Les impacts de l’antiterrorisme sur la sécurisation des événements dans l’espace public à Bruxelles

Merlin Gillard


Texte intégral

1Après les attentats de 2015 et 2016 à Paris, Bruxelles et Nice, diverses dispositions d’exception ont été mises en place : l’instauration de l’état d’urgence en France et l’élévation du niveau d’alerte de l’État belge, fixé par l’Organisme de Coordination pour l’Analyse de la Menace terroriste, à son plus haut niveau1. Cela a notamment été le cas pendant 5 jours à Bruxelles, en novembre 2015, imposant un lockdown de la capitale et l’annulation de nombreux événements2. En Belgique, ces mesures d’exception incluaient, entre autres, l’augmentation du nombre de militaires en rue (Campion, 2018), et ont donné lieu à de nombreuses perquisitions et arrestations, souvent très violentes, ciblant des personnes perçues comme musulmanes (Human Rights Watch, 2016 ; Leroij, 2018). Elles ont également eu un impact sur la sécurisation des événements dans l’espace public, nouvelle cible des terroristes dans les pays occidentaux (Coaffee, 2017) : intensification de la présence policière, nouvelles tactiques défensives… Ces mesures peuvent avoir à leur tour un impact sur le droit à la ville de certaines populations. Cet article vise à comprendre ce qu’il en est à Bruxelles lors de certains événements. Quels ont été les impacts des mesures antiterroristes sur la sécurisation des événements dans l’espace public ? Quelles sont leurs implications spatiales et politiques ? Le terme événements, ou événements festifs (Pradel, 2017) désigne ici tout type d’événement culturel, musical, thématique, associatif… ayant lieu dans l’espace public. Si la littérature scientifique s’intéresse depuis maintenant plusieurs années aux méga-événements, en particulier aux compétitions sportives internationales (Klauser, 2013 ; Coaffee, 2015), moins d’attention a été portée sur des événements de taille plus réduite, comme l’a fait déjà Pradel (2015) ou cette recherche menée en 2018-19 (Gillard, 2019) qui analyse les mesures mises en place pour divers événements bruxellois réunissant plus d’un millier de personnes. Après une revue de la littérature et l’exposé de la méthodologie, ce texte analyse la Gestion Négociée de l’Espace Public (GNEP), doctrine policière belge qui règle la sécurisation de tous les types d’événements et qui prévoit notamment la prise en charge de cette sécurité par les organisateurs. Ensuite, les mesures de sécurité mises en place autour des événements festifs à Bruxelles et la manière dont elles ont évolué dans le récent contexte anti-terroriste sont exposées. Puis, l’analyse des dimensions spatiales de ces événements et leurs dis/similarités avec les mesures de sécurité mises en place autour des manifestations politiques, permettent de s’attarder sur leurs impacts politiques et économiques sur la ville et sur l’espace public.

1. Revue de littérature, méthodes et contexte

2Différents travaux sont mobilisés sur la sécurité, les espaces publics et l’événementiel. En premier lieu, la sécurité est abordée sous l’angle de l’antiterrorisme : face au risque terroriste, caractérisé par une forte imprévisibilité, et donc impossible à éliminer de manière certaine, les pouvoirs publics mettent en place des stratégies néolibérales de gestion du risque (Krahmann, 2011). Basées sur l’anticipation et la préemption des attaques (leur élimination avant qu’elles n’aient lieu), elles se concrétisent notamment par des tactiques de renforcement des cibles (Coaffee, 2017), comme dans le cas des espaces publics, nouvelles cibles privilégiées des terroristes. Ces protections doivent également être « visibles et manifestes, pour rassurer le public sur le fait que le gouvernement a le contrôle » (ibid., p. 45). Ces mesures de sécurité façonnent l’espace public et les interactions qui y ont lieu, notamment par la mobilisation d’assemblages de surveillance et de sécurité (Lippert, 2009), et d’une diversité d’institutions et de personnels policiers, y compris issus du secteur privé (Loader, 2000). Entretenu par ce dernier (Krahmann, 2011), ce contexte de gestion du risque permanent renforce l’émergence d’un marché global de la violence (Graham, 2010 ; Rigouste, 2015). Par ailleurs, plusieurs auteurs ont déjà pointé que la mise en place de mesures d’exception (par exemple, état d’urgence en France, pouvoirs spéciaux en Belgique) après des attentats, a souvent été suivie par l’intégration de ces mesures, ou d’une partie d’entre elles, dans la loi ordinaire (Agamben, 2005 ; Neocleous, 2007). En fait, la sécurisation des espaces publics est une caractéristique essentielle de leur privatisation et de leur marchandisation (Garnier, 2008), qui permet l’« éviction des indésirables des espaces urbains » (Decroly et al., 2003) ou qui constitue une réaction à des sentiments de peur (de « l’autre » ou d’un risque de crime) (Davis, 1992 ; Tulumello, 2017). Ainsi, Stephen Graham (2010) décrit l’émergence mondiale d’un nouvel urbanisme sécuritaire qui participe à la fragmentation des espaces urbains en espaces privatisés, fermés à certains publics ou divisés par de nombreuses frontières micro-spatiales (Franzén, 2001). En plus de ces dernières, la sécurisation des méga-événements implique aussi le contrôle des circulations en leur sein. Citant la description des « dispositifs de sécurité » de Foucault (2004), Klauser rappelle que le but de ce contrôle est de garantir que les flux puissent bien s’écouler, tout en en contrôlant le contenu, en triant le bon du mauvais, pour en éliminer les « dangers inhérents » (Klauser, 2013). En effet, les événements « doi[vent] assurer aux visiteurs une expérience authentique, animée et sécuritaire » (Pradel, 2017). En fait, ils sont mis en place dans le cadre de l’urbanisme événementiel (ibid.), un instrument de la politique économique urbaine, dans un contexte de gestion entrepreneuriale (Harvey, 1989) où les villes doivent jouer le jeu de la compétition inter-urbaine (ibid.). Pour justifier le déploiement de tels instruments, comme des projets de réhabilitation urbaine ou l’organisation de grands événements, les pouvoirs publics peuvent mobiliser une rhétorique basée sur le droit à la ville (Lefebvre, 1968) et sur la réappropriation des espaces publics. Plusieurs auteurs interrogent ces discours : c’est bien le pouvoir municipal qui contrôle ces événements (Garnier, 2008), et ces instruments méprisent en fait le droit à la ville des plus marginalisés (Margier et Melgaço, 2016). En outre, à Bruxelles comme dans d’autres villes, l’organisation d’événements s’est institutionnalisée à travers une gouvernance formée d’associations parapubliques mais qui fonctionnent selon le modèle privé (Pradel, 2015).

3Dans ce cadre, interroger l’évolution de ces mesures de sécurité vient tester l’hypothèse suivante : les mesures antiterroristes renforcent l’arsenal de dispositifs de sécurité autour des événements dans l’espace public. Ces dispositifs visent d’autres objectifs que la protection contre des attaques terroristes et diminuent notamment l’accessibilité de ces espaces publics. Cette recherche s’appuie sur une comparaison des mesures de sécurité mises en place en 2014 et en 2018 autour d’un festival de musique (le Brussels Summer Festival BSF) et sur l’étude moins approfondies des mesures de sécurité mises en place lors de la Fête du 1er Mai (organisée par le syndicat socialiste) et des Plaisirs d’Hiver (le géant marché hivernal bruxellois), pour les deux mêmes années. Le BSF s’étend en extérieur sur trois scènes entre le parc de Bruxelles et la gare centrale. L’entrée est payante, et on trouve des bars et des foodtrucks aussi bien à l’intérieur des parterres que dans les rues entre les scènes, en accès libre. La Fête du 1er Mai se déroule sur une seule place dans un quartier plus populaire, durant une après-midi, et s’organise autour de discours, d’un village d’associations, et de concerts en fin de journée. Enfin, les Plaisirs d’Hiver ont lieu durant un peu plus d’un mois, dans l’hyper-centre bruxellois, avec de nombreuses échoppes et attractions comme une patinoire et une grande roue.

Tableau 1. Les caractéristiques des événements étudiés

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4La recherche a été conduite sur la base de différentes méthodes qualitatives complémentaires : l’observation participante lors d’événements en 2018-19, la collecte de photos disponibles sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) pour les événements ayant eu lieu en 20143, l’observation d’une réunion de préparation d’un événement, et la conduite de douze entretiens semi-directifs avec des membres de la police, des coordinateurs de sécurité d’événements, et un fonctionnaire chargé de la planification d’urgence. L’observation objective les informations récoltées dans des entretiens qui viennent interroger les dispositifs observés, leur évolution, et les raisons et les modalités de leur utilisation.

5En Belgique, l’organisation et la sécurisation d’événements dans l’espace public sont régies par deux circulaires datant de 2011 (CP4) et 2014 (OOP41), qui décrivent la Gestion négociée de l’espace public (GNEP) et qui n’ont pas été modifiées depuis. Cette doctrine de maintien de l’ordre est applicable à tous les types d’événements, du marché à l’émeute, en passant par la fête de quartier, le concert, le match de foot, et la manifestation politique : selon les cas, les policiers doivent « privatiser » et « faciliter » l’événement, l’« encadrer », le « réprimer », voire se « défendre » (Teirlinck, 2016). Ainsi, les tactiques et les seuils de tolérance (avant une intervention répressive) de la police doivent varier selon le type d’événement, s’il est autorisé ou pas, et selon la relation avec l’organisateur. En effet, la GNEP prévoit que ce dernier demande l’autorisation d’organiser l’événement au bourgmestre (qui dirige la police), et communique et négocie avec la police (qui impose une série de contraintes) sur différents paramètres : l’emplacement de l’événement, les mesures de circulation… et les mesures de sécurité. Ce dispositif responsabilise l’organisateur en charge de la sécurité interne de son événement. Ainsi, les perturbateurs de l’ordre public en deviennent les co-garants.

2. évolution des mesures de sécurité : généralisation des fortifications

6Deux types de changements ont eu lieu dans la sécurisation des événements : la généralisation de la privatisation des espaces publics, et l’implémentation de nouvelles mesures antiterroristes.

7Avant les attentats de 2015-16, la sécurité des événements gratuits, comme la Fête du 1er Mai ou les Plaisirs d’Hiver, était peu visible : quelques barrières Nadar (d’une hauteur de 1 mètre, facilement franchissables), balisant l’emprise de l’événement, et, selon l’ampleur de ce dernier, des équipes de stewards pour informer les visiteurs. De plus, des patrouilles de police se déplaçaient dans et autour de l’événement, avec un rôle de stewards et de surveillance, dont le nombre dépendait également de la taille de l’événement. En bref, celui-ci était visible, ouvert, accessible sans contraintes, et intégré à l’espace public. Les dispositifs de sécurité avaient avant tout pour but de dévier la circulation et d’éviter les mouvements de foule.

8A la même date, la sécurité des événements à entrée payante, tels que le BSF, était plus intensive : pour pouvoir restreindre l’accès de l’événement aux visiteurs ayant payé leur entrée, il fallait clôturer intégralement le site. En 2018, cette privatisation temporaire de l’espace public a été généralisée à pratiquement tous les événements festifs se tenant sur le territoire communal bruxellois. Elle est nécessaire juridiquement pour permettre à une société de gardiennage privée de surveiller les installations temporaires, et surtout elle permet de mieux contrôler ceux qui pénètrent dans l’enceinte. Concrètement, elle se traduit par :

  • L’installation de hautes barrières bâchées (de type Heras) tout autour de l’espace occupé par l’événement (Fig. 1)

  • La définition d’un nombre strictement limité de points d’entrée et de sortie auxquels des fouilles de sacs des visiteurs ou des palpations sont opérées4 (Fig. 2)

  • L’imposition de règles particulières à l’événement (par exemple, l’interdiction d’apporter des bouteilles en verre) (Fig. 3)

  • Et par la délégation de compétences policières à une société de gardiennage (Fig. 2). L’espace de l’événement est surveillé par des vigiles, placés aux entrées, près de certains endroits stratégiques (par exemple l’accès à la régie), et à d’autres endroits au sein du périmètre. Dans le cas d’événements payants, des stewards (bénévoles) sont aussi chargés de contrôler les tickets des visiteurs et de les guider sur le site de l’événement.

Figure . Les clôtures installées pour sécuriser les événements de Bruxelles

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Toutes les photos sont de l’auteur.

Figure 2. Les entrées régulées des lieux événementiels

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Figure 3. Les panneaux informationnels des événements

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9La police conserve cependant un rôle de conseil et de supervision auprès des coordinateurs de sécurité d’événements et garde un rôle prédominant dans les missions de surveillance des événements (avec des patrouilles et la consultation de caméras au sein d’un centre de contrôle). En cas de crise, elle coordonne les services de sécurité et protection civile et est l’interlocutrice privilégiée du bourgmestre.

10A cette privatisation généralisée des événements dans l’espace public s’ajoutent d’autres mesures qui n’étaient pas (ou seulement dans de rares cas) mises en place avant 2015 :

  • Après les attentats, la réalisation d’une analyse de risque devient systématique pour chaque événement, et plus complète : « avant, notre analyse de risque était beaucoup plus ciblée sur les mouvements de foule, on n’avait pas encore cette idée d’attentats terroristes »5.

  • Aux endroits où une rue donne sur l’événement, et en particulier à ses accès, des obstacles contre les voitures-béliers (nouveau modus operandi des terroristes) sont mis en place (par exemple, des blocs de béton, des sacs de sable ou parfois un fourgon de police, voir Fig. 1. bas). « Les sacs de sable, c’est depuis Nice… Chaque événement apporte son lot d’expériences et de réactions adoptées »6. Ils doivent cependant être facilement déplaçables (à l’aide d’un chariot élévateur) s’ils sont placés aux sorties de secours, pour permettre le passage d’une ambulance.

  • Les poubelles opaques sont scellées et remplacées par des poubelles provisoires transparentes, permettant une fouille visuelle plus rapide (Fig. 4).

  • Enfin, les espaces privatisés et clos où se tiennent les événements sont préalablement fouillés par la police dans le cas où une bombe aurait été cachée.

Figure 4. La régulation pour les déplacements

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11Certaines mesures visent autant des risques d’attaques terroristes que des risques liés à la gestion de foule et à des mouvements de panique potentiels, en principe moins dangereux qu’une attaque terroriste, mais plus probables : « dès qu’on pense “sécurité d’un événement”, on pense directement au risque terroriste alors qu’on a beaucoup plus de chance d’avoir une compression de foule »7. Il semble que ces risques mineurs aient donc été tolérés auparavant pour les événements non-payants. Ainsi, les fouilles aux entrées ont pour but de refuser des objets qui sont un danger, sans aucune ambiguïté (armes et explosifs) et ceux plus banals, interdits par les règles de l’événement pour des raisons commerciales ou parce qu’ils pourraient être utilisés comme arme dans le cas d’une éventuelle altercation (appareils photos, parapluies, bouteilles en verre, petits couteaux…). Les barrières autour de l’événement, d’une part cachent certaines attractions aux passants et régulent mieux les flux8 et d’autre part facilitent les fouilles. On observe ainsi une généralisation des mesures de fortifications temporaires, de contrôle des circulations et de surveillance après les attentats. Ces mesures, d’abord mises en place pour des événements payants ou dans le cas de méga-événements (Klauser, 2013), étaient plutôt l’exception sous le niveau d’alerte 2 en 2014, mais elles restent d’application une fois le niveau 3 rabaissé à 2 en janvier 2018. Quelques adaptations ont cependant été faites pour les plus petits événements : « maintenant, la police continue à faire des recommandations. […] Dans certains cas c’est des fouilles visuelles, on n’est pas obligé de faire la palpation de chaque personne »9, ce qui permet par ailleurs de fluidifier les files à l’entrée. La police a également légèrement réduit l’intensité de ses patrouilles. En fait, les événements dans l’espace public sont maintenant considérés par le gouvernement comme des soft target (des cibles faciles) pour les terroristes, et ils intègrent à ce titre la liste de lieux et situations exceptionnelles qui restent considérées comme étant sous niveau 3. Comme observé par ailleurs (Neocleous, 2007), certaines mesures d’état d’exception sont rendues permanentes après un certain temps écoulé (Campion, 2018).

3. Spatialités des mesures de sécurité : surveillance et gestion des circulations

12La privatisation, la clôture d’espaces publics pendant des événements festifs, et le contrôle de leurs accès (schématisés dans la figure 5) sont similaires à ce que Francisco Klauser (2013) décrit au sujet des méga-événements sportifs, produisant des enclaves sécuritaires dans la ville (Graham, 2010). Les accès à ces enclaves sont contrôlés avec des frontières micro-spatiales (Franzén, 2001) mais qui doivent satisfaire une double contrainte (Klauser, 2013) : les flux doivent être contrôlés, et de manière rapide, pour garantir leur circulation fluide. Pour cela, on peut réduire l’intensité du contrôle et catégoriser les personnes : visiteurs, VIPs, et différents types de personnel (stewards, vigiles, serveurs…).

Figure 5. Synthèse des mesures de sécurité des événements et manifestations à Bruxelles

Image 10000000000017B9000008F3CAD2D932.jpgGillard et Stathopoulos, 2021

13On retrouve une structure semblable, bien que plus légère et mobile, dans la manière de sécuriser les manifestations, qui n’a pas changé après les attentats (Gillard, 2019, 2021). Différents types de personnel policier encadrent le cortège à des distances différentes (service d’ordre interne tout autour du cortège ; police de la circulation ; police d’intervention qui se cache dans les rues parallèles, en application de la tactique de la désescalade10), ce qui a pour effet de créer des frontières micro-spatiales. La manifestation est surveillée par une partie de ce personnel, auquel il faut ajouter les membres des renseignements généraux, présents dans et autour du cortège. Enfin, la gestion des circulations lors de la manifestation, s’illustre par la manière de choisir l’itinéraire. Il doit se négocier entre organisateurs et police, cette dernière pouvant l’imposer (Fillieule, 2006). Mais certaines zones sont interdites aux manifestations qui, si elle déborde de l’itinéraire négocié, voit des actions répressives. Toutes ces mesures sont variables en intensité d’un événement à l’autre. Dans le cas du BSF et des Plaisirs d’Hiver, des itinéraires (ou « lignes conductrices », Klauser, 2013) entre les différents sites et scènes et jusqu’aux stations de métro, sont fléchés et parfois protégés de la circulation automobile par de petites barrières en béton (voir Fig. 4). Ce n’est pas le cas lors de la Fête du 1er Mai puisqu’elle se tient sur un seul site : seules les circulations à l’intérieur de l’espace événementiel étaient délimitées. De plus, la manière dont les fouilles sont menées semble varier selon les événements (pas de fouille, fouille des sacs, fouille visuelle, palpations…), et les descriptions qui en sont faites par les différents répondants ne correspondent pas toujours. Plusieurs explications à cela sont possibles (et non-exclusives) : le type de fouille varie selon la taille ou la nature de l’événement (concert en soirée avec alcool ou fête en journée), selon la présence de VIP, ou si l’analyse de risques a montré une menace plus importante… et il se peut aussi que les souvenirs des répondants n’aient pas été très clairs. Un vigile peut par ailleurs décider de faire une fouille plus poussée s’il pense qu’un visiteur a l’air suspect.

14La création d’enclaves urbaines est délibérée : « maintenant, la notion de “porte d’entrée” dans un espace public est beaucoup plus importante »11. Avec elle, la gestion des circulations permet d’encadrer et de contrôler le trouble à l’ordre public causé par l’événement, dans l’espace mais aussi dans le temps. Par exemple, au BSF, peu après la fin du dernier concert de la soirée, la police vide l’espace privatisé et disperse les participants qui s’étaient attardés, pour laisser la place aux circulations habituelles : « on est tenu à un planning précis pour rétablir l’ouverture de la rue, parce qu’il y a des transports en commun qui circulent »12. Prises ensemble, la clôture des événements avec des barrières opaques et l’ajout de barrières anti-véhicules béliers forment des fortifications temporaires, destinées à renforcer les cibles potentielles des attaques terroristes (Coaffee, 2017). Ceci renforce la fragmentation urbaine (Graham, Marvin, 2001) créant une série « d’intérieurs plus ou moins purifiés, séparés d’extérieurs plus ou moins dangereux » (Franzén 2001, p.207). Temporairement, pendant la durée d’un festival (quelques jours), d’une fête ou d’un marché (quelques heures), des parties de l’espace public de la ville sont extraites du domaine public, et amenées dans celui du privé. Là, elles y sont ordonnées et protégées contre de multiples menaces de différentes natures et intensités : ces espaces festifs doivent fournir l’expérience la plus sûre possible (Pradel, 2017). Le cas échéant, on ne peut exclure la potentielle présence d’autres mesures de sécurité qui n’auraient pas été observées ou non dites en entretien comme par exemple, des snipers dans le cas de la présence de personnalités.

4. Impacts politiques et économiques

15Toutes ces mesures de sécurité participent à la reconfiguration d’une économie de l’événementiel. D’abord, elles nécessitent d’être planifiées par des acteurs-clé du champ de l’événementiel sécuritaire : les coordinateurs de sécurité des événements, parfois intégrés directement à l’organisation-mère de l’événement. Ils font appel à des firmes de sous-traitance pour l’installation des diverses infrastructures (scènes, tonnelles, barrières, blocs de béton…) et pour l’emploi de personnel au statut légal précis (gardes privés, stewards). Ainsi, plusieurs répondants ont pointé la forte croissance des dépenses qu’ils ont dû engager pour satisfaire les normes nouvellement imposées par la ville de Bruxelles, même si cette dernière a octroyé des subsides dans les premières années, couvrant partiellement ces nouveaux frais. Avec ce recours accru à du personnel et des technologies de sécurité et de surveillance (y compris des caméras mobiles), le marché de la sécurité privée s’en trouve ainsi renforcé (Krahmann, 2011, Rigouste, 2015). Ces mesures de sécurité participent également à la protection de l’événement pour lui-même (en plus de celle de son public), en tant qu’instrument de politique économique crucial dans le contexte de la compétition inter-urbaine. Il faut « sécuriser [l’événement] pour rassurer » (Garnier 2008, p.72, voir aussi Coaffee, 2017) les visiteurs, les touristes, et les investisseurs. Sécuriser permet de s’assurer que le succès de l’événement ou sa rentabilité s’il est payant, ne soient pas affaiblis, sécurisant ainsi à leur tour l’économie urbaine et son image. L’événementiel a d’ailleurs fait partie intégrante d’une stratégie de revalorisation de l’image de Bruxelles après les attentats et après que de nombreux acteurs avaient déconseillé aux touristes de s’y rendre. Enfin, ces mesures de sécurité sont aussi conçues pour mettre les visiteurs à l’aise : on note par exemple les habillages publicitaires ou informatifs des clôtures (une exposition était installée sur les bâches autour de la Fête du 1er Mai). Plus encore, elles constituent des dispositifs normalisés (Pradel, 2017) : on les retrouve à tous les événements, ce qui permet à nouveau de rassurer. « Sécuriser, c’est protéger le spectateur contre toute manifestation remettant en cause la communion hédoniste et consumériste » (Garnier, 2008, p.76). Ainsi, les manifestations sont également proscrites à l’intérieur de l’événement pour éviter de gâcher la fête. Alors, à qui ces événements ultra-sécurisés s’adressent-ils ? Dans ces conditions, quel est le droit à la ville des habitants, en particulier des plus marginalisés ? En effet, « [c]e qu’il s’agit de simuler, à des dates et en des lieux fixés en haut lieu à l’avance, c’est la “réappropriation” ludique et conviviale des espaces publics, dissimulant, par la même occasion, l’ordinaire de la vie quotidienne pour la majorité des habitants, soumis à des logiques sociales contraires aux idéaux claironnés » (ibid., pp.69-70). Ainsi, la sécurité permet d’« organise[r] des manières d’être et [de] filtre[r] des pratiques, formatant une urbanité rêvée, non conflictuelle et valorisable » (Pradel, 2017). Dans ce sens, il serait intéressant d’interroger plus avant les pratiques des vigiles aux entrées, qui ont un large pouvoir discrétionnaire, dans le contexte antiterroriste qui a favorisé la construction de « l’ennemi de l’intérieur », c’est-à-dire la perception de personnes vues comme « suspect[e]s de terrorisme » (Leroij, 2018).

16La sécurisation des espaces publics décrite ici, et leur privatisation lors de ces événements, les impératifs de sa marchandisation, en font des « espaces d’exception » (Agamben, 2005 ; Coaffee, 2015) qu’on pourrait aussi décrire comme des espaces sanctuarisés, dans le sens d’espaces d’où le conflit est exclu et invisible (pour le meilleur et pour le pire). Ceci remet notamment en cause les perceptions fantasmées de l’espace public vu comme une agora accessible à tous par ses concepteurs. Ces visions correspondent à l’espace des représentations (Lefebvre, 1970) en opposition aux représentations de l’espace, celui effectivement vécu par les habitants et usagers (Garnier, 2008 ; Delgado, 2016) et qui est ici fragmenté et contrôlé, et même inatteignable et excluant pour certains. Pour aller plus loin, on peut aussi se poser la question du rôle du design urbain (Coaffee, 2017) dans la sécurisation des événements festifs et des espaces publics, qui a été mentionnée par plusieurs des répondants comme étant amené à prendre de l’importance, et de l’équilibre à trouver ici aussi entre protection contre les véhicules-bélier et l’accessibilité pour les véhicules de secours. Par ailleurs, si de nouvelles tactiques terroristes ayant pour cible l’espace public apparaissaient, il faudrait redévelopper de nouvelles techniques de protection en réponse, dans le cadre de la stratégie de gestion du risque permanent. Enfin, quels pourraient être les impacts de la crise du coronavirus débutée en 2020 sur la manière dont les événements sont sécurisés ? De manière générale, cette pandémie a fait l’objet d’une « gestion par la frontière » et d’un contrôle accru des mobilités (Mincke, 2020), faisant écho à ce qui a été montré dans cet article. La manière dont certaines rues commerçantes ont été aménagées pour prendre en compte la contrainte sanitaire à l’été 2020 est parlante : séparation des sens de circulation, délimitation de zones d’attente devant les magasins, surveillance renforcée par la police ou du gardiennage, et comptage automatique du nombre de visiteurs, en utilisant les bornes wifi, pour fermer la rue en cas de trop forte fréquentation. De plus, les certificats sanitaires désormais demandés à l’entrée des événements renforcent les dispositifs de contrôles d’accès, avec les risques d’inégalité et d’exclusion qu’ils comportent.

Conclusion

17Expliciter le cadre légal de la sécurisation des événements et comparer les différentes mesures de sécurité autour des événements festifs dans le temps montrent qu’elles ont été généralisées dans le contexte antiterroriste. Leur intensification permet un contrôle et une surveillance accrue des individus et des populations urbaines. On peut les analyser de manière spatiale : utilisées pour renforcer la gestion de foule, elles produisent surtout des enclaves fortifiées de surveillance (Klauser, 2013), basées sur la création de frontières intra-urbaines, la mise en place de contrôle d’accès, la gestion généralisée des circulations et la fortification des abords des événements. Avec cette politique de privatisation, même temporaire, de portions d’espaces publics, le pouvoir municipal garantit une expérience sûre de l’événement et des profits (économiques, mais pas uniquement), en renouvelant l’image de Bruxelles, de « no-go zone » vers celle de la ville responsable, sécurisée et attractive. Cependant, elles participent au renforcement de l’urbanisme sécuritaire et de la fragmentation urbaine.

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Notes

1 Niveau 4 : « danger sérieux et imminent » (Centre de crise, 2013).

2 La Belgique est restée sous le niveau d’alerte 3 suite aux attentats de mars 2016, et ce jusqu’en janvier 2018, quand le niveau d’alerte est redescendu au niveau 2 : « risque peu probable » (Centre de crise, 2013).

3 La recherche a débuté en 2018. L’analyse diachronique ne pouvait pas reposer uniquement sur les entretiens.

4 Les Plaisirs d’Hiver font néanmoins exception à ces deux premières mesures, alors même qu’ils accueillent plusieurs millions de visiteurs pendant près de deux mois.

5 Entretien avec un coordinateur de sécurité de BME à propos de l’édition 2018 du BSF, pour laquelle il jouait un rôle de conseiller auprès de Brussels Expo.

6 Entretien avec le président d’une société spécialisée dans l’organisation d’événements. Un autre coordinateur de sécurité déclarait cependant « ne pas avoir attendu l’attentat de Nice » pour installer ce type d’obstacles.

7 Entretien avec un coordinateur de sécurité du BME.

8 Notamment, en comptant le nombre de personnes qui sortent de l’événement dans le cas du BSF.

9 Entretien avec un fonctionnaire à la planification d’urgence.

10 Celle-ci prévoit que la police se tienne en retrait et ne réagisse pas à des incidents mineurs (par exemple des dégradations de mobilier urbain) pour éviter de provoquer les manifestants et d’initier des affrontements.

11 Entretien avec un fonctionnaire à la planification d’urgence.

12 Entretien avec un coordinateur de sécurité d’une association parapublique bruxelloise.

Pour citer ce document

Merlin Gillard, « Les impacts de l’antiterrorisme sur la sécurisation des événements dans l’espace public à Bruxelles » dans © Revue Marketing Territorial, 8 / hiver 2022

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=750.

Quelques mots à propos de :  Merlin Gillard

Doctorant en géographie au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) et à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) depuis 2021, après un master en géographie et études urbaines à l’Université Libre de Bruxelles et à la VUB, Merlin Gillard travaille actuellement sur les politiques de gratuité des transports en commun, notamment dans leurs aspects sécuritaires. Ses intérêts de recherche portent principalement sur l’espace public, les politiques de mobilité, et la surveillance et la police.