Des écosystèmes à la dynamique collective : une étude des zones touristiques du Havre et de Honfleur

Xiao Liu


Résumés

Pour aller du Havre, station balnéaire, à Honfleur, destination touristique majeure en Normandie, il suffit au touriste de passer le pont de Normandie et de traverser la Seine. L’exploration des comportements des entrepreneurs individuels de ces deux territoires voisins permet ici de contribuer à la définition des écosystèmes d’affaires en mettant en évidence une de leurs limites : dans un contexte d'entreprises faiblement coordonnées, la production collective d’une proposition de valeur cohérente en l’absence d’intention collective n’est pas le fruit d’un écosystème, mais d’une dynamique collective. L’analyse révèle une similarité avec les écosystèmes d’affaires, l'interdépendance et la co-évolution des acteurs. Mais, en l’absence de capacité à maîtriser l’environnement, et de projet collectif explicite, cette co-évolution est davantage liée aux variations de l’environnement (ici l’afflux de dépenses touristiques).

It only takes the tourist to cross the river Seine by the "pont de Normandie" to go from the seaside resort of Le Havre to the major norman destination of Honfleur. Exploration of the entrepreneurial behaviour within these two territories here contributes to better defining business ecosystems by showing one of their limits: in a context of loose governance, producing a coherent value proposition, without any collective intention of producing it, does not make an ecosystem but relies on collective dynamics. As in business ecosystems, players are inderdependent and co-evolve. But due to the incapacity to control the environment and the absence of an explicit collective intention such co-evolution is linked to environmental variations (variations in the influx of tourists' spendings).

Texte intégral

1La question de la gouvernance des réseaux territorialisés a été beaucoup étudiée par les sciences sociales. De nombreux concepts servent de cadre à ces études. La littérature distingue classiquement les réseaux à émergence auto-organisée (ex : districts industriels de type marshallien ou italien) de ceux issus de politiques volontaristes provenant d’initiatives privées ou publiques (ex : Systèmes Productifs Locaux, pôles de compétitivité, technopôles). Ces dernières années, le concept d’écosystème d’affaires connaît un intérêt croissant et permet de réactualiser les analyses des réseaux territorialisés. Les écosystèmes d’affaires s’appliquent en réalité principalement aux alliances entre entreprises qui ont des compétences complémentaires (Moore, 1993 ; 1996, Iansiti et levien, 2004) dans les industries de haute technologie. L’apport spécifique de cette approche est de mettre en relation la construction collective de liens et d’interdépendances dynamiques avec la production d’une proposition de valeur commune. Le dénominateur commun de l’ensemble des participants à l’écosystème, le projet commun auquel ils adhèrent, est ainsi celui de contribuer collectivement à servir leurs clients (Adner, 2017). De sa filiation avec les écosystèmes biologiques (Frontier et al., 2008), l’écosystème d’affaires a conservé le caractère d’interdépendances dynamiques, tandis que son transfert au champ stratégique exige l’existence d’un projet commun poursuivi intentionnellement. C’est donc la conscience individuelle de participer à un projet commun ainsi que l’intention qui créent les interdépendances et distinguent l’écosystème d’autres formes d’organisation. Le produit de ce collectif se mesure à l’aune de la performance de la proposition de valeur développée. Pour autant, toute proposition de valeur cohérente produite collectivement ne sous-entend pas nécessairement l’existence d’un écosystème sous-jacent.

2L’objet de ce texte est de contribuer à la définition des écosystèmes d’affaires en mettant en évidence une limite : la production collective d’une proposition de valeur cohérente en l’absence d’intention collective n’est pas le fruit d’un écosystème, mais d’une dynamique collective.

3Le terrain d’étude choisi est celui du tourisme dont les auteurs soulignent les enjeux de gouvernance des acteurs de petite taille (Van Der Yeught, 2020). De nombreuses expériences indiquent que les décideurs publics voudraient parfois impliquer les commerçants dans la dynamique touristique de la zone à laquelle ils appartiennent. Il faudrait que l’ensemble fasse écosystème. Mais est-ce possible ? Et si tout n’est pas possible, l’objectif est-il atteignable ? Pour répondre à ces questions, il faut caractériser les interactions et interdépendances entre les acteurs ainsi que leurs intentions pour repérer la participation à un projet commun.

4Le cas d’étude inclut les commerçants liés au tourisme dans les villes de Honfleur et du Havre, séparées seulement par la Seine et le pont de Normandie. Le Havre, port et station balnéaire, est inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 2005. Ville moderne (Photos 1 et 2), elle connaît un développement touristique soutenu depuis plusieurs années. L’activité touristique est néanmoins une activité parmi d’autres dans la ville, si bien que le tourisme y est relativement peu dense. Honfleur au contraire, qui a conservé un caractère de village ancien (photos 3 et 4), est la sixième destination la plus visitée de France. De nombreuses entreprises de petite taille proposent des services aux touristes. L’identification de territoires aux contours précis, le nombre et la variété des entreprises représentées, nous permettent d’exploiter l’analogie avec un écosystème biologique et les intentions pour repérer notre écosystème d’affaires.

5Dans les prochains développements, nous reviendrons tout d’abord sur le cadre théorique des écosystèmes et la notion de dynamique collective (1), puis détaillerons les caractéristiques du terrain et les dynamiques locales (2) avant de discuter les résultats obtenus (3).

1. Des écosystèmes fortement coordonnés à la dynamique collective

6L’écosystème d’affaires est défini comme une communauté de destin et/ou de dessein1 supportée par les interactions entre les individus et les organisations (Moore, 1993,1996 ; Iansiti et Levien 2004). Coordonnés par le/les leaders, les membres de l’écosystème sont interdépendants, et ont des relations à la fois coopératives et compétitives (coopétitives) autour d’une innovation ou d’un projet commun. La plupart des travaux considèrent une construction d’écosystème délibérée avec l’existence d’acteurs focaux2 qui coordonnent l’ensemble. L’offre développée sur le marché est alors certes élaborée par un collectif, mais le leader contribue fortement à sa définition, ne serait-ce que par la sélection des participants à l’écosystème qui rappelle le fonctionnement des réseaux hiérarchisés. Au reste, ces travaux limitent souvent la référence à l’environnement aux membres de l’industrie (Koenig, 2012), ce qui contribue encore à décrire les écosystèmes comme des réseaux dynamisés par les nécessités de la construction de l’offre. Les travaux de Jacobides et al. (2018) et d’Adner (2017) indiquent la possibilité qu’il existe des offres cohérentes en dépit d’une non-coordination d’un écosystème. Le concept d’écosystème serait alors plus englobant et susceptible de décrire des organisations plus diverses et en particulier des ensemble plus faiblement coordonnés et/ou non dominés par des leaders et la dynamique de l’écosystème reposerait sur un mode plus non -centralisé. Une idée déjà proposée par Koenig (2012). Adner (ibid) évoque ainsi des écosystèmes latents, mais dans ses commentaires, ceux-ci pourraient être compris comme les prémisses d’un écosystème plus structuré, dès lors que des modifications de l’environnement pourraient activer l’écosystème. La latence s’entend donc aussi d’une structuration plus importante à l’avenir. La conception d’un écosystème sans leader permet pourtant d’extraire ce qui fait l’essence de l’écosystème : l’alignement des acteurs, dans la perspective de la production d’une offre identifiable. En l’absence de leader, l’alignement stratégique se réalise de manière non-centralisée par les acteurs eux-mêmes. Il reste à caractériser les modalités d’alignement de ces acteurs, ce qui ouvre des perspectives de recherche (Van Der Yeught, 2020).

7A travers leurs exemples, cas d’études et écrits, on comprend cependant une difficulté chez ces auteurs à appréhender l’objet « écosystème sans leader et non-centralisé ». Alternativement, on peut s’interroger sur les limites des écosystèmes et sur leur capacité à tout embrasser. Par exemple, on sait de longue date que les petites organisations s’intègrent difficilement dans des collectifs stables. Il en est de même dans le développement des systèmes informatiques ouverts. L’écosystème d’affaires, dans lequel l’intention collective est finalement centrale, rend alors difficilement compte de l’existence de propositions de valeurs cohérentes en l’absence d’intention explicite de contribuer à un collectif. Il doit en effet y avoir une identité de la contribution de l’intention individuelle à l’intention des organisations individuelles, qui nous permettra de voir l’intention collective. Chacun concourt à la production collective et a conscience d’y participer. Centralisée ou non-centralisée, la coordination des acteurs est structurée par le vecteur de la volonté commune. L’existence d’une proposition de valeur cohérente en l’absence d’intention collective explicite indique que cette cohérence est plus accidentelle et en tout cas instable puisqu’elle n’est pas soutenue par le projet commun. Son émergence, parfois pour des durées assez longues malgré tout, indique que des mécanismes de coordination autonomes sont mis en œuvre, sans qu’il soit nécessaire ni même possible de penser l’ensemble en termes d’écosystème d’affaires.

8Afin d’explorer cette possibilité, nous avons recours à la perspective évolutionniste, qui indique que le processus d’auto-organisation est le reflet de l’environnement (March 1994, Hannan et Freeman 1977 ; 1984). Sous cet éclairage, et lorsque l’on revient aux sources de la théorie, c’est-à-dire à la métaphore biologique, l’évolution des populations d’organisation dépend à la fois des évolutions de l’environnement et des capacités d’adaptation des participants les uns par rapport aux autres. Les participants sont assez nombreux et sont chacun relativement insignifiants par rapport à l’ensemble. Ils n’ont donc pas la capacité de modifier l’environnement dans leur intérêt. Il n’existe pas de leader, pas de processus de coordination formalisé et néanmoins l’offre globale est cohérente. Par quels mécanismes cette offre cohérente peut-elle émerger ? Quelles seraient alors les caractéristiques de cette dynamique collective ? Quels enseignements pour les écosystèmes d’affaires ?

Carte 1. Activités touristiques à Honfleur et au Havre

Image 100002010000025100000174BA65A5C1.png

9Nous avons investi la dynamique touristique en Normandie à Honfleur et au Havre (Graphe 1). Les Cartes 1 et 2 précisent les activités touristiques de chacune des deux zones. Le Havre est une grande ville avec 172 366 habitants, où l’activité touristique est moins dense et de nombreuses offres sont destinées aux résidents (restaurants, bars,..). L’activité touristique de Honfleur (7 425 habitants) est plus dense et les commerçants s’installent plutôt autour des sites touristiques (vieux bassin, l’Eglise…). Dans chacune de ces deux villes, les commerçants qui s’installent concourent à la proposition de valeur de la zone. Hôtels, restaurants, bars, boutiques de souvenirs, galeries d’art, boutiques diverses font partie de ce que le touriste apprécie dans une destination touristique. C’est en considérant d’une part le nombre d’opérateurs, leur petite taille et leur comportement apparemment spontané, et d’autre part la volonté parfois des pouvoirs publics d’impliquer les acteurs dans la dynamique locale, que nous avons choisi ce terrain pour savoir s’il peut y être question d’écosystème d’affaires.

10L’exploration a commencé à partir de données documentaires et de nombreuses observations de terrain, avec prise de photos. Nous avons également rencontré un grand nombre de commerçants des deux zones et réalisé une dizaine d’entretiens semi-directifs en face à face auprès des commerçants, un agent immobilier, des représentants de l’office du tourisme et de la Mairie des zones touristiques du Havre et de Honfleur. Ces entretiens, conduits en 2018 et 2019, visaient à comprendre les évolutions de la zone touristique (l’environnement), le rôle des pouvoirs publics dans le développement de la zone (la gouvernance), les relations entre les commerçants (interactions et interdépendances) et les modes de coordination prévalant (alignement/adaptation). Ce sont les entretiens qui sont exploités ici et la population étudiée est donc celle des commerçants s’adressant aux touristes au cœur des zones considérées.

Carte 2. Activités touristiques de Honfleur

Image 1000020100000257000001C259A6278F.png

Carte 3. Activités touristiques du Havre

Image 10000201000002330000022754077717.png

2. Caractéristiques émergentes du terrain et repérage des dynamiques locales

11Le travail exploratoire permet de préciser le fonctionnement de ces zones autour de trois caractéristiques essentielles. Le choix du terrain a considéré qu’il n’y aurait pas de leader dans un secteur atomisé comme celui du tourisme. Il fallait donc 1) éclaircir la question du pilotage et de l’intervention publique pour confirmer la non-centralisé du fonctionnement de la zone touristique, 2) caractériser les relations entre commerçants et la manière dont la production collective est conçue, 3) identifier l’existence d’un projet collectif partagé.

2.1. Le pilotage par les pouvoirs publics

12Au niveau local, le pilotage de la zone touristique peut être opéré par les pouvoirs publics et leurs offices (mairie, office de tourisme). Le rôle des pouvoirs publics est en réalité principalement de promouvoir la zone, même si on note une interférence pour créer de la capacité hôtelière ou tenter de contrôler les loyers. La construction du contenu de l’offre commerciale est le produit de l’entrepreneuriat local. Les compétences des acteurs publics sont limitées plutôt à l’attraction des touristes, à la création d’évènements, ainsi qu’à la création d’infrastructures et d’espace commercial. L’idée est que les touristes drainés par les offices de tourisme attirent des activités qui contribuent à la sécurisation des flux touristiques. L’office de tourisme a « peu de contacts avec les commerçants », le pilotage des pouvoirs publics par les ressources permet un développement spontané au sein des écosystèmes. Les commerçants bénéficient des ressources de l’écosystème : « Bien placé. Bonnes relations avec la maison du patrimoine » (Caviste du Havre).

L’autonomie des commerçants à l’égard des pouvoirs publics

« Notre travail, c’est vraiment un travail de promotion et de prospection en même temps… en capacité hôtelière, on est pas mal maintenant, il y a beaucoup d’établissements qui se sont créés depuis quelques années » (L’Office du tourisme du Havre).

« Les communes n’ont aucune compétence en matière commerciale » (Mairie d’Honfleur). « Sur le nouveau programme d’immobilier, la ville va essayer d’acheter les murs commerciaux pour maitriser les loyers » (Mairie d’Honfleur).… « On a travaillé avec l’École de Management de Normandie... elle nous aidé à définir les points forts de la ville…. On a défini la marque de Honfleur, orienté les commerces dans ce sens-là » (Mairie d’Honfleur) 

« J’en ai parlé au maire, qu’il faudrait faire quelque chose à propos de la qualité de l’offre commerciale. Il m’a répondu ça c’est privé, ça ne me regarde pas. Il n’a pas de volonté, il n’insuffle pas ça » (Artiste, Honfleur).

13Les tentatives de pilotage de l’offre ne rencontrent pas toujours le succès attendu. À Honfleur qui est la zone la plus dense, les entretiens révèlent ces difficultés : « Malheureusement, il n’y a plus d’association de commerçants. Il y en a eu une jusqu’en 2017 peut-être. Elle a été dissoute. [..]. Il y a eu des problèmes entre eux, c’était difficile de les mobiliser tous. Parce qu’il y a aussi des divergences [..]. Il n’y a pas de dynamique commune des commerçants » (Office de tourisme d’Honfleur). Au Havre cependant, la zone touristique est moins dense, moins concurrentielle et « il y a une démarche collective pour faire venir les touristes et du travail au Havre » (Hôtel du Havre), ce qui n’empêche pas de souligner la difficulté « à créer une dynamique chez les commerçants » (responsable agglomération Le Havre).

14Si les pouvoirs publics pouvaient être pensés comme jouant le rôle de leader dans l’écosystème, ce rôle est contestable tant du point de vue des compétences que du point de vue de leurs capacités à créer des collectifs vertueux.

2.2. L’autonomie des acteurs et l’auto-organisation de l’écosystème

15La disponibilité des ressources, en l’absence de barrières à l’entrée, attire les commerçants et la zone attractive se densifie. Ainsi, le commerce touristique s’est fortement développé à Honfleur depuis la construction du pont de Normandie (1995). Au Havre également, mais la masse des résidents locaux y est plus importante.

16Dans nos entretiens, il apparaît que les commerçants interagissent entre eux de manière indirecte. « On se parle, mais pas d’affaires. On est quand même finalement assez individualistes, c’est chacun pour soi finalement, tout en se souciant des gens » (boutique de souvenirs d’Honfleur). Les commerçants s’observent et s’informent mutuellement pour éviter une forte concurrence « On essaie justement de ne pas proposer les mêmes produits » (Boutique de vêtement d’Honfleur). Cette auto-adaptation révèle que les commerçants sont très conscients des interdépendances qui existent entre les différentes activités. « Quand les touristes viennent ici, ils aiment tout. Ils aiment faire du lèche vitrines, ils aiment bien faire les boutiques, boire un café, voir une galerie de peinture. Ils aiment les brocantes » (Commerçante de vêtements d’Honfleur). « L'ensemble des commerces permet le développement de chaque commerçant » (Commerçant du Havre).

Les relations entre les commerçants

« On est venu s’installer ici, personne ne faisait cette activité. Nous, on est vraiment les seuls. Il vaut mieux faire quelque chose qui n’existe pas encore » (boutique cadeaux). « On bosse pas ensemble, mais on a une rue où on s’entend très bien. En face, ça fait des années qu’ils sont là… On s’entend très bien. C’est-à-dire on ne se marche pas dessus, chacun est dans son commerce, mais il y a un bon partage, c’est super agréable » (Boutique de vêtement d’Honfleur).

« Chacun pour soi, pas de stratégie collective » (Boutique alimentaire d’Honfleur).

17« Il n'y a pas vraiment de cohésion, de vision collective. L'activité fonctionne sans soutien » (Commerçant du Havre). « Les gens ont un gros appétit de gagner de l’argent et ils en oublient le collectif » (artiste). « Je ne vais pas aux réunions organisées pour améliorer le commerce. On n’y apprend rien, il ne se passe rien et en plus il y a des jalousies » (restaurateur Honfleur).

18En l’absence d’un acteur focal qui coordonne tout, la seule stratégie est l’adaptation individuelle à l’environnement, et l’on peut déceler sporadiquement de l’auto-organisation par ajustement mutuel, à l’échelle d’une rue par exemple. Les entreprises s’adaptent aux modifications de l’environnement survivent, sinon, elles disparaissent. De ce fait, l’évolution de l’écosystème est liée à la pression environnementale et à la conscience des interdépendances. Parce que l’écosystème est faiblement gouverné, le développement des compétences et la gestion de la contribution de ces compétences à l’offre sont non-centralisés. L’alignement vers la production d’une offre cohérente s’opère par auto-adaptation des entreprises les unes par rapport aux autres (interactions). L’organisation est spontanée par l’intention des individus. Lorsque l’environnement change, les entreprises s’adaptent à ces transformations en considérant les adaptations des autres participants à l’écosystème. Ainsi, l’office de tourisme note l’adaptation des commerçants à l’évolution des touristes attirés à Honfleur. « Le commerce ne s’est pas développé, il a changé. Les commerces qui fonctionnent bien sont ceux qui proposent des articles aux touristes, même si des commerces traditionnels se réinstallent depuis un an ou deux » (Office de Tourisme, Honfleur). La cohérence de l’offre est ainsi éminemment dynamique et se construit en permanence par l’action non-centralisée des participants. L’adaptation des activités a lieu au niveau microscopique et permet de produire un résultat perceptible au niveau macroscopique (Abatecola et al., 2016). L’existence d’une proposition de valeur cohérente germerait donc de l’auto-organisation spontanée des commerçants entre eux. Il n’y a pas cependant de construction collective explicite et intentionnelle de l’offre (encadré 3), pas de vision partagée du futur de la destination touristique.

3. Discussion : la dynamique collective, situation intermédiaire entre écosystème et réseau non centré ?

19Les deux zones étudiées se caractérisent donc par un contexte sans leader, mais où les acteurs se perçoivent comme interdépendants. Ils sont conscients de partager un destin commun. La définition des ressources essentielles ici concerne la manne touristique et plus particulièrement le niveau global des dépenses réalisées par les touristes qui permettent de garantir la survie des activités touristiques. Dans leur recherche de différenciation par rapport aux autres commerçants, les entrepreneurs occupent des niches toujours plus diverses pour capter les dépenses des touristes, niches qui concourent au foisonnement de l’offre.

20Tant du point de vue des pouvoirs publics que de la majorité des commerçants, il n’y a pas d’intention collective explicitement partagée qui puisse se traduire en action collective. Cela ne signifie pas qu’il n’y en ait jamais. Une intention collective peut émerger à l’occasion d’une modification de l’environnement, en fonction du nombre de participants, ou au sein de sous-groupes. Mais ce collectif est peu stable en raison des logiques individuelles et des forces compétitives pour l’accès aux ressources qui dominent la nécessité de coopérer. Il n’y a pas de coopération, mais plutôt une dynamique collective dans la construction de l’offre qui tient compte des complémentarités des uns par rapport aux autres.

21L’interprétation du projet collectif est réalisée à travers le prisme des dépenses touristiques disponibles. En ce sens, ce sont les ressources (la demande) qui structurent l’alignement des acteurs. Toute tentative de créer une dynamique collective ne fait donc pas écosystème et tout contexte n’a pas nécessairement vocation à faire écosystème et on peut douter ainsi de la gouvernabilité de ces zones. La présence d’interdépendances ne suffit pas. Le Tableau 1 résume ainsi les caractéristiques de la dynamique collective au regard des écosystèmes d’affaires. Le principe d’auto-adaptation est emprunté à la perspective écologique.

Tableau 1. De l’écosystème d’affaires à la dynamique collective

Thème

Écosystème d’affaires

Dynamique collective

Leadership

Présence d’un leader (acteur focal)

Absence de leader

Membres du groupe

Sélectionnés par le leader, relativement peu nombreux, plutôt des organisations

Plutôt des individus. Entrent et sortent de leur propre volonté, en fonction des ressources disponibles, population plus nombreuse

Mode d’interaction

Directe, co-production de l’offre en vue de servir un marché

Indirecte (observation, communication), auto-adaptation aux autres et à l’environnement (demande)

Gestion des compétences

La gestion des compétences d’acteurs est centralisée, organisée par leader de l’écosystème

La gestion des compétences d’acteurs est non-centralisée, et réalisée par les acteurs eux-mêmes

Intention collective

Conscience des interdépendances directes, intention explicite et partagée

Conscience des interdépendances indirectes, intention implicite, ponctuelle, circonstancielle

Moteur de la dynamique

Stratégie collective

Proposition de valeur cohérente

22Cette dynamique collective a des conséquences sur l’évolution des zones touristiques dont la qualité de l’offre peut difficilement être régulée autrement que par la nature des touristes qui sont attirés et l’importance du flux. Puisque les commerçants s’adaptent les uns par rapport aux autres et par rapport à l’environnement (nature des dépenses touristiques), l’intensification de l’exploitation touristique et la diversification des clientèles peut provoquer un éclatement de la population de commerçants qui s’organisent dans des collectifs séparés pour répondre aux différentes demandes. Il s’ensuit une plus grande difficulté à voir émerger une dynamique collective à l’échelle de la destination, sinon de manière marginale. Ainsi, à Honfleur, où chacun s’accorde pour dire qu’il n’y a plus de collectifs et où les commerçants plus anciens fustigent les biscuiteries et confiseries qui se sont multipliées, le collectif émerge des quartiers périphériques. « Les commerçants du quartier se sont mobilisés, ont essayé de faire des animations, pour que ça fonctionne. Il y a aussi, dans la rue du puits, dans le carré des arts, des commerçants qui s’organisent » (Office de Tourisme Honfleur). Comprendre la dynamique collective, c’est ainsi comprendre le développement d’une proposition cohérente produite par un ensemble d’entreprises. Comme dans le cas des écosystèmes, il y a co-évolution des acteurs. Mais, en l’absence de capacité à maîtriser l’environnement, et de projet collectif explicite, cette co-évolution est davantage liée aux variations de l’environnement (ici l’afflux de dépenses touristiques). L’offre de ce fait peut apparaître moins cohérente. Les variables essentielles à mesurer sont alors celles qui concernent les ressources. S’agissant du tourisme, de nombreux chercheurs utilisent le concept de cluster. Assens (2015) suppose que le cluster est une forme d’écosystème territorial, mais un cluster ne fait pas nécessairement écosystème. La synthèse des travaux sur les réseaux d’entreprises proposées par Assens (2003) permet également de comprendre que les attributs de la dynamique collective mis en évidence dans nos travaux ne peuvent s’assimiler à la notion de réseau communautaire (ibid, 2003), ou de réseau non centré3 (Koenig, 1996), même si certains points de ressemblance existent. Assens (2003 : 50) précise en élément central de sa réflexion que « la création d’un réseau répond effectivement à des contraintes extérieures poussant les firmes à se regrouper, mais également à une volonté de partenariat pour obtenir des avantages compétitifs ». Le travail de Gueguen et Passebois-Ducros (2011) nous permet aussi de distinguer le réseau de l’écosystème. Le réseau est en effet décrit comme plus stratégique. Les liens entre les entreprises sont créés plutôt à partir de l’intérêt d’une entreprise pour structurer un tout. Le réseau concerne donc plutôt un type de partenariat, il y a peu de cas des acteurs extérieurs à l’entreprise focale. Notre perspective de dynamique collective renvoie plus évidemment à un contexte faiblement coordonné, ce qui rompt avec les théories sur les réseaux et l’auto-adaptation limite les besoins de coopération entre les acteurs.

Tableau 2. Les attributs des réseaux sans leader

Réseau non centré (d’après Koenig, 1996)

Réseau Communautaire (d’après Assens, 2003) de type district industriel européen

> Absence de leader

> Coordination spontanée par ajustement mutuel

> Collaborations horizontales, verticales et diagonales

> Relations lâches

> Relations durables mais transactions intermittentes

> Innovation systémique

> Plusieurs entreprises de poids équivalent

> Fonction de pilotage distribuée entre les membres.

> Entreprises reliées sans qu’aucune ne détienne de rôle de régulation privilégié

> Pouvoir de décision partagé entre les membres

> Logique de connexion et de coopération interentreprises

23Cette absence de coopération, de projet collectif explicite est centrale et permet de différencier nettement la notion de dynamique collective, mise en exergue au sein des zones étudiées dans notre recherche, ouvrant ainsi un terrain de recherche prometteur.

Bibliographie

Assens, C. (2003). Le réseau d’entreprises : vers une synthèse des connaissances. Management International, 7, 4, 49-59.

Assens, C., et Ensminger, J. (2015). Une typologie des écosystèmes d’affaires : de la confiance territoriale aux plateformes sur Internet. Vie & sciences de l’entreprise, n°2, 77-98.

Abatecola, G., Belussi, F., Breslin, D., Filatotchev, I. (2016). «Darwinism, organizational evolution and survival: key challenges for future research». Journal of Management & Governance, 20, n°1, 1-17.

Adner, R. (2017). Ecosystem as structure: an actionable construct for strategy. Journal of Management, 43(1), 39-58.

Bocquet R. (2008). Proximités et coordination inter-firmes : une analyse empirique de la compétitivité des stations de sports d’hiver. Revue d’Économie Régionale & Urbaine, n°2, 159-178.

Courlet, C. (2007). Du développement économique situé. Critique économique, (18).

Fréry, F. (1997). Le contrôle des réseaux d’entreprises : pour une extension du concept d’entreprise intégrée. Conférence de l'AIMS, Montréal, juin.

Frontier, S., & Pichod-Viale, D., & Leprêtre, A. & Davoult, D. & Luczak, C. (2008). « Écosystèmes: Structure, Fonctionnement, Évolution ». Dunod, Paris.

Gueguen G., et Passebois-Ducros J. (2011). « Les écosystèmes d’affaires : entre communauté et réseau ». Management & Avenir

Hannan, M.T., Freeman J. (1977). The Population Ecology of Organizations. American Journal of Sociology, 82 (5), 929-964.

Hannan, M.T., Freeman J. (1984). Structural Inertia and Organizational Change. American Sociological Review, 49 (2), 149.

Iansiti, M., & Levien, R. (2004). The keystone advantage: what the new dynamics of business ecosystems mean for strategy, innovation, and sustainability. Havard Business School Press.

Jacobides, M.G., Cennamo, C., & Gawer, A. (2018). Towards a theory of ecosystems. Strategic Management Journal, 39(8), 2255-2276.

Koenig, G. (1996). Gestion stratégique, Nathan, 2ème édition.

Koenig, G. (2012). Le concept d'écosystème d'affaires revisité. M@n@gement, 15(2), 209-224.

March, J.G. (1994). The evolution of evolution. In J.A.C. Baum & J. V. Singh (Eds.), Evolutionary dynamics of organizations. New York: Oxford University Press, 339-49

Moore, James F. (1993). Predators and prey: a new ecology of competition. Harvard business review 71 (3), 75-83.

Moore, James. F. (1996). The death of competition. NY: Harper Business

Moureau, N., Sagot-Duvauroux, D. & de Vrièse, M. (2014). Les stratégies de coopération des galeries d’art contemporain
: l’apport de l’économie des proximités. Revue internationale P.M.E., 27(3-4), 125-143.

Ollivro, J. (2009). Territoires : de la communauté de destins à une communauté de desseins. Le journal de l'école de Paris du management, 80(6), 31-36.

Paché, G., Paraponaris, C. (1993). L'entreprise en réseau, PUF, Paris, Que Sais-Je, n°2704.

Scott, N., Cooper, C., & Baggio, R. (2008). Destination networks. Four Australian cases. Annals of Tourism Research, 55(1), 169-188.

Van Der Yeught, C. (2008) Favoriser le développement d’un cluster “tourisme durable” au sein d’une destination touristique : le cas des Cinq Terres (Italie) : 9e Congrès International Francophone en Entrepreneuriat et PME (CIFEPME) (octobre), Louvain-la-neuve.

Van Der Yeught, C. (2020) Favoriser l’émergence d’un écosystème d’affaires en tourisme durable. Management & Avenir, 2, 116, 107-128.

Notes

1 Pour Ollivro (2009), « La communauté de destin, c’est celle qui est provoquée par les réalités extérieures aux individus et qui s’impose à eux avec force ; au premier rang de celles-ci on trouve la réalité territoriale dès lors qu’on n’a pas les moyens de la quitter. De son côté, la communauté de dessein, c’est celle que l’on choisit en fonction de ses intérêts ou de ses convictions. Pour apparaître, elle suppose que les personnes qui ont des intérêts communs aient les moyens de se repérer et de se rencontrer ». Dans le contexte contemporain, Ollivro explique que le destin et le dessein coexistent fréquemment dans les communautés.

2 Un acteur focal détient le pouvoir hiérarchique et assure l'unicité de commandement, imposant ses règles de contrôle, et la stratégie globale du réseau dans l'atteinte d'un objectif commun aux acteurs. Véritable « cœur » du réseau, il constitue son centre de décision exerçant les fonctions de contrôle ou de coordination (Paché et Paraponaris, 1993). Il peut être défini par le triptyque des « 3C » comme un « organe formel de régulation des transactions commerciales, monopolisant la triple fonction de concepteur, de coordinateur et de contrôleur du réseau » (Fréry, 1997). Fréry rappelle que ce que ce noyau décisionnel fait l’objet de nombreuses dénominations dans la littérature. L’acteur focal n’est pas forcément unique : certains écosystèmes en comportant plusieurs. Le pouvoir est ainsi partagé entre ces acteurs.

3 Précisons ici qu’il n’y a pas d’opposition affirmée entre les concepts de réseau non centré et communautaire. Nous proposons ici deux définitions, tentant chacune de définir la réalité de ces réseaux sans leader, pour aider le lecteur à cerner des modalités de fonctionnement nécessairement complexes.

Pour citer ce document

Xiao Liu, « Des écosystèmes à la dynamique collective : une étude des zones touristiques du Havre et de Honfleur » dans © Revue Marketing Territorial, 7 / été 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=696.

Quelques mots à propos de :  Xiao Liu

Xiao Liu a obtenu son doctorat en sciences de gestion à l'université Le Havre Normandie. Financée par la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole, elle prend le contre-pied de nombreux travaux centrés sur des écosystèmes d'affaires très coordonnés, pour s'intéresser aux milieux d'affaires faiblement coordonnés. Elle s'intéresse notamment au cas des entrepreneurs touristiques normands. En revenant à l'analogie avec les écosystèmes biologiques, elle a pu mettre en évidence dans sa thèse les caractéristiques de la dynamique collective qui permet de construire une offre cohérente en dépit de l'absence de pilotage par un leader. Elle enseigne aujourd’hui au département Tourisme et Culture du Qindgao vocational and technical College of Hotel Management.