chemins de fer privés déficitaires dans les zones rurales.
8Les STS jouent un rôle majeur dans le développement des chemins de fer des zones métropolitaines, car il est impossible, même pour les plus grandes compagnies ferroviaires privées, d’investir dans l’infrastructure ferroviaire sur fonds propres.
2. L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées sur le développement urbain
2.1. Un moteur de l’économie urbaine japonaise
9Les Grandes Compagnies Ferroviaires Privées (GCFP) sont différentes des compagnies issues de la division de la JR en 1987. Ce sont des entreprises, souvent anciennes datant du début de l’industrialisation japonaise et ayant eu une influence considérable sur la constitution des villes japonaises à travers la localisation des services, des logements et des loisirs ainsi que le tissu urbain. Pour en comprendre l’importance, il est nécessaire de faire un détour descriptif avant d’en décrire le modèle économique.
10Selon la définition du Ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (MLIT), le Japon compte 16 GCFP2. Parmi elles, 9 sont situées dans la région métropolitaine de Tokyo, 5 dans la région métropolitaine d’Osaka et 2 dans celles de Nagoya et de Fukuoka (Tableau 2). Les grandes compagnies ferroviaires privées se caractérisent par le fait qu’elles sont des conglomérats, combinant non seulement le secteur des transports (chemins de fer et autobus), mais aussi le secteur immobilier, du commerce (grands magasins, supermarchés...) et des loisirs (hôtels, installations touristiques, cinémas et théâtres...), à l’exception de Tokyo Metro qui est concentré sur le seul domaine des transports. Par conséquent, les GCFP ne sont pas spécialisées dans une seule activité, mais forment des entreprises multidimensionnelles, touchant aussi bien à l’organisation spatiale, à la fabrication des villes, aux mobilités quotidiennes et à l’économie des loisirs. Elles sont un moteur puissant du développement urbain et un acteur incontournable des politiques de la ville.
Tableau 2. Liste des Grands Chemins de Fer Privée au Japon
Source : Japan Private Railway Association, 2020, "The databook of the major private railways 2020", p.2.
11Ces 16 GCFP exploitent environ 10% du réseau ferroviaire total du Japon et 37,7% de toutes les compagnies ferroviaires privées et publiques hors JR. Elles comptent en 2018, 10,5 milliards de voyageurs, soit 42% des voyageurs au Japon et 67% de toutes les compagnies ferroviaires privées et publiques hors JR. Les tarifs passagers représentent 1 622,1 milliards de yens (environ 13,5 milliards d’euros en 2021), soit 23,5% du total des tarifs passagers des chemins de fer japonais, et 64,4% du total hors JR Group (MLIT railway statistics).
12L’atout mais aussi le point faible des GCFP est la diversification des modes de transport qu’elles opèrent : certaines entreprises disposant de chemins de fer réguliers, de trams, d’AGT (la version japonaise du VAL, véhicule automatique léger), de funiculaires et de téléphériques, ainsi que des filiales ferroviaires de petites et moyennes tailles. En dehors de Tokyo Metro, 15 sociétés gèrent leurs propres services de bus ou possèdent des filiales d’opérateurs de bus. Les filiales opérant des bus de GCFP exploitent non seulement des réseaux urbains, mais également des bus à bas coûts et des bus express interurbains. Cinq compagnies sont responsables de l’accès aux aéroports. Cette multiplicité des modes de transport appartenant à la même compagnie permet d’avoir un maillage fin du territoire, ainsi que de capter des revenus en acheminant des passagers d’une gare centrale à un site touristique, de loisir ou de consommation, en utilisant plusieurs lignes ou modes de transport complémentaires. L’organisation des lignes par capillarité depuis les centres urbains jusqu’aux banlieues, et vers les zones touristiques, génèrent des revenus importants qui sont aussi le garant du maintien d’un service de qualité et fréquent. En effet, la rentabilité de ces groupes ne doit pas cacher une inégalité des revenus des lignes secondaires. Les grandes compagnies privées possédant des lignes à longue distance disposent aussi d’un réseau de lignes périphériques et dans les zones rurales dont une partie de plus en plus importante est déficitaire. Au cours des dernières années, de nombreuses lignes déficitaires ont été supprimées, et parfois remplacées par des lignes de bus moins couteuses. Il ne faut cependant pas imaginer que les lignes supprimées se situent uniquement dans les zones rurales, ce phénomène touche aussi les zones périurbaines et périphériques des grandes métropoles en déclin démographique.
2.2. Les GCFP au cœur de l’interdépendance entre économie urbaine et économie des transports
13Le modèle économique des Grandes Compagnies Ferroviaires Privées japonaises est fondé sur le développement de sources de revenus indirectement liées au transport. De ce fait, les GCFP sont des conglomérats d’entreprises recoupant aussi bien des activités immobilières et marchandes, mais aussi des activités parfois aussi diverses que la presse ou le sport. Cette diversification parfois tentaculaire peut apparaître tout à fait singulière, mais sa compréhension est essentielle pour aborder l’histoire contemporaine de la ville japonaise. Selon la loi japonaise, les sociétés des groupes sont divisées en filiales consolidées, ou en sociétés associées. Les filiales consolidées sont traitées comme une seule entité dans les finances de la société mère. Seul le siège social des GCFP et ses filiales consolidées sont inclus dans les statistiques que nous allons traiter ici. Dans certains de ces conglomérats, la part de l’activité ferroviaire n’est plus aussi centrale que par le passé, et même parfois représente moins de la moitié de l’activité du groupe. Les activités liées aux loisirs et aux commerces sont devenues incontournables pour la viabilité de ces entreprises et cela a une influence sur la fabrique de la ville.
Tableau 3. Revenus des chemins de fer au siège social et au groupe de sociétés GCFP (en milliards de yens)
Source : Japan Private Railway Association, 2020, "The databook of the major private railways 2020", p.2.
14Le tableau 3 compare les recettes des 16 sociétés et des 15 groupes (y compris Tokyo Metro), en distinguant les recettes du secteur ferroviaire et les recettes du groupe dans son ensemble (filiales consolidées uniquement). Seule un cinquième des recettes des entreprises étudiées proviennent du secteur ferroviaire (moins d’un tiers si le transport routier est inclus), pouvant parfois représenter seulement un vingtième des revenus du groupe. Les secteurs de la distribution, de l’hôtellerie, du divertissement représentent peu ou prou un niveau de revenu similaire à celui du ferroviaire. Ainsi, la figure 1 et le tableau 4 montrent bien l’interdépendance du transport ferroviaire avec les autres moteurs de l’urbanisation japonaise. Il est aussi important de noter les différences de modèles entre chacune des GCFP. Il n’existe pas un seul schéma entrepreneurial mais une variété correspondant à des spécificités régionales et capitalistiques résultants des opportunités et des choix stratégiques réalisés au cours des décennies passées. Cette organisation offre une relative stabilité des revenus et une robustesse des entreprises qui ne sont pas toutes sujettes de la même manière aux aléas économiques comme l’éclatement de la bulle immobilière dans les années 1990, le choc bancaire de 2008, le tremblement de terre de 2011 ou encore la pandémie récente. En multipliant les sources de revenus, les entreprises ferroviaires sont capables de maintenir leur service de transport qui est au fondement de l’économie urbaine japonaise, sans recourir à une intervention publique pour faire face aux crises.
Figure 1. Revenus des entreprises et la proportion de chaque secteur
Tableau 4. Pourcentage du Recettes de chaque entreprise par division
Source : Résultats financiers et documents explicatifs de chaque entreprise (année fiscale 2019, exercice clos le 31 mars 2020)
15Pour donner quelques exemples de cette diversification, il est nécessaire de regarder de plus près certains secteurs spécifiques tel le secteur de l’hôtellerie, des loisirs et du divertissement. Les entreprises Seibu et Kintetsu ont une grande division hôtelière avec une couverture nationale. La part de Hankyu-Hanshin dans cette catégorie est élevée du fait de la présence dans le conglomérat d’une grande compagnie de théâtre japonaise, la Takarazuka Revue dont la troupe est directement employée par la compagnie ferroviaire Hankyu. Les GCFP ont aussi ouvert des parcs d’attractions le long de leurs lignes pour attirer les passagers, mais l’effondrement de la bulle des années 1990-2000, a conduit à leur fermeture les uns après les autres. Les groupes ferroviaires ont aussi eu une influence majeure sur le sport professionnel, notamment le baseball, très populaire au Japon (Kuroda, 2019 ; Kuroda, 2020). La construction de stades de baseball le long des lignes de chemin de fer pour attirer les clients a marqué l’urbanité japonaise contemporaine. En raison de l’évolution de l’environnement commercial, seules deux entreprises possèdent aujourd’hui des équipes professionnelles avec des noms américanisés (Seibu-Lions ; et Hanshin-Tigers). Dans le passé, cinq autres entreprises possédaient des équipes de baseball et depuis quelques années, ces groupes investissent dans le rugby. La Kintetsu a construit le stade de rugby Hanazono dans la ville de Higashiosaka (littéralement « Osaka Est ») géré par la ville depuis 2015. Le football quant à lui n’est pas encore visé par les groupes ferroviaires.
2.3. Osaka et Tokyo : deux régions urbaines à l’origine du modèle économique des Grandes Compagnies Ferroviaires Privées
16Deux cas pris à Osaka et Tokyo illustrent l’origine et le développement des GCFP et la diversification de leurs activités. En retraçant l’histoire de ces entreprises et de leur influence sur les deux métropoles majeures du Japon, il est possible de mieux comprendre l’imbrication entre stratégie d’entreprise, opportunités et singularités territoriales, dans l’émergence de ces conglomérats centraux dans la vie urbaine.
2.3.1. Le groupe Hankyu-Hanshin Toho d’Osaka à l’origine du modèle de gestion des GCFP
17Le groupe Hankyu Hanshin est né de la fusion du groupe Hankyu et du groupe Hanshin en 20063. Il s’agit de la première fusion d’après-guerre entre les GCFP (Hara, 1998 ; Miki,2012 ; Doi, 2020 ; Kadono, 2021 ; Hara, 1993 ; Takayama, 2005 ; Hara, 2007) (Figure 2). Hanshin est concentré sur l’activité ferroviaire, tandis que Hankyu est à l’origine de la gestion du conglomérat de la GCFP. Le groupe Hankyu-Hanshin, ainsi que H2O Retailing (distribution) et Toho (films), constituent le grand groupe Hankyu-Hanshin-Toho. Hankyu-Hanshin est le principal actionnaire de H2O et de Toho, qui sont des sociétés associées à Hankyu-Hanshin et forment un groupe d’entreprises aux relations fraternelles pour ainsi dire. Ainsi, le groupe fondé sur le secteur ferroviaire est aussi l’un des plus grands groupes dans le domaine de la distribution et de l’audiovisuel.
Figure 2. Carte du réseau de l’entreprise Hankyu dans la région d'Osaka
18Hanshin a été fondée en 1899 et a été la première compagnie ferroviaire à ouvrir une ligne entre Osaka et Kobe en 1905 sur le modèle de la ligne entre Los Angeles et Chicago. Cependant, le ministère des Communications, qui était à l’époque responsable du système ferroviaire national, n’était pas disposé à accorder une licence en vertu de la loi sur les chemins de fer, car il ne voulait pas construire un chemin de fer électrique parallèle aux lignes ferroviaires nationales. Inversement, le ministère de l’Intérieur, autorité en charge des tramways, était favorable au développement des chemins de fer électriques et a donné à l’entreprise une licence pour ce mode de transport. Le succès de Hanshin a conduit à la création de nombreux chemins de fer électriques reliant les villes des régions de Tokyo et d’Osaka, ainsi qu’à Nagoya et Fukuoka. Au cours de cet essor des chemins de fer électriques, Hankyu ouvre sa première ligne en 1910 en banlieue d’Osaka. Cette ligne est singulière, car elle ne traverse pas de grandes villes, mais des campagnes denses. Les prévisions sont mauvaises, mais le banquier Ichizo Kobayashi prend la tête de la compagnie et propose un nouveau modèle de développement fondée sur l’industrialisation. L’idée était de construire des logements éloignés des industries dans des environnements plus sains et d’acheminer les ouvriers vers leur lieu de travail. En bref, l’entreprise propose à travers sa politique immobilière de stimuler artificiellement les besoins de transport. Ce sera désormais le modèle de nombreux groupes ferroviaires japonais. Ichizo Kobayashi encourage aussi le développement d’installations de loisirs et liées à l’éducation, le long de la ligne, tandis qu’en bout de ligne, dans la ville de Takarazuka, il a créé un lieu touristique qui combinait un parc d’attractions, des sources thermales et un théâtre. L’entreprise Hankyu a, par la suite, ouvert une ligne entre Osaka et Kobe en 1920, desservant l’Université de Kwansei Gakuin dans la ville de Nishinomiya. Les étudiants faisant ainsi la navette entre la grande ville et la banlieue, prenaient le train dans la direction opposée aux travailleurs, ce qui permettaient un remplissage dans les deux sens aux heures de pointe. La société a ouvert un grand magasin à la gare d’Umeda, terminus de la ligne à Osaka. Comme de nombreux clients de la banlieue utilisaient Hankyu pour faire du shopping dans le centre d’Osaka, Kobayashi a pensé qu’il pourrait s’assurer des clients en construisant un grand magasin directement dans la gare. En d’autres termes, Hankyu a inventé un modèle de gestion ferroviaire qui combinait les secteurs de l’immobilier, des loisirs et du commerce de détail, un modèle commercial qui consiste à « créer toute une culture et un style de vie le long de la ligne ferroviaire » (Miyake, 2012 : 218-225).
19Du point de vue de l’entreprise Hanshin, la construction par Hankyu de la ligne Kobe-Osaka représente une concurrence directe à son activité. Ainsi, sur l’étroite bande de terre qui relie Osaka à Kobe au pied des montagnes, les deux compagnies rivalisaient par le développement de logements, de loisirs et de commerces. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement a demandé aux entreprises ferroviaires d’envisager de fusionner. Hanshin est restée indépendante, mais Hankyu a fusionné avec Keihan qui possédait deux lignes principales Kyoto-Osaka. À la sortie de la guerre, les deux entreprises se sont séparées, mais Hankyu a gardé une des deux lignes ce qui a eu pour conséquence d’isoler la ligne principale de Keihan dont les passagers dépendaient désormais de la liaison avec les lignes de Hankyu. Après la seconde guerre mondiale, Hankyu, à l’image d’autres groupes ferroviaires, s’est développée à l’échelle nationale, tandis que Hanshin était un petit groupe de sociétés se concentrant uniquement sur des zones situées le long de son réseau principal. Pendant la bulle économique, l’activité de Hanshin était stable, en partie parce qu’elle ne s’est pas développée de manière excessive. En conséquence, le cours de son action était relativement bas, et elle a fait l’objet d’une OPA hostile de la part de Greenmailer, une entreprise rivale de Hankyu sur le plan commercial. Pour préserver ses parts de marché dans la région d’Osaka, Hankyu a devancé Greenmailer et a acquis les actions de Hanshin, formant ainsi le groupe Hankyu-Hanshin en 2006.
Tableau 5. Revenu et pourcentage du revenu par division du grand groupe Hankyu-Hanshi & Toho (en milliards de yens)
Source : Résultats financiers et documents explicatifs de chaque entreprise
20La part des revenus du secteur des transports dans ce grand groupe est de 14,2%. Hankyu-Hanshin possède une filiale ferroviaire relativement importante dans la région métropolitaine d’Osaka (tableau 5, y compris les revenus de deux sociétés associées, H2O et Toho). La distribution représente 44% du total et est la plus importante source de revenus du groupe grâce aux grands magasins et aux supermarchés. Cette part du commerce dans le groupe est renforcée depuis plusieurs années par l’acquisition de magasins déjà existants aux abords des lignes. L’immobilier est un secteur important pour le groupe, générant des revenus comparables à ceux du secteur des transports de Hankyu-Hanshi et constituant la deuxième source de revenus après le secteur du cinéma de Toho.
21Les activités liées à l’hôtellerie, aux loisirs et au divertissement représentent environ 19% de la société, et sont également une activité cruciale pour le groupe Hankyu-Hanshin. L’activité principale de Toho, le cinéma, représente environ les deux tiers des ventes de la société. Ainsi, le divertissement représente environ 13% du chiffre d’affaires du groupe Hankyu-Hanshin-Toho. Le groupe a totalement cessé son activité liée aux parcs d’attractions, qui était typique du développement urbain le long des lignes ferroviaires, comme une conséquence des pertes importantes dans ce secteur économique dans les dernières décennies.
22Hankyu et Hanshin sont toutes deux basées à Osaka, dans le quartier d’Umeda, à côté de la gare centrale du réseau JR. En raison de la concurrence entre les deux sociétés, notamment à travers la construction de grands magasins directement reliés à la gare, le quartier d’Umeda est devenu l’une des zones commerciales les plus fréquentées d’Osaka. Depuis la fusion, le groupe a entrepris de réaménager Umeda, et les grands magasins Hankyu et Hanshin sont en cours de rénovation et de réhabilitation.
2.3.2. La mise en place du modèle de gestion GCFP dans la région de Tokyo
23M. Keita Gotoh, un fonctionnaire du ministère des chemins de fer, a fondé Tokyu Corporation4 afin de développer une activité ferroviaire dans la région de Tokyo sur le modèle de Hankyu. Cette GCFP a développé la zone résidentielle suburbaine de Denenchofu à Ota-ku, en prenant l’exemple des campagnes anglaises, et a ouvert une ligne ferroviaire pour y accéder en 1923. Tokyu Corporation a également développé un grand magasin au terminus, ainsi que des installations de loisirs et des écoles le long de la ligne (Miyada, 2016 ; Oikawa, 2012 ; Wakuda, 2012 ; Imao, 2014 ; Sato, 2020 ; 1993 ; Hara, 2003). Au cours de l’exercice 2019, le chiffre d’affaires provenant de sa division ferroviaire directement exploitée était le troisième plus important parmi les GCFP après Tokyo Metro et Tobu. Le chiffre d’affaires total du groupe est le deuxième derrière Kintetsu. Cependant, avec ses sociétés affiliées, Tokyu Land Corporation et Tokyu Construction5, cette entreprise forme un groupe beaucoup plus important. La société principale Tokyu Corporation fonctionnait comme une holding d’exploitation impliquée dans l’immobilier et d’autres activités avant la scission de la division ferroviaire en 2019.
Tableau 6. Revenu et pourcentage du revenu par division du grand groupe Tokyu (en milliards de yens)
Source : Résultats financiers et documents explicatifs de chaque entreprise (exercice clos le 31 mars 2020)
24Le secteur immobilier est le plus rentable, représentant environ 40% du revenu total. Tokyu développe principalement des logements le long des lignes ferroviaires, tandis que Tokyu Land Corporation construit de grands immeubles dans les centres-villes. Les deux, ensemble, développent le terminal de la gare centrale de Tokyo, en construisant des bâtiments de grandes hauteurs et de grands gabarits directement liés à la gare, comme Shibuya Hikarie et Shibuya Scramble Square. Ce développement est aussi visible tout au long de la ligne jusque dans les centres secondaires en banlieue. Le secteur de la distribution représente la deuxième plus grande part des bénéfices. La particularité de la région de Tokyo est que chacun des sept grands groupes ferroviaires possèdent une filiale dans la distribution, mais aussi des parts dans une société appelée Hasshakai. Ainsi, les sept entreprises sont en concurrence sur ce secteur, tout en collaborant à travers une société qu’elles possèdent conjointement. L’entreprise Tokyu Land Holdings ne s’est pas contentée d’un développement dans la région métropolitaine de Tokyo, et a essaimé en construisant et en opérant des centres commerciaux autour et dans Osaka.
Figure 3. Réseau de lignes de métro construites sur le modèle des GCFP dans la région de Tokyo
25Les transports représentent 8,7% du revenu total du groupe, mais le troisième plus élevé en valeur parmi les grandes compagnies ferroviaires privées après Tokyo Metro et Tobu, et presque autant que Tobu et Kintetsu, qui ont cinq fois plus de lignes que Tokyu. Ainsi, les lignes ferroviaires de Tokyu apparaissent parmi les plus rentables du Japon, en particulier ses deux lignes principales Toyoko et Denentoshi qui transportent toutes deux un million de passagers par jour avant la pandémie de COVID-19 (MLIT, Railway Statistics Annual Report). Le groupe possède également des filiales opérant des lignes de bus de petites et moyennes tailles dans tout le Japon ainsi que des lignes touristiques comme la filiale Izu Kyuko sur la péninsule d’Izu.
2.4. L’impact de la pandémie
26La pandémie de COVID-19 a une influence importante sur l’économie urbaine et la gestion des transports publics dans le monde entier, et notamment au Japon6. Cette crise a favorisé le développement du télétravail, le remplacement des voyages d’affaires par des réunions en ligne, le développement de l’enseignement à distance à tous les âges, l’accélération des livraisons... Bien que la déclaration de l’état d’urgence au Japon n’ait pas interdit aux habitants de se déplacer, une majorité de citoyens ont suivi les recommandations du gouvernement et des autorités locales. Les écoles ont reçu pour instruction de donner des cours entièrement en ligne. Le gouvernement national et les collectivités locales ont rendu le télétravail obligatoire pour les fonctionnaires. Parallèlement, de nombreuses entreprises, y compris des grandes sociétés, ont volontairement encouragé le télétravail, de peur qu’une infection groupée au sein de leurs locaux fasse baisser la productivité. Les travailleurs ont très largement adhéré au télétravail pour éviter d’emprunter les transports bondés notamment dans les métropoles.
Tableau 7. Comparaison des recettes des passagers et des tarifs passagers du GCFP entre l’exercice 2019 et l’exercice 2020
Source : Résultats financiers et documents explicatifs de chaque entreprise (exercice clos le 31 mars 2021)
Le tableau 7 compare le nombre de passagers et les recettes tarifaires des 16 compagnies du GCFP pour l’exercice 2019 (d’avril 2019 à mars 2020) puis au cours de l’exercice 2020 (d’avril 2020 à mars 2021 ; pour rappel, l’année fiscale japonaise s’arrête en mars). Au cours de l’exercice 2020, le nombre de passagers a diminué de 30% en moyenne pour les 16 compagnies, tandis que les recettes tarifaires ont diminué de 33%. Cinq compagnies (Tokyo Metro, Keio, Tokyu, Odakyu et Keikyu) ont vu leur nombre de passagers diminuer de 30% ou plus et les recettes tarifaires ont chuté de plus de 35% pour Keisei, Kintetsu, Nankai, Tokyo Metro et Keikyu.
Tableau 8. Résultat d’exploitation des entreprises du GCFP pour l’exercice 2020 (en milliards de yens)
Source : Résultats financiers et documents explicatifs de chaque entreprise (exercice clos le 31 mars 2021)
Les bénéfices d’exploitation des 15 groupes GCFP, y compris Tokyo Metro, pour l’exercice 2020 (pour les filiales consolidées uniquement) montrent que dans l’ensemble, seuls Nankai et Hankyu-Hanshin sont rentables. Dans le secteur des transports, les 15 groupes ont tous enregistré une perte. Dans le secteur ferroviaire, seul le groupe Hankyu-Hanshin a enregistré des bénéfices (les bénéfices d’exploitation du secteur ferroviaire sont inconnus pour Seibu et Sotetsu). Comme pour le secteur des transports, le secteur de l’hôtellerie et des loisirs a enregistré des revenus plus faibles et des pertes, tandis que le secteur de l’immobilier a été rentable dans de nombreux cas.
Conclusion
27L’influence des entreprises ferroviaires privées sur les métropoles japonaises se fait ressentir dans quatre domaines. Le premier est le résultat d’une orientation de l’aménagement urbain centrée sur le chemin de fer. Les GCFP, dont Hankyu et Tokyu, ont mis l’accent sur le développement commercial autour de leurs gares principales. Les zones autour des terminus comme Shibuya, Shinjuku et Ikebukuro à Tokyo, ou encore Umeda et Namba à Osaka, sont devenues des centres commerciaux de premier plan, irrigués par des lignes de transport organisées pour y acheminer des consommateurs. Le long de ces lignes, le développement résidentiel a permis de stimuler la demande en transport, créant un cercle vertueux sur le plan économique pour ces entreprises qui gèrent à la fois les lignes, les centres commerciaux, ainsi qu’une partie des entreprises immobilières développant les logements. Dans les zones métropolitaines de Tokyo et d’Osaka en particulier, les GCFP sont les acteurs les plus influents sur la localisation des zones commerciales, industrielles, tertiaires et résidentielles. Ces compagnies ferroviaires s’inscrivent dans le modèle TOD (Transport Oriented Development), c’est-à-dire qu’elle favorise le développement urbain fondé sur des lieux de résidence, des emplois et des services marchands et non marchands accessibles depuis les transports en commun prioritairement (Harata, 2020 ; Sat, 2020 ; Doi, 2020).
28Un deuxième domaine d’influence est perceptible dans l’organisation de la vie et de la culture urbaine. Au Japon, les GCFP sont les principaux acteurs du développement résidentiel, construisant des zones suburbaines destinées aux revenus moyens et élevés à partir des lignes et autour des gares : le quartier de Denenchofu à Tokyo et la zone urbaine montagneuse d’Ashiya à Osaka-Kobe en sont des exemples typiques. Ces zones produisent un style de vie basé sur une culture ferroviaire de la ville, les GCFP proposant souvent des services culturels et des loisirs autour des lignes (parcs d’attractions, cinémas, théâtres et terrains de sports) générant une culture d’excursions journalière d’une société de consommation de loisirs (temples, sanctuaires et sites naturels) mais aussi des excursions touristiques avec nuitées grâce aux lignes à longue distance. Le modèle commercial des entreprises Hankyu et Tokyu sont deux exemples essentiels pour comprendre l’évolution de la société urbaine japonaise.
29Le troisième domaine d’influence concerne l’organisation d’un marché des transports en commun concurrentiel et majoritairement privatisé. La réussite économique des grands groupes a créé un marché du transport public urbain dirigé par le secteur privé, qui peut exploiter des chemins de fer de manière autonome et indépendante. La politique réglementaire des transports publics a été structurée en fonction de ces compagnies. Lorsqu’une ligne était déficitaire, les entreprises comblaient ce déficit grâce aux lignes bénéficiaires. Bien que ce système commence à s’éroder face au déclin démographique et à la stagnation économique, il reste aujourd’hui majoritaire. La puissance publique a favorisé le secteur privé, notamment lors de la privatisation de la Japan National Railways. Lorsque l’ancienne compagnie ferroviaire nationale japonaise a fait faillite, les sociétés privatisées de JR ont été invitées à suivre l’exemple des GCFP et à poursuivre des objectifs de rentabilité. Dans ce cadre, la JR East a utilisé des terrains ferroviaires inutilisés dans l’agglomération de Tokyo pour mettre en place un modèle de gestion basé sur le développement immobilier, similaire à celui de Tokyu et Hankyu.
30Un quatrième domaine est lié à la structure économique de ces entreprises et à la concentration des voyageurs qui entrainent des problèmes de congestion, notamment dans les cœurs métropolitains. Le modèle ferroviaire de la banlieue a produit une inflation des temps de trajet et une intensification des heures de pointe, offrant les services ferroviaires les plus rentables au monde tout en produisant un mal-être des navetteurs. La construction de logements, de centres commerciaux, de lieux de loisirs et de tourisme totalement dépendant du transport ferroviaire, amène à une saturation du réseau liée à des limites techniques, mais surtout, les opérateurs ferroviaires n’ont pas intérêt à lutter contre la congestion qui est centrale pour leur modèle économique.
31Dans ce contexte, la pandémie déclarée en 2020 est un facteur important de remise en cause de l’économie ferroviaire au Japon. Les usagers, inquiets par la propagation possible du virus, se détournent des transports publics et privilégient le télétravail et la livraison à domicile. Ce phénomène vient directement confronter les entreprises ferroviaires japonaises aux limites de leur développement et met en danger les bénéfices dans le secteur des transports, mais aussi du commerce, des loisirs et du tourisme.
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1 À l’exception de quelques courtes lignes secondaires menant à une gare de marchandises sans train de passagers. Les gares de fret sont la propriété de JR Freight.
2 Hanshin et Hankyu font actuellement partie du même groupe de compagnies (voir 2.3.1), mais sont traitées comme des compagnies ferroviaires distinctes dans les statistiques nationales.
3 Basé dans la région métropolitaine d’Osaka, Hankyu possède un réseau de 143,6 km comprenant trois lignes principales et sept lignes secondaires couvrant les trois régions métropolitaines d’Osaka, Kobe et Kyoto, tandis que Hanshin possède une ligne de 48,9 km reliant Osaka et Kobe
4 Avec un réseau de trains de banlieue reliant Tokyo et la préfecture de Kanagawa, il se compose de 2 lignes principales, 5 lignes secondaires et d’une ligne de tramway.
5 En ce qui concerne le secteur de l’immobilier, le groupe Tokyu (chemins de fer) possède une activité le long des lignes ferroviaires, tandis que la société Tokyu Land Corporation est impliquée dans le développement urbain à l’échelle nationale au-delà des seules lignes ferroviaires.
6 Pour l’impact de COVID-19 sur les transports japonais, voir les pages 2 à 22 du Livre Blanc sur les Territoires, les Infrastructures, le Transport et le Tourisme 2020.
Soïchiro Minami, « L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées japonaises sur le développement des métropoles » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=908.
Quelques mots à propos de : Soïchiro Minami
Chercheur à l’Institut de Recherche sur les Politiques Territoriales, les Infrastructures, les Transports et le Tourisme, Japon, Tokyo.
Dans le cadre d’une meilleure traduction francophone, Alexandre Faure et Charles-Edouard Houllier-Guibert ont contribué à la relecture et à l’amélioration de l’article.