Le Havre, vers la métropole portuaire ?

Charles-Edouard Houllier-Guibert, Marie-Laure Baron et Olivier Desplebin


Texte intégral

1Ce troisième numéro thématique est consacré au Havre, ville en plein renouveau qui a atteint son paroxysme d’embellissement en 2017, lors de l’anniversaire des 500 ans de la ville… ou de la ville portuaire ? Que choisir ? En effet, le lecteur s’apercevra rapidement que le thème portuaire y est particulièrement présent alors que dès le premier des deux séminaires que nous avons organisés pour préparer ce numéro, nous précisions l’importance de proposer un autre regard sur la ville. Plus globalement, ce numéro traite à tous les niveaux de la production de l’espace havrais et il est difficile de penser Le Havre en faisant abstraction de l’interaction avec son port en tant que poumon économique et social. A sa construction en 1517 sur décision du roi de France François 1er, Le Havre est d’abord pensé pour être un port servant des intérêts stratégiques dans les domaines, politiques, militaires, commerciaux, et de pêche. Elle deviendra progressivement une ville-port, sera massivement détruite par les bombardements alliés en 1944, sera reconstruite en béton armé, connaitra des phases d’industrialisation avec notamment le développement de sa zone industrialo-portuaire. Elle éprouvera aussi la désindustrialisation, le déclin, le désamour de sa population pour une architecture brutaliste. Le fait portuaire, hier déconsidéré en bonne partie pour ses liens historiques avec le développement de l’industrie lourde, réfère aujourd’hui au commerce international, à l’innovation notamment dans le domaine de la logistique, au patrimoine maritime, au développement touristique, à la création de filières universitaires dédiées. Les anciens espaces industriels font l’objet d’une attention particulière quant à leur valorisation, incluant leur appropriation par les artistes. Le style architectural d’Auguste Perret, reconnu mondialement, vaut en 2005 l’inscription du centre-ville havrais au patrimoine mondial de l’humanité. Cette ville de province autrefois considérée comme étant le bout du monde, devient métropole, intégrée (parfois trop partiellement) aux réflexions sur le développement du Grand Paris.

2Ce numéro traite de questions contemporaines. L’un des défis des villes portuaires à la fin du XXème siècle a été de redéfinir les relations de la ville avec le port. La transformation des flux maritimes, le mouvement de modernisation des navires et des ports conduit ces derniers à se déplacer et à transformer leur activité en abandonnant des espaces devenus des friches industrielles. A l’origine de la prospérité de la ville, l’activité portuaire ne doit toutefois plus s’opposer à une vie résidentielle de qualité. À côté de symboles de la vie portuaire comme la capitainerie, le siège du port du Havre, l’école de la marine marchande (ENSM), les bâtiments de CMA-CGM ou de l’assureur Helvétia, il doit faire bon vivre au Havre. Comme dans d’autres villes portuaires, la ville et le port se métissent dans un dialogue architectural et spatial où les bâtiments prennent la forme d’un navire (Ecole Nationale Supérieure Maritime), où les œuvres d’art soulignent tantôt le paysage maritime et portuaire (Le Signal, sculpture monumentale d’Henri-Georges Adam, 1956, parvis du Musée d’art moderne André Malraux), tantôt rendent hommage à la mémoire de travailleurs portuaires (buste de Jules Durand, réalisé par Hervé Delamare en 2018 et situé quai Colbert), et où le réinvestissement des friches portuaires, de la plage et du bord de mer, intervient à quelques mètres de la coque de navires de 400 mètres de long et de leurs Abeilles (nom des navires de remorquage et de la compagnie Abeilles International). Le Port Center, localisé en bord de mer, a justement pour vocation de faire partager les activités portuaires aux habitants et de participer à l’articulation ville-port. En évoquant l’activité maritime et logistique développée par la communauté havraise, mais aussi les mutations d’une ville en quête d’attractivité ; les regards des chercheurs en socio-économie, en stratégie, en géographie-aménagement, se croisent dans ce numéro et explorent les facettes portuaires, touristiques et métropolitaines du Havre.

3C’est un fait acquis depuis de nombreuses années, l’empreinte des ports dépasse largement la zone portuaire elle-même et s’étend dans l’arrière-pays, l’hinterland. Les plus grands ports tissent des liens de communication sur différents modes dont l’envergure et la densité traduisent leur puissance. L’axe Seine, nouveau territoire en construction qui forme le prolongement maritime du Grand Paris, est un terrain de choix pour l’enracinement de l’activité des logisticiens havrais en direction de Paris, où ils sont concurrencés par les belges et les néerlandais, et au-delà. En se préoccupant de la conquête de l’axe Seine par les entreprises du secteur de la logistique havraise, Marie-Laure Baron explique le fonctionnement portuaire en interrogeant le rythme d’appropriation d’une politique publique par les entreprises. Cet axe Seine apparait structurant pour le renouveau portuaire. Il constitue la ressource géographique motrice de l’émergence d’une structure coopérative élaborée en 2012 entre les autorités des principaux ports de la vallée de la Seine : le Grand Port Maritime du Havre, le Grand Port Maritime de Rouen et le Port Autonome de Paris. L’ambition étant notamment de créer une dynamique de corridor logistique sur la Seine. La thèse d’Antoine Kauffmann réalisée au laboratoire NIMEC (laboratoire en sciences de gestion des universités du Havre, Rouen et Caen) vise à comprendre le processus de construction de cette structure au prisme du concept de méta-organisation. Antoine Kauffman met en évidence que la concrétisation de cette méta-organisation repose sur un agencement dynamique d’un ensemble de biens communs aussi divers que l’infrastructure, les systèmes d’information, les groupes de travail, les projets, les acronymes et l’argent public. L’axe Seine aurait également dû être particulièrement structurant pour le développement du territoire. En pointant l’analyse vers les décideurs nationaux installés dans la capitale française, Alexandre Faure montre la difficile intégration du Havre au Grand Paris. Il examine en particulier la problématique du développement des infrastructures de transport de l’axe Seine, miné par les méandres décisionnels et l’absence de dynamique collective. La naissance d’une méta-organisation n’est pas la seule manifestation des innovations contemporaines liées à l’activité portuaire. À travers une étude de cas autour du projet « Le Havre Smart Port City » porté par l’intercommunalité, Nathalie Aubourg, Erwan Boutigny, Pascale Ezan et Corinne Renault décrivent comment l’acteur Université contribue à l’émergence d’un écosystème d’innovations à l’échelle du territoire havrais, notamment en soulignant la prise de conscience d’un destin commun de la part des acteurs concernés. Ce projet issu d’un Programme d’Investissement d’Avenir financé par l’État, renforce le lien entre port et ville. Dès lors, la dynamique territoriale collective dépasse la focale portuaire en privilégiant l’angle urbain et en réalité métropolitain. Patricia Sajous et Sarah Dubeaux observent ce que dit le passage de la communauté d’agglomération du Havre à la communauté urbaine Le Havre Seine métropole, à la fois dans sa forme institutionnelle et dans sa terminologie. En d’autres termes, ce que cela décrit des représentations du territoire havrais et des stratégies de la part des acteurs institutionnels politiques en place. Elles montrent comment le terme de métropole est utilisé comme un moyen inavoué de conjurer les faiblesses du territoire havrais : décroissance et organisation urbaine à l’échelle régionale sans réel leadership. Pour autant, Le Havre sait utiliser les leviers classiques du marketing territorial. En plus de labels comme celui de l’UNESCO ou Ville d’art et d’histoire, en plus d’un événement d’envergure qu’est la célébration des 500 ans de la ville qui a accéléré la rénovation des aménagements urbains ornés d’œuvres monumentales, le street art essaie d’asseoir un statut de ville créative. Les Gouzous, petits personnages anthropomorphes dessinés en divers lieux par le graffeur Jace, servent la découverte et l’attractivité du Havre, formant la matière première de l’article de Bénédicte Martin et de Muriel De Vriès. La problématique de leur texte sous-tend deux questionnements. D’un côté, la requalification du Havre, basée sur le passage d’une ville post-industrielle à une ville créative et centrée sur un patrimoine bâti moderne, pose la question des modalités de sa mutation par la culture et de l’instrumentalisation possible du travail des artistes. D’un autre côté, la problématique de la visibilité d’un street artiste, et plus encore de l’intégration de son travail dans la cité, interroge sur la revendication de la légitimité de ses œuvres. Cette proposition touristique va dans le sens d’une quête de combinaison des développements industriel et touristique comme fer de lance dans une ville qui cherche à accueillir au mieux les visiteurs et à attirer les investisseurs. En ce sens, le propos de Charles-Édouard Houllier-Guibert concerne le potentiel médiatique du Havre, en tant que ville au paysage singulier qui est choisi pour des tournages audiovisuels. Cette ville dispose de son propre bureau des tournages, ce que seules les métropoles françaises ont mis en place, témoignant d’une quête de visibilité mais aussi d’une activité économique porteuse qui peut renforcer le tourisme. Mais tant l’importance de l’activité industrielle liée au port, que le nombre élevé de résidents, contiennent l’importance relative du tourisme. Si l’ambition touristique havraise est soutenue par de nombreux investissements financiers, avec la reconstruction du terminal de croisière par exemple, la densité de touristes est bien plus diluée au Havre qu’à Honfleur, cité touristique à part entière, située de l’autre côté de la Seine. Partant de la définition d’une destination touristique comme une proposition de valeur construite collectivement, Xiao Liu étudie le comportement entrepreneurial des commerçants dans l’élaboration d’un positionnement marketing cohérent. Son travail indique que l’offre touristique se construit par adaptation, en référence aux autres offreurs présents et à la typologie des touristes et de leurs ressources. Xiao Liu nuance ainsi la capacité des pouvoirs publics à gouverner le développement touristique. S’il existe bien une dynamique collective, en l’absence de projet collectif explicite, l’offre touristique ne fait pas écosystème et il ne peut y avoir de stratégie collective.

4Nous vous souhaitons à toutes et tous une bonne lecture de ces différents textes qui proposent des éléments faisant la démonstration d’une trajectoire métropolitaine qui semble à consolider.

Pour citer ce document

Charles-Edouard Houllier-Guibert, Marie-Laure Baron et Olivier Desplebin, « Le Havre, vers la métropole portuaire ? » dans © Revue Marketing Territorial, 7 / été 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=712.

Quelques mots à propos de :  Charles-Edouard Houllier-Guibert

Directeur de la Revue Marketing Territorial, Charles-Edouard Houllier-Guibert coordonne les numéros varia en solo ou bien les numéros thématiques, associé à des collègues qui co-dirigent. Son HDR porte sur le cadrage théorique du marketing territorial et du marketing des territoires.

Quelques mots à propos de :  Marie-Laure Baron

Marie-Laure Baron est maître de conférences en sciences de gestion à l'université Le Havre Normandie. Membre du laboratoire de gestion normand NIMEC, elle enseigne à l’Institut Supérieur d’Etudes Logistiques, école d'ingénieurs. Ancrées principalement dans le terrain de la logistique à travers différents projets industriels ou académiques, ses recherches portent sur la coordination, la coopération et l’innovation.

Quelques mots à propos de :  Olivier Desplebin

Maître de conférences en gestion à l’Université Rouen-Normandie (laboratoire NIMEC), vice-président de l’Agence pour le Développement Régional des Entreprises Sociales et Solidaires, et responsable pédagogique du master Management et Administration des Entreprises à l’IAE de Rouen, Olivier Desplebin enseigne les sciences comptables, la théorie des organisations et la méthodologie de la recherche à l’IAE de Rouen, l’IUT d’Évreux, l’Institut franco-chinois de l’Université Renmin de Chine (Suzhou), l’Université du Commerce du Vietnam (Hanoï). Ses recherches se situent dans le champ du contrôle organisationnel, et s’intéressent à l’instrumentation de gestion utilisée pour faciliter, améliorer le travail de groupe et soutenir l’action dans les collectifs d’acteurs (e.g. réseaux territorialisés portuaires, réseaux peer to peer, collectifs de l’Économie Sociale et Solidaire, viticulture en biodynamie). L’ambition principale de ses questions de recherche est la formalisation d’outils de gestion innovants permettant d’inscrire ces collectifs dans une meilleure performance organisationnelle.