Migrer vers les espaces ruraux avec l’agence parapublique JOIN

Sophie Buhnik


Texte intégral

1Le présent texte est issu d’une observation exhaustive du design et du contenu du site web officiel de l’Ippan shadanhōjin ijū kōryū suishin kikō (一般社団法人 移住・交流推進機構) ou Japan Organization for Internal Migration dans sa traduction anglaise, ce qui produit le judicieux acronyme JOIN. Ce site rassemble des informations et services destinés aux candidats potentiels à un déménagement des grandes villes vers des régions périphériques et rurales du Japon, les aidant ainsi à formuler et à concrétiser leurs projets d’installation. De tels choix impliquent des changements significatifs touchant aussi bien la sphère professionnelle que personnelle, du choix du logement aux mobilités quotidiennes, difficiles à mesurer malgré la multiplication des reportages ou témoignages. Face à ces enjeux, l’objectif de JOIN consiste non seulement à encourager des trajectoires vers des villages ou des villes petites et moyennes en dépeuplement, par une mise en avant des attraits et bénéfices de la « vie à la campagne » (田舎暮らし inakakurashi), mais encore à fournir des conseils adaptés aux individus intéressés.

2La pandémie de Covid-19 a donné une coloration nouvelle aux débats sur les écarts de concentration des richesses entre métropoles attirant les migrations d’une part et périphéries en marge de la mondialisation d’autre part. Ainsi en France, les débuts de l’épidémie ont suivi de peu le lancement du programme Action Cœur de ville, de sorte que les discours sur le retour en grâce des petites villes ou bourgs ruraux ont joui d’un écho médiatique peu habituel, tout en se nourrissant d’un sentiment anti-urbain et revanchiste qui ne date certes pas d’hier. Dans ce contexte, scruter l’esthétique et les mots employés sur un site comme celui de JOIN présente un intérêt double, à l’aune de l’actualité des territoires français. Ses pages web constituent d’abord un condensé des politiques de marketing territorial déployées au Japon pour appuyer l’action publique en faveur de la revitalisation des régions rurales, alors que les disparités de croissance entre espaces métropolitains et non-métropolitains s’y sont considérablement approfondies1. Ensuite, par sa mise en scène de migrantes et migrants heureux d’avoir accompli ce qu’on nomme un « I-turn », « U-turn » ou « J-turn »2 vers les campagnes, ce site dresse un portrait-robot des populations dont la venue est recherchée par les collectivités locales intégrées aux dispositifs d’aide à la revitalisation : des jeunes adultes pouvant avoir des enfants et en quête d’un environnement qui serait plus propice à la co-parentalité et à des rythmes de vie perçus comme plus doux pour les corps. Mais au regard des profils des migrations vers le monde rural japonais depuis deux décennies, marquées entre autres par l’arrivée d’employés étrangers recrutés en tant qu’infirmiers ou ouvriers, un tel branding n’est-il pas révélateur de stratégies d’attractivité résidentielle socialement sélectives ? En relation avec la formulation de critères plus ou moins assumés par les collectivités candidates à l’accueil, l’agence se ferait ainsi la courroie d’un profilage des migrants, garantissant leur correspondance avec une vision homogène de la population japonaise. Cela pose de ce fait la question des politiques de peuplement à laquelle une telle plate-forme peut participer par son design et son ergonomie (Desage et al. 2014).

3Ce texte remet d’abord en perspective la création du site JOIN, dans le contexte d’une reconfiguration des politiques de soutien aux territoires en déprise : elle s’inscrit d’une part, dans la priorité donnée par le gouvernement Abe (2012-2020) à une revitalisation urgente des régions périphériques, dont le dépeuplement a déjà conduit au délitement de communautés agricoles ; d’autre part et en accompagnement de mesures de rationalisation de la dépense publique, elle relève d’un processus de plateformisation des services de l’État et des collectivités. L’architecture du site Internet rassemble une myriade d’acteurs publics et privés qui prennent part aux initiatives de revitalisation. JOIN, par ses manières de conjuguer les aides et les offres pour le montage d’un projet de vie, contribue à diffuser une image de migrants entrepreneuriaux. Mais si les représentations mettent l’accent sur la valeur environnementale des ressources des territoires d’accueil et l’engagement des bénévoles, elles s’adressent avant tout à des adultes actifs nés au Japon, bien que leur nombre diminue. On s’interroge dès lors sur la nature du repeuplement espéré grâce à cet outil certes novateur dans ses modalités de communication.

1. Lutter contre la disparition du monde rural japonais : une agence au cœur de tentatives désespérées de rééquilibrage territorial

1.1. Des territoires ruraux peu pourvus en leviers de revitalisation

4L’agence JOIN est née en 2014 en tant qu’Ippan shadan hōjin ou General Incorporated association, autorisée à collecter des cotisations ou à rémunérer des prestations afin de couvrir ses frais de fonctionnement. Les racines de sa création datent de l’année 2006, lorsque le ministère des Affaires Intérieures et de Communications3 met en place un groupe de travail dédié à la revitalisation des municipalités japonaises en décroissance. Son rapport final préconise la formation d’un système intégré de promotion des territoires ruraux par leurs acteurs publics et privés. JOIN hérite ainsi de longs débats sur les moyens de freiner le déclin inquiétant du monde rural japonais depuis la seconde moitié du XXème siècle, en se demandant comment assurer un rebond de ses soldes naturels et migratoires (Manzenreiter et al. 2020). Les causes anciennes de l’exode rural, à l’origine de cette situation, sont analogues à ceux des autres pays précocement industrialisés. Mais à la différence du cas français, une majorité des campagnes japonaises ne connaît pas de solide mouvement de revitalisation grâce au développement d’une économie résidentielle (reposant notamment sur le tourisme ou les services liés aux besoins des retraités), malgré l’importance prise par l’étalement urbain dans les années 1970 et 1980. Les raisons paraissent, de prime abord, démographiques : depuis les années 2000, la baisse de la population pèse négativement sur la « réserve » de candidats à une migration vers des localités de moindre taille. Ce recul national n’a toutefois pas empêché la population de Tokyo d’augmenter selon un rythme oscillant entre 0,5 et 1% par an au cours des années 2010, au point que la région capitale concentre plus de 28% du total des habitants aujourd’hui. Dans le même temps, 885 municipalités sur 1 713 ont été classées en dépeuplement en 2022, du fait qu’elles perdent des habitants dans un ordre de 0,2 à 0,8% par an en moyenne depuis au moins dix ans4.

Carte. Évolution de la population par commune au Japon (2010-2015)

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5En lien avec des évolutions socio-économiques qui structurent le rapport à l’habitat et au travail dans le Japon contemporain, les territoires ruraux ou de villes petites et moyennes, ne parviennent pas à attirer des ménages adultes avec ou sans enfants de façon durable et dans des proportions suffisantes pour entraîner un renouvellement générationnel. Bien qu’une majorité de ménages jugent la vie hors des grandes villes plus propice à l’éducation des enfants ou au vieillissement en santé, nombreux sont les motifs qui les conduisent à renoncer à un projet de vie engageant une migration de l’urbain vers le rural (Klien 2020 ; Reiher 2020), dont :

6- la concentration des emplois rémunérateurs dans les grandes villes

7- la faiblesse des pensions de retraite (même pour les personnes ayant connu une carrière stable) conduisant presque la moitié des 65-69 ans à exercer un emploi pour s’en sortir

8- la modestie des salaires dans le domaine des services à la personne et de care (surreprésentés dans les villes petites et moyennes japonaises)

9- la pratique moins courante des départs en week-end prolongé ou pour des congés payés de plus d’une semaine, ce qui explique le nombre assez modeste de résidences secondaires5 et la préférence pour le secteur hôtelier

10En bref, l’économie des régions périphériques ne garantit pas assez de sources de revenus sûres, relativement au coût de la vie dans les espaces de moindre densité. Les prix moins élevés du logement amortissent variablement la dépendance à l’automobile pour l’accès à tous les services du quotidien, qui accroît les dépenses en essence ou en frais d’entretien d’un à plusieurs véhicules. En dépit des politiques d’encouragement à la diffusion des énergies renouvelables ou d’appareils économes, la consommation en hydrocarbures du Japon dépend à plus de 90% d’importations (IEA, 2021).

11Par contraste, les épisodes de déflation qui suivent l’éclatement de la Bulle en 1990, puis les politiques de rénovation urbaine des années 2000 visant à relancer les marchés immobiliers et la compétitivité des métropoles japonaises, vont renouveler l’habitabilité de ces dernières à deux titres (Aveline 2006 ; Kubo et Yui 2011 ; Buhnik 2017). D’abord, la production de petits appartements en condominium a augmenté l’offre en logement, contribuant à la diversification des profils des habitants des centres-villes. Ensuite, l’attractivité culturelle de Tokyo, Osaka, Nagoya, Sendai et Fukuoka n’a pas été atteinte par la stagnation des marchés immobiliers et des salaires, au contraire. L’éviction des classes populaires a eu lieu durant les années de Bulle (1985-1990) et on assiste plutôt depuis vingt ans à un retour de classes moyennes et supérieures attirées par la vie dans les quartiers à la mode, où les prix au m² comme les salaires moyens y restent inférieurs à ceux de Paris, Londres, New York ou Singapour. Cela ferait émerger, selon Machimura (2021), une gentrification without gentry (embourgeoisement sans bourgeoisie). À cela s’ajoutent des transports urbains d’une efficacité remarquable, ainsi que des voies ouvertes aux circulations pédestres et à vélo.

1.2. Les politiques d’encouragement à la revitalisation rurale : les marges étroites des modes de vie alternatifs

12Face à cette urbanité réaffirmée, quels sont les avantages du monde rural aux yeux des jeunes adultes en particulier ? Précisément, il n’est pas si souvent synonyme d’un plus grand confort ou d’un enrichissement grâce au moindre coût de la vie quotidienne. Comme le note Klien (2020), les zones rurales suscitent à la fois l’envie d’y emménager pour expérimenter des initiatives impossibles à mettre en œuvre au cœur de Tokyo, et la crainte des taux d’échec. Le désir d’échapper aux normes et aux pressions pesant sur les corps des employés en ville (tels que les codes vestimentaires stricts ou les heures supplémentaires imposés par les employeurs), invite à s’exiler vers un mode de vie plus doux et lent où l’on peut « être à soi ». Mais cette aspiration se heurte aux difficultés d’insertion dans des tissus économiques et socio-politiques qui conditionnent la réussite des entreprises individuelles. Dans le secteur de l’agro-tourisme notamment, bien des individus projettent de créer des fermes ou gîtes axés sur la vente de produits biologiques, ou de réhabiliter des maisons abandonnées en tiers-lieux à vocation artistique, dans le sillage du succès des festivals d’art et d’artisanat tels qu’Echigo-Tsumari6. Leur attitude entrepreneuriale, rompue aux techniques de diffusion de messages sur les réseaux sociaux, n’est pas toujours compatible avec les modes de communication des coopératives et structures syndicales locales (Jentzsch, 2019). Par maladresse, les migrants peuvent se montrer peu sensibles aux jeux politiques ou aux relations avec des agriculteurs plus anciennement établis, des fonctionnaires municipaux ou des représentants de services décentralisés. Sur ce point, une enquête portant sur les multiples interactions sociales dans la revitalisation de villages aux alentours de Kyoto et Nara (Obikwelu et al., 2018), montre que les I-turners les mieux intégrés aux villages qu’ils rejoignent, sont ceux qui acceptent d’assister à des réunions hebdomadaires organisées par les têtes des associations villageoises. Ils contribuent également à des fonctions de reproduction sociale, soit en occupant des postes administratifs à la mairie, soit en participant à des travaux d’entretien des canaux d’irrigation, des routes, de nettoyage et de réparation des temples, des écoles ou du hall municipal.

13En fermant pendant plus de deux ans les portes du Japon aux touristes internationaux, les politiques de prévention de la propagation du virus Covid-19 ont fragilisé la confiance dans les capacités de réussite des entreprises agro-touristiques. Toutefois, la hausse du prix des matières premières renforce les craintes d’insécurité alimentaire engendrées par la diminution du nombre d’exploitations agricoles en activité au Japon. Les campagnes de communication du Secrétariat à la revitalisation régionale, du ministère de l’Agriculture, du ministère des Affaires intérieures et des agences de tourisme ont d’autant plus intérêt à soigner la bonne image des candidats à la reprise ou à la création de fermes, ou bien à la lutte contre les friches rurales. Les gouvernements qui se sont succédés depuis les années 1990 ne sont pas étrangers aux frictions entre nouveaux venus et autochtones ; au contraire, ces tensions se cristallisent en partie autour des objectifs fixés aux politiques de décentralisation (avec la révision de la loi d’autonomie locale) d’une part, de revitalisation régionale d’autre part. Celles-ci, comme l’ont montré des recherches pluridisciplinaires sur le changement institutionnel au Japon (Sorensen, 2011 ; Tsukamoto, 2012), essaient d’un côté de faire pénétrer des idées et des valeurs néolibérales (compétitivité, responsabilité, flexibilité et réactivité) dans les structures traditionnelles du monde rural ; reconnaissent de l’autre le besoin d’aider à la revitalisation rurale grâce à des programmes de subvention spécifiques. Si l’État ne renonce pas à utiliser la dépense publique pour stimuler la croissance régionale, sa distribution est devenue plus conditionnelle, par contraste avec les programmes d’injection de fonds dans les zones rurales qui prévalait jusqu’aux années 1990 (Jentzsch, 2019). Depuis le mandat de Koizumi Jun.ichirō (2001-2006), les départements7, municipalités ou opérateurs régionaux sont incités à formuler leurs propres plans de revitalisation au nom de l’autonomie locale et d’un usage responsable des fonds publics, alors qu’ils font face à leur surendettement : la responsabilisation aboutit de ce fait, dans de nombreux cas, à des restructurations et à des fermetures d’équipements sous-fréquentés (comme des écoles ou des lignes de bus), à moins que des membres de la société civile ne consentent à co-gérer ces services avec la municipalité ou la compagnie publique, privée ou mixte qui les finance (Takamura, 2009). Le Secrétariat d’État à la revitalisation régionale, dont le gouvernement d’Abe Shinzō a fait un élément incontournable de sa stratégie de relance, n’est pas revenu sur cette ligne qui entraîne une nouvelle concurrence entre territoires, non seulement pour attirer des habitants, mais aussi pour capter des subventions via la soumission de projets (Kanai et Yamashita, 2015).

14Parallèlement, la superposition ou l’introduction de découpages administratifs aux missions plus ou moins claires, crée de la confusion parmi des acteurs vieillissants, sommés de coopérer ou de se familiariser avec des compétences managériales. En témoigne l’érosion du pouvoir de l’Union des coopératives agricoles8, dont les périmètres sont modifiés et emboîtés au sein de Regional Management Organisations (chiiki un.ei soshiki) ou à l’issue de fusions communales (Yamada, 2018 ; Jentzsch, 2019). Il s’agissait d’un acteur incontournable du régime protectionniste encadrant le secteur agricole à partir de 1947, et auquel adhéraient pratiquement tous les ménages agricoles, cette union servait « d’organe exécutif de l’État japonais pour la collecte et la commercialisation d’aliments d’une part, pour l’application de multiples politiques agricoles d’autre part » (Jentzsch, 2019). Elle s’est imposée comme un partenaire majeur du Parti libéral-démocrate mais elle est désormais affaiblie par le vieillissement et la baisse du nombre de ses adhérents, par la déréglementation du marché des terres agricoles, et par des réformes électorales ayant diminué le poids du vote rural. L’injonction à s’insérer dans les logiques managériales défendues par l’approche étatique de la 6ème industrie9 peut dès lors susciter une hostilité des membres des coopératives ou d’autres agences de développement local à l’égard de nouveaux arrivants qui véhiculent, volontairement ou non, des attitudes perçues comme naïves ou arrogantes. Il n’est donc pas surprenant que les initiatives qui s’implantent durablement soient souvent fondées par des migrants revenant dans la région d’origine de leur famille et appuyés sur celle-ci, ce qui inspire plus de confiance aux acteurs locaux (Obikwelu et al., 2018).

15Dans ces conditions, la quête personnelle d’un « bonheur à petite échelle » (small-scale happiness selon Klien, 2020) oblige les migrants ruraux à négocier avec des contraintes difficiles à percevoir, même lorsque l’on dispose d’attaches familiales dans la région d’emménagement. Ils découvrent ainsi peu à peu comment leur désir d’indépendance les soumet en pratique à d’énormes horaires de travail auto-imposés et à un manque de sécurité financière et sociale, liée à leur statut de micro-entrepreneur ou freelance.

1.3. Un site web témoin d’une plateformisation des services publics en réponse à la déprise territoriale

16Dans son propos fondateur datant de 2007, le comité exécutif de JOIN prend acte des difficultés d’intégration d’individus qui pourraient pourtant bénéficier de la richesse et de la qualité des ressources foncières et naturelles des régions en déclin. Les textes avancent que la mission première de l’association est d’endiguer le déclin du monde rural et d’assurer la pérennité des patrimoines qui s’y trouvent, en favorisant la migration de populations urbaines. Certains passages des documents officiels formulent d’ailleurs une critique explicite du régime développementaliste d’après-guerre, en insistant sur les dégâts environnementaux ou la perte de liens sociaux que l’exode rural a provoqués. L’enclavement des marges rurales y est présenté comme la cause primordiale des difficultés d’intégration des nouveaux arrivants, qui, depuis la capitale, ne peuvent aisément contacter des acteurs locaux pourtant prêts à les accompagner dans leurs démarches et à sympathiser. JOIN se donne ainsi pour objectif de mieux connecter les candidats à la migration à des offres en logement et en emploi adaptés à leurs compétences, pour des emménagements durables ou des expériences de service civique au sein des régions qui les intéressent. Cette prestation de service individualisée s’adosse à une activité d’expertise, dans le but de développer des expériences de référence. C’est la raison pour laquelle JOIN s’implique dans la conduite d’enquêtes conjointes avec les compagnies ou administrations locales qui y adhèrent10. Elle va mettre en valeur ces adhérents lors de « salons pour le développement régional et les migrations » (移住・交流推進機構). L’aide individualisée à l’emménagement peut ainsi reposer sur une information territorialisée à l’échelon le plus fin possible.

17L’accent mis sur la qualité de l’information et sur l’appariement entre demandes et offres d’accueil justifie que JOIN dispose d’un site internet soigné, du point de vue iconographique, de l’éventail de ses rubriques et de son ergonomie. C’est le reflet des contradictions internes aux politiques de décentralisation susmentionnées, en articulation aussi avec les mesures de promotion de l’Open data : elles consistent à encourager des professionnels du numérique à coopérer avec des collectivités locales pour les aider à numériser leurs services, de façon à compenser le manque de personnel administratif (Shirakawa, 2020). Par exemple, des ingénieurs et informaticiens reviennent dans leur ville de naissance après avoir exercé leur métier dans une grande ville japonaise ou étrangère. Ils s’impliquent alors dans la création d’applications destinées à améliorer le quotidien dans les zones en déclin : par exemple, pour trouver une garde d’enfant ou alerter sur la présence d’ours dans les forêts voisines de Sapporo (Yi-Cheng Wang, 2018). Ce type de retour partiel ou définitif au pays natal (furusato) est mis en exergue dans la littérature grise sur la revitalisation rurale : les individus travaillant dans les TIC sont en effet une incarnation privilégiée du concept de « population relationnelle »11 introduit par le gouvernement japonais dans les années 2010 (Qu et al. 2020). Ce terme fait référence à la multi-localité d’individus qui peuvent habiter de façon intermittente des villes petites et moyennes grâce à leur flexibilité professionnelle. Ou en restant attachés pour des raisons familiales à leur région d’origine, ils contribuent à sa notoriété sur les réseaux grâce à leurs compétences en développement web ou en marketing. Par conséquent, les auto-entrepreneurs répondant depuis chez eux aux commandes d’une clientèle allochtone, sont considérés comme des rouages essentiels d’une revitalisation économique, sociale et démographique des campagnes japonaises, « où les opportunités d’entrepreneuriat au sein d’une communauté périphérique en déclin mais à potentiel touristique, attirent une population dynamique quoiqu’instable d’immigrants qui vont faciliter des échanges de ressources connectant le local au global, le rural à l’urbain, ou des régions entre elles » (Qu et al., 2020 : 32)12. Ainsi JOIN, en tant que parangon de l’idéalisation de la Civic Tech13 pour assurer innovation sociale et autonomie locale (Shirakawa, 2020) multiplie les liens avec d’autres plateformes de transactions interterritoriales : en témoigne son partenariat avec Athomes, un site agréé par le MLIT14 qui centralise les annonces d’offres de reprise ou revente de terrains et logements vacants.

2. New lifestyles ou néo-conservatisme ? L’image des migrations rurales diffusée par JOIN

18Après cette mise en contexte, nous explorons ici les informations et les services que JOIN délivre, en ligne, pour faire naviguer15 des migrants entre métropoles et monde rural. La manière de les organiser et de les présenter exerce une influence sur la composition des candidats à la migration, même s’il est difficile de mesurer ses effets en termes de filtrage social.

2.1. Un site web conçu comme un guichet unique

19À sa naissance, JOIN s’est distingué des agences de tourisme et d’attractivité par son statut de guichet unique, grâce à ses partenariats avec des agences spécialisées, avec des programmes ministériels et avec des sponsors privés ou bienfaiteurs comme la société de services informatiques Fujitsu, l’agence de voyages JTB établie en 1912 sous le nom de Japan Tourist Bureau ou comme le quotidien de presse Nikkei. S’y conjuguent les informations communiquées par les municipalités adhérentes sur leurs programmes d’aide, de sorte que JOIN peut guider des personnes intéressées à la migration sur tous les aspects d’un changement de vie potentiel : logement et emploi, terrains et locaux disponibles pour l’installation d’une entreprise, scolarisation des enfants, accessibilité en transport ou présence de clubs d’activité. Ce « tout en un » pour accompagner des démarches individuelles de prospection imprime l’organisation des grandes rubriques proposées sur le site de l’association (tableau 1).

Tableau 1. Les grandes rubriques du site IJU-JOIN

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20La première, dite Features of local life en anglais, sert à collecter des notes interactives (prenant la forme de post-it) qui informent et conseillent les visiteurs du site. L’accent est mis sur la présentation d’acteurs et d’institutions publiques ou privées, telle une note introduisant Lifull Home’s : il s’agit d’un portail de transactions immobilières qui s’est spécialisé, tout comme AtHome’s, dans la diffusion d’annonces de revente de maisons vacantes dans des zones en dépeuplement, afin de leur assurer une publicité étendue. Sur JOIN, Lifull est aussi vanté pour son initiative LivingAnywhereCommons (LAC), qui trouve et gère des entrepôts ou espaces logistiques utilisés en majorité par des travailleurs nomades (ノマドワーカー) spécialisés dans l’événementiel. Une autre note explique à l’aide de schémas enfantins, les différences entre les types d’arrivants en zone rurale (I, J, U-turners), ainsi que des désignations nouvelles marquées par l’actualité, comme les F-turners, Japonais se rendant délibérément dans la région de Fukushima pour la soutenir après la catastrophe de 2011.

21Un type important de note se consacre à des mini-reportages ou portraits d’individus ayant migré de façon temporaire ou permanente, et livrant leurs témoignages. C’est le cas d’Ono Hiroaki, fondateur d’une entreprise de revente de manuels techniques et scolaires d’occasion (Eco-College), parti vers le bourg de Kawamoto (département de Shimane) au milieu des années 2000, sous l’effet de ce qu’il décrit comme deux chocs : la mort de son père par surmenage, et les séminaires sur le développement industriel en milieu rural auxquels il dit s’être inscrit par hasard lors de son cursus universitaire. Il y gère une librairie grâce aux opportunités foncières locales et à son partenariat avec la chambre de commerce départementale. Il affirme dans l’interview défendre un mode de vie bi-local (entre Shimane et Tokyo chaque semaine) qu’il doit négocier avec les associations de Kawamoto lui demandant d’être plus présent.

22Cette constellation de pages dédiées à une expérience migratoire ou un rouage de l’installation, aux graphismes colorés, va de pair avec la rubrique intitulée 地域おこし協力隊, qu’on pourrait traduire en « unités de volontaires coopérant à la revitalisation régionale ». C’est ainsi que sont nommés les plus de 6 000 individus engagés par des gouvernements locaux pour une durée d’un à trois ans afin de mener des missions de revitalisation. Leur contrat, soutenu par la puissance publique, s’approche du volontariat pour service civique en France. Une enquête par questionnaire auprès de 2 000 volontaires révèle qu’ils sont à 57% des hommes et 42% des femmes, âgés de 25 à 44 ans pour plus des deux tiers, issus pour plus de la moitié des aires métropolitaines de Tokyo (46%) et Osaka-Kyoto-Kobe (14%). La géographie des envois des volontaires est en revanche plus équirépartie, avec une pointe pour la région du Hokkaidō, le centre et le sud de l’archipel, grâce à une orientation des volontaires vers des régions correspondant à leurs goûts.

23Les rubriques dédiées aux offres d’emploi et les annonces de ventes logements vacants occupent une place stratégique aux yeux des volontaires et des collectivités. Les rubriques attitrées compilent d’abord des offres émises par les municipalités adhérentes de l’association : en les ouvrant, on s’aperçoit qu’elles ne proposent pas un emploi strictement défini, mais une mise en contact avec leur guichet municipal pour la consultation des postes ouverts. C’est en cliquant sur la carte interactive de l’archipel, divisée entre ses grandes régions administratives regroupant plusieurs départements (comme le Kyūshū), qu’on peut obtenir des offres détaillées, comprenant une indication des compétences et de l’expérience requises, ou sur le salaire de départ. Les principaux secteurs d’emploi touchent aux relations publiques, à la construction ou à la sylviculture et l’agriculture, comme la récolte de feuilles de thé à Kamikatsu, sur l’île de Shikoku. La faiblesse des salaires (rarement plus de 175 000 yens, soit 1 300 euros) est compensée par la prise en charge du logement, le paiement de tout ou partie des transports et des horaires allégés (sur le papier) afin de laisser le temps de profiter de la région ou d’apprendre des techniques et des savoir-faire liés à l’activité exercée, selon les principes de la coopération à la revitalisation. Les offres de logements vacants, à des prix d’autant plus modiques qu’ils nécessitent des réparations ou remises aux normes (sismiques, anti-incendie), comportent des informations conformes aux standards des annonces paraissant sur d’autres plateformes, et sont de ce fait souvent multi-publiées : date de construction, taille, nombre de pièces, distance à la gare la plus proche, prix à négocier et au moins une photo du bien. Ces rubriques se retrouvent aussi parmi les sites d’aide à l’emménagement gérés par les municipalités qui investissent le plus dans le marketing de la revitalisation. À la faveur des progrès du Web, et dans le sillage de la loi de mesures spéciales de lutte contre la vacance résidentielle promulguée en 2014, les municipalités japonaises ont en effet gagné le droit de mieux partager des informations sur les biens inoccupés qu’elles repèrent. Les collectivités ont longtemps été contraintes par la puissance du droit de la propriété privée et de défauts dans la publicité des transactions immobilières (Buhnik et Koyanagi, 2020). Elles sont désormais mieux outillées pour convaincre les propriétaires ou ayants-droit de négocier, avec des « banques de maisons vides » (akiya bank), la gestion d’une revente, plutôt qu’avec des agents immobiliers conventionnels. Néanmoins, les réformes de décentralisation ont accru les écarts budgétaires entre collectivités : selon leurs marges et les horizons qu’elles fixent à leurs plans de redressement économique et démographique, ces collectivités vont diversement miser sur ces banques, et embaucher des web designers plus ou moins chevronnés pour leurs sites d’aide à l’installation. Il en résulte des variations dans les chartes graphiques et les contenus, d’une municipalité à l’autre, rendant plus difficile l’analyse comparée de l’efficacité de leurs politiques de traitement de la vacance. D’une manière générale, leurs performances sont plutôt mises en doute (Taira, 2017 ; Rausch, 2020).

24Les facultés centralisatrices du site de JOIN peuvent rendre service à des collectivités plus ou moins pourvues en professionnels de l’ingénierie et du marketing territorial. Mais on rappellera que cette organisation, tout comme la compagnie Lifull Home’s sus-mentionnée ou le Secrétariat d’État à la revitalisation, a son siège au cœur de l’arrondissement de Chūō à Tokyo, c’est-à-dire l’un de ses premiers quartiers d’affaires, non loin du Palais impérial. On bute ici sur le paradoxe, non spécifique au Japon, de réformes de décentralisation qui, combinées à des mesures d’austérité fiscale, ont réduit les ressources propres des collectivités périphériques et renforcent leur dépendance à une expertise concentrée dans les métropoles. On peut certes arguer que la situation de JOIN se justifie par la présence dans la région capitale des habitants les plus susceptibles de gagner les rangs du volontariat à la revitalisation.

2.2. L’appel du paysage : une iconographie hautement soignée

25Un autre aspect remarquable du site Internet de JOIN a trait à la photographie : elle capture des paysages au pic d’une saisonnalité (monts enneigés, plaines en fleurs de cerisier, ruisseaux chatoyants, pins et érables rougissants sur une côte à rias, rizières et forêts…), des animaux, des spécialités culinaires ou des plantes emblématiques (kaki, agrumes tels que les yuzu, prunes en salaison…), des humains seuls ou en groupe livrés à une activité (du piquage du riz au kayak ou à des festivaliers admirant un feu d’artifice), du patrimoine architectural, la liste n’étant pas exhaustive (Illustration 1). Il est difficile de ne pas s’extasier devant une pareille iconographie, même en s’efforçant de conserver un regard critique sur son degré de mise en scène et un usage plus ou moins subtil de Photoshop.

Illustration 1. Le fronton de la page d’accueil du site web de JOIN

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Une collection de vignettes mettant en vedette la municipalité de Kirishima dans le département de Kagoshima, tout au sud du Japon. Deux vues proviennent de son geopark naturel volcanique.

26Cette esthétique n’est pas limitée à une fonction décorative : elle guide aussi les personnes intéressées par une installation ou un service civique en milieu rural vers les régions susceptibles de s’adapter à leurs attentes, si elles n’ont pas des raisons familiales ou professionnelles de se diriger vers une localité précise. Selon l’enquête auprès des volontaires, le climat, l’alimentation et les loisirs praticables (comme le ski ou le rafting) constituent des facteurs importants de choix. La rubrique Chiiki no miryoku (voir tableau 1) catégorise, région par région, les atouts dont les municipalités adhérentes disposent. À partir de la carte interactive, on peut cliquer sur une région puis sur une municipalité, ce qui donne accès à des fiches résumant les caractéristiques paysagères des localités. Des vidéos réalisées par des I ou U-turners, à propos de leurs parcours, peuvent aussi être librement visionnées ; ces courts-métrages mêlent les réponses des migrants à des questions sur leurs trajectoires, avec des vues de leur région d’emménagement, souvent sur un fond sonore de style folk ou country.

27À défaut d’entrer dans une analyse textuelle de la diversité territoriale dépeinte, la traduction d’un de ces portraits régionaux, englobant les contreforts des Alpes japonaises dans sa partie nord-est, donne une idée de la tonalité et du type d’aménité mis en exergue.

東京から100km圏内にありアクセス容易にも関わらず、豊かな自然や食を有する栃木県は、どっぷり移住・定住に加えて、行ったり来たりの2拠点生活や、東京への通勤等、様々なライフスタイルの選択が可能な地域です。また、広大な関東平野と、そこから続く里山、北部には山地と、バラエティに富んだ地形からうまれる美しい景観や、比較的大規模な災害が少なく、冬場はカラッとした晴天が続くなど、環境面でも暮らしやすい条件がそろっています。また、近年はUIターンの若者達による新たな地域づくり・界隈づくりも活発になってきており、コミュニティの面でも大きな盛り上がりを見せつつあります。

Bien que situé à moins de 100 kilomètres de Tokyo, ce qui le rend aisément accessible, le département de Tochigi est riche en nature et en gastronomie locale ; outre l’option de l’installation permanente, cette région permet de choisir entre une grande diversité de modes de vie [N.B. : le texte emploie le mot « lifestyle » en katakana], dont la bi-localité ou les navettes régulières avec Tokyo. Tochigi se caractérise aussi par des paysages magnifiques issus d’une grande variété morphologique, notamment la grande plaine du Kantō, les satoyama16 qui lui succèdent, et les chaînes montagneuses dans sa partie nord, ainsi que par une incidence relativement faible de catastrophes naturelles majeures, ce qui en fait un environnement de qualité pour la vie quotidienne. Ces dernières années, de jeunes U- et I-turners ont activement participé à la création de nouvelles localités et de nouveaux quartiers, et la vie communautaire commence à y montrer de forts signes de croissance. [Traduction par l’auteur].

28Ce portrait signale ensuite les sites remarquables de la région (Nikkō et la zone classée Ramsar d’Oku-Nikkō) puis quelques productions agricoles phares qui peuvent être des indications d’origine géographique (Baumert, 2019) ; dans le cas de Tochigi, il s’agit de la fraise de variété tochiotome. Cette présentation tripartite (situation, sites remarquables, aliments locaux) se répète pour chaque département, ajoutant des indications sur la population totale et la densité de peuplement quand on descend au niveau des municipalités. Les visiteurs désireux d’en savoir davantage peuvent cliquer sur un onglet afin d’obtenir par mail des brochures agréées.

2.3. Portrait du migrant en ambassadeur culturel unilingue

29Les amateurs de culture japonaise qui n’ont pu y voyager en raison d’une fermeture prolongée des frontières, dans le cadre de la politique japonaise de lutte contre la Covid-19, pourraient passer des heures à rêver en parcourant les centaines de pages que contient site de JOIN. Au-delà, et à moins de lire couramment japonais, on ne peut guère en savoir davantage : si l’on excepte les quelques titres couronnant les rubriques, quelques mots décorant des posters ou affiches publicitaires, ou bien le jeu de mot formé par l’acronyme, rien n’est traduit en anglais. On peut à cet égard s’interroger sur l’éparpillement d’expressions étrangères, en caractères latins ou en transcription phonétique (katakana) : à qui s’adressent-elles et que viennent-elles signifier ? L’hypothèse la plus probable est que les gestionnaires du site, avec l’accord du comité directeur, des bienfaiteurs et des municipalités adhérentes, ont souhaité donner un air moderne et ouvert à leur plateforme d’information, à partir d’une représentation courante des individus vivant en métropole, connectés via leur smartphone à leurs réseaux sociaux et forts d’une expérience internationale. L’image idéalisée et typifiée du volontaire à la revitalisation en jeune adulte branché, en entrepreneur agile, est manifeste quand on fait défiler les portraits de migrants, ou quand on observe le poster du salon d’automne 2021 (Illustration 2), qui figure une jeune femme hipster dans l’allure vestimentaire, un ouvrier stylé, un informaticien, un cadre qui court à grandes enjambées.

Illustration 2. L’affiche du salon d’automne 2021

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Organisé par JOIN, ce salon propose cette affiche téléchargeable sous différents formats (bannière, poster, pamphlet).

30Cette esthétique concrétise l’idéologie du « think global, act local », s’inscrit dans des modes d’information qui arriment aux réseaux mondiaux des territoires ruraux rendus attirants par l’exacerbation même de leur typicité. Cette mise en scène du local, inspirée par des techniques narratives globalisées, est ainsi riche en anglicismes. Cela n’exclut pas le fait que les acteurs de la revitalisation interviewés, à première vue tous nés au Japon, s’adressent à un public uniquement japonophone.

31Un examen des archives des interviews des travailleurs en service civique apporte quelques précisions. Il apparaît qu’une majorité des interviewés, d’âge varié, travaillaient dans le domaine des industries culturelles, informationnelles ou de la connaissance avant leur migration : journaliste, photographe, consultant, ayant obtenu un diplôme. Un service dans les forces d’auto-défense japonaises a parfois été effectué. Ils expliquent comment leur emploi au service de la collectivité rurale se situe à l’intersection entre des activités manuelles et une mission d’ambassadeur culturel, ce qui implique une présence sur les réseaux sociaux numériques. Beaucoup invoquent à cet égard une posture d’inflenceur, parlent de leur chaîne Youtube retraçant leurs tribulations et vantent les mérites d’une vie « on/off », évoluant entre urbain et rural grâce à la labilité permise par le statut de travailleur indépendant. En cela, ils répondent bien à la définition des populations relationnelles capables de mieux intégrer le monde rural à des systèmes territoriaux métropolitains. Leur indépendance euphémise une situation d’intellectuel précaire ne bénéficiant pas d’une carrière stable, bien rémunérée, sur le marché du travail métropolitain. Leur sociologie s’approche ainsi de celle des individus effectuant un retour qualifié, étudiés par Guéraut (2021) en France en particulier. Les étrangers ne sont pas entièrement absents, comme Fabian venu du Costa Rica, ou Karl Bengs originaire de Berlin et parti vivre à Niigata, familier du Japon rural depuis plus de trente ans. Ils ressemblent néanmoins aux migrants nés au Japon par leur appartenance aux professions intellectuelles et libérales (caméraman, architecte…) et une maîtrise du japonais oral ; et il s’agit plus souvent d’hommes mariés à des ressortissantes japonaises que de femmes actives d’origine étrangère.

32Si l’agriculture est l’une des professions les plus investies par les migrants, on constate une focalisation des interviews sur des productions à haute valeur ajoutée, notamment le brassage d’alcools dont on vante le mariage avec d’autres produits locaux (viandes, poissons), d’où la mention de partenariats avec des restaurants, magasins et distributeurs. Par contraste, certains des services à la personne qui souffrent le plus de déficit en main-d’œuvre, comme les transports collectifs ou le secteur de la santé, sont plutôt sous-représentés. Quand un I ou U-turner relève de ces secteurs, il est souvent fait mention de l’entreprise innovante qu’il a créée, de nature à toucher un public jeune et urbain : par exemple, la « Forest therapy » ou des services de bien-être s’adressant aux éducateurs et travailleurs sociaux. En creux, si l’on se fonde sur les statistiques des politiques d’ouverture aux migrations internationales, on remarque la sous-représentation des migrants invités depuis la fin des années 2000 à venir au Japon dans le cadre de partenariats signés avec l’Indonésie, le Vietnam ou les Philippines, via le TITP17. Un grand nombre d’entre eux ont été envoyés en formation dans des hôpitaux, des maisons de retraite ou des entreprises agricoles régionales, et des enquêtes indépendantes ont démontré l’ampleur des cas d’exploitation.

Conclusion

33JOIN est à n’en pas douter un instrument de promotion de la migration de l’urbain vers le rural, qui s’adresse en priorité à de jeunes adultes japonais mobiles et motiles du point de vue professionnel et familial. Les gestionnaires du site et du programme de service civique démontrent l’efficacité pragmatique de leur accompagnement de cette classe de migrants particulièrement désirables aux yeux des collectivités locales. La haute qualité esthétique et visuelle rappelle ce que le soft power du Japon doit à ses secteurs de l’artisanat, du design, de l’architecture et de la cuisine, et comment son potentiel touristique s’assoit sur une diversité régionale qui attire les touristes français et européens au premier chef.

34Cependant, les limites linguistiques et le filtrage socio-professionnel plus ou moins subtil qui s’opère au fil de la lecture des interviews et des portraits régionaux, aide aussi à comprendre les désillusions du « Cool Japan ». Dans le cas de JOIN, l’adoption habile des discours sur le « think global, act local » sert avant tout une politique migratoire ciblant un parangon d’individus diplômés mais précarisés par les évolutions des marchés du travail métropolitain. Il prête peu ou pas attention aux migrants arrivés d’autres pays d’Asie au titre du TITP. La critique qu’on peut en dresser résonne avec les recherches récentes qui se sont penchées sur les stratégies d’attractivité résidentielle des villes en déclin françaises (Béal et al. 2017).

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Notes

1 En périphérie des grandes agglomérations en particulier, les municipalités en déclin démographique sont touchées par une dévalorisation structurelle de leurs prix fonciers et immobiliers, alors que les cœurs des métropoles gardent des marchés dynamiques, ce qui creuse les écarts de richesse des ménages, induits par la détention de patrimoines (Uto et al. 2023).

2 Forgées dès les années 1970 (Okada, 1971), ces trois notions se répandent à partir des années 1990 dans les analyses en sciences sociales des migrations au Japon. I-turn désigne des individus nés et éduqués dans des zones urbanisées qui décident de déménager vers des régions moins peuplées, afin de bénéficier d’un rapport au temps ou d’un coût de la vie qu’ils estiment plus conformes à leurs aspirations. Par contraste, U-turn s’applique aux individus qui ont quitté leur région natale pour une grande ville au moment de leurs études ou de leur entrée dans la vie active, puis font le choix d’y retourner après quelque temps. Le J-turn s’emploie pour des U-turners qui se rapprochent de la localité où ils ont grandi, mais s’installent dans une agglomération plus grande à proximité afin de concilier le rapprochement familial avec des enjeux d’accès à diverses aménités (travail, services...). Les lettres I, J, U sont choisies en raison de leur similitude typographique avec la forme schématique de ces trajectoires.

3 Sōmushō, MIAC en anglais

4 voir Koizumi H., “More than half of all municipalities in Japan defined as ‘depopulated’”, Asahi Shimbun, en ligne

5 Selon les enquêtes sur le logement du ministère du Territoire, des Transports et du Tourisme (MLIT) au début des années 2010, 3,4% des ménages japonais possèdent une résidence secondaire, soit environ 380 000 logements, sur un stock national de plus de 53 millions.

6 Spécialement conçu pour faire découvrir aux visiteurs les campagnes rizicoles de la région de Niigata.

7 Traduction du découpage administratif to-dō-fu-ken, regroupant ce qui a été nommé en anglais Prefectures, ainsi que le gouvernement métropolitain de Tokyo. Leur fonctionnement décentralisé (avec élection au suffrage universel des assemblées qui les gouvernent) les rapproche du département dans le contexte français, tandis que leur taille et les compétences qui leur sont déléguées les placent au niveau des régions NUTS 1 à l’échelle européenne.

8 Zenkoku nōgyō kyōdō kumiai 全国農業協同組合 ou Japan Agriculture Group en anglais.

9 Ou rokuji sangyō (6次産業), terme qui désigne l’intégration au sein d’exploitations agricoles d’activités de transformation alimentaire et de marketing ou tourisme (Jentzsch, 2019) dans le but d’accroître la valeur ajoutée des productions et l’attractivité des terroirs locaux.

10 1 392 sur un peu moins de 1 700 municipalités recensées en 2020 sur le territoire japonais, soit presque 82%.

11 De l’anglais relational population.

12 Traduction du passage original en anglais : “where opportunities for entrepreneurship in a shrinking peripheral community with potential for tourism attract a dynamic but unstable population of in-migrants who facilitate global-domestic, urban-rural, and/or inter-regional relational resource exchanges”.

13 Terme qui englobe l’ensemble des procédés, outils et technologies visant à donner plus de pouvoir aux citoyens et à rendre les gouvernements plus ouverts, et dont la capacité à réellement concrétiser une démocratie participative numérique fait l’objet d’analyses critiques (Mabi, 2021).

14 Ministry of Land, Infrastructures, Transport and Tourism

15 Le terme employé est nabi, abréviation de nabigeshon, qui fait référence aux systèmes de navigation embarqués.

16 Satoyama désigne à la fois les paysages semi-boisés qui se situent à l’intermédiaire entre les terres arables des plaines et les contreforts des vallées montagneuses, et les manières de les mettre en valeur, par la polyculture vivrière.

17 Technical Intern Training Program

Pour citer ce document

Sophie Buhnik, « Migrer vers les espaces ruraux avec l’agence parapublique JOIN  » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=878.

Quelques mots à propos de :  Sophie Buhnik

Géographe et urbaniste, Sophie Buhnik est chercheuse associée à l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise et chercheuse en formation continue à Tokyo City University (Faculty of Urban Life Studies, Real Estate Management Lab), ainsi que référente Japon pour le REIACTIS (Réseau d’études international sur l’Âge, la Citoyenneté et l’Intégration Sociale). Dans le sillage de ses travaux sur le vieillissement et le déclin des territoires périurbains et périphériques japonais, elle s’intéresse aux politiques de lutte contre le délaissement foncier et immobilier, et aux acteurs de la reprise de maisons abandonnées, dans la région d’Osaka-Kyoto en particulier.