Petite histoire du terme de métropole à l’aune de la construction intercommunale : Le Havre face à son développement territorial

Patricia Sajous et Sarah Dubeaux


Résumés

Dans cet article, nous proposons de nous saisir de l’élargissement de l’intercommunalité constituée autour du Havre et de son accès au statut de communauté urbaine en janvier 2019 à partir de deux grilles de lecture : d’une part le passage d’une communauté d’agglomération à une communauté urbaine, d’autre part la dénomination utilisée, en particulier l’usage du terme de métropole. L’analyse de la communication publique territoriale traite de ces changements d’échelle, de statuts et de terminologie comme révélateurs des choix ou contraintes du développement territorial havrais. Nous revenons sur la formalisation juridique du terme de métropole et la construction de l’échelon intercommunal. Puis nous nous intéresserons au choix du Havre de communiquer sur ces changements en mobilisant le terme de métropole. Nous éclairerons enfin la nécessité de se tourner vers ce terme à haute valeur performative dans un contexte normand au développement territorial délicat : entre décroissance urbaine et compétition régionale forte.

We examine the enlargement of the intercommunality constituted around Le Havre and its access to the status of urban community in January 2019 from two reading grids : on the one hand, the passage from a community of agglomeration to an urban community, and on the other hand, the denomination used, in particular the term metropolis. The analysis of public communication deals with these changes of scale, status and terminology as revealing choices or constraints of the Le Havre urban development. We return to the legal formalisation of the term metropolis and the construction of the inter-municipal level. Then we will look at Le Havre’s choice to communicate on these changes by using the term metropolis. Finally, we will shed light on the need to use this term according to a high performance value in a Norman context of delicate urban development : between urban shrinking and strong regional competition.

Texte intégral

1Le terme de métropole est une dénomination largement étudiée en géographie, décrivant un ensemble urbain exerçant différentes fonctions stratégiques de commandement, politique, économique, marchand. La métropole occupe une place de premier ordre dans le système urbain national et s’adosse à un rayonnement international. Cependant cette terminologie a aussi largement été usitée par les Villes elles-mêmes dans leurs appellations afin de revendiquer leur place et statut. En ce sens, les équipes de communication de ces espaces urbains profitaient d’une absence de définition juridique, absence qui cesse en 2010 à la faveur d’une nouvelle réforme intercommunale. Dans ce paysage, le Havre semble nager à contre-courant : constituant une communauté d’agglomération depuis le début des années 2000, elle procède à une nouvelle fusion intercommunale tardivement, au 1er janvier 2019, lui permettant de devenir une communauté urbaine dans son sens juridique. Pour autant, en s’intitulant « Le Havre Seine métropole », cette nouvelle intercommunalité adopte un terme pourtant désormais cadré, et sans qu’elle ne bénéficie d’une dérogation réglementaire particulière.

2Cet événement local intéressant est étudié selon deux grilles de lecture ; d’une part le passage à une autre forme d’intercommunalité, d’autre part la dénomination utilisée, en particulier l’usage du terme de métropole. Ainsi, nous nous inscrivons dans une analyse de la communication publique territoriale qui désigne toutes les pratiques de communication consistant à s’appuyer sur des matières spatiales existantes ou en construction en vue de les promouvoir, de les faire exister, de les rendre attrayantes et d’inciter à les pratiquer, à y investir son temps, ses loisirs ou son capital (Dumont et Devisme, 2006). Plus précisément, nous nous écartons d’une démarche d’évaluation des effets d’une politique de toute façon bien trop récente et diffuse, mais optons pour traiter ces changements d’échelle, de statuts et de terminologie comme révélateurs des choix ou contraintes du développement territorial havrais. Si l’intercommunalité est une donnée étudiée en sciences humaines et sociales, elle l’est trop rarement comme un marqueur du développement territorial et comme outil de rattrapage face au processus de métropolisation. En ce sens, nous nous demanderons ce que dit le passage de la communauté d’agglomération du Havre à la communauté urbaine Le Havre Seine métropole, à la fois dans sa forme institutionnelle et dans sa terminologie, en d’autres termes, ce que cela décrit des représentations du territoire havrais et des stratégies de la part des acteurs institutionnels politiques en place.

3Ainsi, en nous appuyant sur les éléments de la communication territoriale, nous étudierons les récentes décisions stratégiques du territoire havrais, c’est-à-dire les choix généraux qui orientent l’évolution d’une organisation, ici l’intercommunalité Le Havre Seine métropole. L’objectif est de proposer une analyse des différentes stratégies des élus visibles à travers les choix de dénomination de la nouvelle intercommunalité a contrario des définitions nationales. Il s’agit de rentrer dans les dessous d’une coopération intercommunale à travers ses jeux d’acteurs et enjeux de positionnements territoriaux, ses discours et représentations. Pour cela, nous nous appuierons sur des statistiques nationales (base banatic), mais aussi sur l’analyse d’une littérature grise abondante (presse locale, discours politiques, délibérations, magazine intercommunal…) et d’un entretien ciblé auprès du directeur de la communication de l’intercommunalité et de la ville. Enfin, la connaissance fine d’un territoire largement étudié par les auteurs normands sous d’autres angles (mobilité, coopérations régionales, décroissance urbaine…) complètera ce matériel. Il est à préciser ici que nous mettons de côté ce qui ne relève pas des établissements publics intercommunaux à fiscalité propre, laissant donc sur le banc les différents syndicats intercommunaux (SIVU, SIVOM) et pôles métropolitains qui constituent une autre forme de coopérations, parfois une première étape.

4Dans un premier temps, nous reviendrons sur la lente et complexe structuration intercommunale nationale et locale, interrogeant le positionnement du territoire havrais dans ce paysage, puis nous nous pencherons sur l’usage juridiquement usurpé du terme de métropole au Havre (ses justifications officielles locales et ses résonances nationales), enfin nous mettrons en évidence des pistes d’analyses illustrant la continuité d’une certaine représentation territoriale via l’utilisation de ce terme : en particulier nous reviendrons sur la dimension performative de la terminologie et ce qu’elle nous dit, en creux, des difficultés territoriales locales.

1. Un développement territorial progressivement construit sur la base d’une intercommunalité renouvelée

5Sans pour autant revenir sur la lente formalisation de l’intercommunalité française, cette partie vise à reprendre succinctement l’évolution de cette structuration afin de positionner le Havre, et plus particulièrement son décalage par rapport à d’autres territoires. En effet, le mal français d’un millefeuille territorial et son corollaire qu’est la recherche d’une bonne échelle, ne sont pas nouveaux. La voie intercommunale s’inscrit donc régulièrement comme la solution à une impasse communale. Mais cette voie est bien souvent imprécise, délimitée par des catégories floues et multiples (EPCI à fiscalité propre et sans fiscalité propre) et par des variations récurrentes des seuils démographiques qui les définissent, voire par l’absence même de seuil.

1.1. La création de la CODAH en 2001

6Oscillant entre réduction du nombre de communes et renforcement de l’intercommunalité, on peut considérer que les racines d’un maillage intercommunal du territoire français par des établissements publics à fiscalité propre trouvent leurs fondements déjà dans les années 1960 avec l’édification des premières communautés urbaines (loi Joxe, 1966), tandis que la voie de la fusion communale est explorée sans succès une première fois via la loi Marcellin (1971), sur fond de réformes plus réussies dans d’autres pays européens (l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie…). Ce sont plutôt les années 1990 et plus particulièrement la loi Chevènement de 1999 qui viennent poser un terme à des années de flottement ; elles instituent l’intercommunalité comme une réelle solution, à l’aune d’un deuxième acte de décentralisation, et incitent fiscalement et financièrement les collectivités à emprunter cette voie. Ainsi, les années 1990 se traduisent par une forte augmentation du nombre d’EPCI même si au 1er janvier 2000, le territoire français est encore bien loin d’être couvert. Quelques régions comme l’arc ouest partant de Cherbourg jusque Bordeaux, l’axe rhodanien et le Nord de la France sont plutôt concernées par ces créations.

7La Haute-Normandie est ici plus en retrait, avec toutefois quelques communautés de communes qui voient le jour autour du Havre. La cité océane doit attendre encore quelques mois, janvier 2001, pour entrer dans ce jeu et former une communauté d’agglomérations regroupant 17 communes : la CODAH. Cependant, l’aspect financier est un des arguments majeurs de ce nouvel EPCI et ne traduit en rien une coopération territoriale renforcée ; à la façon d’un modèle lillois, il s’agit davantage de compromis1 et d’arrangements, servant les intérêts de chacune des communes pris individuellement (Collectif Degeyter, 2017 ; Desage, 2005). Par exemple, dans les années qui suivent, plus de trois piscines sont construites sur le territoire des 17 communes de l’intercommunalité : l’EPCI sert de déclencheur pour obtenir des fonds étatiques supplémentaires et financer des projets communaux, nous sommes bien loin d’une mutualisation avérée. D’autant que le territoire intercommunal l’est par défaut : déjà en 2005, le maire du Havre et président de l’intercommunalité appelait de ses vœux une communauté urbaine estuarienne, réunissant les deux rives. Et effectivement, dès la moitié des années 1990, il avait formé un comité des élus de l’Estuaire préfigurant cette collaboration. Au-delà d’un hypothétique rapprochement estuarien, la CODAH se trouve directement confrontée à la concurrence d’autres intercommunalités créées plus rapidement, en premier lieu la communauté de communes de Saint Romain de Colbosc, datant de 1998, ancêtre de la CC de Caux-Estuaire et surtout détentrice d’une autre partie de la zone industrialo-portuaire2. En somme, dans le paysage urbain français, l’atterrissage intercommunal havrais des années 2000 se fait a minima en matière de coopération et de territoire. Mais s’agit-il d’un simple retard ?

1.2. La création d’une communauté urbaine havraise dans le contexte des réformes intercommunales des années 2010

8Fait de vagues et reflux perpétuels, le choix intercommunal se pose encore une fois dans les années 2010 comme le miroir de difficultés communales et d’une décentralisation décidément inachevée. Certes, les années 2000 ont vu émerger une intercommunalité plus diffusée sur le territoire national mais également plus morcelée et trop homogène : l’absence de seuils bas des petites communautés de communes a entraîné leur multiplication puisqu’on dénombre 2 409 communautés de communes en 2010, tandis que les territoires très peuplés se cantonnent aux statuts de communauté d’agglomération (181) ou de communauté urbaine (16), cette dernière catégorie, assez rare, datant souvent des années 1960.

9Les années 2010 marquent un tournant : à la faveur d’une réforme intercommunale et d’un nouvel acte de décentralisation ; un statut juridique est défini pour les métropoles permettant aux territoires à envergure internationale de se démarquer. La loi du 16 décembre 2010 établit une définition numéraire des métropoles (500 000 habitants) et précise ses compétences obligatoires. Elles viennent rejoindre les communautés de communes plutôt rurales, les communautés d’agglomération (supérieures à 50 000 habitants) et les communautés urbaines (désormais supérieures à 250 000 habitants) : les seuils démographiques des autres statuts intercommunaux sont redéfinis par effet domino. Si la création d’un statut de métropole n’est pas sans embûches (Le Saout et al., 2012), elle marque cependant la victoire intercommunale par rapport à une rationalisation du nombre de communes, comme le montre l’échec relatif de la loi Pélissard Pires-Beaune qui prévoyait la création de communes nouvelles. Le seuil est néanmoins élevé, 500 000 habitants, la seule métropole créée pendant quelques années est alors la « métropole Nice Côte d’Azur » en 201. Le Havre, toujours rattachée à une communauté d’agglomération, ne peut prétendre à un tel statut.

10Face à une pression récurrente des sphères politiques, une rectification juridique abaisse le seuil de population des métropoles : en 2014, la loi MAPTAM assouplit le statut et met en place des dérogations tandis que la loi NOTRe (2015) complète la clarification juridique des compétences des différentes strates territoriales. Cela se traduit par un réel engouement local en 2015 avec la création de 10 nouvelles métropoles officielles ; Brest, Toulouse, Bordeaux, Montpellier, Rennes, Grenoble, Nantes, Lille, Strasbourg et une normande : Rouen3. Le mouvement est enclenché : en 2016, s’ajoutent à cette liste Aix Marseille et le Grand Paris, puis en 2017 le Grand Nancy. Pour compléter l’historique, une dernière vague a lieu en 2018, en lien avec la mise en place d’exceptions, ce qui est très visibles dans les territoires concernés puisqu’il s’agit davantage de villes moyennes ou grandes ; Dijon, Tours, Saint-Etienne, Orléans, Metz, Clermont et Toulon viennent compléter l’arsenal. Les fusions intercommunales, qui concernent aussi bien les métropoles ou les autres types d’intercommunalité, s’opèrent alors sur des périmètres parfois très étendus, au point parfois de les qualifier « d’intercommunalités XXL » ; les métropoles de Rouen, de Lille et d’Aix-Marseille comprenant respectivement 71, 90 et 92 communes.

11Au Havre, cette transformation du paysage juridique ne se traduit pas par un nouveau statut métropolitain mais par la création au 1er janvier 2019 d’une communauté urbaine. Cette dernière est issue de la fusion de trois intercommunalités : la communauté de communes de Caux Estuaire, la CODAH et la Communauté de Communes du canton de Criquetot l’Esneval. Elle rassemble 54 communes et 269 000 habitants, avec un poids très fort de la ville centre d’environ 170 000 habitants. Cette fusion reprend donc les deux communautés de communes voisines mais ne correspond pas au périmètre estuarien longtemps mobilisé. Cette évolution de statut correspond également à nouveau à des incitations fiscales désormais coercitives puisque la réforme de la taxe professionnelle a pour conséquence de fragiliser l’assise financière de la CC Caux-Estuaire et pousse à la fusion. Cet encouragement est fortement incité aussi par une décision de l’Etat très descendante : la fusion des EPCI du Havre et de Criquetot l’Esneval figure dans le schéma départemental de coopération intercommunal (SDCI) dessiné par le préfet.

Carte. Le Havre Seine métropole : la fusion de trois intercommunalités

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Source : les auteures

12De nouveau donc, cette fusion n’apparaît pas a priori comme le résultat d’une dynamique territoriale de projet mais passe par l’incitation du préfet. Le chemin est encore long à parcourir afin qu’émerge un vrai projet de territoire : en 2017, une minorité de blocage avait permis d’empêcher un premier transfert de la compétence en matière de document de planification à l’échelon intercommunal, et donc l’existence d’un PLUi, ce qui constitue, pour nous, l’une des illustrations marquantes de cette coopération a minima4. Depuis le début de l’année 2021, un changement semble s’amorcer avec le lancement d’un PLUi à l’échelle de la communauté urbaine.

13En somme, au fil des réformes intercommunales, le législateur a fini par structurer ces modalités de coopérations en plusieurs statuts désormais bien établis. Si la répartition des compétences peut interroger sur les modalités d’une décentralisation avérée, toujours est-il qu’est défini un statut juridique de la métropole. Mais les territoires n’ont ni attendu cette définition de 2010 pour utiliser le terme, ni cessé de l’accoler à leurs appellations. C’est le cas de l’intercommunalité du Havre, désormais « Le Havre Seine métropole ».

2. Le Havre, une « métropole » ?

14À la suite d’un premier moment d’intérêt très centralisé qu’ont été les métropoles d’équilibres créées par la DATAR, la question de la métropole et de la métropolisation connaît un regain d’intérêt dans les années 1990 avec en particulier une « métropolisation nominale » (Bué et al., 2004) assez marquée. Le Havre n’est pas en reste dans cette dynamique puisque la ville se fixe à cette époque l’objectif d’être une « métropole maritime » (archives AURH, E536bis) ou la « métropole de l’estuaire » (POS, 1993). Mais les chercheurs vont plus loin dans leur lecture du terme de métropole en pointant trois dynamiques d’ordre stratégique ; un élargissement des acteurs en présence via le monde économique (gouvernance), un glissement des objectifs vers des velléités de concentration de ressources tertiaires (tertiarisation) et enfin un changement d’échelles allant désormais au-delà des frontières nationales (internationalisation) :

« A partir des années 1990, la transformation des agglomérations en métropoles devient le leitmotiv de plusieurs groupes d’intérêts, composés notamment d’entrepreneurs, qui tentent de promouvoir un développement économique fondé sur la captation des ressources tertiaires supérieures et l’internationalisation plutôt que sur l’industrialisation. C’est le moment où fleurit une communication des villes rivalisant d’arguments et de cartographie pour convaincre les investisseurs de leur position « au cœur de l’Europe » ». (Bué et al., 2004).

15Si la métropole est aujourd’hui de plus en plus remise en question, et notamment sa forte densité, face aujourd’hui à une crise sanitaire complexe (Orfeuil, 2020), le terme façonne encore durablement les imaginaires à travers une « mythologie CAME5 » (Bouba-Olga et Grossetti, 2015 ; 2019). Dans cette partie, nous analyserons ce que véhicule l’usage du terme de métropole dans le choix sémantique des intercommunalités et plus particulièrement dans le cas havrais.

2.1. « Métropole », une terminologie souvent usitée pour nommer l’intercommunalité

16Alors que la compétition entre les territoires s’exacerbe, le terme de métropole est largement repris pour nommer les intercommunalités. Cette dynamique répond à trois cas de figure par rapport à la création d’un statut juridique :

  • Avant 2010, 166 territoires profitaient d’une absence de définition juridique pour s’arroger cette terminologie. Si certaines sont des communautés urbaines anciennes, ayant bénéficié de l’identification comme métropole d’équilibre, d’autres sont des communautés d’agglomération plus éloignées d’une réalité géographique ou historique comme Angers, le Mans, Chambéry, Amiens, Limoges, Chartres, Brest.

  • Un deuxième type correspond aux intercommunalités accédant au statut créé en 2010 et qui utilisent cette nouvelle légitimité juridique. Dans l’ensemble des cas, le nom de l’intercommunalité reprend le terme de métropole, illustrant le pouvoir conféré à cette terminologie et les nombreux enjeux du contexte (loi NOTRe, refonte territoriale à d’autres niveaux). Les compétences de ce nouvel échelon sont sans conteste très élargies, allant parfois jusqu’à concurrencer les strates départementales et régionales.

  • Enfin parallèlement, un troisième cas de figure relève de certaines intercommunalités qui s’arrogent le terme en dehors de toutes réalités juridiques, géographiques ou historiques après 2010. En matière de temporalités, Le Havre est l’une des premières intercommunalités à défier la volonté du législateur de restreindre ou d’encadrer l’utilisation du terme. Ce sont également les cas de Charleville Mézières qui s’intitule Ardenne métropole (2017), de la CA Troyes Champagne métropole (2017), la CA Chartres métropole (2011), la CA Châteauroux métropole (2017), la CU Perpignan méditerranée métropole...

17Quelles sont les logiques sous-jacentes à ce choix ? Au Havre, le dircom’ de la ville et de l’intercommunalité a restitué la démarche et précisé les arguments avancés dans la sélection du nom de la nouvelle entité7. On peut regrouper ces arguments en deux catégories : certains renvoient à un ensemble bien repéré au niveau national par les professionnels de la communication territoriale (Bourgeois, 2017) et se situent dans la continuité du mouvement entamé dans les années 1990, d’autres sont plus spécifiques au contexte local. Nous les traiterons à la suite.

2.2. Une situation partagée au niveau national et des arguments appartenant à un fond commun

18Le Havre est dans une situation que connaissent d’autres agglomérations qui ne souhaitent pas se retrouver dans un entre-deux, qui confinerait à une certaine invisibilité dans l’esprit des élus, techniciens, entrepreneurs voire de la population. En effet, de manière caricaturale, il y aurait d’un côté des EPCI pouvant jouer sur une identité rurale (les communautés de communes) et de l’autre, des EPCI représentant l’urbain par excellence : les métropoles. Afin de sortir de cette catégorie intermédiaire jugée trop floue, plusieurs arguments assez classiques d’une métropole à l’autre sont avancés par le dircom du Havre. Plus précisément, trois types de justifications sont reprises. En premier lieu, il s’agit d’abord d’une plus grande facilité d’utilisation d’un mot renvoyant à un imaginaire géographique (Bédard, 2011), qui, sans être bien arrêté dans les détails, est plus universellement partagé et gage d’un certain prestige. Ainsi, « La métropole, c’est la cité qui commerce avec des cités lointaines et qui a de l’influence sur l’espace environnant ». Durant l’entretien, il est intéressant de noter l’opposition nette faite entre communauté urbaine et métropole, opposition jouant sur un imaginaire de la communauté urbaine qui n’existerait pas tandis que la métropole aurait une dimension qualitative, difficilement mesurable mais pour autant présente dans les imaginaires (Houllier-Guibert, 2010) :

« En réalité, nous sommes bien plus qu’une communauté urbaine, qui n’est qu’administration. La communauté, la commune, c’est commun. Mais communauté urbaine, cela ne veut rien dire ». (dircom du Havre)

19Le dircom invoque ici une dimension stratégique du terme, que l’on pourrait qualifier de performative, puisqu’il explicite que lui et l’équipe politique en place, « on préempte le mot de métropole, maintenant, c’est le moment. Puisque ça sert à quoi un nom ? ça sert à se positionner et à être repéré. C’est un projet et une ambition, ce n’est pas un exposé par le menu de la réalité physique d’un territoire. Cela projette une intention stratégique ». On entend ici la volonté d’être vu, d’être repéré de l’extérieur. Dans le prolongement de ce positionnement, il s’agit de mettre en avant la commune-leader, pivot de la stratégie urbaine. Ainsi, le dircom justifie ce choix sémantique par la volonté de faire du Havre la locomotive et le centre métropolitain, par la possibilité de donner au territoire une notoriété nationale voire internationale. De la même façon, le qualificatif de Seine permet de se distinguer des autres grandes villes normandes potentiellement métropolitaines tout en convoquant un imaginaire qualitatif et riche, une réalité à fort potentiel de rayonnement ; reprendre la terminologie de la Seine c’est affirmer le territoire comme la porte d’entrée de l’axe Seine et donc au-delà de Paris. C’est un mot d’autant plus puissant qu’il n’est pas pris par les autres grandes villes normandes.

20Ainsi, dans ces arguments génériques, se dessine l’enjeu d’exister dans la mondialisation mais aussi à l’échelle française par rapport aux métropoles reconnues par la loi, autrement dit celles officielles. On retrouve ici la crainte récurrente d’apparaître comme un sous-territoire et a contrario le besoin vital de rester dans la course de l’attractivité : « Enfin la métropole, c’est un standard de qualité, c’est dire qu’on boxe en L1, c’est un état de fait ». On peut d’ailleurs noter dans la plaquette de présentation de l’intercommunalité ces deux derniers aspects : le rôle de maïeutique que sont censés jouer les élus et la volonté de se hisser au rang de territoires considérés comme semblables.

Figure. Extrait de la plaquette 2020 Le Havre Seine métropole

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21Au final, dans l’argumentaire avancé, le terme de métropole permet à la fois d’être repéré, qualifié et de se distinguer, c’est un marqueur identitaire. Mais d’autres éléments plus matériels expliquent aussi ce choix.

2.3. Des arguments plus matériels, spécifiques à la situation locale

22Deux arguments avancés durant l’entretien sont plutôt l’illustration de spécificités locales se traduisant par une interprétation de la reconfiguration administrative nationale. Ici la question de la métropole dans ses aspects d’imaginaire géographique et qualitatif fait long feu et ce sont les aspects plus matériels d’une communauté urbaine qui sont mis en avant. Dans cette partie e vocabulaire ne trompe pas et l’expression de communauté urbaine semble la plus adaptée à ces points. Le premier argument est le fait de rappeler que la philosophie du contexte réglementaire pousse, pour ne pas dire oblige, à grandir. La communauté urbaine est alors perçue comme atteignant une taille critique pour être en capacité de peser, d’être entendue notamment à l’échelle nationale. Cela se traduit aussi par l’attribution de nouvelles compétences et surtout par de nouvelles dotations de l’Etat. Cet argument est de poids face à une situation locale où pour des raisons différentes, les deux communautés de communes particulièrement concernées par l’intégration sont « au pied du mur » face en particulier à des réformes de la fiscalité locale. Par ailleurs, c’est aussi l’opportunité d’avoir un périmètre administratif en cohérence avec le bassin de vie de la pointe de Caux, une « évidence territoriale » au regard des déplacements domicile-travail, pour les entreprises ou les étudiants, une cohérence également concernant le développement économique car le découpage n’était auparavant pas efficient. En matière de communication territoriale et plus largement d’action publique à expliquer, c’est facilitant de réunir les territoires de pouvoir et les territoires de savoir (Houllier-Guibert, 2009). La Zone Industrielle et Portuaire (ZIP) était par exemple coupée en deux ; de ce fait, les employés ne pouvaient bénéficier des mêmes réseaux et tarifs de transports en commun. Mais à plus d’un titre, la gestion de la ZIP était à l’image de l’incohérence existante entre bassin de vie, développement économique et découpages institutionnels.

23Dans ce contexte local, le terme de métropole revient à structurer certes des territoires mais aussi des actions, regrouper sous le terme métropole. Il s’agit alors ici de s’appuyer sur un terme total qui donne aux diverses actions une colonne vertébrale : la dynamique métropolitaine. Au contraire, dans un autre contexte, ces actions pourraient paraître en parallèle, voire décousues. La métropole serait capable d’essaimer sur le territoire des actions de diverses natures, dans un rapport dialectique : elle contribuerait à ces actions en fixant le cap à atteindre tout en manifestant cette dynamique métropolitaine. Le terme de métropole s’oppose ici à celui du pôle métropolitain dont l’approche est jugée plus sectorielle :

« Le pôle métropolitain de l’estuaire de la Seine, ce sont des destinations touristiques, LHSM c’est englober le campus, les dimensions économiques et touristiques allant à la fois du Havre et d’Etretat, travailler sur une destination ».

24Le Pays d’art et d’histoire (PAH) et Le Havre Smart Port city sont alors considérés comme « des coups partis » qu’il s’agit de réintégrer ou de mettre en avant à bon escient comme premiers effets de cette dynamique. Ainsi, le PAH est vu comme s’adressant à la fois aux touristes et aux habitants, pouvant « faire venir et rester, faire découvrir ou redécouvrir son territoire ». Il est alors appelé à jouer un rôle, au moins dans un premier temps, profitant de l’opportunité d’un lancement en même temps que LHSM mais avec une politique de communication déjà constituée.

25C’est donc une définition de métropole taillée sur mesure que propose Le Havre Seine Métropole. Entre opportunités et menaces, deux logiques imbriquées se dessinent ; l’idée est de mettre toutes les chances de son côté du point de vue de la terminologie avec l’espoir que la dynamique métropolitaine pourrait se renforcer, et en même temps se donner la possibilité dès à présent de jouer sur ce terme voire d’exister selon ce terme. À cet égard, le dircom n’hésite pas à se référer explicitement à Lacan, « nommer c’est faire exister » afin de justifier sa démarche. Nous entrons là dans une volonté performative affichée où l’emploi du terme serait le gage d’une réalité territoriale. La situation semble alors s’inverser. La communication institutionnelle qui devrait accompagner le déploiement de l’identité métropolitaine en gestation semble devenir l’aiguillon de cette mise en place. Cela peut expliquer par exemple, la volonté de ne pas choisir entre une communication pour l’intérieur du périmètre communautaire par rapport à une communication pour l’extérieur, de vouloir « être dans l’articulation » selon les propres termes du Directeur de la Communication feuilletant le premier numéro du magazine édité par LHSM « Territoire ».

26Par les arguments retenus localement et la position du Havre à l’échelle nationale, il est entendu que LHSM est davantage une métropole en devenir que déjà advenue. Concentrées sur la description de ces arguments, nous n’avons pas beaucoup insisté sur ce point dans cette partie et la nécessité d’être de fait dans la performativité. En effet, on peut estimer que la situation prête à une usurpation, localement expliquée comme un pari permettant de garder le jeu ouvert pour nourrir l’identité de cet échelon et en même temps le construire. En cela, cette recomposition sémantique et politique pousse à aller plus loin et à lever le voile des problématiques de revitalisation du territoire qui ont amené à envisager et assumer ce qui reste, au final, un coup de force. Plus qu’un « alignement des planètes » décrit par le dircom, l’enjeu métropolitain havrais constitue ici une réponse face à un enjeu ancien et toujours officiellement nié : sa décroissance.

3. Une dimension performative face à des difficultés locales

27La compréhension du processus de construction intercommunale du Havre et donc son positionnement ne peut être complète sans une prise de conscience des réalités économiques, démographiques et sociales du territoire. Plus qu’une polarisation, ce territoire, dans son échelle communale ou intercommunale, connaît depuis les années 1980 une décroissance urbaine tandis qu’aujourd’hui même à l’échelle régionale ces indicateurs statistiques sont mauvais. L’enjeu d’une coopération forte, y compris à l’échelle de la région normande, se dessine donc précisément, mais s’inscrit dans une histoire géographique complexe.

3.1. Un territoire en décroissance urbaine

28La décroissance urbaine est une crise structurelle qui se caractérise par une perte démographique, des difficultés économiques et sociales aux origines et conséquences multiples (Martinez Fernandez, 2012). Au Havre, si l’on reprend l’indicateur classique du nombre d’habitants, les premières difficultés apparaissent au recensement de 1982, qui, bien qu’en partie erroné dans ses dimensions, est négatif. Si d’aucuns, et en premier lieu des élus et acteurs locaux, ont pu croire à un phénomène de périurbanisation, cette explication est rapidement épuisée par des indicateurs également négatifs à l’échelle des 54 communes formant aujourd’hui le Havre Seine métropole ; certes, entre 1982 et 1990 l’évolution de la population est encore faiblement positive (+0,1 %), mais elle bascule négativement sur l’ensemble des recensements intercensitaires suivants (-0,1 % de 1990 à 1999 ; -0,4 % 1999 à 2007 ; -0,3 % de 2007 à 2012 ; -0,2 % de 2012 à 2017). Cette perte démographique est à mettre en lien avec un flux migratoire lui aussi en diminution, flux de moins en moins compensé par un solde naturel encore positif (+0,3 et +0,4 % aux échelles intercommunale et communale entre 2012 et 2017).

29En dehors des indicateurs de population, le territoire communal et intercommunal du Havre connaît des difficultés profondes et s’aggravant en matière de paupérisation (avec par exemple un taux de pauvreté de 15,9 %), de vacance commerciale ou de logements (10,7 % au Havre et 8,8 % dans LHSM), de taux de chômage (respectivement 21,7 et 17,6 %). La structuration de l’emploi reste fortement tributaire de l’industrie avec une part de 18 % soit de 4 points supérieure à l’échelle nationale, tandis que la part représentant le tertiaire continue à diminuer, contrecarrant un vœu de métropolisation et donc de tertiarisation. La décroissance urbaine havraise s’explique notamment par une désindustrialisation en cours d’un territoire très structuré par son port, marqué par les fermetures d’usines ce qui explique la volonté de se rattacher à un processus de tertiarisation de l’économie, processus affublé aux métropoles.

30Ainsi, en France, la décroissance relève encore relativement d’un processus silencieux (Cunningham-Sabot et Fol, 2009) et surtout d’une mise à l’agenda difficile (Dormois et Fol, 2017), notamment parce que ce phénomène est plutôt cantonné à l’échelle des petites ou moyennes villes en France voire très marqué dans des régions très industrielles. Ainsi, on comprendra qu’au Havre le mutisme perdure, voire, que le processus contribue même, de manière assez classique, à un jeu politique venant soi-disant prouver tour à tour l’échec des politiques communistes (jusque 1995) puis de droite (depuis 1995). Les mesures prises sont celles de la dissimulation du phénomène, en particulier de certains de ses symptômes comme les friches (Dubeaux, 2017), et la mise en place d’une politique d’attractivité via notamment une politique de construction et de peuplement pourtant assez vicieuse8. L’essai de raccrochage au processus de métropolisation et au rang des métropoles illustre la formalisation au Havre d’une politique d’attractivité tentant de gommer les effets de la décroissance urbaine. On peut lire dans l’affiliation nominative au terme de métropole la volonté d’être rattachée à un mouvement aussi financier, étant établi dans l’imaginaire collectif que la métropole constitue une garantie d’appartenance à la politique de financement de l’Etat, dans une double logique de territoires locomotives et de ruissellement. S’affirmer métropole, c’est tout faire pour ne pas être mis à l’écart. C’est par exemple, se donner des chances d’obtenir le financement d’une ligne à grande vitesse pour rester connecté. A l’heure où dominent approche statistique et imaginaire de croissance tenaces, cette stratégie par défaut relève d’un véritable jeu d’équilibriste. D’autant qu’elle constitue une réalité régionale commune mais parallèle : Caen et Rouen sont dans des situations guère favorables, disant la complexité normande.

3.2. Une compétition régionale peu bénéfique où l’individualisme prévaut encore et toujours

31Il faut d’abord revenir sur une histoire urbaine normande épineuse depuis, au moins, la seconde moitié du XXe siècle. La question de l’établissement d’un réseau urbain structuré afin de prendre place dans le concert des villes de premier rang au niveau national voire international n’est pas réglée. La mésentente des équipes municipales entre Rouen, Caen et Le Havre est dominante sur la période. Cela est pointé au niveau national (Attali, 2010) comme au niveau régional (Groupe des 15 géographes normands, 2014). Laissées de côté par la DATAR en 1964 lors de la politique des métropoles d’équilibre car jugées trop proches de Paris, les villes n’ont pas réussi à s’organiser alors qu’un premier rapport de 1971 insiste sur le potentiel de l’ensemble urbain estuarien. En réaction à l’attentisme, elles avaient elles-mêmes lancé en 1993 une association « Normandie métropole » officiellement abandonnée en 2009, notamment face aux réticences caennaises. Le dernier soubresaut en date vient de la proposition d’intégration de l’Axe Seine au Grand Paris, imaginée par l’architecte A. Grumbach, idée un temps soutenue par le président de la République de l’époque, N. Sarkozy.

32Au contraire, chaque équipe politique lance des initiatives afin d’évaluer de quelle façon leur ville pourrait individuellement tirer profit de sa position estuarienne et bénéficier du titre de « pôle estuarien » en s’associant avec des intercommunalités contiguës. Et pourtant, sur la période « leur rayonnement, leur attractivité, et leur capacité à polariser l’espace régional ne cessent de se dégrader » (Groupe des 15 géographes normands, 2014). Les édiles des grandes villes normandes s’entêtent pourtant dans des stratégies individualistes, à peine gommées par la décision de ne pas nommer une capitale régionale mais d’opérer un partage des fonctions, ce qui dans la réalité est encore en phase de déploiement. Ce point n’est pas propre à la Normandie : il touche de nombreuses régions reconfigurées par la loi NOTRe mais s’inscrit ici dans une dynamique particulière. Aussi, faut-il s’inquiéter que de manière concomitante, les trois villes et les ensembles urbains constitués autour de chacune se soient saisie du terme métropole : « Rouen Normandie Métropole », « Le Havre Seine Métropole » et « Pôle métropolitain Caen Normandie Métropole ». Cette synchronisation, fruit de l’évolution réglementaire administrative générale et de la redéfinition des compétences associées, correspond aussi en région à un point de bascule aux alentours de 2025 qu’il faut anticiper concernant une moindre attractivité notamment en termes de mobilité résidentielle, repéré et signalé par l’INSEE de longue date.

33Comme les autres et dans les rails voire les ornières d’une politique régionale traditionnellement divisée, Le Havre joue sa partition. L’échange avec le directeur de la communication restitue cette compétition, en particulier lorsqu’il explique que le choix du nom et la volonté d’y faire apparaître la mention de métropole, a amené à définir le secteur sur lequel pouvait se positionner Le Havre sachant que Caen s’est positionné sur la vocation maritime et que Rouen joue sur l’unification des deux Normandie. Mais les élus havrais semblent aussi avoir voulu faire d’une pierre deux coups en couplant les réflexions du projet de pôle estuarien à celles sur la métropole. C’est pourquoi le nom du fleuve est intégré.

« La Seine est un terme puissant car associé aux impressionnistes, donc assez rayonnant mais aussi, c’est positionner le territoire comme la porte d’entrée de l’axe Seine et pas seulement de Paris ». (dircom du Havre)

34On se retrouve alors en Normandie dans une situation où, en moins de dix ans, on passe d’une situation d’un espace sous doté en métropoles à un espace sur-doté, du moins au niveau des appellations et des projets. Ce sont en soit des objets urbains intéressants à analyser mais leur présence sur un territoire régional réunifié fait peser un risque pour ce dernier. La tradition individualiste semble avoir déjà pris racine dans le mouvement naissant. On trouve une illustration patente dans l’énergie mise à marquer sa différence par rapport aux autres villes régionales et à se saisir à son compte des outils d’aménagement que l’Etat met à disposition. Trois villes, trois métropoles, avec des définitions dont le seul point commun est le caractère nécessairement performatif. Cet habillage cache mal les faiblesses des unes et des autres et pour lesquelles un mouvement collectif est naissant avec « Normandie métropole ». Caen et Le Havre sont dans des situations similaires de métropoles se prévalant de quelques critères géographiques jouant sur une certaine relativité des grilles d’évaluation du phénomène, opposant volontiers quantitatif et qualitatif (Houllier-Guibert, 2010). On peut dire qu’elles se situent dans un spectre métropolitain. Toutes deux n’ont pas obtenu le statut légal. Caen se positionne cependant sur un statut administratif apparenté en créant un pôle métropolitain dont il faut bien noter qu’il ne se suffit pas à lui-même dans l’appellation puisqu’il est doublé du terme métropole en tant que tel. Du côté du Havre, le dircom’ reconnait que le terme est préempté, « Maintenant, c’est le moment » affirme-t-il. La communication institutionnelle a dans les deux cas un caractère à la fois justificatif et performatif, moins pour montrer une situation acquise qu’une dynamique en cours.

35Concernant Rouen, le statut légal a été donné par le législateur. Elle reste cependant une métropole qui n’existe pas ou qui existe « trop près » de Paris. Les effets polarisants de la ville-monde ne permettent pas un développement plein et entier du phénomène métropolitain sur le même territoire. Ainsi, la situation géographique n’est pas forcément bien différente des précédentes, si ce n’est que la limite démographique a été atteinte. La métropole rouennaise se trouve plutôt dans une situation ambivalente, profitant surtout d’un effet de seuil (Debrie et Desjardins, 2019). Tout se passe comme si le titre était là pour soutenir une cohésion territoriale encore en construction dans la région rouennaise, ce qui passe par un outil de gouvernance approprié tout en devant constituer un effet levier pour la région. Et l’on retrouve à nouveau une dimension performative assez partagée par d’autres métropoles promues, mais qui met de côté des réalités moins réjouissantes. Ainsi, selon un rapport récent du CGET (2018), Rouen fait partie, aux côtés de Nice, des métropoles en difficultés, a minima concernant la dynamique de l’emploi. De la même façon, dans son rapport sur les villes moyennes se fondant sur des dynamiques démographiques, économiques et sociales, Caen comme le Havre font partie des villes en situation défavorables.

Conclusion

36Dans cet article, nous avons proposé une analyse de la sémantique de métropole usitée dans les terminologies intercommunales et leurs liens avec le développement territorial. Pour cela, nous avons analysé le cas du Havre Seine métropole qui est issue de la fusion de trois intercommunalités en janvier 2019, formant alors une communauté urbaine. Placer l’analyse sous l’angle de la communication publique territoriale nous a amenées à rappeler la constitution progressive des instances intercommunales dans le cas havrais, puis, à cerner pourquoi ces changements se sont traduits du point de vue de la communication par l’usage du terme métropole avant d’insister sur sa dimension a priori performative. Par ce biais, le terme de métropole est utilisé comme un moyen inavoué de conjurer les faiblesses du territoire havrais : décroissance et organisation urbaine à l’échelle régionale sans réel leadership. Notons ici la démarche originale qui a été initiée car l’intercommunalité a fait l’objet d’analyses poussées en science-politique, un peu moins par les aménageurs en tant qu’objet de compréhension et construction du territoire. L’intercommunalité est dans cette discipline surtout un support à l’action. Or, ici, nous avons illustré comment l’intercommunalité peut entretenir une confusion entre ce qu’on peut considérer comme une idéologie territoriale (Arnaud et al., 2006 ; Houllier-Guibert, 2010 ; Hernandez, 2011) et un statut juridique.

Bibliographie

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Notes

1 « C’est donc à cette époque que s’approfondit le « consensus » intercommunal, mot préféré par les élus à celui de « compromis » pour caractériser leurs arrangements transpartisans dans cette enceinte. Si ce mode de décision, souvent unanimiste et à huis clos, permet la relance des investissements communautaires, il repose sur la prééminence accordée aux demandes des maires, selon la règle du donnant-donnant. Loin des objectifs initiaux de mutualisation des ressources, de planification urbaine à l’échelle de l’agglomération, ou encore de péréquation des richesses, la communauté urbaine semble donc vouée à satisfaire l’ensemble des élus et à ne pouvoir réellement arbitrer entre leurs demandes » (Coll. Degeyter, 2017 ; Desage 2005)

2 « Mes Chers Collègues, chacun le sait, dans cette assemblée, nous étions nombreux à souhaiter que la Communauté d'Agglomération puisse associer d'autres communes et, pour parler clairement, celles du Canton de Saint-Romain qui accueillent l'essentiel de la zone industrialo-portuaire, qui va de l'agglomération du Havre jusqu'au Pont de Tancarville. Comme vous le savez, les communes du Canton de Saint-Romain nous ont précédé dans une démarche intercommunale puisqu'elles ont créé une Communauté de Communes. La Communauté de Saint-Romain n'a pas souhaité s'associer à notre Communauté d'Agglomération. » Discours A. Rufenacht au moment de son élection à la présidence de la nouvelle CODAH, séance du conseil communautaire du 9 janvier 2001.

3 La métropole de Lyon est aussi créée à ce moment mais bénéficie d’un statut particulier qui justifie que l’on ne traite pas de ce cas ici.

4 La loi ALUR de 2014 prévoyait dans son article 136 un transfert de compétence en matière de documents d’urbanisme dans un délai de trois ans sauf en cas d’opposition d’une partie des communes (25 % des communes représentant au moins 20 % de la population).

5 Par CAME, les auteurs entendent un attachement presque aveugle à la Compétition, Attractivité, Métropolisation et Excellence.

6 Il s’agissait des villes de Grenoble, Nantes, Angers, Lille, Valencienne, Le Mans, Chambéry, Amiens, Limoges, Saint-Etienne, Metz, Marseille, Chartres, Brest, Nîmes et Rennes.

7 Les passages entre guillemets dans cette section sont tous extraits de l’entretien mené avec le dircom’ de la ville et de l’intercommunalité.

8 La politique de construction neuve qui a cours au Havre est une démarche classique des territoires en décroissance qui pensent alors attirer ou retenir des habitants. Or ces politiques mènent plutôt à des déplacements intracommunaux ou intra-intercommunaux de population au détriment de logements plus anciens. Dans la commune du Havre, l’augmentation du parc de logement dans un contexte de perte de ménages s’est soldée par une forte hausse de la vacance de biens surtout situés en centre-ville ou dans des copropriétés dégradées, plus complexes à réhabiliter du fait de leur ancienneté, de l’intégration dans le tissu bâti, de multiples propriétaires.

Pour citer ce document

Patricia Sajous et Sarah Dubeaux, « Petite histoire du terme de métropole à l’aune de la construction intercommunale : Le Havre face à son développement territorial » dans © Revue Marketing Territorial, 7 / été 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=671.

Quelques mots à propos de :  Patricia Sajous

Maître de conférences, habilitée à diriger des recherches, au sein de l’équipe UMR CNRS 6266 IDEES, basée à l’université Le Havre Normandie, Patricia Sajous travaille en géographie et aménagement de l’espace et urbanisme principalement dans le champ de la mobilité quotidienne. Elle travaille actuellement sur les dimensions spatiales de l’évolution des comportements en lien avec la transition écologique.

Quelques mots à propos de :  Sarah Dubeaux

Docteure en géographie et aménagement, Sarah Dubeaux travaille sur les thématiques de décroissance urbaine dans le contexte des villes européennes, en particulier sur les imbrications entre mécanismes nationaux et développement local, à travers le questionnement des instruments et des mécanismes d’aménagement. A ce premier thème s’ajoute celui du foncier, et notamment des espaces vacants, de leur création, appropriation et des imaginaires qui y sont attachés. Elle développe un regard critique sur ce nouvel urbanisme transitoire ou temporaire à travers un questionnement plus large des temporalités urbaines.