Histoire et classifications des villes japonaises : quelles places en Indo-Pacifique ?

Éric Mottet et Éric Boulanger


Résumés

Avec près de 92% des Japonais vivant en ville, le gigantisme urbain atteint sur l’archipel des niveaux remarquables en Indo-Pacifique. Douze villes ont plus d’un million d’habitants, dont la grande majorité se regroupe dans un cordon urbain quasi continu de mille kilomètres s’étirant le long du littoral Pacifique de Tokyo à Fukuoka.  Pour autant, les seuls poids démographique et économique ne confèrent pas aux villes japonaises une place en haut des différentes hiérarchies et classements de villes en Indo-Pacifique. Si Tokyo détient une position enviable comme ville globale, bien des grandes agglomérations japonaises telles que Yokohama ou Sapporo, caractérisées par de fortes concentrations humaines, apparaissent rarement dans les classements. De la même manière, une ville comme Nagoya, qui génère pourtant un Produit urbain brut (PUB) équivalent ou supérieur au PIB de certains pays de l’Asie du Sud-Est, ne semble pas être un pôle d’attractivité significatif. Cet article a pour ambition de présenter différents systèmes de classification hiérarchique multidimensionnels qui permettent de situer les villes japonaises par rapport aux systèmes urbains des pays de l’Indo-Pacifique pour y déceler leur pouvoir d’attraction et d’influence.

With nearly 92% of Japanese living in cities, urban gigantism in Japan has reached remarkable levels in the Indo-Pacific. Twelve cities have more than one million inhabitants, the vast majority of which are grouped together in an almost continuous urban cordon of a thousand kilometers stretching along the Pacific coast from Tokyo to Fukuoka. However, their demographic and economic weight alone do not give Japanese cities a place at the top of the various hierarchies and rankings of cities in the Indo-Pacific. While Tokyo holds an enviable position as a global city, many large Japanese cities such as Yokohama or Sapporo, characterized by high concentrations of people, rarely appear in the rankings. Similarly, a city such as Nagoya, which generates a Gross Urban Product (GUP) equivalent to or higher than the GDP of some Southeast Asian countries, does not seem to be a significant pole of attractiveness. This article aims to present various multidimensional hierarchical classification systems that enable Japanese cities to be situated in relation to the urban systems of Indo-Pacific countries in order to detect their power of attraction and influence.

Texte intégral

1Le Japon compte 33 villes de plus de 300 000 habitants. Parmi elles, les aires métropolitaines majeures1 se classent par ordre de grandeur de la manière suivante : Tokyo, Osaka, Nagoya, Kitakyushu-Fukuoka, Shizuoka-Hamamatsu, Sapporo, Sendai, Hiroshima, Niigata, Kumamoto et Okayama. On dénombre aussi trois aires métropolitaines que sont Kagoshima, Utsunomiya, Matsuyama (UN-Habitat, 2020). En termes de tendance démographique (entre 2015 et 2020), on remarque que les grandes aires métropolitaines continuent à gagner en population alors que les villes rurales et de taille moyenne, connaissent une baisse démographique. Cela induit un déclin important des pôles urbains en dehors des immenses agglomérations japonaises comme Tokyo, Osaka et Nagoya. Ces trois dernières rassemblent à elles seules 60% de la population urbaine du Japon. Finalement, il faut souligner l’attractivité des villes du nord, notamment Sapporo et Sendai2, où la croissance démographique s’est accélérée ces dernières années.

2À travers l’analyse de plusieurs systèmes de classification multidimensionnels, cet article permet de situer les villes japonaises par rapport aux systèmes urbains des pays de l’Indo-Pacifique. Dans la première partie, nous rappelons les principales particularités historiques qui structurent le système urbain du Japon. La deuxième partie est consacrée à l’analyse des classements hiérarchiques internationaux afin de déceler le pouvoir d’attraction et d’influence des villes japonaises à l’échelle asiatique.

Carte. Le Japon, sa mégalopole et ses villes

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1. Les villes au cœur de l’histoire du Japon

3Les villes japonaises ont un statut particulier dans les classements des villes globales et des grandes villes de l’Asie, qui repose sur deux phénomènes historiques propres à leur développement. Tout d’abord, durant l’ère Edo marquée par une longue période de paix sous l’autorité du shogunat Tokugawa (1603-1868), une urbanisation du pays s’opère, selon des impératifs purement internes, notamment en raison de la politique isolationniste (sakoku). Le second phénomène renvoie à l’urbanisation très rapide de l’après-guerre et l’émergence d’une mégalopole3 quasi pan-japonaise nommée la Tôkaidopolis en référence à la route de Tôkaidô, l’une des plus importantes de l’ère d’Edo (Young, 2013). Le modèle développementaliste dicte pour sa part la croissance des infrastructures publiques et industrielles qui accompagne et accélère l’expansion des grandes aires métropolitaines, notamment Tokyo, Nagoya et Osaka, trois nœuds industriel et technologique de cette vaste mégalopole.

1.1. Les villes et le monde urbain dans la période d’Edo

4Le Japon de l’ère Edo, en particulier à partir de la fin du XVIIe siècle avec la stabilisation des rapports économiques et politiques entre le shogun et les daimyos4, fait l’expérience d’une proto-modernisation, une séquence historique qui a facilité la modernisation du pays après 1868. Le commerce et la finance croissent, une industrie légère émerge (souvent dans les campagnes) et plusieurs grandes villes prennent forme en-dehors d’Edo où siège le gouvernement militaire du shogun. Cette période favorise l’expansion et l’émergence non seulement de plusieurs villes de plus de 30 000 habitants, mais également des « trois capitales » : Edo (devient Tokyo en 1868), Osaka (ou Naniwa avant le XVe siècle) et Kyoto. Au cœur de ce développement urbain, il y a la ville-château (jôkamachi). Avec une paix pérennisée sous l’égide du shogun au cours des années 1600, la fonction forteresse des jôkamachi laisse place aux activités commerciales et aux fonctions administratives pour la mobilisation des ressources (Karan, 2015). Le Japon est divisé en domaines, contrôlés par un daimyo, ce dernier pouvant être un allié ou un rival du shogun. La stabilité politique du Japon se trouve alors en équilibre entre ces différents domaines, le shogun devant s’assurer qu’aucun daimyo ne soit en mesure de le déloger (Boulanger, 2013). Tokyo, Osaka5, Hiroshima, Nagoya ou encore Sendai sont alors les principales villes-châteaux où, à partir des années 1600, se regroupent les samouraïs aux côtés de leur daimyo, ceux-ci pouvant former, avec leur famille, jusqu’à 40% de la population. Cette « urbanisation des samouraïs » et l’absence de conflits militaires en font des bureaucrates en charge de l’administration des domaines. La présence de travailleurs dans ces villes, notamment des artisans et commerçants, s’intensifie avec l’expansion des activités commerciales. À cette époque, plus d’un dixième de la population des domaines vivent dans ces villes-châteaux, ce qui est assez remarquable pour une société préindustrielle. Les décisions économiques sont justifiées par une perspective mercantiliste de la production et du commerce et le modèle de la ville-château se situe au cœur du renforcement économique des domaines. Si plusieurs industries se développent (laque, céramique...), l’éclosion d’une véritable économie nationale se voit cependant contrainte par des barrières économiques de toutes sortes instaurées par les daimyos ou le shogun lui-même (Roberts, 1998). Selon la règle instituée par le shogun Tokugawa, à chaque domaine est associé son jôkamachi. Le Japon comptant à cette époque entre 200 et 250 domaines, plusieurs villes-châteaux demeurent relativement mineures (entre 2000 et 3000 habitants). Parfois de grandes agglomérations émergent comme Sendai sous l’influence du daimyo Date Masamune qui y construit un château Il s’y établit avec plus de 50 000 de ses sujets et leurs familles. Sendai deviendra un lieu réputé pour son commerce (avec les Aïnous6 entre autres) et les arts, amenant son lot de touristes7. L’éducation et la culture urbaine accompagnent l’expansion de l’activité économique

1.2. Le système sankin-kôtai

5Un autre phénomène historique important dans l’urbanisation du Japon repose sur le système du sankin-kôtai (résidences alternées). Mis en place par le shogunat Tokugawa (1603-1868), ce système consiste à forcer les daimyos à séjourner à Edo durant plusieurs mois, ce qui revient en quelque sorte à y laisser leur famille en otage. Le coût de cette résidence pour les daimyos et leur famille était très élevé, ce qui amputait in fine le budget militaire des domaines. Ainsi, par ce système, les rivaux du shogun étaient non seulement affaiblis économiquement, mais aussi politiquement, car incapables de renforcer leur armée (Nakane et Oishi, 1991). Une vie urbaine se développe alors à Tokyo autour de cette aristocratie. Le système de résidence contraint ainsi l’élite à une mobilité constante, ce qui favorise la propagation de la culture et des idées vers Edo, puis largement à travers tout le Japon. Carrefour culturel et commercial, Edo devient la ville la plus peuplée du monde avec un million d’habitants au cours des années 1700. Ensuite, le système du sankin-kôtai favorise la consolidation à l’échelle nationale d’un réseau de voies de communication qui servira de catalyseur à l’urbanisation au Japon. Connue sous l’appellation des « cinq grandes routes » (gokaidô), cette structure d’interconnexions s’articule autour de cinq types de villes (Karen, 2015, pp.18-19) :

  • La ville station ou la ville relais (shukubamachi) pour répondre aux besoins des voyageurs en route vers Edo ; la route du Tokaido étant la plus célèbre reliant Kyoto et Edo8. Sur la route du Nakasendô, longue de 540 kilomètres, on retrouve encore certaines de ces anciennes villes relais comme Narai-juku (aujourd’hui Shiojiri) dans la préfecture de Nagano dont le paysage urbain de l’ère d’Edo a été préservé.

  • La ville religieuse (monzenmachi) comme Nara ou Ise, où les pèlerins vont visiter des temples et des sanctuaires. Situées en périphérie des jôkamachi, ces villes participaient également à l’urbanisation à l’extérieur des villes-châteaux.

  • La ville portuaire (minatomachi) telle Nagasaki, Kobe, Osaka, Niigata, Shimonoseki... Nagasaki était la seule interface pour les échanges étrangers, les autres ports étant consacrés au commerce interne. Ils gagnent davantage d’importance avec la restauration de Meiji, devenant des ports ouverts, à l’exception de celui de Niigata qui n’a pas un accès facile en eaux profondes.

  • La ville marché (ichivamachi) en tant que poste de vente de biens et de nourriture qui se retrouve aux intersections des grandes routes.

  • La ville thermale (onzenmachi) qui représente un lieu de détente, fonction encore actuelle.

6Aujourd’hui l’activité principale de plusieurs villes est liée à leur statut à l’ère d’Edo. De plus, le sankin-kôtai a favorisé la concentration démographique dans plusieurs villes, dont certaines ont alors 100 000 ou 200 000 habitants, voire plus. Durant les années 1700, le Japon, avec taux d’urbanisation de près de 10%, représente (avec la Chine), la société la plus urbanisée dans le monde.

7Enfin, la gestion de la vie urbaine s’impose et des systèmes de gouvernance municipale émergent en s’inspirant de l’expérience d’Edo, participant ainsi à l’homogénéisation de l’administration urbaine. À la différence de l’Europe où l’autonomie des villes anime la transformation socioculturelle et économique de la Renaissance, l’autonomie des pouvoirs municipaux au Japon n’est pas reconnue dans ces systèmes de gouvernance très hiérarchisés d’inspiration confucéenne. La restauration de Meiji de 1868 fera peu de chose pour favoriser l’autonomie du pouvoir municipal. Par contre, le legs de la période d’Edo en matière d’urbanisation est central. Il a facilité l’adoption au XIXe siècle du système capitaliste et le passage à une modernité occidentale, notamment en raison du degré élevé d’urbanisation et de la qualité de vie qui était associée aux villes, notamment en raison de l’universalité des bains publics (sentō), la qualité des logements et de l’eau potable et le dynamisme de la vie culturelle (Sorensen, 2002).

1.3. L’importance des trois capitales

8Le rayonnement historique de Tokyo, Osaka et Kyoto s’illustre dans divers domaines. Dès lors on peut parler des « trois capitales », chacune constituant respectivement un pôle politique, économique et culturel. Tokyo représente le siège du pouvoir politique, mais également le lieu d’origine d’une culture urbaine moderne, celle du « monde flottant » (ukiyo), qui se répand dans les autres grandes villes. Osaka, surnommée « la cuisine du Japon », domine le commerce national et la finance en raison de privilèges octroyés par le shogun. En effet, les daimyos viennent y vendre leur riz et autres produits pour lever des fonds afin de financer leurs dépenses liées au système du sankin-kôtai (Vaporis, 2008, p.3). Finalement Kyoto accueille le lieu de résidence de l’Empereur mais perd durant le règne du shogounat son statut politique. Le shogun s’assure que c’est d’ailleurs le cas en proclamant en 1615 les Lois de la maison impériale et des familles aristocratiques qui limitaient leurs activités aux arts, à la culture et au savoir, renforçant par le fait même son statut de capitale culturelle (Matthew, 2014, p.178).

9À la différence de plusieurs autres pays, le Japon, avec son degré élevé d’urbanisation, se caractérise par le fait qu’aucune de ces trois grandes villes n’a dominé l’ensemble de l’archipel, comme ce fût le cas de Londres au XVIIIe et XIXe siècles qui dominait une Angleterre profondément rurale. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la population de Liverpool représentait moins de 10% de celle de Londres. À l’inverse, le poids démographique d’Osaka équivalait à 30% ou 40% de la population totale d’Edo (Smith II, 1993, p.71).

10Avec l’effondrement du shogunat au milieu du XIXe siècle, la puissance politique et économique de Tokyo et d’Osaka périclite. Privée de ses privilèges, Osaka doit affronter la concurrence des autres villes et ports du Japon. Quant à Tokyo, la fin du shogunat amorce le retour des daimyos dans leur fief, apportant avec eux leur richesse et celle d’Edo accumulée depuis près de 250 ans. Il faut attendre les années 1880 pour que la population tokyoïte dépasse de nouveau le million d’habitants. Ces trois pôles favorisent à la fois une continuité de l’urbanisation et une certaine homogénéisation de la société féodale autours de valeurs et d’idées qui vont perdurer même après la fin du shogounat. L’importance de ces trois capitales est telle qu’à la suite de la restauration de Meiji, ces villes sont administrées directement par leur préfecture jusqu’en 1898, et non pas en tant que villes indépendantes.

1.4. La restauration de Meiji (1868) et le développement industriel

11La restauration de Meiji9 lance la modernisation et l’industrialisation du Japon, lesquelles s’appuient sur Tokyo, Osaka et Nagoya. Partageant des caractéristiques communes (possession d’une baie, d’une plaine et d’un port10) (Miyakawa 1993, p.160), ces trois villes deviennent des pôles industriels. Osaka devient la plus grande ville du Japon en 1920 et un puissant centre industriel. La « Manchester de l’Est » est cependant dépassée par Tokyo au cours des années 1930 et le développement d’une industrie lourde et chimique propulsé par la militarisation de l’économie nationale (Miyamoto 1993, pp.53-55). Enfin, Nagoya, dispose d’une imposante industrie du textile et de la teinture, puis, à partir des années 1930, d’une nouvelle industrie automobile (Miyakawa 1993, pp.162-3, 165). Dans l’après-guerre, Toyota Motors et Mitsubishi Motors font de Nagoya le plus important centre de production automobile au Japon. Le toyotisme11 transforme le modèle de production fordiste en haussant considérablement la productivité et la compétitivité internationale de Toyota puis des nombreux autres constructeurs automobiles japonais. Dans les années 1950, ces trois pôles accueillent des aéroports pour le trafic national et international, un symbole de la nouvelle ouverture du Japon de l’après-guerre sur le monde. Ces trois aires métropolitaines deviennent le cœur économique de la mégalopole japonaise.

12À l’ère Meiji, la ville représente le symbole de la modernisation du Japon et illustre ses capacités de transformation rapide en un État-nation qui ambitionne de concurrencer les principales puissances de l’ordre international occidentalo-centré. Les années de guerre (1937-1945) amoindrissent considérablement la centralité de la ville, la primauté étant accordée aux efforts de la guerre totale et la survie de la nation. Autrement dit, les villes comme leur population se fondent dans les exigences de la guerre.

1.5. L’urbanisation rapide de l’après-guerre

13À partir des années 1950, le Japon s’urbanise rapidement : la croissance de la population urbaine en 25 ans équivaut à celle des États-Unis en un siècle (Miyamoto, 1993, p.56)12. Le taux d’urbanisation au Japon s’élève en 2020 à 92%, un taux relativement stable depuis une décennie mais qui a été rythmé par une augmentation exponentielle (15% en 1915, puis 58% en 1995 et 79% en 2000). Le Japon compte aujourd’hui parmi les pays les plus urbanisés du monde, avec l’émergence de villes de plus d’un million d’habitants. Tandis que les États-Unis ne possèdent que neuf ou dix villes de cette taille, on en recense douze sur l’ensemble de la mégalopole japonaise (sauf pour Sapporo) pour un total de 30 millions d’habitants (tableau 1). On remarque une certaine stabilité démographique, sauf pour Tokyo et ses 23 arrondissements.

Tableau 1. Les agglomérations de plus d’un million d’habitants (millions d’habitants)

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Source : Japan Statistical Yearbook.

14Dans les documents à caractère économique du gouvernement japonais, les zones urbaines sont parfois associées aux trois grandes aires métropolitaines que sont Tokyo (les préfectures de Saitama, Tokyo, Kanagawa et de Chiba, soit près de 35 millions d’habitants), Osaka (les préfectures de Kyoto, Osaka, Hyogo et de Nara) et Nagoya (les préfectures de Gifu, Aichi et de Mie). Les zones rurales sont composées des préfectures à l’extérieur de ces aires métropolitaines, font apparaître une vision duale de la géographie japonaise. Or, cette opposition entre un Japon urbain et rural n’est pas fondée empiriquement dans la mesure où ces préfectures dites rurales sont en fait caractérisées par une plus faible densité de population sans nécessairement correspondre à des régions agricoles à proprement dit13. En outre, plusieurs grandes villes sont à l’extérieur de ces trois grandes aires métropolitaines, comme Fukuoka (1,6 millions d’habitants), Niigata (789 715 habitants), Kagoshima (593 760 habitants) ou Toyama (414 171 habitants). Mais elles sont dans la mégalopole du Japon où les espaces non urbains sont en fait des zones rurales à faible densité de population et, très souvent en territoire montagneux.

1.6. La Tôkaidopolis, mégalopole du Tôkaidô

15À l’échelle de la mégalopole japonaise, les trois principales villes (Tokyo, Osaka et Nagoya) ont vu leur population augmenter de 10 millions d’habitants entre 1955 et 1970. Cette croissance s’explique par des mouvements de population à l’intérieur du pays ainsi que par une augmentation de la natalité, et non par l’immigration internationale. Cette poussée démographique au sein de la mégalopole se réalise au détriment d’autres régions. Sur le plan économique, les trois aires métropolitaines concentraient aussi l’essentiel des capacités industrielles dans les années 1980 : 95% des capacités de production d’acier, 95% des capacités de raffinage pétrolier, 100% de la pétrochimie et 82% des siège-sociaux. Tokyo possède un statut particulier qui en fait la ville japonaise qui se retrouve continuellement en haut des différents classements des villes mondiales, mais en revanche, la présence de cette mégalopole qui s’étire continuellement, diminue l’importance des autres villes japonaises.

16Possédant le statut de préfecture, Tokyo dispose donc d’un gouvernement (le gouvernement métropolitain de Tokyo) et d’un gouverneur, sa population s’élève à 13,5 millions d’habitants avec une densité de 6169 personnes au km2 (18 fois plus élevé que la moyenne nationale qui est de 340,8 personnes au km2). La mégalopole de Tokyo (shutoken) comprend les huit préfectures adjacentes (Tokyo, Kanagawa, Saitama, Chiba, Ibaraki, Yamanashi, Gunma et Tochigi), ce qui représente plus d’un tiers de la population japonaise, soit près de 43 millions d’habitants14. Bien que traversées par certaines zones rurales (Chiba ou Ibaraki), ces huit préfectures sont reliées par un système de transport routier et ferroviaire dense et développé.

17Mises ensemble, ces trois mégalopoles constituent en quelque sorte le cœur de cette mégalopole pan-japonaise qui s’étire de Tsukuba (technopole située à Ibaraki au nord de Tokyo) à Fukuoka : c’est un long corridor de plus de 1300 km, connecté par un système d’autoroutes ainsi que le Shinkansen et bientôt le Maglev15. Composant l’un des principaux axes routiers de l’ère d’Edo (gokaidô), le Tôkaidô se présente à nouveau comme l’une des fondations structurelles et géographiques de cette mégalopole. Également baptisé corridor ou ceinture du Pacifique, le Tôkaidô s’étend maintenant bien au-delà de l’axe Tsukuba-Fukuoka et relie Sendai à Nagasaki qui sera bientôt desservie par le Shinkansen, pour ainsi s’arrimer à terme à Kagoshima, la grande ville la plus méridionale du Japon, déjà desservie par le train à grande vitesse. Alors que les montagnes forment un obstacle naturel à l’urbanisation complète de la mégalopole, l’interconnexion routière et ferroviaire au Japon a été rendue possible grâce à la construction de nombreux tunnels. Le Shinkansen et les autoroutes ne pouvaient s’affranchir totalement de la géographie très escarpée du pays ; à cet égard, l’obligation de contournement des montagnes s’inscrit dans le respect de l’ancien tracé de la route du Tôkaidô à l’époque d’Edo, mais plus aujourd’hui : en effet, le tracé du Maglev, composé à 9 % de tunnels, reliera quasiment en ligne droite Nagoya et Tokyo.

Tableau 2. La population urbaine en Indo-Pacifique

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Source : www.unhabitat.org

18La mégalopole du Tôkaidô apparaît au final comme le résultat de plusieurs vagues de développementalisme ayant abouti à la création d’un système urbain monolithique. Dans les années 1960, 80% des investissements public se réalisaient dans ce corridor et les délocalisations (par exemple vers la région du Kyushu où les prix fonciers et les salaires sont plus bas) survenues durant les décennies 1990-2000 ont confirmé cette tendance, étirant par conséquent cette mégalopole qui génère aujourd’hui plus de85 % du PIB national (Young, 2013, pp.246-247). Certaines villes prospèrent à l’extérieur de la mégalopole pan-japonaise, grâce notamment à l’aide économique du gouvernement central et à une politique industrielle dynamique comme à Sapporo et Niigata. Cette dernière développe d’ailleurs une industrie lourde et profite d’une desserte par le Shinkansen, pour des raisons davantage politiques qu’économiques.

19On constate depuis l’ère Meiji un effort constant d’homogénéisation du Japon pour en faire un véritable État-nation. Cette dynamique s’est poursuivie après la guerre puis, à la faveur du premier choc pétrolier de 1973 et l’internationalisation du pays, les villes japonaises se sont ouvertes sur le monde et leur statut a été rehaussé par un développement relativement uniforme d’installations culturelles, sportives, académiques... Dans ce processus d’internationalisation, à partir des années 1980, Tokyo est ainsi devenue une ville globale (Sassen, 2001) bien que située au sein d’une mégalopole quasi pan-nationale. La capitale partage cependant de moins en moins son pouvoir économique et culturel et en arrive à dominer les secteurs industriels de pointe, les services, la finance et la recherche dès les années 1980 (Hill et Fujita, 1993). L’illustration est particulièrement saillante en ce qui concerne l’université de Tokyo dans le monde académique nippon, ses diplômés pilotant les hautes sphères de vie politique et économique du pays. La domination de Tokyo se renforce durant les « deux décennies perdues » (Fukao 2010), une longue période de très faible croissance économique qui fait suite à l’éclatement de la bulle financière en 1990, alors que le revenu préfectoral par personne place Tokyo, depuis longtemps, loin devant le reste du Japon (5,3 millions de yens pour Tokyo en 2017 alors que la moyenne nationale était de 3,3 millions. La préfecture qui se place au deuxième rang est Aichi avec un revenu préfectoral par personne de 3,7 millions). Aichi est principalement recouverte par la grande aire métropolitaine de Nagoya et où l’on retrouve les usines de Toyota et d’autres manufacturiers automobiles. Le montant moyen des dépôts bancaires à Tokyo est de 20,6 millions de yens (une hausse de 52% depuis 2010), alors que la moyenne japonaise est de 6,4 millions de yen (une hausse de 38% depuis 2010) (Statistics of Japan, 2022). Enfin, l’internationalisation du Japon passe de plus en plus par Tokyo et l’activité économique outre-mer des grandes multinationales est dirigée depuis la capitale nationale, où se trouvent leurs sièges sociaux. La mondialisation de l’après-guerre froide a renforcé le statut de Tokyo au cœur des chaines de valeurs mondiales. La richesse de Tokyo la propulse à la tête des classements des villes mondiales, laissant souvent loin derrière elle les autres grandes villes du Japon qui peinent à se démarquer.

2. Quelle place pour les villes japonaises dans les classements et les hiérarchies urbaines ?

20Cette mise en perspective historique est indispensable pour comprendre les facteurs explicatifs de l’omniprésence actuelle de Tokyo dans les différents classements internationaux et la relative absence des villes secondaires japonaises. Nous fondons ici notre analyse sur sept classements urbains afin de se concentrer sur les classements les plus représentatifs au niveau international, tout en choisissant un corpus de classements des systèmes de hiérarchisations complémentaires au regard des critères retenus et de la méthodologie appliquée.

2.1. Global and World Cities Index (GaWC)

21Ce classement sur la mondialisation et les villes globales est réalisé par des géographes de l’Université de Loughborough en Angleterre. Il s'intéresse à la connectivité internationale des villes c’est-à-dire le degré d’intégration d’une ville à un nœud régional ou international qui mesure sa place au cœur (ou en périphérie) de l’économie mondiale. La taxinomie retenue se divise ainsi en différentes catégories (Alpha, Beta, Gamma) qui sont ensuite subdivisées (Alpha ++, Alpha +, Alpha, Alpha – par exemple).

Tableau 3. Le classement du Global and World Cities Index (catégorie Alpha)

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22Parmi les villes les plus connectées au monde (Alpha++), ce classement retient uniquement Londres et New York. Quant à la catégorie inférieure (Alpha+), elle ne compte que des villes asiatiques. Il est intéressant de noter que Tokyo se situe donc au même rang que Pékin, Shanghai, Singapour et Hong Kong. La deuxième ville japonaise recensée dans le classement est Osaka (Beta -), reconnue comme étant un centre économique modérément mondialisé au même titre que Zhengzhou, Xiamen, Wuhan, Quito ou encore Lahore. De son coté, Nagoya se trouve classée parmi les villes peu connectées à la mondialisation (Gamma -) et plusieurs villes japonaises secondaires (Fukuoka, Sapporo, Sendai, Kyoto, Kobe, Yokohama) ne possèdent qu’un degré suffisant (sufficiency) de connectivité internationale pour ne pas être complètement dépendantes des villes Alpha, en l’occurrence de Tokyo dans le cas du Japon.

23Le classement ne mesurant que 707 villes à l’échelle de la planète, la présence de seulement 9 agglomérations japonaises témoigne, encore une fois, de l’omnipotence de Tokyo par rapport aux métropoles secondaires. On constate par conséquent que ce type de classement liant l’urbanisation et la connectivité n’est pas à l’avantage du Japon. Cela montre aussi la déconnexion des villes japonaises par rapport à la mondialisation économique.

2.2. Global City Competitiveness Index (GCI)

24Produit par le journal britannique The Economist et réunissant 29 critères, cet indice s’intéresse à la compétitivité des villes mondiales, c’est-à-dire à leur capacité d’attirer des capitaux, des entreprises multinationales étrangères, des talents ou encore des visiteurs. Tokyo demeure en 4e position depuis un certain nombre d’années et se maintient malgré la pandémie et la mise à l’arrêt de l’économie et des échanges. Les quatre premières villes mondiales apparaissent difficilement détrônables par Pékin, Hong Kong ou des villes nord-américaines comme Los Angeles ou Chicago. Dans ce type d’indice de compétitivité, Tokyo poursuit sa lente amélioration tandis qu’à l’échelle régionale, Pékin progresse (9e en 2015, 5e en 2020) tout comme Shanghai. Si on ramène ce classement à l’Indo-Pacifique, on remarque que Tokyo conserve une très bonne position même si les villes chinoises progressent. La capitale japonaise occupe la première place en ce qui concerne l’indicateur de la tertiarisation (la très grande majorité de la population tokyoïte travaille dans le secteur tertiaire).

Tableau 4. Classement du Global City Competitiveness Index

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Source : Global Cities Index (années variées).

Note : les villes de l’Indo-Pacifique sont en italique.

2.3. Global Cities Outlook (GCO), Global Power City Index (GPCI) et The World’s Best Cities

25En lien avec l’indice précédent, le GCO s’intéresse aux villes qui « montent » en intégrant 13 critères16. Tokyo se range en 4e position en 2020 et a connu une ascension importante puisqu’elle était classée 19e en 2015 et 23e en 2017. Tokyo met en place des conditions favorables pour améliorer son statut à l’échelle mondiale, notamment en ce qui concerne le bien-être personnel (1e place), la sécurité et la stabilité (au côté de Nagoya et Osaka). Il est intéressant de noter que les villes japonaises apparaissent dans des classements où les critères retenus s’éloignent des considérations purement économiques.

26Établi par la fondation japonaise Mori17, le GPCI classe les grandes villes du monde en fonction de leur magnétisme c’est à dire leur attractivité dans de nombreux domaines (économie, recherche et développement, interactions culturelles, qualité de vie, environnement et accessibilité). Le Global Power City Index représente sans doute l’un des indices les plus performants au monde car il prend en compte 26 critères et 70 indicateurs, permettant de classer 48 villes. New York occupe la première position, suivie de Londres, puis vient Tokyo en 3e place qui a dépassé Paris (4e) depuis 2016. À l’échelle de l’Indo-Pacifique, Singapour est 5e, Séoul est 8e et Hong Kong 9e, première ville chinoise juste devant Shanghai (10e). D’autres villes japonaises apparaissent dans le classement mais ont connu une régression : Osaka était en 15e position en 2011 (33e en 2020) et Fukuoka se rangeait au 28e rang en 2011 (43e en 2020).

27Dans le Global Power City Index, Tokyo est performante dans presque toutes les catégories à l’exception de l’environnement de travail lié à la flexibilité de l’emploi, des libertés sociales ou encore de l’égalité homme-femme18. Sur les questions environnementales, Tokyo est relativement mal classée (18e) notamment à cause du manque d’espaces verts ou d’engagements insuffisant en faveur du climat et des énergies renouvelables. En outre, les vagues de froid et de chaleur participent à rendre Tokyo invivable. La qualité de l’eau assez moyenne participe à diminuer le score de la ville concernant sa vivabilité. En ce qui concerne les autres villes japonaises présentes dans ce classement, Osaka et Fukuoka se distinguent grâce à leur qualité de vie ainsi que sur les enjeux économiques et d’accessibilité. En revanche, ces villes pourraient s’améliorer sur les critères de R&D et d’interaction culturelle. La plupart des mégapoles telles que Singapour, Hong Kong et Sydney se maintiennent à un bon niveau depuis dix ans. Les villes chinoises progressent : Shanghai était 23e en 2011, elle est aujourd’hui 10e et Pékin poursuit une trajectoire similaire. Osaka et Fukuoka ont glissé au classement, de la même manière que Bangkok, Taipei, Kuala Lumpur, Jakarta ou encore Mumbai. On constate donc que ces villes d’Indo-Pacifique sont en train d’être progressivement remplacées dans le classement par les mégalopoles chinoises.

28Enfin, le World’s Best Cities répertorie les 100 métropoles de plus d’un million d’habitants considérées comme les meilleures villes au monde donc les plus vivables. Resonance Consultancy Ltd, fondée en 2007 à Vancouver (Canada), est la société qui publie chaque année le classement Best cities. Elle conseille les gouvernements et les villes pour créer et réaliser des stratégies de développement et des politiques qui permettent de renforcer leur image au niveau national et international. New York, Londres et Paris composent le trio de tête. Moscou se classe au 4e rang dépassant ainsi Tokyo. Selon les critères retenus, la position de la capitale japonaise varie : elle occupe la première position en termes de qualité de vie, de météo, de sécurité (quasi-absence d’homicides) ainsi que pour la qualité de ses parcs extérieurs. Tokyo se classe au 3e rang des 100 meilleures villes au monde en matière de programmation culturelle, ce qui inclut la qualité de la nourriture, l’offre de restauration, la qualité des centres commerciaux et la qualité de la vie nocturne. La capitale japonaise occupe également la 3e position selon le critère de prospérité c’est-à-dire le nombre de sièges sociaux, le PIB par habitant ainsi que le taux de chômage (relativement faible au Japon et à Tokyo en particulier comparativement aux grandes villes asiatiques). Tokyo se classe 6e en ce qui concerne le critère de production : nombre d’aéroports internationaux, connectivité avec les villes internationales, nombre de vols directs avec les grandes villes du monde (avant la pandémie de Covid-19)... La capitale nippone se distingue également sur le plan culturel puisque le nombre et la qualité de ses musées la classe au 4e rang mondial, ce critère incluant aussi le nombre d’universités ainsi que la taille des centres de convention. En revanche, un point faible est le critère de promotion qui recense le nombre d’articles de référence, de recommandations qui sont faites sur Tokyo notamment sur Facebook, Google, Tripadvisor, Instagram. Il faut rappeler toutefois que ces statistiques se basent essentiellement sur les données de Facebook et Google. Or, la plateforme du réseau social américain n’est pas la plus utilisée au Japon et le géant Google est fortement concurrencé par Yahoo. Ces éléments permettent d’expliquer en partie pourquoi Tokyo n'est pas performante sur ce critère. De plus, la position de Tokyo a régressé à l’échelle internationale en ce qui a trait à la dimension « people » c’est-à-dire le nombre de résidents nés à l’étranger vivant à Tokyo, le niveau d'instruction de la population ou bien la diversité culturelle et ethnique. Enfin, il est intéressant de noter qu’Osaka se classe au 52e rang des meilleures villes du monde. Si son score est faible sur les critères de programmation culturelle et de prospérité, Osaka excelle néanmoins sur la qualité de l’esprit d’entreprise et de sa culture gastronomique.

2.4. Deux classements basés sur l’image de marque

29Deux classements calculent l’image de marque avec toute la complexité de l’appréhender. Le premier intitulé Global Top 500 cities (Gobal City Lab) étudie 500 villes dans le monde en leur accolant une valeur financière comme on le fait pour une entreprise. Cela permet d’identifier le potentiel développement d’une métropole par sa capacité à attirer des flux de capitaux, des talents ou d’être au cœur des flux d’informations. La valeur financière d’une ville représente sa force globale à l’échelle mondiale, basée six critères : croissance économique, culture, gouvernance, environnement, talent et réputation. Dès lors, contrairement aux classements précédents, Tokyo dépasse Londres en termes de branding19 et devance également Paris et Sydney. Hong Kong est la première ville chinoise du classement et l’ensemble des métropoles asiatiques occupent la 2e position derrière celles européennes. Le Japon compte 27 villes avec une bonne image de marque, ce qui classe le pays au 3e rang derrière la Chine (39 villes) et les États-Unis (65 villes). En termes de Soft power, le Japon surclasse l’Inde, qui se trouve en 4e position à égalité avec le Royaume-Uni.

30Un autre classement nommé The World’s Most Talked About Cities mesure la visibilité des villes à travers le monde. 751 métropoles sont analysées par une société de communication basée à Londres (ING media) qui identifie finalement les 258 villes dont on parle le plus, faisant écho à la notion d’image de marque. Ce classement prend en compte le nombre de mentions faites en ligne sur les médias sociaux, les blogues et les forums en ce qui concerne les questions culturelles, technologiques, nombres et importances des affaires, la qualité de vie, l’attraction des talents...

Tableau 5. Classement des mentions faites en ligne par type de média (2019)

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Source: ING Global Cities, World’s Most Talked About Cities, 2019

Note : les villes de l’Indo-Pacifique sont en italique.

31Sans surprise, New York, Londres, Paris et Tokyo dominent le classement. Fait notable, la capitale nippone se classe au 1er rang des mentions sur Twitter, en 7e position sur Instagram, au 3e rang sur les forums et 4e sur les blogues. Si Tokyo n’apparaît qu’en 17e position des mentions sur Facebook, cela s’explique par le fait que ce réseau social est beaucoup moins utilisé au Japon, au profit d’autres plateformes comme Line. Cela dessert Tokyo et les autres villes japonaises dans le classement. Toutefois, Tokyo concentre le plus de mentions en langue non anglaise. À l’échelle de l’Indo-Pacifique, Tokyo est la ville dont on parle le plus sur les réseaux sociaux, les blogues et sur l’Internet. Elle est également celle dont on parle le plus dans le monde pour les conversations autour de la culture et c’est Osaka qui occupe la deuxième place. Ainsi, 45% des mentions faites sur Tokyo concernent les questions culturelles, 52% pour Osaka. Séoul est la seule ville asiatique qui dépasse les métropoles japonaises dans ce type d’indice. Kyoto est aussi une ville qui génère beaucoup de mentions sur les réseaux sociaux (57% sont d’ordre culturel). Autrement dit, son rayonnement médiatique est excellent par rapport à son poids économique et démographique à l’échelle de la planète. En ce qui concerne l’indicateur des villes qui montent, aucune agglomération japonaise n’apparaît dans le classement, à l’inverse des villes chinoises (Guangzhou) et vietnamiennes (Hô Chi Minh).

Tableau 5. Sujets de conversation en ligne en 2019 (sur 100%)

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Sources : ING Global Cities, World’s Most Talked About Cities, 2019

Note : les villes de l’Indo-Pacifique sont en italique.

32Globalement, il faut noter la très bonne performance des villes japonaises en termes de mentions sur les différentes plateformes, car, avec seulement 4 villes présentes au classement, celles-ci représentent un peu de moins de 10% de l’ensemble des mentions faites pour les 251 métropoles. Proportionnellement à son poids économique et démographique dans le monde, le Japon est donc un pays dont on parle beaucoup. Ce classement met en lumière une corrélation très forte entre niveau de développement économique et visibilité sur les réseaux sociaux, ce qui explique notamment le faible niveau de mentions des villes africaines dont le développement économique est encore balbutiant.

Discussion et conclusion

33Les villes japonaises sont-elles encore compétitives à l’échelle de l’Indo-Pacifique ? Le Japon connaît depuis plusieurs années un déclin démographique vertigineux, qui touche de plein fouet les zones urbaines et les villes rurales et moyennes20. On y constate une régression de certaines villes (Cunningham-Sabot et al., 2021) amenées peut-être à disparaître. Néanmoins, la pandémie de Covid-19 peut représenter d’une certaine façon une opportunité pour ces villes secondaires, permettant de maintenir leur place dans les classements internationaux. En effet, la crise sanitaire remet en cause la concentration et l’idéologie urbaine et métropolitaine et, à ce titre, bien que les métropoles japonaises soient en train de se vider, elles conservent une haute qualité de vie qui pourraient convaincre les Japonais d’y rester ou d’autres de venir s’y installer. Ensuite, la pandémie de Covid-19 a montré la pression budgétaire considérable à laquelle font face les villes japonaises. Ce surendettement, bien que largement détenu par des entreprises ou des individus japonais, pourrait empêcher les métropoles de se maintenir dans les classements internationaux21. La crise sanitaire a également renforcé le phénomène de « nationalisme économique », entraînant avec lui un ralentissement de la coopération internationale. Cela s’est révélé plutôt à l’avantage des villes japonaises qui, contrairement aux autres métropoles de l’Indo-Pacifique, sont moins connectées au reste du monde, ce qui a contribué à réduire, dans une certaine mesure, la circulation du virus au Japon, du moins jusqu’à l’été 2021. Cela étant dit, cette relative déconnexion des villes japonaises ne joue pas en leur faveur dans la mesure où ce sont les flux internationaux de biens, d’idées et de personnes qui déterminent une ville mondiale. Les villes japonaises pourraient toutefois se maintenir dans les classements internationaux en ce qui concerne les critères d’inégalités socio-économiques et de taux de chômage. Si ce type d’inégalités existent bien sûr au Japon, les déséquilibres socio-économiques sont beaucoup plus marqués en Chine ou dans d’autres pays de l’Indo-Pacifique.

34En outre, on constate que les classements basés essentiellement sur les performances économiques ou sur la connectivité des villes à l’échelle régionale et mondiale sont très défavorables aux villes japonaises, à l’exception de Tokyo. En revanche, dans les classements multidimensionnels qui retiennent des critères relatifs à la qualité de vie, l’art de vivre, l’image de marque, la prospérité économique ou encore la sécurité, des villes comme Osaka, Nagoya et Fukuoka se classent parmi les meilleures au monde. En d’autres termes, plus les classements prennent en compte une multitude de critères, plus le Japon et ses villes se trouvent avantagés.

35Il demeure enfin un constat de taille pour les enjeux urbains au Japon, c’est évidemment l’omnipotence de Tokyo, systématiquement situées sur l’une des cinq premières positions des classements internationaux. Cette puissance de la capitale japonaise, s’explique par des raisons autant historiques, politiques qu’économiques, et empêche l’émergence des villes secondaires, voire tertiaires, dans ces mêmes classements. Là où au XVIIe et XVIIIe Londres dominait un monde profondément rural, Tokyo domine un Japon fortement urbanisé et homogène, mais dont le déclin démographique laisse présager deux phénomènes : la transformation de la mégalopole en une périphérie de Tokyo et l’apparition de zones désurbanisées au sein de cette mégalopole, qui relèvent plutôt de problématiques régionales, pouvant difficilement être gérés sans l’interventionnisme du gouvernement central basé à Tokyo.

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Notes

1 Les MMA, Major Metropolitan Area englobent une ou plusieurs préfectures. Les préfectures ou départements du Japon (todōfuken) sont les quarante-sept circonscriptions administratives et territoriales du Japon créées en 1871. Les Metropolitan Area (MA)ne comprennent, elles, une seule préfecture.

2 Située dans la préfecture de Miyagi, à environ 300 km au nord de Tokyo, Sendai a été frappée par un tsunami en mars 2011 à la suite d’un tremblement de terre d’une magnitude de 9,0 au large de ses côtes.

3 Une mégalopole est un réseau de ville à vaste échelle, intégrant des villes multimillionnaires reliées par un tissu dense d’axes de transport. La mégalopole est souvent confondue avec la mégapole, terme qui désigne toute ville géante, très peuplée.

4 Les seigneurs ou daimyo, gouvernent des domaines sur lesquels ils détiennent une certaine forme de suzeraineté.

5 Cas particulier, contrôlée par le shogun Tokugawa.

6 Les Aïnous sont une population autochtone, vivant, à l’époque, au nord de l’île d’Honshu et sur l’île d’Hokkaido. Le domaine de Sendai avait des droits de commerce exclusif avec eux.

7 Les mouvements de population durant la période d’Edo sont strictement contrôlés et le tourisme n’est pas autorisé, mais cette activité émerge tout de même grâce à deux exceptions : la visite des lieux de culte (sanctuaires, temples) et des sources thermales (onsen) pour traiter des maladies. Rarement refusées, ces deux permissions de voyager ont été utilisées pour masquer des voyages récréatifs. Sendai est alors réputé pour ses paysages (Ishimori, 1989, p.183 ; Nenzi, 2004, p.285-6).

8 Cette voie a été immortalisée dans Les Cinquante-trois stations du Tôkaidô, des estampes de l’artiste Hiroshige datant des années 1830.

9 La restauration de Meiji est une révolution qui met fin au shogounat d’Edo et transforme le Japon en un État moderne. Le pouvoir politique réside dans l’empereur et Tokyo devient la capitale nationale.

10 À Tokyo on retrouve la baie de Tokyo, la plaine du Kanto et le port de Yokohama. À Osaka, on retrouve la baie d’Osaka, la plaine d’Osaka et port de Kobe et, enfin, à Nagoya, il y a la baie d’Ise, la plaine de Nobi et le port de Yokkaichi. Précisons qu’à l’ère d’Edo, Nagoya était à la fois une ville relais, une ville religieuse et une ville-château.

11 Forme d’organisation du travail mise progressivement en application chez Toyota à partir de 1962.

12 En 1945, 28% de la population japonaise habitait en ville, un taux atteint par les États-Unis en 1880. En 1970, ce taux d’urbanisation atteignait 72% à la fois au Japon et aux États-Unis. En 1920, le Japon comptait seulement 16 villes de plus de 100 000 habitants, contre plus de 200 dans les années 1990.

13 Les règles spécifiques de zonage dans la mégalopole japonaise fait en sorte que l’on peut, par exemple, trouver des champs de riz dans la ville d’Osaka.

14 Afin d’effectuer un recensement de la population le plus fidèle à la réalité, le gouvernement métropolitain modifie depuis des années ses méthodes statistiques.

15 Un train à sustentation magnétique dont la construction a débuté il y a un peu moins d’une décennie et qui va relier, en 2027, Tokyo à Nagoya en 40 minutes et d’ici 2045, Osaka en une heure (2h30 actuellement).

16 Sécurité et stabilité, soins de santé, coefficient de GINI, environnement, infrastructures, PIB par habitant, investissement direct étranger, brevets par habitant, investissement privé, présences d’université et d’incubateur/accélérateur d’entreprise, qualité de l’administration, facilité pour faire des affaires, transparence.

17 Fondée en 1981, la Mori Memorial Foundation a été créée pour contribuer à l'amélioration de la vie des citoyens japonais en promouvant la formation d’un environnement urbain attrayant et stimulant par le biais de diverses activités, notamment la réalisation de recherches approfondies sur le réaménagement urbain et l’amélioration de l’environnement urbain. La fondation est dirigée par des universitaires ou d’anciens universitaires.

18 Sur le plan économique, Tokyo est au 4e rang, elle devance légèrement Singapour sur la R&D, occupe la 3e place pour les interactions culturelles, la 7e position pour l’accessibilité et la 12e place pour la qualité de vie. Sur l’enjeu d’égalité des sexes, outre le cas spécifique de Tokyo, la société japonaise est réputée comme étant particulièrement patriarcale.

19 L’écart de la valeur financière entre Tokyo et Londres est toutefois mince : 1878,74 milliards de dollars américains (USD) contre 1850,79 milliards USD.

20 D’après les démographes japonais, le pays devrait atteindre une population de 95 millions d’habitants en 2050, soit une perte de 31 millions de personnes par rapport à 2022 (126 millions d’habitants). Dans les villes rurales et moyennes, l’accès aux services de base est rendu difficile, une multitude de logements vacants (8 millions dans l’ensemble l’archipel) pèse sur les collectivités locales. On estime aujourd’hui à 7 millions le nombre de Japonais qui vivraient dans un désert de services.

21 Ce fardeau de la dette ne concerne pas uniquement les villes japonaises, mais aussi le pays dans son ensemble. La dette nationale (solde impayé des obligations d’État, des prêts gouvernementaux et des factures de financement) est considérable. Elle a atteint en mars 2021 le chiffre de 1 216 463 milliards de yens, soit 9 257 milliards d'euros. Pour comparaison, la France est à 2 650 milliards d’euros à la fin 2020.

Pour citer ce document

Éric Mottet et Éric Boulanger, « Histoire et classifications des villes japonaises : quelles places en Indo-Pacifique ? » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=882.

Quelques mots à propos de :  Éric Mottet

Professeur à la Faculté des lettres et sciences humaines (FLSH) de l’Université Catholique de Lille où il dirige la Chaire de recherche en Mondes émergents (CReME), Éric Mottet est codirecteur de l’Observatoire géopolitique de l’Indo-Pacifique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, Paris), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG, Québec), et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC, Bangkok). Spécialiste de l’Asie du Sud-Est et de l’Est, ses travaux portent notamment sur la géopolitique, l’économie politique et la géoéconomie en lien avec la mondialisation, les processus d’intégration régionale et leurs modèles de gouvernance et de régulation.

Quelques mots à propos de :  Éric Boulanger

Chargé de cours au département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Éric Boulanger est directeur adjoint du Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) et codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est. Ses recherches portent sur la politique intérieure et étrangère du Japon et l’économie politique asiatique.