Sommaire
10 / hiver 2023
les attractivités des espaces japonais
- Editorial
- Charles-Edouard Houllier-Guibert et Alexandre Faure Les attractivités des espaces japonais
- Articles
- Éric Mottet et Éric Boulanger Histoire et classifications des villes japonaises : quelles places en Indo-Pacifique ?
- Rémi Scoccimarro Le machizukuri : l’art de faire la ville japonaise ou de la vendre ?
- Soïchiro Minami L’influence des grandes compagnies ferroviaires privées japonaises sur le développement des métropoles
- Alexandre Faure Les JOP de Tokyo 2020 peuvent-ils servir au développement d’un secteur de l’événementiel urbain ?
- Synthèses
- Sophie Buhnik Migrer vers les espaces ruraux avec l’agence parapublique JOIN
- Naoko Abe Le robot de service dans l’espace public à travers quelques cas au Japon
- Rémi Scoccimarro et Charles-Edouard Houllier-Guibert L’événementiel japonais mis en carte
Le machizukuri : l’art de faire la ville japonaise ou de la vendre ?
Rémi Scoccimarro
Depuis les années 1990, l’aménagement urbain au Japon est caractérisé par la généralisation du machizukuri, une forme d’urbanisme collaboratif. Présenté comme le contre-pied de l’aménagement top-down, on valorise désormais la participation et les remontées du terrain, ainsi que l’amélioration du cadre de vie. Institutionalisé par une série de règlementations, sa systématisation a produit des types d’espaces paradoxalement très standardisé, alors qu’une de ses méthodes est de monétiser les spécialités et l’identité territoriales. À travers les exemples du quartier Gion à Kyôto, des Kura de Kitakata (Fukushima) ou pour la reconstruction post-tsunami, on constate que son fonctionnement tient souvent de la mercatique et de la marchandisation du territoire. Son moteur, et une partie de son financement, s’appuie sur le tourisme urbain et son désir de consommation. En cela les machizukuri sont assez proches des business improvement district anglo-saxons. Mais il permet aussi, à l’échelle d’un quartier, de mettre en place des règles d’urbanisme local qui sont validées et légitimées par le volet participatif du processus. Cela en fait un outil d’intervention particulièrement efficace, qui transforme peu à peu des pans entiers de villes au Japon.
Since the 1990s, urban planning in Japan has been characterised by the widespread use of machizukuri, a form of collaborative urban planning. Presented as the opposite of top-down planning, participation and bottom-up process are now emphasised, as well as the improvement of the living environment. Institutionalized by a series of regulations, its systematization has produced paradoxically very standardized types of spaces, while one of its methods is to monetize territorial specialties and identities. Through the examples of the Gion district in Kyoto, the Kura of Kitakata (Fukushima) or the post-tsunami reconstruction, we can see that its operation often has to do with marketing and the merchandising of territory. Its driving force, and part of its financing, is based on urban tourism and its desire for consumption. In this respect, the machizukuri is a kind of business improvement districts. But it also allows, at the scale of a district, to put in place real local urban planning rules, which are validated and legitimised by the participatory aspect of the process. This makes machizukuri a particularly effective intervention tool, which is gradually transforming whole sections of cities in Japan.
1Depuis les années 1990, l’aménagement urbain au Japon est caractérisé par la généralisation d’opérations de machizukuri. Présenté comme la réalisation d’un urbanisme bottom-up, à contre-pied de l’aménagement classique, top-down, tel qu’on le pratiquait au Japon jusqu’alors, mot à mot, la traduction est « faire la ville ou le quartier ». On valorise désormais la participation et les remontées du terrain, ainsi que l’amélioration du cadre de vie, en rassemblant acteurs institutionnels, bénévoles et associations locales, dans les projets d’aménagement qui doivent, depuis 1992, intégrer une consultation des habitants. Ses recettes sont présentées comme une garantie de succès, par la place donnée aux habitants dans l’élaboration des plans et dans la capacité de son processus à valoriser les atouts d’un territoire. On retrouve ainsi du machizukuri à toutes les sauces, et en premier lieu pour les espaces en crise : vieillissement, dévitalisation rurale, catastrophe sismique ou nucléaire, rénovation urbaine... Il est une sorte de boite à outils qui se décline en de nombreuses thématiques. Plus qu’une politique stricte d’aménagement spatial, il fait figure de solution universelle aux défis de l’archipel. Les manuels de machizukuri, pour étudiants ou professionnels, inondent les rayons des librairies, comme par exemple, moins de trois mois après la catastrophe du 11 mars 2011 (18 500 morts, 300 000 déplacés), un groupe d’architectes de l’université de Tôkyô qui publie leurs propositions pour la reconstruction post-catastrophe (Itô Shigeru et al., 2011).
2Le machizukuri relève de plusieurs dimensions : réglementaires, institutionnelles, méthodologiques, politiques, économiques et même artistique. Sa systématisation dans les politiques locales a produit un type d’espace paradoxalement très standardisé, alors qu’une de ses méthodes est de monétiser la spécialité territoriale. Il peut être considéré comme une forme de Business Improvement District (BID), inspiré des modèles libéraux anglo-saxons1. Quant à la participation, s’agit-il d’un processus à visée démocratique ou plutôt un moyen d’acquérir de la légitimité et du consentement ? Ce dernier est crucial pour l’aménagement urbain au Japon, caractérisé, depuis l’après-guerre, par les capacités limitées de la puissance publique pour contraindre les propriétaires privées. Dans tous les cas, le machizukuri est un moyen de renforcer l’attractivité et l’identité des territoires pour assurer leur développement économique et social. On peut même avancer qu’il est le modèle le plus abouti et généralisé de marketing territorial au Japon, dont les principes sont aujourd’hui repris ailleurs en Asie orientale. Notre hypothèse2 est de considérer qu’en son sein, la participation habitante est surtout un faire-valoir qualitatif et un outil de légitimation des opérations de rénovation urbaine. Mais c’est aussi un moyen tangible de régulation urbaine au niveau d’un quartier, dans des domaines où la législation japonaise a généralement peu de prise (esthétique, remembrement, ouverture d’espaces publics) pour améliorer la qualité de la ville.
3Nous consacrons notre première partie à la définition et à l’historique du terme ainsi que son cadre réglementaire et législatif. Dans un second temps, nous présentons trois exemples concernant des territoires différents, mais représentatifs de la diversité des champs d’application du machizukuri : le quartier touristique de Gion à Kyôto, la mise en valeur patrimoniale des kura (entrepôts) à Kitakata, une ville moyenne en déclin et le machizukuri post-catastrophe à Rikuzentakata et Minami-Sanriku, deux villes rasées de la carte par le tsunami du 11 mars 2011. Cela nous conduit à une réflexion sur les acteurs de ce type de procédure, ses mécanismes, son produit final et ce qu’il permet en termes d’aménagement et de gestion locale.
1. Entre urbanisme collectif et BID
1.1. Genèse d’un terme volontairement vague
4Dans le vocabulaire de la spatialité japonaise, « machizukuri » est traduit par « urbanisme participatif » (Bonin et al., 2014, p.305), donnant la paternité de la traduction au géographe Augustin Berque. Armelle Le Mouellic, qui n’est pas japonisante, a consacré sa thèse au machizukuri, mais a repris les traductions anglaises données par les Japonais eux-mêmes. Elle propose ainsi le terme de « projet urbain collaboratif » (Le Mouellic, 2015). En japonais, le terme est volontairement vague et flottant, comme le montre et le permet l’utilisation de la seule graphie phonétique まちづくり(machizukuri), sans recourir aux idéogrammes chinois (kanji) qui contraindraient le sens, en particulier pour machi. Le mot peut ainsi renvoyer à la ville (町) ou au quartier (街), et par extension à la rue (même caractère mais lu gai) et la communauté de quartier. Dans les faits, ces opérations correspondent souvent à des rénovations de rues marchandes (shôtengai) en déclin. Une des premières mentions du terme est relevée dans le numéro d’avril 1952 de Toshi mondai (Questions urbaines), la revue du Tokyo Institute for Municipal Research. La graphie de machi est alors celle de la ville (町), en idéogramme chinois. La graphie actuelle, sans kanji, est employée dès 1957, dans la revue Shisei (Politiques urbaines) dans son numéro d’octobre (Sawamura, 2004).
5La deuxième partie du terme, tsukuruつくる, signifie « faire », « fabriquer ». Une traduction littérale de machi-zukuri serait donc « faire la ville » ou « faire le quartier ». Mais l’absence de kanji pour tsukuri, permet également un usage ouvert : fabrication, savoir-faire, conception... Surtout, il place machi-zukuri parmi les autres « x-tsukuri » qui ont infusé dans les politiques publiques japonaises depuis les années 1990 : faire du lien social (kizuna-zukuri), faire de la formation ou du développement humain (hito-zukuri), des politiques de santé, (kenko-zukuri), familiales, (katei-zukuri)... On le retrouve également dans mono-tsukuri, mot-à-mot « artisanat », mais plutôt « art de faire bien les choses et d’en tirer ainsi une richesse supplémentaire ». Nous n’avons pas trouvé d’études concernant cette vague de « x-tsukuri », qui remonte aux années 1980. Mais globalement, elle induit l’idée d’un dépassement de la seule élaboration physique, pour valoriser les aspects immatériels et le processus autant que le produit. Cela en opposition à la période de haute-croissance économique (1955-1973), lorsque la richesse de l’archipel se comptait en nombres d’hectares de zones industrielles aménagées à l’année.
6Dans le glossaire (japonais-anglais) de l’aménagement urbain (le Toshikeikaku yôgoshû) de 1986, l’entrée machizukuri (p.340) renvoyait à plusieurs termes : city/urban/town planning, community planning/design et urban/civic design, ce qui reste encore très top-down. Dans la troisième édition du Dictionnaire des mots de l’aménagement urbain (le Toshikeikaku yôgo jiten) de 2004, quatre pages définissent en déclinant en machizukuri-NPO3, machizukuri-kyôgikai (conseil de machizukuri), machizukuri-kôsha (société mixte), machizukuri-kôfukin (subventions publiques au machizukuri), machizukuri-jôhosentâ (centre local d’information), machizukuri-jôrei (charte/ règlementation de machizukuri), machizukuri-sôgôshien jigyô (action d’entraide). Le géographe André Sorensen, auteur de nombreux travaux sur les villes japonaises, souligne la nature variée de ces opérations de machizukuri. Il le définit pour sa part comme une forme d’aménagement qui vise à utiliser les énergies locales pour des projets de type bottom-up, où des habitants participent à l’amélioration de leur environnement quotidien et au processus de gestion des opérations urbaines (Sorensen, 2007).
7Dans son historique, un des auteurs aujourd’hui les plus prolixes sur le machizukuri, situe son origine dans les mouvements contestataires des années 1960 au Japon (Satô, 2019). Face aux grands aménagements imposés, lors de la haute-croissance économique, des communautés locales se constituent et exigent un droit de regard sur les opérations qui les concernent et affectent, souvent négativement, leur cadre de vie. Satô Shigeru considère le machizukuri comme un mouvement social, s’opposant aux pratiques centralisatrices de l’aménagement au Japon, dont l’apogée est la création en 1972 de l’Agence pour l’aménagement du territoire (kokudochô), qui dépend alors directement du bureau du Premier Ministre. Il insiste sur l’idée d’un acte de partage de bonnes pratiques, applicables à diverses conditions, du moment qu’elles intègrent la prise en compte de la parole habitante. Le machizukuri tel qu’il le décrit, et le pratique, est autant la fabrique du quartier que celle de la communauté qu’il héberge. À cette fin, les ressources propres au territoire sont la base de son développement. Aussi ses traductions anglaises varient entre les expressions de « community development », « Community design » ou « community improvement ». Watanabe Shun.ichi s’est aussi attelé à la traduction du terme en anglais et propose « community-building » (Watanabe, 2006) en rappelant que le terme recouvre de nombreuses activités : construction de routes, gouvernance locale, logements privés et même soirées Karaoké. Une vision un peu moins idéalisée que celle décrite par des acteurs-promoteurs du machizukuri.
8Ainsi, plus que la mise en œuvre de la participation dans un cadre de démocratisation ou d’autonomisation locale de l’aménagement du territoire, le machizukuri, est surtout un « art de faire la ville », le quartier ou la communauté. Cette dimension artistique au sens de l’œuvre, est particulièrement présente dans ces opérations. La majorité des experts est formée dans les départements d’architecture. Lors de nos années passées au sein du laboratoire d’aménagement du Professeur Gotô Haruhiko, nous avons pu constater combien cette dimension était importante dans le rendu final des projets siglés machizukuri. Cette notion de qualité et d’attention s’oppose au développement territorial brut, considéré comme ne tenant pas compte des communautés concernées, déshumanisé et destructeur des valeurs propres à un territoire, sans considérations esthétiques.
9Essentiellement urbain, le machizukuri se décline donc aujourd’hui en de nombreuses thématiques : d’assistance sociale (fukushi machizukuri), d’espaces verts (midori no machizukuri), sécuritaire (bôhan machizukuri), de patrimonialisation (rekishi machizukuri), de post-catastrophe (bôsai machizukuri), mais on retrouve aussi des chôkoreika machizukuri (adapté à la grande vieillesse), jinkô genshô shakai no machizukuri (adaptés au déclin démographique), kôtsu no machizukuri (transport), kankyô machizukuri, (environnemental), ou encore des keikan machizukuri (paysage) (Itô Masaharu et al., 2017). En fait, dans le Japon d’aujourd’hui, tout peut faire l’objet d’un machizukuri. Watanabe Shun.ichi constatait en 2007 (Watanabe, 2007, p.40) que le terme jouit d’une image positive, d’autant qu’elle est ambiguë et permet de nombreuses applications, valorisées par le sceau de l’appelation. Il s’exporte par ailleurs hors de l’archipel, le Japon restant prescripteur dans ce domaine en Asie. En premier lieu en Corée du sud (Sugawara et al., 2003) et à Taiwan (Murata et al., 2005), dont les aménageurs actuels ont été, en grande partie, formés dans les départements d’architecture des universités japonaises au cours des années 1990-2000, justement lorsque le machizukuri s’imposait dans l’archipel.
1.2. La mise en œuvre du machizukuri
1.2.1. L’après-guerre
10Une des premières utilisations du terme se retrouve dans les publications de la Shakai fukushi kyôgikai, le Conseil pour la politique d’aide sociale, sous la forme de fukushi machizukuri (machizukuri pour l’aide sociale). Établi en 1949, pendant l’occupation américaine, il importe au Japon des modèles d’entre-aide communautaire, et contre-étatiques, du modèle étasunien (Watanabe, 2006). Si le Conseil et ses branches départementales sont alors réglementés par la loi nationale d’assistance sociale, ces organismes font la promotion de projets privés d’aide sociale et des actions bénévoles. Les conseils de fukushi machizukuri sont alors des facilitateurs entre les structures publiques d’aide sociale, les organismes d’aide privés, les groupes de volontaires et les bénéficiaires, généralement à l’échelle d’un quartier, plus que des individus. Ces conseils proposent de l’expertise et de la formation avec un fonctionnement proche de ce que seront plus tard les conseils de machizukuri dans le domaine de l’aménagement urbain.
11Lors de ses recherches sur l’origine de l’usage du mot en urbanisme, Watanabe shun.ichi, a compté 27 occurrences entre 1951 et 1959, dans les revues d’urbanisme qu’il avait retenues pour l’enquête (Watanabe Shun.ichi et al., 1997), après la première mention en 1952. Celle-ci, « Un point à soulever concernant l’autonomie locale des villes » est le fait de Masuda Shirô, spécialiste d’histoire sociale (Masuda, 1952). Ce n’est que dans les années 1960 que le machizukuri devient un des mots d’ordre d’habitants luttant contre la dégradation de leur cadre de vie. Ils proposent des contre-projets aux opérations urbaines qu’on leur impose. Ces démarches sont alors favorisées par l’arrivée au pouvoir, lors des élections locales, de maires socialistes ou communistes. Ceux-ci se font élire sur des promesses de participation des habitants et d’une moindre inféodation au pouvoir central. Mais ils buttent sur leurs assemblées locales, dominées par les conservateurs. Aussi, ils utilisent ces mouvements de citoyens et leurs contre-projets, dits de machizukuri, comme moyens de court-circuiter leurs assemblées (Watanabe, 2007).
1.2.2. Des premières expériences au séisme de Kôbe en 1995
12Il faut attendre la fin des années 1970 pour voir la mise en place d’une des premières expériences de machizukuri, tel qu’on l’entend aujourd’hui. En 1978, les habitants du quartier populaire et pollué de Mano (Kôbe) s’organisent au sein d’un conseil de discussion de leur district, rassemblant des associations d’habitants, des experts de l’aménagement, des architectes et des fonctionnaires de la marie d’arrondissement. Un plan est élaboré pour proposer une vision future du quartier. Les autorités municipales soutiennent l’initiative, mais il n’existe alors pas de dispositif légal pour insérer ce plan dans la réglementation urbaine. La ville de Kôbe édite alors une ordonnance locale de machizukuri en 1980, pour intégrer officiellement ce plan venu du terrain et élaboré en concertation avec les habitants. Le conseil de machizukuri peut ainsi bénéficier de subventions publiques et de l’aide d’experts et de fonctionnaires territoriaux spécialement affectés à la mise en œuvre du plan concerté.
13Le contexte idéologique est favorable à ce type de démarche. Le Japon des gouvernements Nakasone (1983-1987) est alors l’un des acteurs de la dérégulation néo-libérale, aux côtés de Reagan et Thatcher. Celle-ci favorise les initiatives bottom-up et le développement du machizukuri (Itô Masaharu et al., 2017), dans un contexte de réduction de l’état et de dénigrement de la haute-administration, accusée d’être trop bureaucratique et peu agile. Mais au Japon, les années 1980 sont aussi celles de la bulle financière (1985-1991) et certains auteurs considèrent qu’elle a retardé l’avènement du machizukuri, du fait de la pression sur le foncier qu’elle a engendrée (Kobayashi Ikuo, 2017).
14Les premières expériences, à partir du modèle de Mano, ont fait des émules et au cours des années 1980 et 1990, les bases du fonctionnement du machizukuri se mettent en place, en s’inspirant sur les nouveaux modèles anglo-saxons de gouvernance urbaine : délégation à des experts privés ou des bénévoles, travail par workshop avec les habitants, renforcement de l’identité de quartier par la rénovation esthétique et le place branding. En 1980, la loi nationale d’urbanisme est révisée pour introduire la notion d’aménagement local de district, qui permet au gouvernement central de subventionner ce type d’opérations destinées à améliorer le cadre de vie. Une seconde étape est franchie en 1992 avec un autre amendement à la loi nationale d’urbanisme : il impose désormais une participation citoyenne lors de l’élaboration du schéma directeur de la commune. Mécaniquement, les habitants sont de plus en plus convoqués et impliqués au sein de procédures qui utilisent ces dispositifs. Cela stimule l’apparition de groupes de bénévoles, au sein de NPO, et d’agences privées, qui se spécialisent dans l’élaboration de la consultation, à travers des plans de machizukuri.
15Le chercheur Sawamura Akira a comptabilisé les mentions du terme machizukuri dans le journal Asahi entre 1991 et 2002. Il observe une augmentation de 133 à 224 mentions, avec un pic en 1996 après le séisme de Kôbe en 1995. Les mentions du terme NPO explosent aussi à la même période, passant d’une seule en 1992, à 885 en 2002, avec un décollage après 1995 (Sawamura, 2004).
16Le séisme du Hanshin (Kôbe-Ôsaka) en 1995 et la reconstruction de Kôbe, est considéré comme un tournant pour le machizukuri qui devient une méthode éprouvée pour reconstruire les territoires et les communautés durement frappées. On voit, à Kôbe, l’émergence d’une citoyenneté locale et pro-active. Après le séisme, des milliers de bénévoles ont afflué à dans la ville pour aider à la reconstruction, dont de nombreux architectes universitaires, avec leurs étudiants, qui ont lancé ce type d’opérations. Le succès pour la reconstruction des quartiers de Kôbe a validé la méthode. Elle est par la suite généralisée à d’autres territoires en crise, essentiellement ceux en déclin démographique.
1.2.3. Reconnaissance institutionnelle et inscription dans la loi
17L’essor dans les années 1990 est encadré par de nouvelles législations, dont « les trois lois de machizukuri » (machizukuri sanpô) de 1998. Il s’agit tout d’abord d’une nouvelle adaptation de la loi nationale d’urbanisme, donnant aux municipalités une plus grande flexibilité de réglementation pour des districts à vocation spéciale qu’elles auront définis. La Loi sur la revitalisation des zones urbaines centrales (Chûshin shigaichi kasseika hô) permet aux municipalités d’établir des plans de revitalisation spéciaux pour leur quartier centraux déclinants. Une fois approuvé par le gouvernement central, les ministères et agences concernées lancent des mesures de soutien intensif. Elle est complétée par la loi sur l’implantation des grands magasins (Daiten ricchi hô) qui permet de contrôler, au niveau local, l’implantation des grandes surfaces, si celle-ci s’intègrent dans le tissu économique locale sans le détériorer. Ces lois visent expressément à soutenir les shôtengai dégradées de centre-ville. Comme en France, elles souffrent de la périurbanisation de l’habitat et du commerce et leur revitalisation est la base de la majorité des opérations de machizukuri.
18Parallèlement, la loi sur les NPO de 1998 renforce leur intégration institutionnelle en facilitant leur accession au statut de personnalité juridique. Elles n’ont plus besoin de disposer d’actifs pour cela et peuvent désormais plus facilement acquérir des biens fonciers et conclure des contrats. En 2004, la loi sur le paysage (keikan hô) reconnaît les NPO de machizukuri comme des acteurs légaux de la planification urbaine. Elle est complétée en 2008, par la loi sur le machizukuri patrimonial (rekishi machizukuri) qui permet au ministère de l’Aménagement du territoire de désigner des NPO comme personne juridique. Cette institutionnalisation permet une plus grande collaboration avec les administrations locales et centrales, renforcent les capacités d’intervention des conseils de machizukuri et leur permet d’engager des professionnels du machizukuri.
19Progressivement le terme traditionnel « toshikeikaku » (planification urbaine) est remplacé par « machizukuri » au sein des administrations publiques. On a pu constater, dans le cadre de nos recherches au Japon, comment depuis les années 2000, les dénominations « bureaux de la planification urbaine » ont été remplacés dans les collectivités locales par des « bureaux de machizukuri ». De même, les documents d’urbanisme, telle la carte de l’aménagement urbain (toshikeikaku zu), est de plus en plus souvent appelée « carte du machizukuri » (machizukuri zu) ou incluse dans un « machizukuri master plan ». Cela consacre le terme comme outil d’aménagement urbain, mais les principes de départ s’en trouvent quelque peu dénaturés : l’intégration du machizukuri au sein de l’appareil administratif japonais modère fortement le caractère bottom-up des débuts.
1.3. Les acteurs concernés
1.3.1. La participation en question
20La participation est toujours présentée sous un angle positif. Rares sont les critiques du machizukuri, qui existent néanmoins. On critique plus l’inefficacité et le gaspillage de ressources financières pour des résultats médiocre (Kinoshita, 2021) que le mythe de la participation.
21Loic Blondiaux dresse un inventaire assez complet de ce qu’on peut reconnaître, ou critiquer, de la démocratie participative et des pratiques qui y sont associées (Blondiaux, 2007). La participation, ventée au début des années 2000 en France, dont la démocratie participative, est protéiforme : empowerment, autonomie locale, décentralisation, mais aussi fabrique du consentement, slogan justificateur, simulacre de démocratie, désengagement de la puissance publique et idéologie néolibérale. Le cas du machizukuri, si on le considère comme une forme d’urbanisme participatif, reste assez éloigné des processus participatifs tels qu’on les a conçus et critiqués en France. Depuis le milieu des années 1990, ces derniers se sont traduits par l’émergence des conseils de quartiers ou par la prise en main militante et citoyenne dans l’élaboration de contre-projets urbains. Pourtant, les questions élémentaires posées, par exemple dans les travaux d’Héloïse Nez (Nez, 2011) ou de Julien Talpin (Talpin, 2010) à propos de l’urbanisme participatif en général, sont valables pour le machizukuri : légitimité des décisions prises en conseil, démocratie et processus décisionnel, acquisition d’expertise par les habitants, rôle des experts professionnels...
22S’il se font les apôtres du bottom-up face au top-down décrié par conformisme, les questions de démocratie, de légitimité des intervenants, individuels ou en tant que groupe constitué, celles du rôle des experts ou encore de ce qu’on pourrait nommer le business du machizukuri, ne sont jamais posées dans les ouvrages. Cela est sans doute dû à la plus faible tradition de réflexion critique de l’action politique au Japon ; mais les publications anglo-saxonnes ne sont pas plus critiques : dans la conclusion de son article, Carola Hein s’en tenait à « souhaiter une plus grande intégration entre urbanisme traditionnel et machizukuri » (Hein, 2002, p.248). Certes. Il y a aussi peut-être le fait que ces auteurs sont, quasiment tous, des architectes de formation scientifique à l’origine, mais ils sont aussi des acteurs du machizukuri. En tant qu’universitaire ou directeur d’agence, ils interviennent dans ces opérations et en dirigent la plupart. Cela incite peu à la critique de fond.
23La dimension démocratique est pourtant très peu présente dans le machizukuri, et les participants sont d’abord les habitants qui ont choisi de s’impliquer. Ils le font de surcroît souvent dans le cadre de leur appartenance aux associations de quartier (chônaikai) ou professionnelles locales (commerçants ou artisans). Il se reproduit ainsi, au sein des conseils de machizukuri, des rapports de force locaux et si le consensus prévaut, les voix ne sont pas toujours toutes équivalentes.
24D’autre part, si le machizukuri a été si bien adopté et institutionnalisé, c’est qu’il sert aussi les administrations locales, parce qu’elles doivent, depuis 1992, intégrer la participation citoyenne, mais pas seulement. Dans ses travaux sur le couple participation-démocratie, la philosophe Joelle Zask souligne, et cela est fondamental dans le processus, qu’en participant, on valide l’organisme qui demande de tenir ce rôle et on lui apporte une légitimité (Zask, 2011). Intégrer le machizukuri à la planification urbaine est donc aussi un moyen de la rendre légitime auprès des citoyens. Ce sont par ailleurs les NPO qui endossent la responsabilité des opérations, et non directement la collectivité locale, ce qui renforce la légitimité de l’apostille machizukuri dans les réglementations qu’elles élaborent.
1.3.2. Les NPO et les agences de machizukuri
25Les NPO constituent le cadre dans lequel les acteurs entrent en jeu dans le processus. Le Conseil pour la promotion d’une société solidaire (Kôjoshakai zukuri kôdankai) dépendant du bureau du premier ministre, centralise depuis 2012 l’essentiel des organisations à but non lucratif du Japon. En 2016, 44% des 28 536 NPO recensées par le conseil étaient liées à des processus de machizukuri. Elles ne représentaient que 9,6% des NPO en 2003 (Sawamura 2004). Ces NPO sont appuyées par des agences privées dont le nombre a accompagné le développement du machizukuri. En 2011, sur les 1 750 communes (hors arrondissement spéciaux des métropoles) du Japon, 506 déclaraient avoir au moins une agence de machizukuri opérant sur son territoire ; dans une enquête menée par le ministère de l’aménagement qui en dénombrait alors 1631. 76% étaient des sociétés privées de type SARL, 13,7% des NPO, et 8,2% des sociétés par action. La majeure partie, 1 000, ont été créées entre 2001 et 2010 et opèrent dans le domaine de la gestion commerciale (59%) et de l’événementiel (31,8%).
26Une enquête sur 215 agences de machizukuri, menée par le Nomura Research Institute (2020), montre que 58% d’entre elles ont été fondées dans les années 2000, contre 20,5% dans les années 1990 et 14,4% dans les années 2010. 2% ont été fondées dans les années 1970 et 4,7% pour les années 1980. Elles sont majoritairement dirigées par des urbanistes et des petits commerçants (respectivement 73 et 112), et dans une moindre mesure (15) par des spécialistes du tourisme. Elles sont plutôt de taille modeste, si on se fie à l’enquête du centre de recherche de la banque Mizuho, auprès de 114 sociétés de machizukuri : 26% avaient une capitalisation comprise entre 7 000 et 27 000 euros et 16% à moins de 7 000 €, la moyenne s’élevant à 15 000 €.
27NPO et agences de machizukuri sont au cœur du dispositif. Elles animent les ateliers, encadrent la participation et apportent leur expérience et leur expertise pour l’élaboration des projets présentés ensuite aux collectivités locales.
2. Trois exemples emblématiques empreints de marketing urbain
28Les opérations de machizukuri se sont déployées sur l’ensemble du territoire japonais, surtout du fait de la nécessité d’avoir un volet « concertation » dans les plans d’aménagement depuis la loi de 1992. Dans le même temps, le machizukuri est devenu une sorte de couteau-suisse de la résolution de crise au Japon depuis les années 1990, comme tendent à le montrer les trois exemples que nous avons choisi de présenter.
2.1. Gion : domestiquer le tourisme de masse
29En dépit de sa richesse patrimoniale exceptionnelle et de son rôle historique, Kyôto, capitale impériale du Japon de 794 à 1869, est aujourd’hui une « belle endormie ». Sa population décline depuis la fin des années 1980, son tissu industriel s’est contracté et sa population vieillit. Rare métropole du Japon à ne pas avoir été bombardée pendant la seconde guerre mondiale, elle a ainsi conservé son patrimoine historique intact. Capital mondiale du bouddhisme, conservatoire de ses différentes formes architecturales depuis plus d’un millénaire, temples et sanctuaires assurent la survie d’un secteur touristique et d’artisanat traditionnel important et vivace. La puissance des temples et du clergé bouddhique, associés à une mairie longtemps communiste, a pu, de surcroît, contenir les appétits des investisseurs fonciers et maintenir un contrôle sur les hauteurs du bâti, évitant de défigurer la ville. Jusqu’aux années 2000, la ville attirait surtout des touristes intérieurs, en visite et pèlerinage dans les temples et les sanctuaires. Cela n’empêchait pas le déclin urbain de vieux quartiers, dont celui de Gion, avec ses maisons vacantes et délabrées, ses parcelles transformées en parking et peu d’attention à l’embellissement.
30Ce quartier se développe au XVIIIe siècle, dans le prolongement de la quatrième avenue (Shijô), vers l’entrée du sanctuaire de Gion (aujourd’hui Yasaka). C’est un quartier de maisons de thé (chaya), c’est à dire de prostitution. En particulier la partie sud de l’avenue, avec le quartier et la rue des fleurs (hana-gai ou hana-machi), euphémisme pour prostituées, le long de la Hanami-kôji (Fig.1). Il s’agit alors de maisons d’un étage, alignées perpendiculairement le long des ruelles. Rattrapé par l’urbanisation, il reste encore aujourd’hui le quartier des geishas, fait d’un bâti vieillissant et, du fait de ses activités, peu ouvert sur l’extérieur. Les chaya contemporaines ne sont plus des maisons de prostitution et servent effectivement du thé et de la gastronomie locale, mais certaines continuent d’héberger et de gérer des geishas.
31En 1976, Gion est intégré comme district de conservation des bâtiments traditionnels, dans le cadre de la loi nationale de conservation des monuments, promulguée la même année. Cela permet de contrôler le bâti mais pas forcément de rénover le quartier. En 1995, la ville de Kyôto promulgue une ordonnance d’amélioration du paysage urbain, qui aboutit à la création du Conseil du district de Gion-Sud en 1997. En 1996, le quartier et ses maisons de thé sont enregistrés comme district de sauvegarde du paysage historique. La marie tente alors de mobiliser les habitants au sein du conseil, pour recueillir les ressources nécessaires au financement de la préservation des bâtiments anciens. En 1999, la ville met en place un dispositif d’aide financière à la rénovation, par l’intermédiaire du Conseil de Gion-Sud (Gion machi minami gawa chiku kyôgikai), qui élabore une charte de paysage urbain. Son objectif est double : permettre et encadrer la rénovation du bâti, mais aussi édicter des règles locales d’urbanisme visant à préserver le caractère spécifique du quartier. Une des premières initiatives est de faire enterrer les lignes électriques de la rue Hanami kôji (Fig.1 et 4) et de remplacer son bitume par un pavement soigné.
Figure 1. Le périmètre de machizukuri de Gion-sud (Kyôto)
32Les travaux sont achevés en 2001 et le Conseil de Gion-Sud se transforme en NPO. Il commence à travailler sur une charte de sauvegarde du paysage urbain qui réglemente très précisément les devantures : limitation des enseignes publicitaires à la seule activité du propriétaire et aux dimensions qui ne portent pas atteinte au paysage, panneaux et bannières extérieures interdits, distributeurs automatiques de boisson dissimulés et aux couleurs de la charte, pas d’auvent... Elle précise des modèles de rénovation pour chaque type de chaya du quartier. Elle ne se limite pas à la voirie et à l’harmonisation des devantures des chaya, mais aussi à l’usage des sols. Les propriétaires signataires de la charte s’engagent à limiter les hauteurs et l’emprise au sol du bâti nouveau et à respecter le type d’activité à privilégier dans le quartier. La charte de machizukuri liste ainsi très précisément toutes les activités indésirables dans le périmètre de Gion-Sud : industrie du sexe et affilié, location de vidéo érotiques, café et salon internet, bar à hôtesses. On proscrit également l’établissement de bureau de groupes violents (officines de yakuza). On cherche à limiter tous ce qui dénature le style du quartier : halls de cérémonie, superettes ouverte 24h sur 24 (konbini), magasins discount, fast-foods, restaurants de nouilles ramen ou yakisoba, de viande grillée ou de brochettes yakitori et même les magasins de souvenirs. Les surfaces commerciales de plus de 500 m² sont proscrites, sauf celles déjà existantes ou s’il s’agit d’une chaya. Sont interdits également les établissements financiers, d’assurance, de courtage en bourse, et mont-de-piété. Les parkings automatiques et à vélo sont proscrits à l’intérieur du périmètre. En 20 ans, les réglementations de la NPO de Gion-Sud ont transformé le paysage du quartier. La rénovation s’est étendue depuis Hanami kôji, au reste des impasses et rues privés. Elles ont été repavées, intégrant des marqueurs au sol, avec logo du quartier, pour orienter les touristes sur les parcours à emprunter (Fig.2).
Figure 2. La transformation des ruelles de Gion-sud
La ruelle en 1999 à gauche puis, après le machizukuri, au centre et à droite
Source : auteur, 1999 et 2009
33Le machizukuri de Gion a pris la forme d’une réglementation stricte sur le plan esthétique et protectionniste des activités historiques du quartier. C’est dans ce cas, un moyen d’initier, périmètre par périmètre, des zonings de contrôle esthétique et d’usage des sols plus stricts que ne pourraient le faire les procédures classiques. Cela est d’autant plus efficace que la réglementation tire sa légitimité des acteurs et habitants historiques du quartier. La mairie est présente au sein du conseil de machizukuri et c’est elle qui a financé les rénovations et les experts en charge de l’animation du projet, et de la rédaction du document final. Autant d’acteurs qui partagent souvent les mêmes vues sur l’aménagement urbain.
34En 2014, la partie nord de Gion, Gion-Shinbashi (Fig.1 et 5) initie à son tour une opération de machizukuri. Le conseil de Gion-Shinbashi, (la NPO Gion shinbashi keikan tsukuri kyôgikai), est encore plus interventionniste. Il réunit des représentants de la ville de Kyôto, des NPO, des universitaires, les associations de quartier (chônaikai) et l’association des commerçants et livre ses travaux en 2019. L’objet de la charte est du même type que pour Gion-Sud : assurer le caractère historique du quartier en contrôlant la rénovation des bâtiments de type chaya, promouvoir une esthétique générale et uniforme des devantures et en faire un espace de qualité et attractif pour les visiteurs. Les lignes électriques sont enterrées, le pavement rénové, la rue principale de Gion-shinbashi piétonisée. Mais en plus de réglementer l’urbanisme sur les mêmes critères que Gion-Sud, le machizukuri de Gion-Shinbashi tente de réglementer les comportements même des visiteurs du quartier (Fig.3). Entre 2002 et 2014, Kyôto est devenu une destination touristique internationale et le nombre de visiteurs a explosé au Japon et à Kyôto (Scoccimarro, 2018). Il s’agit de les attirer pour les faire consommer dans le quartier, mais aussi de les domestiquer. Ainsi, le conseil embauche des personnes chargées de la surveillance des touristes pour éviter les nuisances sonores, et même les photographies professionnelles sauvages : la NPO accrédite elle-même les photographes officiels du quartier, les autres étant priés de ne pas exercer ou d’obtenir une autorisation.
Figure 3. Réglementation des comportements à Gion-sud (gauche) et Gion-Shinbashi (droite)
Source : auteur, 2021
35En fait la plupart des mesures présentées dans la charte de Gion-Shinbashi sont des interdictions : nécessité d’autorisation du Conseil pour chaque nouvelle activité commerciale, limitation de la visibilité vers l’intérieur des bâtiments, interdiction de présenter des étales destinés à la vente, interdiction de disposer les menus des café-restaurant à l’extérieur... Mais aussi : pas de boîtes aux lettres extérieures, pas de compteurs électriques ou de gaz apparents, éclairage extérieur minimaliste, limitation des emprises sur la rue en cas de travaux. La charte est un vrai règlement de gated community : visite du voisinage pour tout nouvel arrivant, respect des règles concernant la collecte des ordures, pas de parking à vélo pour les employés des commerces, pas de bruits intempestifs, respect des voisins et des « bonnes manières », et devoir d’avertir au plus tôt le conseil de machizukuri en cas de changements de propriétaires.
36En 2021, la ville de Kyôto compte onze projets actifs de machizukuri, dont celui de Gion-shinbashi. Ces dispositifs appliquent un contrôle sévère qui s’étend à de nombreux domaines et fait des districts des outils efficaces de préservation du patrimoine et de protection des activités commerciales existantes. Le contrôle est d’autant plus efficace qu’il est opéré par les habitants du quartier eux-mêmes, au sein des conseils de machizukuri.
Figure 4. Touristes étrangers dans la rue Hanami kôji, mise aux normes du machizukuri
Source : auteur, 2009
37Cet hyper-contrôle doit être compris comme une réaction face à l’irruption du tourisme de masse, qui a dénaturé de nombreux quartiers de la ville, remplaçant les échoppes traditionnelles par des restaurants de buffets à volonté, des cafés internet ou des superettes ouvertes 24h sur 24. Avec ces machizukuri coercitifs, il s’agit aussi de reprendre la main sur les revenus du tourisme, au lieu qu’ils soient rapatriés ailleurs comme dans le cas des superettes ou des grandes surfaces. Ils conduisent aussi à une uniformisation des quartiers.
Figure 5. Gion-Shinbashi, une rénovation soignée mais un quartier désert depuis la crise de la covid-19
Source : auteur, 2021
38Plus propres et aseptisés, ils perdent une partie de leur cachet d’antan. Ils canalisent le flux touristique, qui reste le moteur économique de ces quartiers. Les règlements n’empêchent pas les hordes de touristes de poursuivre les, désormais rares, geishas qui s’engouffrent dans un taxi vers leur rendez-vous. Inversement, depuis l’irruption de la crise de la covid en 2020, ces quartiers fraîchement rénovés sont désespérément vides (Fig.5), mettant à mal leur modèle économique.
2.2. La rénovation des Kura de Kitakata
39Loin de la richesse patrimoniale de Kyoto, Kitakata est une petite ville de 50 000 habitants, du département de Fukushima. Elle était cependant jusqu’à Meiji (1868), le centre commercial et industriel du fief d’Aizu, l’un des plus puissants de l’archipel. Dernier clan à se soumettre, annihilé par la force militaire en 1868, le nouveau régime de Meiji a transféré la capitale préfectorale vers le bassin de Fukushima, sur l’axe qui mène de Tôkyô à Sendai. C’est là que se situe aujourd’hui le cœur du département, sur l’axe du Shinkansen, qui dessert Kôriyama et Fukushima. Enclavée dans le bassin d’Aizu, mal desservie par le train ou l’autoroute, Kitakata est marginalisée. Mais la ville a échappé aux bombardements de la seconde guerre mondiale mais malgré le déplacement des activités économiques vers l’est du département, les riches marchands d’Aizu ont rejoint le train de la révolution industrielle. La ville compte ainsi un patrimoine historique relativement bien préservé dont les kura4, utilisés à l’époque Edo pour stocker les marchandises précieuses. Le déclin économique de Kitakata en a fait des bâtiments délaissés, difficilement entretenus par leurs propriétaires, relégués en fond d’impasses ou d’arrière-cours.
40La population de Kitakata diminue constamment depuis le pic de 80 000 habitants en 1955. En 2010 la ville ne compte plus que 52 000 habitants et 46 000 en 2020. Les industries historiques sont l’artisanat du kiri (paulownia) pour les meubles, celui de la laque pour les garnir, et, avec l’eau de qualité issue des reliefs alentours, l’élaboration de saké supérieurs qui continuent de faire la richesse des grandes maisons de distillerie et de vente de Kitakata. Le basin d’Aizu produit également le meilleur riz du département. Pourtant, c’est aux nouilles que la ville doit sa notoriété, les « Kitakata ramen », surtout depuis qu’un reportage de 1975 sur la télévision nationale en a fait la promotion, assurant la fréquentation touristique dans les années 1980. En 1985, Kitakata délimite un district de patrimoine historique regroupant les quartiers hébergeant des kura. Il en reste alors 4 200 et en 1993 l’association kura no sato (le pays natal des kura) entreprend leur remise en valeur. Elle devient l’Association des kura (Kura no kai) en 1995 et se constitue en NPO de machizukuri en 2001.
41Le travail de machizukuri commence donc à partir des kura et s’étend à la redécouverte progressive de tout le patrimoine historique urbain : bâtiments en briques rouges, cheminées, entrepôts, ou manufactures datant de la révolution industrielle. L’idée est d’utiliser la notoriété des ramen pour faire venir les touristes dans les kura, qui sont autant de halls d’exposition et de vente des produits de l’industrie locale. Les leaders de l’association de machizukuri sont aussi ceux qui possèdent une partie des kura, et on compte parmi eux les propriétaires des principales distilleries de saké et ateliers de laque de la région. Le machizukuri de Kitakata est mené par des universitaires5 à partir de 2001 à travers des études de terrain, des enquêtes auprès des habitants, le recensement de bâtiments historiques et l’inventaire des kura (Fig.6). Des enquêtes auprès des visiteurs et des promeneurs, permettent de mieux connaître les motivations de la venue dans la ville et leur chemin de déambulation. Ce travail abouti à un classement en cinq catégories des kura : les classiques de l’époque Edo, ceux en brique de la révolution industrielle, les habitables, ceux adossés à une distillerie et les kura liés à l’artisanat de la laque. Une cartographie attribue un numéro à chaque kura, avec les usages possibles pour leur rénovation. Il s’agit essentiellement de les transformer soit en petits commerces d’artisanat local et de saké, soit en restaurants et cafés, ou encore en musées. L’idée directrice est de les placer au centre d’un processus de valorisation des productions locales : riz, saké, laque et artisanat du bois, sauce de soja.
Figure 6. Le centre de Kitakata et la mise en valeur des kura
42Les assemblées du machizukuri réunissent les propriétaires de kura, les notables de la ville et des fonctionnaires du département de Fukushima et de la ville de Kitakata. Des événements sont organisés dès 2001, avec un forum puis en 2002 une exposition. En 2003, cette fête est déclinée en « Kura tanken » (à la découverte des kura) puis les années suivantes en festival de rue, le retro yokochô, qui popularise l’usage récréatif des entrepôts et participe à leur notoriété. La NPO et l’université organisent des colloques sur le machizukuri en 2004 et 2005. Diverses associations parties prenantes sont rassemblées en 2006 au sein du Conseil de machizukuri des Kura (Kura no machizukuri kyôgikai). En 2007, il réunit sept associations professionnelles locales, des habitants, les collectivités locales et l’équipe de l’université de Tôkyô pour finaliser le plan qui porte sur les réglementations du bâti et de son usage, ainsi que sur les formules de financement pour la rénovation des kura les plus vétustes. Soit le Kura utilisé bénéficie d’une aide à sa rénovation, soit il est abandonné et la NPO sert à la fois de rénovateur, mais aussi d’intermédiaire pour trouver des locataires.
43Ces travaux réunissent les étudiants en design urbain de l’université de Tôkyô et des groupes de bénévoles qui participent aux activités de la NPO de machizukuri. Les équipes travaillent en parallèle sur l’image de marque, avec l’adoption d’une signalétique unifiée, dont le design des noren (rideau à l’entrée des commerces), qui adoptent un même style graphique. La charte de machizukuri vise à forger une esthétique commune pour les zones sous son périmètre et à améliorer le paysage urbain6.
Figure 7. La transformation des rues de Kitakata par le machizukuri
À gauche, une rue hors du périmètre d’intervention et à droite l’avenue de la gare, intégrée dans l’opération de machizukuri
Source : auteur, 2013
44Il s’agit en premier lieu d’effacer les stigmates des villes japonaises en crise : rideaux métalliques rouillés, arcades inesthétiques, enseignes périmées... Puis d’embellir le paysage en enfouissant des lignes électriques et en faisant disparaître les empilements chaotiques d’enseignes publicitaires (Fig.7). Le document final de machizukuri est présenté officiellement en 2007 et en 2010, la ville organise le sommet des kura pour assurer la notoriété de l’opération. Qu’en est-il un peu plus de 10 ans après ? Un rapport de 2012 (Kobayashi et Kawasaki, 2012) pointait le fait que la plupart des propriétaires de kura avait déjà du mal à assurer la maintenance du bâti et devaient faire appel aux subventions municipales. La situation doit tout de même être vue à l’aune de la catastrophe du 11 mars qui a frappé le département de Fukushima en 2011. La contamination radioactive s’est effectivement étendue jusqu’à Kitakata, située à 70 km de la centrale Fukushima n° 1, mais à des niveaux très faibles. Les effets sont donc surtout d’ordre psychologique, avec l’opprobre qui affecte les productions locales. Le nombre de visiteurs à Kitakata est ainsi passé de 153 356 en 2009 à 133 689 en 2019. Il y a bien eu un effet « Fukushima », mais un déclin était déjà perceptible : 138 230 visiteurs en 2010, 137 983 en 2011 et 107 700 en 2013. Cependant comme la région du bassin d’Aizu produit à la fois les meilleurs sakés et est éloignée de la zone côtière la plus contaminée, les effets de la catastrophe sont restés limités et en 2015, le nombre de visites repart à la hausse avec 108 969 visiteurs. Avant la crise de la covid19, on est revenu à un volume plus proche de celui de 20107. La ville bénéficie aussi des campagnes publicitaires appelant à (re)venir visiter la région, dont celle de 2019 « kite » (Venez !) qui plaçait Kitakata parmi les destinations phares du département.
Figure 8. Kura et patrimoine industriel rénovés ou réhabilités à Kitakata
Source : auteur, 2013
45Dans le cas de Kitakata, le machizukuri est moins un enjeu de contrôle que de revalorisation d’un territoire en déclin, avec l’espoir d’un effet d’entraînement pour marchandiser l’ensemble de la ville et commercialiser ses productions. S’agit-il d’une construction communautaire ? En partie, car les habitants qui disposaient d’un kura, ou ceux qui se sont installés après, ont participé aux ateliers et organisé ensemble les événements promotionnels. Il s’agit cependant d’une opération à rapprocher des BID et relativement éloignée des idéaux décrits par les promoteurs du machizukuri. C’est pourtant un exemple assez représentatif de ce qu’est le machizukuri aujourd’hui au Japon et tel qu’il est enseigné : une enquête de terrain qui est aussi une étude de marché, un mode de valorisation des ressources, l’appui des associations professionnelles locales, en premier lieu celles des commerçants, l’intervention d’experts et de laboratoires universitaires, l’appel au bénévolat et l’organisation d’événementiels pour lancer le projet. De telles opérations se déroulent au Japon selon la même chronologie, les mêmes méthodes et produisent des résultats très ressemblants les uns des autres. Produits d’appel, rénovation des façades de la rue marchande sur le mode « rétro », signalétiques, logos, couleurs dominantes, mode de financement et même atmosphère de touristes en vacances, déambulant tout en consommant des produits locaux.
46L’attractivité touristique certaine de ces espaces ne semble cependant pas suffisante pour initier une revalorisation du sol. En 2021, Kitakata se situait au 33e rang de la moyenne des prix fonciers du département de Fukushima8. Comparons deux terrains de référence9, le A-147 hors de la zone des Kura au nord-ouest de la ville (à 2,25 km au nord de la gare) et le B-4801, au cœur de la zone de machizukuri (à 870 m de la gare). La mise en place de la politique de rénovation n’a finalement que très peu d’impact sur l’évolution des prix fonciers (Fig.9).
Figure 9. Evolution des prix fonciers dans l’ensemble de la commune de Kitakata et de deux terrains de références (zone des Kura B-4801 et hors zone des Kura B-4801)
Source : Land Price Japan 2021 ; réalisation : auteur
47La tendance générale est à la baisse, mais la chute est plus sévère pour le terrain situé dans la zone alors que le terrain plus excentré résiste mieux. Cela reflète surtout la perte d’attractivité des centres dans les villes de régions, au profit de leur couronnes péri-urbaines, mieux dotées en commerce et plus adaptées à la motorisation. La mise en place d’un périmètre de machizukuri et la rénovation urbaine semblent avoir eu peu d’effets sur les prix fonciers, ce qui n’est pas surprenant : dans les villes en crise, les opérations de machizukuri ne sont pas destinées à revaloriser le foncier mais à réduire le déclin démographique et économique, et si possible assurer la rénovation urbaine.
Figure 10. Évolution des prix fonciers dans l’arrondissement de Higashiyama et pour deux terrains de référence situés aux abords du quartier de Gion-sud
Source : Land Price Japan 2021, réalisation : auteur
48La situation est différente à Kyôto (Fig.10), où, comme dans la plupart des villes millionnaires du Japon, les prix fonciers sont repartis à la hausse à partir du milieu des années 2000. Gion-sud ne compte aucun terrain de référence dans le périmètre de machizukuri, mais on peut observer la situation sur deux parcelles à sa périphérie immédiate. Situé à proximité de la station Shijô qui dessert le quartier (Fig.1), la G-216 est naturellement mieux valorisée. La parcelle H-228 est loin du métro, mais elle s’inscrit dans la continuité du quartier de Gion-sud et certains bâtiments situés à ses abords ont été rénovés selon le canevas de la zone de machizukuri. Les variations de l’un et de l’autre suivent cependant plutôt celles de l’arrondissement plutôt que les étapes de la rénovation et du machizukuri. Le boom du tourisme que connaît la ville, et particulièrement le quartier de Shijô-Gion, a certainement amplifié la hausse des prix fonciers. La chute qui s’opère après 2020 est l’un des effets de l’épidémie de covid-19 qui a mis en difficulté de nombreux commerces et entraîné des faillites suite à la disparition des touristes.
2.3. Le machizukuri post-catastrophe dans le Sanriku
49Comment le machizukuri se met-il en place dans le cadre de la reconstruction de zones dévastées ? C’est à la suite du séisme de Kôbe en 1995, avec l’activation des liens communautaires et la participation des survivants au processus de reconstruction, qu’il a été popularisé et a montré son utilité dans l’élaboration de plan locaux. Dans le cas du tsunami de 2011, sur les côtes du Sanriku (nord-est de Honshû), la situation est différente de celle de 1995. Tout d’abord le choc, ne serait-ce qu’en mortalité, fut bien supérieure. Des villes comme Rikuzen Takata ont perdu près de 10% de leur population et si l’on considère uniquement les quartiers touchés, les taux de mortalité sont plus importants encore. Des villes entières ont été dévastées, dont les centres-villes et dans des proportions bien plus amples qu’à Kôbe. Enfin, le contexte local était celui de régions en crise, de très petites villes, dont les forces vives migraient déjà vers les métropoles.
50Les opérateurs du machizukuri sont intervenus immédiatement, dès la planification des hameaux temporaires, pour apporter leur savoir-faire dans la gestion des communautés rurales et la mise en œuvre de projets fédérateurs. Il s’agissait dans un premier temps de construire des logements temporaires dans lesquelles les réfugiés allaient vivre plusieurs années. Certains ont donc été intégrés dans des projets de machizukuri visant à améliorer les préfabriqués, et tenter de résoudre les problèmes posés par l’éclatement des communautés sur plusieurs hameaux d’une même commune. Satô Shigeru est intervenu avec son équipe de l’université Waseda auprès des réfugiés de la ville de Namie, frappée à la fois par le tsunami et la catastrophe nucléaire (Namie sengen, 2014). Il s’agissait de mettre en place un système de transport entre les hameaux de réfugiés dans la commune voisine de Nihonmatsu et de porter des projets communs afin de maintenir les liens communautaires de ces habitants et préparer le retour dans leur ville d’origine.
51Dans le cas des villes rasées par le tsunami, le machizukuri post-catastrophe se déroule d’une façon bien différente. Les plans de reconstruction urbaine sont des travaux de modification massive et profonde qui ne concernent pas uniquement le bâti, mais l’arasement de collines pour y implanter des lotissements résidentiels, et avec le déblai, le comblement de vallées rehaussées d’un terre-plein de 10 mètres de haut, pour établir les nouveaux centres villes.
52Ces plans de reconstruction nécessitent malgré tout, par la loi de 1992, une participation citoyenne. Il s’agit également de redonner une âme à ces villes détruites, puis entièrement reconstruites. Les plans présentés comme relevant du machizukuri ne le sont que formellement, il s’agit en réalité de plans d’aménagement on ne peut plus classiques : zonage habitat/ commerce-service/ production, axes de communication, réseau de transport en commun, protection anti-tsunami, reconstruction du port, relocalisation de la mairie et des services publics hors de la zone inondable. Pour autant, des ateliers sont organisés avec les associations de commerçants pour rebâtir les zones marchandes. Un même schéma se répète dans chaque commune. On commence par la confection d’une maquette de la ville d’avant le tsunami, qui a presque une fonction cathartique, où chacun place sa maison, son échoppe, et fait le bilan des destructions. Puis on passe aux plans pour la nouvelle ville. Comme les logements sont relocalisés d’office dans des lotissements situés sur les collines arasées, les discussions au sein des commissions concernent essentiellement les projets de reconstruction des zones commerciales, appelées à être le centre de la future commune, sur les nouveaux terre-pleins. À Rikuzentakata, une des initiatives a été de spécifier, sur chaque boutique reconstruite, la photo, l’emplacement d’avant le tsunami et la date d’établissement : boulangerie en 1957, studio photo en 1963, librairie en 1974... Dans le plan de reconstruction de la ville de 2020 (Rikuzentakata shi machinaka saiseikeikaku) le machizukuri est mentionné, mais uniquement sous forme d’enquête et de consultation sur l’aménagement de cette zone commerciale.
53À Minami-sanriku, le machizukuri a pris la forme d’une reconstruction accélérée de la rue marchande, cela dès la première année suivant le tsunami. Sous l’appellation « Minami sanriku sansan », ce fut au début un hameau de préfabriqués et de containers, dans lesquels sont réinstallés, dès février 2012 des commerçants. Vente de produits de la mer, de plats à emporter pour les ouvriers de la reconstruction, café, coiffeur, fleuriste, ils sont localisés au nord de la ville, à un virage de la Nationale 45, l’axe de communication majeur de la région. En 2014, ils quittent les préfabriqués et s’installent dans des bâtiments de meilleure facture (Fig.11), sur un terrain situé à l’entrée sud de Minami Sanriku, plus proche de Sendai et desservit par un train-bus.
Figure 11. « Minami sanriku sansan » en préfabriqué (2014) puis après son déménagement dans les bâtiments définitifs conçu par Kuma Kengo (2019)
Photographies : auteur
54Enfin, en 2017, les commerces déménagent vers leur emplacement final, sur le site de l’ancienne ville, désormais rehaussée de 10 mètres : six bâtiments longilignes regroupent, sur 3 000 m², 28 échoppes d’allure soignée, dessinées par l’architecte star, Kuma Kengo. On compte huit restaurants, sept entreprises de service (pressing, assistance à domicile, antenne de la mairie...), cinq poissonneries, trois pâtissiers-boulangers et deux coiffeurs. L’opération est gérée par la société « Minami sanriku machizukuri shôrai » (Avenir du machizukuri de Minami sanriku), qui regroupe l’association des commerçants de la ville. La même formule est déclinée pour un autre hameau « Minami Sanriku Hamâre », avec huit commerces dont une partie est destinée aux habitants, mais ce sont plutôt les touristes qui sont visés par cette opération. Avec son grand parking, à deux heures de route de Sendai, on vient visiter les espaces dévastés par le tsunami, le chantier titanesque de la reconstruction, tout en supportant l’économie locale par la consommation de produits locaux.
Synthèse et conclusion
55Quartier retro du port de Moji (Kita-Kyûshû), du port d’Otaru (Hokkaidô), rue marchande Tateishi Nakamise dans l’arrondissement de Katsushika à Tôkyô, vieux quartier de Takayama à Gifu…Du nord au sud du Japon, dans des villes moyennes ou au cœur de la mégapole, le machizukuri s’est déployé en imprimant un même processus de branding qui surprend plus par son uniformité que par son originalité. Les brochures promotionnelles donnent à voir avec les mêmes diagrammes expliquant la collaboration des acteurs, les mêmes croquis d’architectes et de paysagistes, réalisés soigneusement par les étudiants en architecture. Et un moteur similaire : embellir un quartier de ville, promouvoir un produit et attirer le chaland en provenance des zones urbaines. Depuis les années 1990 lorsqu’il a commencé à se généraliser, le machizukuri s’est institutionalisé et il s’est formalisé. Aussi la quasi-totalité des opérations suivent des procédures d’élaboration similaires, un même moteur basé sur l’économie du tourisme, et des produits urbains qui se ressemblent tout autant.
56Depuis les prémices à la fin des années 1970, les acteurs sont assez constants dans les processus de machizukuri. On y retrouve statutairement des employés des municipalités concernées, d’autant qu’elles fournissent une partie des subventions nécessaires au fonctionnement de l’opération. Celles-ci sont orientées par un expert, en général un professeur d’architecture accompagné de ses étudiants. Un troisième acteur, non obligatoire, mais dans les faits systématiquement présents, sont les associations de commerçants, issues du quartier où opère le machizukuri. Petits propriétaires à leur compte, artisans, restaurateurs ou revendeurs de produits locaux, qui sont doublement intéressés par les machizukuri : ceux-ci rénovent leur quartier pour le rendre attractif et ils bénéficient du branding comme des études de marché conduites par la NPO. Les conseils de machizukuri et les ateliers réunissent des habitants du quartier, qui participent à titre individuel aux discussions et aux décisions.
57Les procédures tendent à s’uniformiser et elles se déclinent en général en une suite d’étapes systématiques. Tout d’abord l’incontournable série de visites sur le terrain, souvent menées par les étudiants d’un laboratoire d’aménagement des facultés d’architecture. Les observations et les discussions qui en ressortent vont aboutir à l’identification des problèmes et des freins au développement économique. Les premiers ateliers sont consacrés à l’inévitable plan ou maquette du quartier, autour de laquelle chaque habitant place sa maison et éventuellement une anecdote à partager. C’est à ce moment que les liens communautaires se forgent : riverains et voisins apprennent à se connaître et se reconnaître sur la maquette. C’est aussi un moyen d’appropriation symbolique du territoire. Les ateliers ultérieurs finissent par délimiter un contour d’intervention et permettre un accord sur la richesse locale à mettre en avant grâce à une étude de marché et de produit. Puis les étudiants, ou l’agence de machizukuri, proposent des plans d’embellissement du bâti. Cela commence systématiquement par l’enlèvement des arcades pour ouvrir l’espace des boutiques sur l’extérieur, l’enterrement des lignes électriques et une rénovation du mobilier urbain, surtout les éclairages qui incarnent des marqueurs du périmètre concerné par le machizukuri.
58On élabore les premiers croquis et maquettes de la rénovation, et on choisit le support et les motifs du branding, le plus souvent un logo fédérateur et identificateur du quartier. Les dernières étapes sont celles de l’élaboration et de l’explication aux participants de la charte au sein du conseil. Le consensus et l’unanimité sont essentiels dans le contexte japonais et les acteurs du machizukuri soulignent combien ce moment prend du temps10. Puis la charte et les détails du plan de machizukuri sont livrés à la mairie. Les travaux peuvent alors commencer sous la direction de la NPO ou de la société de machizukuri contractuelle, en bénéficiant de subventions locales et nationales, et parfois d’une participation financière des associations professionnelle locales.
59Il est peu aisé de quantifier les effets économiques d’une opération de machizukuri sur un quartier. Dans une ville comme Kyôto, il s’agit plus de canaliser et de domestiquer le tourisme de masse, en atténuant la dénaturation du quartier. Lorsque le machizukuri s’applique à des villes ou des quartiers en déclin, il faut maintenir le flux touristique une fois passé le lancement des opérations. Le Japon a pu, pour cela, bénéficier, au moment où le machizukuri se généralisait dans les années 2000, du boom touristique de l’archipel. Cependant, dans le cas de villes éloignées ou difficilement accessibles en Shinkansen, il est plus difficile d’attirer ces flux.
60La consommation touristique reste le principal moteur économique de la revitalisation territoriale. Sur ce point, le machizukuri tient grandement du Business Improvement District. Les exemples de Kyôto et Kitakata, pourraient tout à faire être considérés ainsi. D’ailleurs, l’entrée BID du Dictionnaire des mots de l’aménagement urbain (p.243) se décline en « town management » et « NPO », pour renvoyer in fine à « machizukuri destiné à la promotion commerciale » sous la forme de TMO (Town Management Organisation) définis dans le même dictionnaire (p.272) comme des machizukuri à l’initiative des habitants et des acteurs économiques locaux.
61Sur le plan esthétique, on ne peut que constater une triste uniformité entre tous ces projets. La « machizukurization » des villes japonaises aboutit à une aseptisation des quartiers et à sa monotonie. Couleur brun-sombre, boiseries, pavement, logo, choix d’ambiance rétro « Bakumatsu-Meiji »11, on identifie aisément le passage du machizukuri sur un territoire. Les effets du machizukuri sur les communautés locales est un autre aspect difficilement quantifiable. Cependant, l’un des mérites des assemblées d’habitants au sein des conseils est de resserrer les liens locaux, en particulier entre générations. La mobilisation de tout un quartier autour d’un projet fédérateur apporte de la fierté aux habitants, en leur faisant découvrir les richesses de leur lieu de vie et l’attrait de leur environnement, alors qu’elles vivent pour beaucoup dans des espaces déclassés par l’exode rural ou les mutations urbaines. Cette fierté retrouvée est considérée comme un élément de l’attractivité locale à travailler. Des solidarités nouvelles se forgent lors des ateliers, dans un cadre différent des associations locales traditionnelles de type chônaikai, où le poids et le contrôle social sont plus lourds. En cela, le machizukuri participe réellement à resserrer les liens et à fabriquer de la communauté.
62Un autre aspect ressort de l’étude concrète des chartes : les réglementations. Combien de fois n’a-t-on pas lu que la ville japonaise était chaotique pas essence, illisible par nature et impossible à réglementer ? Cela n’a jamais été tout à fait juste, la réglementation urbaine existe bel et bien au Japon, mais elle s’applique sur d’autres variables que l’esthétisme : sur les COS, les coefficients d’emprise au sol, les règles d’ensoleillement ou la structure des parcelles. Un des objectifs récurrents des chartes de machizukuri est de placer l’esthétisme et le paysage urbain au premier plan, comme le montre les règlements sur les couleurs, les enseignes publicitaires, l’aspect des devantures ou le mobilier. Cela aboutit à une uniformisation visuelle dans les périmètres de machizukuri. Autant de réglementations que les mairies souhaitent, mais sans avoir les outils de contraintes sur les propriétaires de parcelles. Le machizukuri, par sa capacité à imprimer un cadre unifié et des injonctions très précises, décidées à l’unanimité lors des conseils, permet de facto aux municipalités de disposer d’un véritable outil d’intervention sur le paysage urbain. C’est peut-être même le point crucial du machizukuri et ce qui explique le succès de cette forme d’urbanisme collaboratif bottom-up certes, mais qui reste bien très dirigée sur les côtés.
63Dans la plupart des publications le machizukuri est présenté comme l’antithèse de l’aménagement urbain classique top-down que recouvre le terme Toshikeikaku (Itô et all, 2017). L’architecte Watanabe Shun.ichi rappelle le rôle des pratiques nord-américaines de gestion des communautés locales (Watanabe Shun.ichi, 2007) dans la genèse du machizukuri. On retrouve cette influence au sein de la pratique des ateliers, dans l’intervention du bénévolat et du secteur privé, et plus généralement dans l’idée que les projets portés par les habitants eux-mêmes, plutôt que par la puissance publique, sont plus efficaces, légitimes et créatifs. Watanabe Shun.ichi ne fait pas pour autant l’économie d’une réflexion sur la réalité du processus participatif dans ces opérations, ce qui est assez rare au Japon.
64Le machizukuri, comme outil pour mener des projets urbains ou de la revitalisation locale, est certainement une alternative aux pratiques bureaucratiques et centralisatrices. La capacité de ses acteurs, en particulier au sein des NPO et des laboratoires universitaires d’aménagement, à mobiliser un quartier, à tisser ou retisser du lien communautaire est indéniable. De même que le fait d’ouvrir un espace d’expression où les habitants peuvent faire valoir leur opinion sur les aménagements les concernant et apporter leur vision, est une différence majeure, d’avec les opérations classiques. Devenu une référence pratiquement obligée chez les acteurs urbains, même les plus institutionnels, on ne fait plus d’urbanisme au Japon, mais du machizukuri. Avec son institutionnalisation et son entrée dans la législation entre 1992 et 2002, le terme a remplacé le schéma directeur d’aménagement, même si souvent le produit final est de même facture. Le terme a fini par contaminer l’ensemble des opérations urbaines. Quels que soient leur forme et leur processus, elles se réclament systématiquement du machizukuri, comme d’un faire-valoir, celui d’attester de la qualité paysagère et du cadre de vie des aménagements. Mais aussi de les faire accepter plus facilement par les populations locales. Ces dernières sont, selon les cas, consultées à des degrés divers de la planification. Pour autant, les processus décisionnels au sein de ces projets seraient à analyser plus finement, car il n’est pas aussi participatif que ses promoteurs ne le déclarent. Tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, et tel qu’il s’exporte en Asie, le machizukuri dote le territoire concerné d’un gage de qualité de vie et de communautés sympathiques et impliquées dans l’amélioration de leur quartier. Mais le fonctionnement interne tient de la mercatique et de la marchandisation du territoire : son moteur et une partie de son financement est bien le tourisme urbain et son désir de consommation. En cela les machizukuri sont des formes de business improvement district : création artificielle d’une image de marque identifiable, logos et codes couleurs, nécessité d’entretenir la renommée du quartier et rénovation urbaine pour dynamiser le secteur marchand. Les associations locales de commerçants sont omniprésentes dans les conseils de machizukuri et ce qu’on nomme les « trois lois du machizukuri », concernent essentiellement la protection et la revitalisation des shôtengai, ces rues commerçantes des centres-villes en déclin.
65Sur un autre plan, le machizukuri peut réussir, à l’échelle d’un quartier, à imposer des règles d’urbanisme local qui sont validées et légitimées par le volet participatif du processus. Cela en fait un outil d’intervention particulièrement efficace, qui transforme peu à peu des pans de villes, et même de métropoles, en espaces attractifs, et au paysage urbain plus harmonieux.
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1 Les Business Improvement Districts se développent aux États-Unis et au Canada à partir des années 1980. Gérés par des associations à but non lucratif autofinancées par les propriétaires et gérants locaux, les BID prennent en charge des services d’embellissement, de sécurité ou de promotion du quartier, qui ne sont pas assurés par les collectivités locales. Celles-ci encadrent les BID mais ne les financent pas. Ils peuvent ainsi être considérés comme des formes néo-libérales de gouvernance urbaine (Glasze et al., 2012, p.112).
2 Nous appuyons notre analyse sur notre propre expérience en tant que géographe urbaniste. Nous avons rencontré le machizukuri la première fois lors de notre travail de maîtrise, en 1995, sur l’aménagement d’un terre-plein du port de Tôkyô. Nous avons ensuite passé quatre années au sein du département d’architecture de l’université Waseda, au sein du laboratoire du professeur Gotô Haruhiko. Cela nous a permis d’observer, et de participer, aux programmes de machizukuri de l’équipe, tant au niveau de l’élaboration que des produits finaux, en tentant de comprendre ce que recouvrait ce terme, aujourd’hui incontournable au Japon dans le domaine de l’aménagement urbain et régional. Nous avons par la suite suivi régulièrement les carrières des étudiants diplômés de ce laboratoire, en particulier Tanabe Hiroko, vice-présidente d’une agence de machizukuri, Taguchi Tarô, MCF à l’université départementale de Tokushima, qui intervient dans l’ensemble du Japon sur des projets de machizukuri et sur la formation d’experts, ou encore Miyake Satoshi, MCF à l’Université nationale d’Iwate, qui intervient dans les programmes de reconstruction post-tsunami dans le Sanriku (Nord-est du Japon). Le travail de recherche repose aussi sur des terrains effectués en juillet 2009, avril 2019 et septembre 2021 pour Kyoto un terrain en juillet 2013 pour Kitakata et des terrains réguliers depuis 2011 pour Minami-Sanriku et Rikuzentakata.
3 Non Profit Organization, les structures reconnues par la loi japonaise, à but non lucratif, pour encadrer et institutionaliser les actions issues de la société civile.
4 Il s’agit d’entrepôts construits en torchis ou en pierre, aux murs, volets et portes épaisses, d’une trentaine de centimètres, pour résister au feu. À la fin du XIXe siècle, on les construit aussi en brique.
5 L’équipe du laboratoire d’Urban design de l’université de Tôkyô applique les recettes du machizukuri sous la direction du professeur Kitazawa Takeru, architecte, avec une douzaine d’étudiants de master et de doctorat.
6 L’harmonisation passe par le retrait des avant-toits, la suppression des arcades, le repli des distributeurs automatiques sous les devantures, les toitures obliques obligatoires, les fenêtres recouvertes de boiseries, l’utilisation de volets ouverts au lieu des rideaux métalliques. La charte établit également la gamme de couleurs à suivre : le brun pour les devantures et achromatique (blanc-gris-noir) pour les murs. On précise l’usage de matériaux à privilégier : brique ou bois, dans le respect de l’harmonie du quartier. Comme pour Gion, les enseignes doivent être réduites au maximum et ne doivent pas entraver la circulation. Les équipements extérieurs (réservoirs d’eau, climatisation) doivent être dissimulés. Les interstices entre les bâtiments sont voués à être plantés, et un couvert végétal doit cacher les parcelles vides et les parkings.
7 Source : ville de Kitakata, bureau du tourisme
8 À 90 €/m², en baisse de 1,37% (-0,52% pour la moyenne départementale) par rapport à 2020.
9 Le ministère des Transports, de l’aménagement du territoire et du tourisme a choisi des terrains de référence dont il estime la valeur chaque année afin d’ajuster les taxes foncières. Nous reprenons une partie de l’adresse des terrains de référence, la lettre correspondant au nom du sous-district de quartier et le numéro à celui de la parcelle.
10 Il suffit en effet qu’un seul participant exprime, finalement, son opposition, pour que les discussions repartent de zéro. Nous l’avons expérimenté, et notre collègue Taguchi Tarô de l’université de Tokushima souligne combien, une des qualités du travail des animateurs, et ce qu’il enseigne à ses étudiants, réside dans l’art d’arriver à gérer l’assemblée pour produire ce consensus.
11 Lors de la modernisation et l’occidentalisation de l’archipel à la fin du XIXe siècle.
Rémi Scoccimarro, « Le machizukuri : l’art de faire la ville japonaise ou de la vendre ? » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=907.
Quelques mots à propos de : Rémi Scoccimarro
Docteur en Géographie et aménagement de l’Université Lyon 2, Maître de conférences en Langue et civilisation japonaises à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, Rémi Scoccimarro est spécialiste de l’aménagement urbain au Japon, en particulier du redéveloppement des terrains gagnées sur la mer. Il a séjourné plus d’une dizaine d’années dans l’archipel, dont trois ans au département d’architecture de l’Université Waseda et quatre années en détachement à l’UMIFRE-19 (Institut Français de Recherche sur la Japon à la Maison Franco-Japonaise de Tôkyô). Il est l’auteur du carnet de chercheur japgeo.hypotheses.org et de l’Atlas du Japon (Autrement).