L’imaginaire des fans dans le tourisme de pop culture : étude de territoires japonais

Clothilde Sabre


Résumés

Le succès global de la pop culture japonaise à partir des années 2000 est concomitant d’une forte croissance du secteur touristique nippon, avec une augmentation régulière du nombre de visiteurs encouragée par des initiatives locales et nationales. Parmi elles, la campagne « cool Japan » a rendu visible un phénomène spécifique, le tourisme de pop culture. Les voyageurs souhaitent visiter un site, une destination, car ils font le lien avec des productions issues des industries culturelles et créatives, ici majoritairement les mangas et les films et séries d’animation. Dans ce cadre, la comparaison de deux cas permet de mieux comprendre pourquoi ce type de marketing territorial peut être un succès ou au contraire être largement ignoré par les touristes. Après avoir présenté la manière dont se crée un imaginaire du Japon à travers sa pop culture et comment il oriente le vécu des touristes en nous appuyant sur l’exemple des Français, l’étude comparative de deux quartiers à Tokyo et Sapporo montrent que l’imaginaire des futurs touristes est au cœur du succès d’une campagne de marketing liée à la pop culture.

Since the 2000’s, the global success of Japanese pop culture and the growth of tourism in Japan are tied, and national and local initiatives are taken to attract more visitors. Among these initiatives, the “cool Japan” campaign shed light on a specific type of tourism: pop culture tourism. Travelers want to visit a place, a destination, because they make the connection with contents from cultural and creative industries, in this case mainly manga and animation. In this perspective, we can compare two cases, in order to understand how this type of territorial marketing can be either a major success or completely ignore by the tourists. First, we will use the example of French tourists to explain the creation of a specific imaginary of Japan built on its pop culture, and the way this imaginary influences the perception of the visitors. Then, we will compare the case of Akihabara, in Tokyo, and the case of Sapporo, in Hokkaido, to show that the tourists imaginary is crucial in the success of a destination marketing campaign based on pop culture references.

Texte intégral

1En juillet 2014, la Japan Expo, le plus grand salon européen autour de la pop culture japonaise, mettait à l’honneur la ville de Sapporo. Une exposition de photos intitulée Le bonheur est sous la neige mettait en avant divers aspects de la ville susceptibles d’attirer de potentiels visiteurs, en mêlant éléments traditionnels et attractions plus récentes. Hatsune Miku, chanteuse virtuelle, et son avatar « neige » (illustrations 1) étaient présentés sur un stand adjacent, illustrant les efforts de Sapporo pour se positionner comme un territoire associé à la pop culture japonaise, notamment dans le cadre d’une campagne nommée « cool Hokkaidō ». La pop culture est ici définie comme les productions des industries culturelles nippones (manga, animation, jeux vidéo, musique) et les pratiques associées, celles liées à la réception par le public et les fans, comme les conventions, le cosplay, la mode…

2Territoire à part dans l’archipel nippon, la préfecture de Hokkaidō, dont Sapporo est la capitale, est un est l’une des quatre îles principales, la plus au nord. Son climat, son histoire et sa population sont différents du Japon traditionnel. Proche de la Russie, Hokkaidō connaît des hivers froids et très enneigés ; de plus, sa colonisation et son peuplement par les Japonais1 ont été tardifs dans l’histoire nationale (fin du XIXème Siècle) ; la densité y est inversement proportionnelle à celle du reste du territoire (66 habitants au km², 4% de la population totale du Japon pour 20% de la superficie du pays) ; enfin, ce n’est que depuis 2014 que le train rapide fait la liaison avec Honshu (l’île principale) et il faut toujours huit heures de train pour rejoindre Sapporo depuis Tokyo, ou deux heures d’avion, ce qui en fait un espace isolé. L’île possède cependant une attractivité touristique indéniable, principalement liée à la neige, les espaces naturels, la faune et la gastronomie. Si Sapporo peut être considérée comme une destination touristique importante, voire de masse, les visiteurs sont avant tout Japonais et asiatiques, les groupes de touristes chinois arpentent la ville tandis que les Occidentaux se font rares.

3La pop culture n’avait jusqu’à cette campagne jamais fait partie des attractions touristiques de la ville. Cette initiative, loin d’être unique au Japon, s’inscrit dans le mouvement national amorcé en 2002, lors du lancement officiel de la campagne « cool Japan ». Cette promotion du pays à travers son soft power2 faisait suite à un article publié par le journaliste Douglas McGray (2002) qui établissait un lien direct entre succès mondial de la culture pop japonaise (notamment à travers des personnages comme hello Kitty ou les Pokémons) et image « cool » du pays. Une grande campagne de nation branding avait alors été lancée, avec la collaboration de divers ministères (entre autres Tourisme et Transports, Affaires culturelles, Economie Commerce et Industries) et agences gouvernementales (comme la Fondation du Japon) pour promouvoir ce « cool Japan » (Dahliot-Bul, 2009 ; Zykas, 2011 ; Valaskivi 2013). Sans en être le but premier, le tourisme faisait partie des secteurs concernés, d’autant plus qu’en 1996, un plan de développement du tourisme avait été lancé pour développer l’accueil de voyageurs internationaux3). Le quartier d’Akihabara à Tokyo, réputé pour être un lieu fréquenté par les fans locaux de pop culture, est alors progressivement devenu l’emblème de ce tourisme de pop culture au Japon. Ce quartier ainsi que le cas de Sapporo amènent à questionner la pertinence et l’efficacité des campagnes de marketing territorial. En effet, un travail de terrain inscrit dans une approche ethnographique du tourisme de pop culture au Japon a permis de constater la touristification progressive et réussie d’Akihabara au cours de la dernière décennie, ainsi que de détailler et d’observer les initiatives menées à Sapporo, qui n’ont pas, elles, rencontré le succès escompté auprès des touristes occidentaux. La comparaison de ces deux cas d’études va permettre d’examiner l’importance des fans, potentiels visiteurs, et de leur imaginaire de la destination concernée dans le succès ou l’échec de la promotion d’un territoire touristique par la pop culture.

1. Marketing territorial et tourisme, quelle méthode ?

4Nous définirons ici le marketing territorial de manière générale comme la valorisation d’un territoire dans le but d’améliorer son attractivité, en nous appuyant notamment sur la définition donnée par Houllier-Guibert (2012) : « Il s’agit de construire des stratégies de développement économique pour des objectifs de différenciation, de performance, d’attractivité qui réfèrent à l’univers du marketing de la sphère privée ». Cette notion s’inscrit plus largement dans les réflexions sur les stratégies de création d’une image de marque (branding) dans le cadre d’un pays (nation branding), ou d’un lieu (place branding). Le place branding peut être défini comme la mise en place d’une image de marque (brand) favorable à un lieu, une « représentation de [son] identité » qui conduit à une image positive du lieu, sur place et à l’extérieur (Govers et Go, 2009). Kotler et Gertner (2002) s’interrogent sur les avantages pour un pays à créer une telle image de marque, et sur les modalités de cette démarche. Ils insistent sur « l’aspect social et émotionnel d’une image de marque » (p.250) qui conduit à une identification des consommateurs. Il faut, selon eux, proposer des images et des symboles positifs, favorables, qui vont consolider une identité attractive pour le pays concerné. Dans le cadre spécifique du tourisme, cela revient donc à se distinguer tout en restant réaliste, ancré dans la réalité du lieu et sans créer des caractéristiques spécifiques de toute pièce. Le destination branding, assimilé à une démarche de marketing territorial, consiste donc à proposer un ensemble d’images mettant en scène les lieux de manière réaliste et attractive. La question de la réalité, de l’authenticité est au cœur de ces démarches, et Govers et Go (2009) invitent à prêter attention à ce que MacCannell, dans ses travaux sur la mise en tourisme des sites, nomme « staged authenticity », une authenticité mise en scène, fabriquée (1973 ; 1976). MacCannell explique que les touristes sont à la recherche d’expériences authentiques permises par l’accès aux lieux secrets, cachés (back region) qui forment l’envers du décor touristique, et qu’ils vont donc rejeter toute expérience qui leur paraîtra ouvertement mise en scène (1973). Une campagne de marketing territorial réussie est donc une campagne qui met en valeur une image de marque positive et perçue comme réaliste par les touristes lors de l’expérience du séjour.

5Nous pouvons rapprocher cette notion de celle des imaginaires touristiques, tels que conçus par Salazar et Graburn (2016), comme des « assemblages représentationnels transmis socialement qui interagissent avec les imaginaires personnels des individus et qui sont utilisés comme des dispositifs de création de sens et de mise en forme du monde »4 ces images pouvant être alimentées par des sources diverses (photos et récits de voyage, art et littératures, industries culturelles et pop culture, promotion et publicités…). Le tourisme occupe une place importante dans les stratégies de branding et les individus vont en construire une image positive. Formulé en termes d’imaginaires touristiques, on peut donc dire que le branding d’un territoire cherche à alimenter les représentations imaginées qui conduisent les individus à choisir une destination de voyage.

6Sur le plan méthodologique, cette réflexion s’inscrit dans le cadre de l’anthropologie du tourisme, car c’est en menant un travail ethnographique sur un temps long (avec des périodes d’activités comprises entre 2007 et 2017) auprès des fans, des voyageurs français (et plus largement occidentaux) et sur les sites dédiés au tourisme de pop culture que la question de la correspondance entre imaginaire touristique et identité locale ou nationale a émergé. L’approche par le marketing territorial vient questionner les possibilités de cette correspondance. Les analyses présentées ici s’appuient donc sur les résultats de différents voyages et terrains menés entre 2007 et 2017. Après une première observation personnelle du quartier d’Akihabara, ces approches combinent la participation aux visites du quartier successivement mises en place (2007, 2008, 2009), des temps d’observation participante parmi des touristes se déclarant fans ou amateurs de pop culture japonaise (été 2007 et 2008, hiver 2013-2014), une activité d’accompagnatrice et d’organisatrice d’un programme « spécial manga » pour une agence de voyage (deux groupes différents en juillet et août 2015), des séries d’enquêtes par questionnaires et entretiens menées auprès des touristes occidentaux à Akihabara et à Sapporo (en 2013-2014 et en 2016-20175), des entretiens avec des professionnels du tourisme français et japonais (2013-2014), ainsi qu’avec les différents acteurs impliqués dans la promotion de Hatsune Miku à Sapporo (2013-2017). Cette ethnographie n’est pas linéaire, elle combine différentes périodes et différentes postures de la chercheuse (touriste, observatrice, organisatrice, guide, enquêtrice). À titre indicatif, plus d’une centaine de touristes français ont été rencontrés lors de leur séjour à Tokyo ; entre 2013 et 2016, 400 questionnaires ont été récoltés parfois accompagnés de discussions informelles plus ou moins prolongées dans les rues d’Akihabara. Une trentaine de touristes occidentaux ont été interrogés dans la rue à Sapporo en 2014, 2016 et 2017 et 87 questionnaires ont été récoltés lors du festival de la neige à Sapporo en 2014. À cette expérience japonaise directement liée aux sites concernés dans cet article, on peut ajouter des enquêtes menées en France auprès du public amateur de pop culture nippone (entre autres : Japan Expo 2012, 2014 et 2016). Ceci a permis d’observer en profondeur la communauté des fans français et la mise en place chez eux d’un imaginaire spécifique du Japon, reposant sur des représentations issues de ces pratiques culturelles, imaginaire qui guide à la fois le choix d’un séjour au Japon et l’expérience, telle qu’elle est vécue et intégrée par chaque voyageur. De plus, les différents séjours à Tokyo ont permis de suivre la manière dont ce tourisme de pop culture était favorisé et développé à travers les initiatives nationales ou régionales autour de la campagne du « cool Japan ». C’est dans ce cadre qu’ont été suivis la mise en tourisme du quartier d’Akihabara, à Tokyo, connu pour abriter les fans de manga locaux (otaku) et devenu vitrine du cool Japan, ainsi que les efforts déployés par la ville de Sapporo et la préfecture de Hokkaidō pour développer ce type de marketing territorial.

Tableau 1. Les modes de collecte d’information sur le terrain

Image 100002010000046E0000028F162D5111.png

7Ces expériences de terrain interrogent les liens et les connexions entre les demandes formulées par les touristes observés et la valorisation des identités territoriales sur la pop culture. Nous verrons ainsi que la puissance de l’imaginaire des fans et des touristes est au cœur de la réussite d’une campagne, car le tourisme de pop culture au Japon résulte de la combinaison entre imaginaire et références propres aux fans français et promotion officielle du cool Japan, les deux ne se superposant pas complétement, mais suffisamment pour valider l’attractivité du territoire ; de plus, le cas de la campagne « cool Hokkaidō » et de Hatsune Miku à Sapporo montre qu’il est nécessaire que les voyageurs aient déjà établi un lien fort entre pop culture et territoire pour que ce type de marketing d’une destination puisse avoir un impact.

2. Le contexte français : les conditions d’un tourisme de pop culture

8Depuis l’époque du japonisme, la culture nippone classique (entre autres les estampes, kimono, ou encore arts martiaux) s’est implantée et est reconnue en France. Néanmoins, il n’en a pas été de même pour ce que nous désignons ici comme la pop culture, et qui correspond aux productions issues des industries culturelles, les plus diffusées étant le manga et l’animation. Cette pop culture s’est, elle, imposée en France à partir des années 1980, jusqu’à devenir aujourd’hui une forme de divertissement répandu et banalisé : la France est aujourd’hui le second marché mondial pour le manga, après le Japon. En parallèle, on constate une augmentation régulière du nombre de visiteurs français au Japon à partir du début du XXIème siècle, une croissance incluse dans le développement plus général du tourisme au Japon depuis cette période.

Tableau 2. L’augmentation des visiteurs au Japon (1995-2019)

Image 100002010000042F000001469F82596A.png

9On a donc pu faire l’hypothèse d’une corrélation entre le succès de la pop culture japonaise et le développement du nombre de touristes, soutenue par la reconnaissance du soft power japonais (McGray 2002). C’est dans cette perspective que l’on peut faire le lien entre d’une part l’implantation de l’animation et du manga en France, d’autre part l’appropriation par les fans et le désir de voyage dans l’Archipel, pour ensuite questionner les connexions entre ce phénomène et les initiatives de valorisation de l’image de marque du territoire nippon.

10Si le succès mondial des contenus japonais s’est incarné dans le phénomène Pokémon au tout début du XXIème siècle, cette diffusion a débutée plus tôt en France, dès 1972, avec la diffusion d’un dessin animé nommé Le roi Léo. Un peu plus tard, au cours des années 1980, les productions nippones se font de plus en plus nombreuses sur les chaînes françaises, en raison notamment de leur faible coût et de leur grand nombre. La privatisation de certaines chaînes (TF1, la Cinq) va alors décupler ce phénomène, les dessins animés japonais devenant l’essentiel des programmes télévisés pour enfants6), avec des titres restés célèbres comme Goldorak, Dragon Ball, Nicky Larson, Les Chevaliers du Zodiaque ou encore Sailor Moon. Les dialogues sont traduits et adaptés, certaines scènes coupées mais, en raison de choix hasardeux, un mouvement de panique morale met ces programmes à l’index, de nombreux adultes les considérant comme stupides, violents ou même pornographiques. Ce décalage est en partie lié à une différence de perception du média : si en France le dessin animé semble réservé aux enfants ou à l’humour, les productions japonaises s’adressent à des publics plus variés (adolescents ou adultes) et certains titres ne sont pas toujours adaptés à un jeune public, comme l’exemplifie le scandale autour de Ken le survivant en 1988. Ce dessin animé postapocalyptique destiné aux adolescents au Japon a été diffusé dans les programmes de l’après-midi en France et il est à l’époque devenu l’emblème d’une lutte contre la violence à la télévision, dénoncée par exemple par la sphère politique (1989). Ces mouvements de protestation ont conduit à un travail plus poussé d’adaptation des dessins animés, tandis que le décret du 16 janvier 1990 instaurant l’obligation de quotas de diffusion d’œuvres produites en Europe (60%) et d’œuvres francophones (50%) venait limiter cette diffusion massive. Paradoxalement, la japonité des contenus, dénoncée par leurs détracteurs, devient alors plus importante aux yeux du jeune public qui les plébiscite. À la fin des années 1990, l’animation japonaise est progressivement remplacée par des contenus occidentaux, sans cependant disparaître du paysage culturel français, notamment grâce aux DVD, à Internet et aux nouveaux succès comme les Pokémons. Par ailleurs, le succès des dessins animés auprès du jeune public a ouvert la voie aux mangas, les bandes dessinées sur lesquelles se basent les séries diffusées à la télévision. Les premiers titres, Akira et Dragon Ball, sont commercialisés en 1991 et 1993, et les ventes croissent régulièrement, pour atteindre environ 40% du total des ventes de bande dessinée en France à partir de 2005 (Ratier 2005) ; Selon les chiffres plus récents, une bande dessinée sur deux vendue en France est un manga (Touzani 2021). Le manga et l’animation font à présent partie du paysage culturel français, les dix années de diffusion intensive à la télévision (1986-1997) ont marqué les enfants d’alors, qui ont pu devenir fans, garder un intérêt occasionnel ou simplement la mémoire et la nostalgie de ces programmes une fois devenus adultes. De plus, après le succès du dessin animé des Pokémons à partir de 1999, la diffusion du manga et les offres d’abonnements vidéo7 ont contribué à renouveler ce premier public en intéressant les jeunes nés après cette période particulière. Même si certains y restent réfractaires, la pop culture japonaise est donc aujourd’hui durablement implantée dans le paysage culturel français, notamment chez les adolescents (Detrez et Vahnée, 2013) avec, outre la vente de mangas et le visionnage des animés, des événements importants comme la Japan Expo et une reconnaissance du milieu de la bande dessinée (les mangas ont aujourd’hui un espace à part entière, au sein du festival de la bande dessinée d’Angoulême).

11Une communauté de fans (ou fandom) rassemble des individus passionnés par un même objet et peut, à ce titre, être considérée comme une « communauté imaginée » au sens que lui donne Benedict Anderson (1983 in Pasquier, 1996) : ses membres ne se connaissent pas personnellement mais ils partagent des idées, des valeurs et des goûts communs. Comme le montre Henry Jenkins dans Textual Poachers (1991), les fans reviennent constamment aux œuvres qu’ils affectionnent et ils y sélectionnent des éléments particuliers qui vont constituer les « conventions interprétatives partagées », c’est-à-dire des explications, des interprétations et des opinions sur les œuvres, qui vont circuler et former des références disponibles pour tous les membres du fandom. Il peut s’agir d’une explication sur un personnage, d’un avis sur une série ou un film, du sens à donner à une action, et ses différents éléments vont fournir à chaque fan une base sur laquelle élaborer son jugement et son goût personnel (Le Bart, 2002) tout en lui permettant de se reconnaître comme membre de la communauté imaginée : n’est fan que celui qui possède les références. Ce double mouvement articule donc le niveau individuel à la collectivité, tout en fournissant les bases d’élaboration d’un imaginaire lui aussi collectif (puisque partagé par tous) et individuel (puisque personnalisé). Les fans de manga partagent donc un répertoire de références communes dans lequel ils peuvent puiser pour composer leur imaginaire personnel. Ces références portent sur les œuvres (contenus, créateurs) mais également, de manière plus large, sur le Japon. Selon eux, il est important de connaître le Japon et sa culture pour réellement comprendre les productions pop. Susan Napier (2009) parle à ce propos de fantasyscape, en se rapportant à la théorie des scapes de l’anthropologue Arjun Appadurai (1996), une perspective qui met le « travail de l’imagination » au cœur du processus d’appropriation des contenus culturels et médiatiques circulant à l’international. Selon Appadurai, les flux caractéristiques de la globalisation comportent cinq dimensions (scapes) : culturelle (ethnoscape), médiatique (mediascape), économique (finanscape), politique ou idéologique (ideoscape) et technologique (technoscape). Napier ajoute donc l’imaginaire, le fantasme (fantasy) pour désigner la manière dont les fans et plus largement le public, s’approprient les œuvres et construisent un univers personnel et alternatif, un imaginaire individualisé dans lequel ils peuvent s’immerger. Cet imaginaire s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une « japonité fantasmée » : à travers les références dont ils disposent, les passionnés de manga bâtissent une certaine image du Japon qui leur semble familière et idéale. Le pays devient un territoire rêvé, attirant et unique. On retrouve dans cet imaginaire collectif les caractéristiques de l’exotisme du Japon en France comme le paradoxe entre tradition et modernité, les traditionnels éléments pittoresques de la culture nippone (temples, kimono, samouraïs, geishas, gastronomie par exemple) et la mentalité (politesse, courtoisie, contemplation, ordre, sophistication, respect, entres autres), enrichis de représentations directement liées à la pop culture (Sabre, 2013). Le pays et ses habitants sont donc valorisés et s’y rendre devient un objectif. Les amateurs de manga et animation se sentent proche du Japon, ils semblent éprouver un désir à la fois nostalgique et projectif qui les poussent à vouloir s’immerger de manière concrète dans le « vrai Japon ».

12Le travail de terrain, mené sous forme d’entretiens auprès de fans français et de questionnaires lors de la Japan Expo de Paris (Sabre, 2013) a ainsi mis en avant, chez de nombreux fans venus au Japon, une attirance forte et vécue comme un cheminement logique, des loisirs liés au manga et à l’animation à un désir fort de connaître un Japon authentique. Les références issues de la pop culture soulignent les différents aspects du pays et de sa culture, comme le résument parfaitement les propos d’un voyageur postés en 2008 sur le forum internet d’une agence de voyage observée lors du travail de terrain et qui organise des séjours « spécial manga » :

« Alors pour moi, je dois dire que je suis attiré par le Japon depuis que je suis tout petit, peut-être depuis que j'ai 12 ans environ (en gros depuis que je m'intéresse aux animes). Donc j'ai commencé à me documenter un peu sur tout ce qui se rapporte à ce pays, que ce soit la religion, les temples, la bouffe, en passant par la langue mais aussi et surtout le style de vie. Puis je me suis mis à lire des mangas ce qui m'a permis d'en apprendre pas mal sur la vie de tous les jours et sur la jeunesse nippone (notamment la vie lycéenne, ce qui était mon cas en France à cette époque). Jeune et rêveur, j'aspirais donc à une sorte de "Japanese Way Of Life" (…). J'ai donc décidé de passer à l'étape supérieure et ce, en réalisant le but ultime, le voyage (enfin bon, l'ultime serait d'y vivre quelques années). (…) Je me suis donc inscrit pour le voyage d'un mois en d'avril 2008 ». Message posté sous pseudonyme le 04 juillet 2008 sur le forum d’Autrement le Japon, en réponse au sujet « vos motivations pour cet été ? »

13Ces quelques mots résument le ressenti exprimé par les fans français, que l’on peut rapporter au désir de donner corps à l’expérience imaginaire vécue grâce au fantasyscape. Le séjour touristique permet alors de concrétiser cet imaginaire en l’ancrant dans un territoire et dans une expérience réellement vécue.

3. Tourisme de pop culture au Japon : des fans en pèlerinage

14Avant de suivre les fans lors de leur séjour nippon, il est nécessaire de donner quelques précisions sur la manière dont ces données s’intègrent à une analyse menée dans le cadre de l’anthropologie du tourisme. L’approche développée par Nelson Graburn (1983) qui s’appuie sur les travaux de Victor Turner à propos du pèlerinage (1974), et poursuivie par Rachid Amirou en France (1995), considère l’expérience touristique comme analogue à celle du rite de passage, avec ce qu’Amirou nomme une « homologie structurelle ». L’expérience touristique, tout comme le rite de passage, se divise en trois temps : l’avant, période préalable pendant laquelle les futurs voyageurs choisissent une destination via les représentations qui y sont associées ; pendant le séjour, une période dite liminoïde, forme atténuée de la période liminale du rite, lors de laquelle les initiés sont séparés du reste du groupe, dans un état d’entre-deux (Turner, 1974 ; Graburn 1983) durant lequel les voyageurs sont hors de leur univers habituel et enfin l’après, temps de réintégration à la société, en ayant incorporé l’expérience vécue lors du voyage. On peut donc considérer ici que la constitution d’un imaginaire du Japon propre aux fans correspond au premier temps, tandis que le séjour au Japon correspond à cette période liminoïde centrale dans l’expérience touristique. Cette étape a des propriétés liées à la coupure avec l’univers familier : le groupe de touristes constitue ce que Turner nomme une « communitas », forme de communauté éphémère mais au sein de laquelle les membres entretiennent des liens forts et intenses, accompagnés d’une plus grande permissivité (paresse, excès ou encore séduction). Cette période est donc vécue de manière intense et comme étant exceptionnelle (Amirou, 1995).

15De plus, l’analogie avec le pèlerinage peut être développée dans le cadre de séjour sans lien direct avec le religieux, ce qui permet d’employer cette approche sur un plan structurel. Reader et Walter (1993) présentent ainsi des cas d’études portant sur des séjours à Graceland pour les fans d’Elvis Presley, à Glastonbury pour les amateurs des légendes arthuriennes ou encore sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale. Le fil conducteur de ces séjours n’est plus le texte religieux mais l’imaginaire des passionnés. Gabriel Segré (2003) reprend lui aussi cette perspective dans son travail sur les fans français d’Elvis Presley en voyage aux Etats-Unis, en montrant de manière détaillée la manière dont le récit mythique construit autour de l’idole guide non seulement le désir de voyage mais également tout le vécu de l’expérience. Le sociologue anglais Nick Couldry (2005) utilise lui le terme de « media pilgrimage » pour qualifier ce type d’expérience, en s’appuyant notamment sur des observations des touristes visitant les décors de la populaire série télévisée britannique Coronation street. Enfin, Seaton et Yamamura parlent de « contents tourism » pour décrire « un voyage, totalement ou partiellement motivé par des récits, des personnages, des lieux et autres éléments créatifs issus des diverses formes de pop culture telles que les films, séries télévisées, manga, animation, romans et jeux vidéo » (2017, p.3). Son ouvrage (Seaton et al., 2017) présente un panorama de l’émergence de ce type de tourisme au Japon, en examinant les différentes formes de liens entre tourisme et contenus culturels narratifs et en détaillant diverses initiatives, locales et nationales, de développement de sites touristiques. La définition du « contents tourism » ne se limite pas à la pop culture, elle englobe d’autres expressions plus ou moins liées aux industries culturelles (littérature, poésie classique)8 mais le tourisme lié au manga et à l’animation y occupe une place importante et les exemples choisis illustrent bien la manière dont les fans et les communautés locales coopèrent pour redynamiser des territoires parfois peu valorisés. Ces diverses approches mettent en avant les caractéristiques du pèlerinage de pop culture, que l’on retrouve lors des séjours de fans français au Japon : une expérience hors de l’ordinaire, motivée par un imaginaire fort lié à des lieux particuliers. Cet imaginaire donne tout son sens à l’expérience du voyage et guide le vécu positif des fans lors de leur séjour.

16L’expérience touristique est l’occasion de mobiliser l’imaginaire préalable et de l’actualiser. Les images associées à la destination choisie orientent le désir de voyage, le séjour permettant alors d’ancrer ces représentations dans la réalité et dans l’expérience vécues. Amirou décrit le tourisme comme une « quête de sens » (1995) et il explique que le choix d’une destination repose sur des représentations exotiques et rêvées. Dans le cadre du tourisme de pop culture, ces images sont issues des productions et elles circulent parmi la communauté des fans ; lors du séjour, elles sont donc à disposition des touristes comme cadre de référence.

17Une partie des touristes que j’ai pu observer sur le terrain était venue à Tokyo dans le cadre de voyages semi-organisés « spécial manga » de huit à dix jours, ou de séjour de deux semaines ou un mois avec des activités à la carte. Si tous ne se sont pas déclaré fans, le terme lui-même restant d’ailleurs fortement connoté, de manière négative (Pasquier 1996 ; Jenkins, 1991), la très grande majorité s’est révélée être amatrice de pop culture nippone, partageant les codes et références du fandom évoqués plus haut. Cette mobilisation constante des images du Japon construites à travers la pop culture s’est à chaque fois manifestée de manière diffuse et régulière pendant le séjour, avec notamment des rapprochements fréquents entre les séries et le vécu du séjour. Chaque manifestation du quotidien peut ainsi être associée à la pop culture :

« Les uniformes des lycéennes, c’est Sailor Moon partout ! » (25 ans, été 2008)

« Les Japonais sont minces comme les personnages de Nana ! » (23 ans, été 2007).

« J’ai l’impression d’être dans City Hunter » (jeune homme buvant un whisky local dans un bar panoramique, 30 ans, été 2008).

« La fiction a rencontré la réalité, je suis enfin passée à travers l’écran ! » (28 ans, été 2008).

18Les activités menées lors du séjour sont largement tournées vers la pop culture. Les voyageurs souhaitent se rendre dans ses lieux emblématiques, que ceux-ci y soient officiellement associés (le musée Ghibli, des studios du même nom, les boutiques spécialisées, le quartier d’Akihabara, connu pour être celui des otaku, les maid cafés9) ou que les liens soient moins évidents, comme pour les lieux dédiés à d’autres activités mais importants dans certains mangas, comme la Tour de Tokyo associée aux mangas du studio Clamp, l’université de Tokyo associée au manga Love Hina, ou encore le grand magasin Luminé du quartier de Shinjuku, associé au manga City Hunter. Ce type de sites se visite pour les liens entretenus avec une série, un film d’animation, un auteur particulièrement apprécié. Ces différents lieux peuvent être des sites touristiques (comme la Tour de Tokyo) ou se transformer en lieux sacrés de pèlerinage, par les fans qui superposent l’imaginaire de la pop culture du Japon et l’expérience concrète, créant ainsi la carte d’un territoire imaginé. Le tourisme de pop culture apparaît donc ici comme une expérience d’immersion guidée par un imaginaire préalable, comme toute expérience touristique. Sa spécificité réside dans les références et les pratiques culturelles qui ont façonné cet imaginaire. A la manière de pèlerinages séculiers, les voyageurs sont guidés par un récit préalable (Gabriel Segré parle de « mythe Presley » par exemple) qui donne son sens à leur séjour ou, pour les amateurs moins passionnés, à une partie des activités. Néanmoins, cette approche peut rester anecdotique et ignorée si elle ne rencontre pas les initiatives menées pour développer et promouvoir ce type de tourisme. C’est là qu’intervient la question du marketing territorial et de l’identité des destinations.

4. Le « cool Japan » et ses avatars, une stratégie marketing efficace ?

19MacCannell (1976) découpe en cinq étapes le processus qui transforme un lieu en site touristique de sacralisation : nommer, cadrer et élever, enchâsser, reproduction mécanique (comme les cartes postales ou les souvenirs) et reproduction sociale (réputation et intérêt croissant des voyageurs). Elles aboutissent à la reconnaissance d’un lieu comme site spécial, signifiant pour les touristes. Nous pouvons ici établir un lien entre ce processus de désignation et l’émergence du tourisme de pop culture au Japon ; le cas des fans français en voyage illustre le début de ce cycle. Néanmoins, pour que l’opération soit achevée, des efforts de mise en tourisme doivent être menés officiellement et les sites concernés doivent être reconnus et promus en tant que tels.

20Cet effort a été entrepris dans le cadre de la campagne cool Japan associée aux initiatives pour accroître le tourisme. La réforme du secteur touristique (Welcome plan 21) lancée en 1996 avait un objectif ambitieux : atteindre 7 millions de visiteurs en 2007, puis 10 millions en 2010. Malgré les aléas (tsunami et incident de Fukushima en 2011) et l’arrêt temporaire (les frontières sont fermées aux étrangers avec la pandémie de covid-19), les résultats ont été très positifs (31 191 856 touristes étrangers accueillis en 2018) et les objectifs régulièrement étoffés. En 2003, le premier ministre a officiellement lancé la « Visit Japan Campaign » qui visait à développer les infrastructures d’accueil et de transport ainsi que la promotion internationale, et la pop culture a progressivement été intégrée à cette promotion, en concomitance avec la campagne cool Japan. En effet, cette campagne n’est pas uniquement destinée au tourisme (Seaton et Yamamura, 2017), il s’agit plus largement d’un effort de branding au niveau international, le pays ayant souhaité tirer parti du succès de sa culture populaire pour mettre à profit ce soft power afin de renouveler et rajeunir son image de marque. Différentes initiatives dans le cadre de cette campagne de promotion ont contribué à légitimer la pop culture et ont promu l’identité culturelle nationale nommée « pop diplomacy » (Zykas, 2011) : création d’un prix international du manga (2007), nomination officielle du personnage de chat-robot Doraemon comme « ambassadeur de l’animation » (2008), nomination de trois jeunes femmes comme ambassadrices du kawaii10 (2009), ou encore le projet d’un musée de la pop culture à Tokyo. L’apparition du Premier Ministre déguisé en personnage du jeu vidéo Super Mario, lors de la cérémonie de clôture des jeux olympiques de Rio en 2016, constitue un bon exemple de ce renouvellement de l’image de marque via la pop culture, tout en faisant le lien avec la volonté de développer le secteur touristique et d’aménager les infrastructures, comme en a témoigné l’organisation des jeux Olympiques, pourtant sans touristes étrangers du fait de la pandémie mondiale.

21L’utilisation officielle du cool Japan a pu être perçu comme une version aseptisée de la pop culture, effaçant les contenus étranges, ambigus ou pornographiques et les pratiques jugées asociales voire déviantes des otaku (Daliot-Buhl 2009 ; Miller 2011 ; Valaskivi 2013). Ce terme11, longtemps très péjoratif au Japon, représente les fans les plus engagés et est fortement connoté et associé à des passionnés obsessionnels et amateurs de contenus problématiques comme le lolicon (de lolita complex, qui met en avant de manière érotisée de très jeunes filles), le yaoi (histoires d’amour entre héros masculins mais dessinées et lues par un public féminin) ou encore le hentai (appelé simplement ecchi au Japon, manga et animation pornographiques), autant d’éléments gommés du discours officiel du cool Japan12. Rapportée au tourisme et plus précisément aux fans français en voyage, le problème ne semble cependant pas perçu de cette manière. En effet, les fans français se montrent généralement enthousiastes quant à la place de la pop culture au Japon et seule une minorité, plus au fait des débats sur les scandales liés aux otaku, se montre critique. La grande majorité des touristes rencontrés était, elle, positive et enthousiaste, l’univers spécifique des otaku étant connu mais sans grands détails. Les voyageurs se rapportent plutôt aux séries les plus populaires, lues et diffusées en France, et leur imaginaire et les références préalables leur suffisent pour valoriser leur expérience touristique en tant que pèlerinage ou tourisme de pop culture (Sabre, 2019). Néanmoins, un décalage subsiste parfois : l’office du tourisme nippon se base davantage sur les références diffusées aux Etats-Unis ou en Asie et non les séries très populaires diffusées en France dans les années 1980-1990. Une observation des sites internet du Japanese National Tourism Office (JNTO) menée entre 2006 et 2016 a ainsi montrée que la version américaine proposait aux futurs voyageurs anglophones un dossier « invitation to an otaku tour », une carte « anime map » et une autre « pilgrimage to sacred sites » avec des explications sur les points d’intérêts et les liens avec certaines séries populaires, tandis que le site français se contentait d’une liste de musées et boutiques en lien avec le manga, l’animation et les produits dérivés. Des modifications ont toutefois eu lieu : si les cartes en anglais restent disponibles sur Internet, elles ne sont néanmoins plus référencées directement sur le site et les pages sur le manga et l’animation, désormais plus succinctes, sont à présent les mêmes dans toutes les langues. Par ailleurs, des partenariats sont régulièrement mis en place, comme celui entre Tokyo Otaku Mode et le JNTO pour promouvoir des sites de tourisme de pop culture13. Enfin, les séries les plus populaires, comme One Piece, le sont aujourd’hui à une échelle globale.

22Les fans français ne constituent donc pas une cible particulière malgré la place importante du manga en France et ils doivent souvent trouver des informations spécifiques par d’autres canaux. Néanmoins, les touristes rencontrés ne s’en sont pas particulièrement plaints, surtout depuis la revalorisation du quartier d’Akihabara. En effet, ce quartier de Tokyo dédié à l’électronique, tombé en désuétude et devenu le repère des otaku dans les années 1990, a été requalifié et aménagé de manière à devenir la vitrine du cool Japan (Sabre, 2019). Lors des premiers voyages auxquels j’ai pu participer, le quartier était encore en reconstruction et il était très difficile pour un non-japonisant de se repérer dans le dédale des boutiques spécialisées et des premiers maid cafés. Depuis plusieurs années et la fin des travaux entrepris, le quartier a achevé son processus de sacralisation en complétant les étapes décrites par MacCannell (1976) : reconnu comme le lieu de rassemblement des fans nippons, le territoire a été délimité, réaménagé et officiellement désigné, via la promotion touristique, comme le site par excellence de la pop culture nippone. La « reproduction mécanique » se traduit par les nombreux souvenirs estampillés « Akiba » (surnom du quartier) et sa réputation (« reproduction sociale ») est faite par les nombreux visiteurs étrangers s’y pressant en continu. Comme pour la promotion cool Japan, la question de l’authenticité de cette vitrine se pose : Patrick Galbraith (2010) a ainsi montré comment les otaku ont été domestiqués et repoussés hors du quartier afin de ne pas compromettre l’image associée de la pop culture présentée à l’international. Les touristes français ne semblent pas particulièrement touchés par ce problème et Akihabara fait partie des visites incontournables, pour les fans mais aussi de plus en plus pour les touristes simplement curieux de cette culture liée au manga et aux dessins animés. Un travail de terrain régulier mené entre 2013 et 2017 a ainsi montré que les visiteurs français rencontrés à Akihabara validaient son statut de site central de la pop culture, incontournable pour un fan ou un amateur en voyage (Sabre, 2019). Les questionnaires, les discussions informelles menées lors des temps d’observation le confirment. Nous pouvons donc considérer ici que la promotion du site comme destination de pop culture a été un succès, ce qui fait le lien avec l’approche en termes de marketing territorial : les aménagements du quartier, associés aux initiatives autour de la pop culture et à la promotion de cette identité spécifique du site ont produit une image de la destination validée par les touristes. L’imaginaire des fans français intègre bien Akihabara, et la promotion qui en est faite contribue à solidifier cette association, qui conduit au succès de ce destination branding.

23Cette initiative au retentissement international a inspiré d’autres campagnes dans des préfectures moins connues. Des initiatives locales ont ainsi été menées, sans qu’elles soient exclusivement liées au tourisme international. En effet, le pèlerinage lié à la pop culture est un phénomène qui a pris de l’ampleur au Japon. Désigné par l’expression « seichi junrei » (pèlerinage sur les lieux sacrés), ce type d’excursion s’est développé parmi les fans nippons et certains succès ont pu conduire à une revitalisation locale, comme dans le cas du temple de Washinomiya, situé dans la commune de Kuki, à une soixantaine de kilomètres de Tokyo. Le temple de la ville (ainsi que d’autres décors) apparaissant au générique de Lucky Star, une série très populaire chez les fans japonais, ceux-ci ont entrepris de s’y rendre régulièrement développant un tourisme de pop culture local en coopération avec les locaux (Yamamura, 2014). C’est donc l’implication des fans de la série qui a initié ce mouvement de valorisation de la localité, à travers diverses initiatives (fabrication d’artefacts religieux à l’effigie des personnages du dessin-animé, ventes d’objets dérivés, autorisation de faire du cosplay14 dans l’enceinte du temple par exemple). Il ne s’agit pas d’une campagne de marketing territorial initiée par la ville elle-même mais d’un mouvement spontané né du public de la série, ce qui nous permet d’insister sur l’importance du lien établi par les fans en amont, entre le contenu et le territoire. D’autres destinations nippones ont également misé sur ce type de pèlerinages, parmi lesquelles Ōarai (pour la série Girls and panzers), Hakodate (ville thermale proche du Mont Fuji, qui sert de décor à la très populaire série Evangelion) ou la préfecture de Tottori, qui se vante d’être un manga kingdom car plusieurs auteurs de manga célèbres en sont originaires. Ces campagnes sont relayées de manière officielle et témoignent de la multitude de projets lancés dans l’Archipel pour appuyer la promotion locale et touristique sur le succès de la pop culture. Parmi ces initiatives, le cas de Sapporo et de la campagne « cool Hokkaidō » permet toutefois de montrer que le marketing d’une destination par la pop culture ne fonctionne pas de manière automatique, même dans le cas d’un personnage aussi populaire mondialement que Hatsune Miku. En effet, cette chanteuse virtuelle possède de nombreux fans au Japon et à l’étranger et la ville de Sapporo a cherché à la mettre en avant dans le cadre d’une campagne de promotion du soft power local.

24Sapporo est la capitale de la préfecture de Hokkaidō, constituée par l’île la plus au Nord du Japon en tant qu’espace spécifique, plus froid et beaucoup moins peuplé que le reste de l’Archipel. Ses paysages naturels et son climat en font une destination touristique prisée des touristes japonais et asiatiques mais largement délaissée par les visiteurs occidentaux. À titre d’illustration, on peut mentionner que, lors des enquêtes menées à Tokyo dans le quartier d’Akihabara, environ la moitié des répondants affirmait connaître Hokkaidō (au moins de nom), tandis qu’ils étaient un peu plus nombreux à connaître Sapporo (66% en 2014, 71% en 2016), souvent associée à la bière éponyme. Concernant plus spécifiquement les attraits touristiques de Sapporo, la ville a accueilli les Jeux Olympiques d’hiver en 1972, elle compte quelques bâtiments datant de sa construction au début du XXème siècle et quelques festivals culturels autour de la danse, la musique ou l’art contemporain, mais son attraction principale est le Yuki Matsuri (festival de la neige). Débuté à petite échelle en 1950, c’est devenu au fil des années un événement majeur qui se tient durant une semaine, début février. À cette occasion, des statues de neige hautes de plusieurs mètres sont construites en plein centre-ville, et de nombreuses manifestations ont lieu. Le festival attire chaque année plus de deux millions et demi de visiteurs15, néanmoins, cet événement majeur ne concerne que peu les touristes occidentaux : la majeure partie des quelques visiteurs occidentaux, rencontrés en tant que guide bénévole pendant le festival en février 2014, 2016 et 2017, résidaient au Japon pour des longs séjours (sur 87 questionnaires soumis en 2014, 45% des répondants étaient présents pour plus de six mois, 48% pour plus de trois mois).

25L’île de Hokkaidō et la ville de Sapporo possèdent donc une identité touristique forte mais peu marquée par le cool Japan. Inspirées par la campagne nationale, les autorités locales (gouvernement de la préfecture de Hokkaidō et ville de Sapporo) ont mis en place le projet du cool Hokkaidō en 2013, en partenariat avec des entreprises locales et avec l’aide d’agences de publicité et d’événementiel. Destinée à promouvoir différentes activités et personnages liés à la pop culture, cette campagne a cherché à utiliser le personnage de Hatsune Miku. Cette chanteuse virtuelle incarnée sous les traits d’une jeune fille de seize ans aux cheveux bleus, dans un style typique des mangas prompts à plaire aux otaku, est l’avatar d’un logiciel nommé vocaloid, qui permet de faire chanter une voix préenregistrée sur des créations originales. Le personnage de Miku illustre l’un de ces logiciels commercialisés par Crypton Future Media, entreprise basée à Sapporo. Hatsune Miku étant devenu populaire à l’échelle internationale, ce logiciel est celui qui a rencontré le plus de succès. Crypton interagit d’ailleurs beaucoup avec les fans de la chanteuse dont l’image est libre de droit16 : il existe une plateforme dédiée à Miku (et aux autres personnages proposés par Crypton), Piapro.net, sur laquelle les fans peuvent poster leurs créations, échanger ou encore être tenus informés des événements prévus, comme les concerts live qui ont lieu au Japon et lors de tournées internationales. C’est donc en s’appuyant sur cette popularité que la ville a souhaité mettre en place un partenariat avec Crypton afin de promouvoir les liens entre Miku et Sapporo. Selon l’histoire présentée de manière officielle sur le site dédié, des fans locaux ont construit une statue de neige à l’effigie de Miku lors du yuki matsuri de 2010, l’initiative a ensuite été renouvelée et élargie sous le nom de yuki Miku (ou Snow Miku dans sa version anglophone), cette version mettant en avant le lien entre Miku, Sapporo enneigée et son attraction touristique principale, le festival de la neige. Il a fallu en effet trouver un compromis avec Crypton car l’entreprise souhaitait que le personnage de Miku reste virtuel et ne soit pas attachée à un unique territoire17, contradiction qui témoigne d’une première limite dans l’utilisation de la popularité de Hatsune Miku pour le marketing territorial.

Illustrations 1. Hatsune Miku est une fabrication pour ville de Sapporo

Image 10000201000007B700000277E2E8351D.png

sources : site internet de la ville de Sapporo et site internet snowmiku.com (2021)

26Tous les ans, un concours est organisé par Crypton et la ville de Sapporo pour choisir le design de la version annuelle de yuki Miku. La version neige de Miku est mise en avant à travers diverses initiatives promotionnelles (tramway à son effigie roulant d’octobre à mars, événements dédiés pendant le festival, utilisation du personnage comme ambassadrice lors des Jeux Asiatiques d’hiver en 2017), dans le but de valoriser les liens entre la ville et la pop culture. Les sculptures de neige qui constituent l’attraction principale du festival sont installées au cœur de la ville, dans le parc Odori et un espace spécifique est réservé à la statue de neige de Miku et aux animations associées (illumination de la statue, musique, concours, vente de goodies exclusifs) ; on trouve également des produits dérivés snow Miku sur les autres stands du parc. De plus, un événement éponyme a lieu pendant le festival, avec des expositions, des conférences et des animations centrées sur le personnage de Miku et sur sa version neige.

Illustrations 2. Snow Miku mise en scène dans Sapporo pendant le festival de la Neige

Image 1000020100000546000002C6DA8361EF.png

source : photos de l’auteur

27De manière plus générale, Sapporo favorise depuis plusieurs années les initiatives liées à l’art et à la culture contemporaine. La ville a obtenu le label Ville créative de l’UNESCO en 2013, dans la catégorie « arts numériques », notamment en mettant en avant Hatsune Miku, que l’on retrouve l’année suivante avec la création du Snow Miku Sky Town en décembre 2014. Situé dans l’aéroport principal de Hokkaidō, le plus proche de Sapporo (Chin Chitose), un espace muséal dédié à Hatsune Miku, présente « le personnage qui soutient Hokkaidō pendant l’hiver » ainsi qu’une boutique de souvenirs à son effigie. Le site internet du Miku Skytown est accessible en plusieurs langues, témoignant de l’importance des visiteurs asiatiques à Sapporo : japonais, anglais, chinois mandarin et chinois cantonais. Néanmoins, ces initiatives, plébiscitées par les fans nippons et asiatiques, n’ont que peu d’effets sur les touristes occidentaux : parmi les visiteurs rencontrés à Sapporo, un nombre peu signifiant (moins de dix, sur environ 150 personnes interrogées) connaissait Hastune Miku et je n’ai rencontrés qu’un seul visiteur venu exclusivement pour les événements associés à Yuki Miku lors du festival de 2017 (un Américain président d’un fan club de Hatsune Miku). Lors des enquêtes par questionnaires menées à Akihabara18, j’ai intégré des questions sur la perception de Hokkaidō et sur Hatsune Miku afin d’obtenir des informations sur l’imaginaire et les représentations de Hokkaidō et Sapporo chez les touristes rencontrés. Là encore, le lien avec Miku n’était pas exprimé par les enquêtés, et la grande majorité des individus associait l’île et sa capitale à la nature et à ses paysages : parmi un choix multiple de qualificatifs à associer à Hokkaidō, les termes privilégiés ont été « nature » (50% en 2014, 44 % en 2016), « campagne » (29% en 2014, 26% en 2016), « paisible » (27,8% en 2014) et « traditionnel » (28% en 2015). L’utilisation et la promotion d’un personnage important de la pop culture nippone comme Miku ne garantit donc pas le développement d’un tourisme de pop culture, ou même l’incorporation de cet aspect dans l’image de la destination. Même parmi ceux qui aimaient Hatsune Miku (environ la moitié des interrogés pour chaque vague d’enquête), la plupart des touristes ne savaient pas qu’elle avait été créée à Sapporo (respectivement 94% en 2014 et 95% en 2016) et cela ne leur paraissait pas un motif suffisant pour visiter la ville, alors même qu’ils valorisaient la pop culture et reconnaissaient qu’elle jouait un rôle important dans leur décision de voyager au Japon. On peut ici revenir sur le choix de Crypton, qui a préféré décliner Hatsune Miku en une version locale et privilégier le caractère universel et non inscrit dans un lieu spécifique du personnage principal ; on peut en effet imaginer que l’information sur l’origine de Miku reste relativement confidentielle, ce qui empêche la fixation d’un lien fort entre Miku et Sapporo chez une grande partie de son public et ne peut donc créer d’incitation à une visite des lieux. Un autre exemple vient renforcer cette position, celui de Francesca (Sabre, 2017), personnage de jeune femme à l’allure typique du style manga et portant des signes propres à plaire aux otaku (cheveux roses, bandeau sur l’œil, costume de maid). Créé par Heartbit, une entreprise locale spécialisée dans les jeux sur mobile et associée au projet cool Hokkaidō. Francesca a attiré un public de fans japonais dès son lancement par un clip vidéo en 2013, mais son succès ne s’est pas pérennisé et la série animée (2014) relatant ses aventures a été un échec. Le créateur de Francesca a voulu attirer les Occidentaux fans de manga avec un « personnage typique » (entretien en 2014) et la série devait promouvoir la région de Sapporo en mettant en avant des éléments historiques, culturels et les paysages propres à la région. Cette création produite exclusivement dans un but de marketing territorial a été un échec. Ce n’est pas toujours le cas, comme en témoignent les succès du studio de production PA Works, dont les séries animées valorisent des régions de l’Archipel et contribuent à y relancer le tourisme intérieur. Ce studio fournit des exemples de promotion territoriale réussie, à travers des séries d’animation populaires auprès des fans japonais comme par exemple Hana saku iroha, diffusée en 2011. L’intrigue se déroule dans une ville fictive, directement inspirée de Yuwaku onsen, une station thermale proche de Kanazawa, à environ 500 kilomètres à l’ouest de Tokyo. Un festival issu de l’imagination du scénariste, le bonbori matsuri, tient une grande importance dans l’intrigue et, suite au succès de la série, une collaboration s’est mise en place entre les fans, la ville de Yuwaku onsen et PA Works afin de créer ce festival qui se tient en octobre depuis 2011. Les studios d’animation PA Works sont par ailleurs situés à Nanto, non loin de Kanazawa, et affichent une orientation régionale assumée : la majorité des séries créées se déroulent dans cette région et non à Tokyo. Des initiatives sont également prises pour promouvoir Nanto, commune où se trouve l’ancien village de Gokayama, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO pour ses maisons montagnardes traditionnelles au toit de chaume. En 2016, PA Works a ainsi collaboré avec Nanto pour proposer une application au fonctionnement local, qui permettait de visionner une série animée exclusive se déroulant à Nanto, ou encore de prendre des photos avec un filtre intégrant les personnages animés au paysage. Ces initiatives constituent donc un exemple réussi de marketing territorial à travers des contenus issus de la pop culture japonaise, et une rapide comparaison permet de constater qu’à la différence de Heartbit, PA Works, créé en 2000 est un studio expert dans l’animation et qui jouissait d’une certaine réputation avant ces initiatives locales. Par ailleurs, l’ancrage local des séries est lui décidé en amont, et s’inscrit directement dans la narration, à la différence du personnage de Hatsune Miku.

Discussion et conclusion

28Le cas du tourisme de pop culture au Japon permet d’examiner les liens entre anthropologie du tourisme, imaginaires touristiques et marketing territorial. Govers et Go (2009) insistent sur l’importance des images et du lien entre campagne de publicité et tourisme, en expliquant qu’il faut « comprendre comment les individus élaborent leur perception des lieux et comment les marketers peuvent les influencer et promouvoir une destination ». L’exemple du cool Japan incarné à Akihabara montre ainsi l’incidence entre un imaginaire, qui peut se développer de diverses manières, bien en amont d’une campagne de branding, et des initiatives menées localement. Le cas des fans français précise le mécanisme qui conduit à la superposition des images préalables et de l’expérience touristique.

29Néanmoins, le cas de Sapporo permet aussi de voir les limites de ce processus : si l’imaginaire n’est pas assez fort, qu’il ne coïncide pas avec le désir des voyageurs, la valorisation des aspects liés à la pop culture n’attirera pas de nouveaux visiteurs et elle passera inaperçue. Pour reprendre les termes de l’anthropologie du tourisme, la sacralisation décrite par MacCannell reste confidentielle, elle ne dépasse pas la communauté des fans les plus investis et les visites restent au stade de pèlerinages, ne concernant qu’un petit groupe de passionnés. L’imaginaire d’un noyau réduit de fans ne suffit pas à faire d’une destination un site de pop culture à grande échelle. Dans le cas de Sapporo, les éléments d’enquête montrent que l’association entre Hatsune Miku et Sapporo peine à se répandre chez les fans, et la création du personnage de Snow Miku ne suffit pas à créer de lien fort entre le personnage et la destination, la campagne restant donc sans influence sur les représentations associées à la destination pour un public plus large, même amateur de pop culture.

30Nous pouvons ici poser la question suivante : qu’est-ce qui détermine la réussite ou l’échec d’une campagne de marketing territorial ? La réponse apportée par les exemples étudiés semble reposer sur des émotions et de l’authenticité. D’une part, les campagnes de branding reposent sur une implication émotionnelle des consommateurs (Kotler et Gertner, 2002) et d’autre part, l’impression d’être face à une authenticité mise en scène (« staged authenticity », MacCannell 1973) déçoit les touristes et affaiblit l’image de marque d’une destination (Govers et Go, 2009). Si l’on reprend l’analyse dans les termes de l’anthropologie du tourisme, on peut dire que lors de la première étape du tourisme, l’imaginaire des futurs voyageurs se met en place en s’appuyant sur des images à disposition, et déjà la question de l’authenticité se pose : ce qui semble artificiel sera rejeté. Cet imaginaire touristique procure des émotions au voyageur, avant son séjour. Pour qu’une campagne de marketing territorial parvienne à installer une image de marque influente, il faut donc que les images proposées correspondent à celles qui composent l’imaginaire des touristes, afin qu’ils en tirent un sentiment d’authenticité, qui viendrait renforcer les émotions positives déclenchées par les représentations qu’ils ont du site. Cela ne signifie pas qu’il est impossible de créer de nouvelles représentations, comme le montre l’exemple de P.A Works, mais celles-ci doivent être perçues comme authentiques et adaptées à l’imaginaire déjà en place. La touristification d’Akihabara va plutôt dans ce sens, bien que certains critiquent son authenticité (Galbraith 2009 ; Sabre 2019), mais les deux exemples pris à Sapporo montrent que cette association fonctionne peu. Dans le cas de Hatsune Miku, l’association entre le personnage et Sapporo ne semble pas dépasser un cercle de fans très restreints et impliqués, principalement japonais. Pour les autres, les représentations habituelles liées à Hokkaido dans son ensemble et présentées lors du festival de la neige continuent à prévaloir, le personnage de Snow Miku n’apportant pas d’émotion supplémentaire. Néanmoins, c’est un développement qui s’inscrit dans la durée et qui pourrait être amené à s’ancrer davantage dans les esprits. En revanche, le cas de Francesca est plus tranché : la série animée a été critiquée pour sa mauvaise qualité et son manque d’authenticité (le scénario mélange des personnages historiques locaux et d’autres sans lien direct avec Sapporo ni Hokkaidō); les fans de la première heure s’en sont très vite détournés et le projet a été perçu comme artificiel. Le personnage de Francesca n’a donc pas suscité d’émotion ni généré de communautés de fans, et l’association avec Sapporo n’a pas été retenue, ce qui a conduit au déclin puis à l’abandon du projet et du personnage. Là encore, on constate une défaillance dans la mise en place de représentations perçues comme authentiques, réalistes et pouvant être intégrée à un imaginaire procurant des émotions positives aux individus.

31Bien entendu, il faudrait davantage détailler ces observations, en incluant notamment les touristes asiatiques et japonais, qui composent la majorité des visiteurs à Hokkaidō. En servant de point de comparaison avec le cas d’Akihabara, cet exemple montre la place de l’imaginaire dans la réussite d’une campagne de marketing territorial orientée vers le tourisme. Celui-ci peut se créer de manière spontanée, comme dans le cas précis de la diffusion de la pop culture japonaise en France ; il peut aussi être proposé par les acteurs locaux qui souhaitent dynamiser leur territoire mais, si les représentations proposées n’ont pas de sens ou d’importance dans l’imaginaire du public, la portée de la campagne reste limitée et ne permet pas le développement d’un tourisme de pop culture autre qu’anecdotique.

Bibliographie

Amirou, R. (1995). Imaginaire touristique et sociabilité du voyage. Paris, Presses Universitaires de France.

Anderson, B. (1983). Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism. London, New York, Verso.

Appadurai, A. (2001). Après le colonialisme. Paris, Payot.

Couldry, N. (2005). « On the actual street » in D. Crouch, R. Jackson and F. Thompson (dir) The Media and the Tourist Imagination: converging culture. New York, Routledge, 60-75.

Daliot-Buhl, M. (2009). « Japan brand strategy : the taming of ‘Cool Japan’ and the challenges of cultural planning in a postmodern age », Social science Japan journal, 12 (2), 247-266.

Detrez, C., Vanhée, O. (2013). Les mangados : lire des mangas à l’adolescence. Paris, Editions de la bibliothèque publique d’information.

Galbraith, P. (2010). « Akihabara: conditioning a public ‘otaku’ image », Mechademia, 5, 210-231.

Govers, R., Go, F. (2009). Place Branding, Glocal, virtual, and physical identities, constructed, imagined and experienced. Basingstoke, Palgrave Macmillan.

Graburn, N. (1983). « The anthropology of tourism », Annals of tourism research, 10, 9-33.

Houllier-Guibert, C.E. (2012). « De la communication publique vers le marketing des territoires : approche microsociologique de la fabrication de l'image de marque », Gestion et management public, volume 1/2(2), 35-49.

Jenkins, H. (1992). Textual Poachers. New York, Routledge.

Kotler, P., Gertner, D. (2002). « Country as brand, product, and beyond: a place marketing and brand management perspective », Brand management, 9 (4–5), 249–26.

Le Bart, C. (2000). Les fans des Beatles : sociologie d’une passion. Rennes, Presses universitaires de Rennes.

MacCannell, D. (1976). The tourist: a new theory of the leisure class. New York, Schoken Books.

MacCannell, D. (1973). « Staged authenticity: arrangements of social space in tourist settings », American journal of Sociology, 79 (3), 589-603.

McGray, D. (2002). « Japan’s gross national cool », Foreign policy, May/June 2002, 44-54.

Napier, S. (2007). « From impressionism to anime: Japan as fantasy and fan cult in the mind of the west ». New York, Palgrave Macmillan.

Miller, L. (2011). « Cute masquerade and the pimping of Japan », International journal of Japanese sociology, 20 (1), 18-29.

Pasquier, D. (1999). La culture des sentiments. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.

Ratier, G. (2005-2016). Bilan annuel de l'ACBD, en ligne

Reader, I., Walter T. (dir) (1993). Pilgrimage in popular culture. Basingstoke, Palgrave Macmillan.

Royal, S. (1989). Le ras-le-bol des bébés zappeurs. Paris, Laffont.

Sabre, C. (2013). « New images of Japan in France: a survey to Japan Expo » in K Koma ed. Representations of Japanese Popular Culture in Europe. Kaunas: Vytautas Magnus University Press, 95-122.

Sabre, C. (2019). « Marketing touristique, pop culture et conflit d’appropriation. Le quartier d’Akihabara à Tokyo comme vitrine du cool Japan ». Téoros 38 (2), en ligne

Salazar, N., Graburn, N. (2016). Tourism imaginaries: Anthropological Approach. Bergham New York.

Seaton, P., Yamamura, T.; Sugawa-Shimada, A. et Kungjae, J. (2017). Contents Tourism in Japan. Pilgrimages to “sacred sites” of popular culture. Amherst, Cambria Press.

Segré, G. (2003). Le culte Presley. Paris, Presses Universitaires de France.

Touzani, S., (2021). « Une bande dessinée sur deux vendue en France est un manga ». Les échos, 18 septembre 2021, Consulté le 31 octobre 2022, en ligne sur www.lesechos.fr

Turner, V. (1974). Dramas, fields and metaphors. Symbolic actions in human societies. Ithaca, Cornell University Press.

Valaskivi, K. (2013). « A brand new future? Cool Japan and the social imaginary of the branded nation », Japan forum, 25 (4), 485-504.

Yamamura, T. (2014). « Contents tourism and local community response: Lucky star and collaborative anime-induced tourism in Washimiya », Japan forum, 27 (1), 59-81.

Yamamura, T., Seaton, P. (2020). Contents tourism and pop cultural fandom, Bristol, Channel View Publication.

Zykas A. (2011). « The Discourse of Popular Culture in 21st Century: Japan’s Cultural Diplomacy Agenda » in T. Kitamura, K. Koma, S.G. Li (dir.), Reception of Japanese and Korean Culture in Europe, Kaunas, Vytautas Magnus University, 2011.

Notes

1 Les Aïnous, people autochtone présent au Nord du Japon et en Russie, peuplaient l’île avant d’être colonisés et assimilés de force par le Japon à partir du XIXème Siècle.

2 Selon la définition de Joseph Nye : « comportement de puissance indirecte ou de cooptation qui tend à obtenir des autres qu’ils veuillent la même chose que vous », le soft power passant par « les ressources de puissance intangibles telles que culture, idéologies et les institutions » (Nye 1992, p.28).

3 OCDE, Direction de la Science, de la Technologie et de l'Industrie (2002). Examen des politiques nationales du tourisme au Japon, Juillet 2002.

4 Traduction personnelle : « « socially transmitted representational assemblages that interact with people’s personal imaginings and that are used as meaning-making and world-shaping devices (Salazar 2012 dans Graburn, Salazar 2014, p.1)

5 300 questionnaires récoltés en 2013-2014 à Akihabara, 87 questionnaires récoltés durant le yuki matsuri à Sapporo en 2014, 100 questionnaires récoltés à Akihabara en 2015-2016.

6 Animeland (2003). Le petit monde de la japanim’ et des mangas, Hors-série n°5. Paris, Anime Manga Presse.

7 Chaînes câblées rediffusant les titres des années 1980 et 1990, sites de streaming proposant les dernières nouveautés.

8 Dans le dernier ouvrage collectif du groupe de recherches sur le contents tourism, les cas de visites liées aux sœurs Brontë, ou au poète japonais Bashō sont par exemples proposés (Seaton & yamamura 2020).

9 Cafés où les serveuses sont habillées dans la version japonaise d’une soubrette victorienne ; le client peut jouer à des jeux volontairement enfantins et converser avec ses maids préférées

10 Le mot kawaii se traduit par mignon et est communément employé pour désigner tout ce qui est joli, agréable, doux. On y associe des styles vestimentaires et des attitudes liés à l’enfance, les couleurs pastelles, la douceur, la féminité, etc.

11 Le terme otaku désigne les fans masculins de manga, animation, pop idol qui sont engagés à l’extrême dans leur passion. Le terme est connoté péjorativement au Japon et renvoie entre autres à des sous-genres valorisant des personnages féminins, parfois très jeunes.

12 Il est d’ailleurs frappant de voir que, exposées sans problèmes dans les boutiques d’Akihabara les plus fréquentées par les touristes, les figurines de jeunes femmes dénudées et dans des positions ouvertement sexuelles ont d’abord été reléguées dans des espaces cachés par un rideau (observé à partir de 2016), pour ensuite disparaître totalement des vitrines en 2017 (observations personnelles).

13 La campagne a eu lieu en 2014 et elle mettait à l’honneur des sites dans tout le Japon.

14 De l’anglais costume et play, mot-valise désignant le fait de se costumer en personnage fictionnel (manga, animation, films de science-fiction…). Le cosplay se pratique notamment lors des conventions, ces salons rassemblant les fans de pop culture.

15 Et jusqu’à 2,74 millions de visiteurs en 2019, avant la pandémie et la chute de fréquentation causée par l’épidémie de covid-19 (2020), puis l’annulation (le festival a eu lieu « en ligne ») en 2021. /

16 Le logiciel vocaloïd est lui payant mais les représentations de Miku sont autorisées, et même encouragées, tant qu’elles restent respectueuses (donc non pornographique) (entretien avec la chargée des relations publiques de Crypton (2014) et avec le chargé de la promotion internationale de Crypton (2016).

17 Entretien avec la chargée de relations publiques de Crypton en 2014 et avec le chargé de la promotion internationale en 2016, avec l’équipe en charge à la mairie de Sapporo en 2014.

18 Deux vagues successives : 2013-2014 et 2015-2016.

Pour citer ce document

Clothilde Sabre, « L’imaginaire des fans dans le tourisme de pop culture : étude de territoires japonais » dans © Revue Marketing Territorial, 10 / hiver 2023

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=863.

Quelques mots à propos de :  Clothilde Sabre

Après un doctorat en anthropologie et ethnologie à l’Université de Lille qui portait sur le tourisme des Français au Japon induit par l’intérêt pour les mangas et l’animation nippone, puis des recherches postdoctorales au Center for Advanced Tourism Studies à l’Université de Hokkaido, Clothilde Sabre enseigne actuellement à l’Université Catholique de Lille tout en poursuivant ses travaux autour des liens entre imaginaires, tourisme et industries culturelles et créatives. Elle est chercheure associée au Clersé (Lille) ainsi qu’au CATS (université de Hokkaido).