Les tournages audiovisuels dans le décor havrais

Charles-Edouard Houllier-Guibert


Texte intégral

1Parmi les différents leviers de valorisation d’un territoire, les œuvres filmiques sont à prendre sérieusement en compte pour tous les bénéfices générés. Ces objets artistiques amenées à être diffusés peuvent être une ressource stratégique de rayonnement pour une région et la Normandie a pu en bénéficier au fil du XXe siècle au regard des nombreux films qu’elle a accueilli (Chevandrier, 2020). Cette composante de l’économie de la culture est soutenue par des acteurs publics qui s’impliquent au travers de dispositifs en faveur des productions audiovisuelles, dont les bureaux des tournages (BAT) sont le principal outil. En plus d’un BAT régional dont l’organisation n’a pas encore dépassé le découpage administratif des deux Normandie pourtant fusionnées, Le Havre a créé son propre BAT, valorisant les espaces singuliers de son architecture du XXe siècle. Nous n’étudions pas ici les prises de décision, le fonctionnement organisationnel, les conflits de projet, mais nous rappelons sommairement les intérêts de ce levier de valorisation territoriale qu’est la production audiovisuelle, qu’il s’agisse de fictions, de documentaires, de films publicitaires ou d’animation. Premièrement, l’accueil de tournage est très lié à la sphère publique. Deuxièmement, des retombées économiques sont attendues et servent aujourd’hui d’argument pour justifier des actions publiques de soutien à plusieurs niveaux (national, régional, local). Troisièmement, les effets d’image sont supposés importants afin d’inciter les touristes à venir là où ont eu lieu des tournages plus ou moins célèbres. Enfin, la fierté qui découle des tournages peut rejaillir sur l’identité locale et offrir un développement social et culturel.

1. Le soutien public pour accueillir les tournages

2Il convient de distinguer deux types d’apports. D’une part, l’œuvre filmique en elle-même diffuse une image du territoire en tant que support du scénario ou reportage raconté ou expliqué. C’est un patrimoine symbolique sur écran pour les prochaines décennies. D’autre part, les différentes étapes pour la réalisation de l’œuvre vont mobiliser des personnes accueillant sur leur lieu de vie et de travail un projet qui peut durer quelques jours, plusieurs semaines ou mois. On distingue donc le Pendant et le Après des tournages.

Tableau. Les apports d’un tournage audiovisuels sur un territoire

Pendant le tournage

Après le tournage

Apports quantitatifs

> dépenses : cantine et restaurant, logement, location de matériel

> emploi local consolidé lors du projet grâce à des clauses dans les subventions attribuées

> des touristes veulent voir les sites d’un décor de film : rue des villes, bistrot, café, hôtel, plage, restaurant, château, site remarquable…

> organisation de l’offre touristique : circuit dédié, produit dérivé, itinéraire régional repensé, logement ponctuel renforcé

Apports qualitatifs

> accès des populations locales à un événement exceptionnel : figuration, intégration au projet, observation

> journalistes potentiellement intéressés pour venir pendant le tournage et parler plus largement du territoire hôte

> habitants flattés de la visibilité de leur territoire et d’avoir assisté à un tel projet (récit valorisant, relecture de son territoire dans les médias)

> retombées médiatiques, tant locales qu’extra-locales, notamment pour les paysages montrés, les récits mythiques d’anciens films… à la faveur du tourisme ou pour d’autres tournages

3D’emblée renonçons à l’impossible quête de mesures chiffrées et privilégions d’expliquer trois formes de développement : économique, touristique et socioculturel ; qui justifient les actions de soutien publiques pour faciliter les tournages. Sur le plan national, l’APIE (agence du patrimoine immatériel de l’Etat) met à disposition un fichier recensant 15 000 sites publics pouvant accueillir des tournages, avec des contraintes (co-présence avec les touristes pour certains châteaux ; continuité d’activité pour un commissariat ou un hôpital). On y trouve le palais de Justice de Rouen ou bien le haras national du Pin qui sont tout deux des sites normands appartenant à l’Etat. Malheureusement Le Havre n’y est pas recensé, ce qui n’empêche pas les acteurs locaux de déployer une démarche attractive en créant son propre BAT en 2011, ce que quelques autres villes en France ont aussi mis en place : Tours depuis 2005, Montpellier en 2010, Toulon depuis 2021, il y a là un effet de mode. Des villes plus attendues comme Marseille, Toulouse ou Nice en disposent mais aussi de plus petites villes comme Fréjus. Le niveau départemental est quelque peu concerné en plus de l’ensemble des régions de France.

4Les bureaux d’accueil des tournages (BAT) coopèrent avec les équipes audiovisuelles qui arrivent souvent de Paris ou parfois de l’étranger. Cet intermédiaire compense les courts délais de préparation et les budgets contraignants de tout projet : proposer un lieu d’hébergement proche des tournages afin d’éviter des trajets coûteux et pénibles, offrir des locaux pour stocker le matériel, sont autant d’assistances hospitalières pour favoriser le travail artistique. Le BAT facilite les démarches logistiques ou administratives pour des autorisations requises sur certains sites et prend la fonction de relais avec la presse ou les autorités locales. Enfin, un BAT suggère les ressources locales (dont les techniciens et artistes, les castings, les prestataires) sans imposer, ce qui confèrent une réputation d’hospitalité qui favorise l’image du territoire pour de futurs tournages.

5En plus du BAT Normandie Image installé à Caen et Rouen et qui correspond à la structure régionale que l’on retrouve dans chaque région de France, celui du Havre, porté par la municipalité, essaie de se distinguer.

« Avec sa lumière incroyable, ses multiples facettes offrant une variété de décors naturels, urbains, industriels, Le Havre est une ville cinégénique par excellence. Bénéficier d’autant d’atouts ne garantissait pourtant pas à la ville d’attirer les productions et de jouir de retombées en termes d’images. Consciente des opportunités et des bénéfices à en tirer, la Ville du Havre a même souhaité aller bien au-delà des seuls objectifs d’attractivité. En 2011 est officialisée la création d’un bureau des tournages au sein de services municipaux, avec la volonté de faciliter l’accueil des productions et ainsi générer des retombées économiques pour l’ensemble du territoire » (site Internet de la municipalité du Havre).

6La patrimonialisation de la ville du Havre, déjà identifiée par les géographes (Gravari-Barbas et Renard, 2012) semble être un avantage pour la création audiovisuelle puisque les tournages y augmentent à la même période que la classification UNESCO de 2005. Sur la décennie 2007-2017, Le Havre accueille 55 tournages tous genres confondus, soit plus que les villes normandes les plus attractives habituellement : Caen (42), Étretat (39), Trouville (25) et Deauville (24). L’augmentation va dans le bon sens avec 120 jours de tournage au Havre en 2014 et plus de 300 jours en 2019.

7Les sites propices sont repérés au préalable, puis retranscrits dans une base de données accompagnée de photos afin d’illustrer l’offre. C’est souvent l’occasion de proposer des sites remarquables pour promouvoir les lieux. La beauté des paysages est souvent montrée entre deux scènes, avec des vues panoramiques, plus belles maintenant grâce aux drones. Ces establishing sont de véritables mises en valeur des lieux de tournage qui ne sont pas suffisamment étudié par les géographes. La repéreuse spécialiste du Havre considère que «  Entre l’architecture Perret, le port, les maisons bourgeoises et la possibilité de se retrouver très vite à la campagne, il y a de quoi faire, avec un côté graphique et une lumière très singulière  » (Ouest-France, 2018). La presse locale relaie cette situation favorable. Lieu normand qui accueille actuellement le plus de tournage de films et séries, Le Havre répond à plusieurs enjeux visuels pour exprimer les atmosphères des fictions : « À 2H de Paris, avec de nombreux décors possibles : ville, mer, campagne, zone industrielle » (France Bleu, 2018). En effet, la présence de la mer permet des scènes sur la plage de galet, de même que l’activité portuaire offre des intrigues sur fond de mondialisation de l’activité économique. Les enjeux financiers mondiaux transitent par le port du Havre, ce qui incite aux polars et autres thrillers. La zone industrielle offre des sites vides d’hommes et plein de machines, prêts à être utilisés pour les combats ou les poursuites en voiture. Les containers permettent ce type de scène (balles tirées, combat, poursuite, utilisation de grue pour écraser l’adversaire…). Les espaces urbains de la ville offrent une architecture moderne qui incarne désormais le XXe siècle : la tour de l’architecte Perret qui compose l’église Saint-Joseph et plus largement les espaces urbains de la reconstruction de l’après-guerre, éprouvent des ambiances spécifiques dont on peut dire qu’il y a encore des efforts à fournir de la part des réalisateurs car, de notre point de vue, la ville est bien plus belle encore via cette modernité, que ne savent le montrer les créateurs audiovisuels. Enfin, les espaces ruraux ne sont pas le point fort mais des scènes en campagne sont possible à proximité des autres lieux de tournage, sans changer de logement le temps du projet. La proximité de Paris offre aussi une flexibilité sur le tournage pour faire venir des membres d’équipe, réagir selon les circonstances. Enfin, il y a les images d’Épinal de la ville, ce que le secteur de l’audiovisuel sait mettre en avant quand il s’agit de justifier la localisation d’un tournage. Le Volcan créé par Niemeyer en 1982, les immeubles des années 1950 de la Porte Océane, qui portent ce nom en hommage à l’œuvre d’Édouard Herriot (1932), les cheminées de la centrale thermique érigées dans les années 1960 ou la ligne de tramway mise en service en 2012, sont très souvent exposées dans les œuvres filmiques ou les spots publicitaires. S’ajoute à cela une dimension sociale d’une ville ouvrière, anciennement communiste et portuaire. Ainsi, l’acteur principal du film Sparing (2018) se dit séduit par l’ambiance de la ville : « Le Havre est une ville d’homme, de sueur. Une ville qui représente une dureté et une pureté, ça va bien dans l'univers de la boxe » (France Bleu, 2018).

8Cette implication locale pour faciliter les tournages, quel que soient leur format, favorise le confort de travail des équipes. Les efforts récents de l’action publique ont fait glisser sa mission d’une logique « d’autorisation » vers une logique « d’accueil », venant renforcer le champ des possibilités de tournage. Cette manière d’agir s’inscrit dans un marketing public d’hospitalité de projets économiques aux effets touristiques espérés et aux effets sociaux liés à la fierté.

2. L’apport économique des tournages

9Pour saisir ce qu’apporte économiquement un tournage, on pense en premier aux dépenses financières des équipes sur place, pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Les estimations précises sont rares. Bienvenu chez les Chtis (2008) a reçu 600 000 euros de subvention locale pour des retombées locales éparses (Berneman et Meyronin, 2012) : la location de maisons auprès d’habitants pour faciliter le tournage dans le village, la rémunération de figurants pendant 3 mois, la restauration des équipes basée sur des produits régionaux, autant de manières de réinjecter le budget localement. Un événement de lancement du film de 100 000 euros, dont la mobilisation d’un TGV avec 300 invités venus de Paris, a donné du prestige à cette partie de la France peu habituée aux paillettes du showbiz.

10Au Havre, quelques informations sommaires circulent dans la presse locale. Par exemple, une série tournée en 2019 par l’entreprise mondial Netflix (plus de 200 millions de téléspectateurs potentiels) a assuré 3 000 nuitées dans le secteur de hôtellier de la ville. Aussi, la décision de tourner la saison 2 l’année suivante est l’occasion de faire la Une des journaux locaux à propos d’une bonne nouvelle pour l’économie havraise. En effet, les équipes consomment sur place (les subventions données par les instances publiques locales l’imposent) telles les équipes de décors qui achètent le matériel en se fournissant auprès des entreprises havraises. Le BAT du Havre annonce qu’un euro de dépense publique investi sur un tournage génère 6,42 € de retombées économiques sur le territoire. D’un côté, le bilan d’activité du BAT havrais de 2018-19 dénombre un tiers de longs-métrages (cinéma, téléfilms, séries), 20 % de courts-métrages, 15 % de clips et publicités et autant pour les documentaires. Il reste 10 % des tournages pour les reportages TV et 8 % pour les photos ; mais c’est sans compter sur les tournages qui ne passent pas par cette instance, comme un reportage journalistique. Aussi, on retiendra que le BAT est ancré comme un acteur clé qui parvient à accompagner principalement les œuvres filmiques d’envergure. A tel point qu’en 2020, une entreprise (LH production) est créée sur place afin de tenir le rôle de relai du pouvoir public. L’offre de l’entreprise est de trouver les décors tant intérieurs qu’extérieurs, des solutions logistiques et matérielles pour le convoyage des équipements de tournage ou bien d’organiser les castings locaux, notamment en fabricant une future base de données pour les figurants. Même l’autorisation administrative publique peut être obtenue via cette entreprise ; sa pérennité témoignera d’un marché suffisant pour faire coexister plusieurs organisations d’appui aux tournages. Elle prend aussi une fonction pour faire croître le marché, ainsi en 2021, LH Production a préparé une visite de terrain pour séduire un réalisateur danois de tourner au Havre (Paris Normandie, 2021). Il faut toutefois relativiser, ces prémices ne permettent pas d’identifier une filière d’activité comme cela s’observe dans les régions voisines de Bretagne et des Hauts-de-France.

3. Des retombées touristiques plus durables

11Dès que le territoire prend une place importante dans le contenu du film, un développement touristique est attendu : par exemple en montrant des lieux paysagers remarquables, des scènes fortes en centre-ville ou dans des sites patrimoniaux ; ou quand le titre comprend un toponyme ou bien la thématique du film évoque les valeurs d’un territoire. En France, Le bonheur est dans le pré (1995) est considéré comme valorisant pour le Gers, tandis que le film Dunkerque (2017) a augmenté le nombre de visiteurs (+ 176 % du nombre de touristes britanniques au mois de juillet 2017 puis + 536 % en août). Selon un sondage réalisé par l’office du tourisme de Dunkerque, 28 % des touristes sont venus grâce au film et 24 % souhaitaient découvrir les lieux de tournage. L’inauguration de l’agrandissement d’un Mémorial rebaptisé Musée de Dunkerque 1940 – Opération Dynamo s’est déroulée juste avant la sortie du film. Les apports d’image se négocient puisque l’État français a modifié son crédit d’impôt international à la baisse pour accueillir une partie du tournage de ce film de guerre. Deux autres exemples, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001) et The Da Vinci Code (2006) ont inspiré les voyagistes qui organisent des excursions pour retourner sur les lieux du scénario afin de retrouver l’atmosphère du grand écran. Même si le phénomène s’est peu à peu érodé, il a maintenu sa place dans les catalogues de quelques excursionnistes, mais cela repose sur deux phénomènes : des films à rayonnement mondial, associés à la très touristique ville de Paris. Le Havre ne dispose pas encore d’une telle rente de situation. Il faut dire que ce que l’on appelle le cinétourisme est en réalité rare en France, en dehors de la capitale ; on peut penser au film Rien à déclarer (2010) qui a généré un musée dans l’Aisne, devenu le cœur d’un territoire transfrontalier et fictif nommé Courquain, dans lequel on retrouve les animations classiques du tourisme (récits d’un ancien figurant, location pour séminaire, escape game). De même, la friche d’Arenberg est devenue patrimoine industriel grâce au tournage de Germinal (1993) et sert depuis à d’autres tournages historiques. Toutefois, un autre projet de revitalisation industrielle à la Cité des Électriciens a été inauguré en 2019 sans mentionner le tournage de Bienvenue chez les chtis afin de ne pas nuire à l’image moderne du projet. Même la rue du tournage d’une des scènes culte du film n’est pas répertoriée sur l’actuel site. Dans les deux cas du Nord de la France, le cinéma a contribué à redynamiser ces friches et a été utilisé comme argument pour patrimonialiser les lieux, mais le sujet de chacun des films apporte des contenus bien différents : la dureté de l’œuvre de Zola retrace un passé révolu tandis que l’humour de Dany Boon montre le présent à travers des clichés peu valorisants aujourd’hui. Car le cinéma n’apporte pas que du positif en matière d’image. Certes le film de Dany Boon a augmenté le nombre de visiteurs de Bergues, passé de 9 000 en 2007 à 34 000 en 2008 et depuis, quelques touristes aiment aller voir ce village. Mais n’est-ce pas pour se moquer de la culture Ch’ti ? Plus positivement, en Normandie, des guides de l’office de Tourisme de Lyons-la-Forêt expliquent les trois tournages « Madame Bovary » (1933, 1991 et 2014) qui ont tous mis en avant le monument historique depuis 1927 de cette commune typique : la halle de la place Isaac Benserade qui offre un cadre filmique pour les comices agricoles. Dans le cadre du bicentenaire de la naissance de Flaubert, une douzaine de photographies des tournages et des films est exposée dans les rues centrales de la ville, afin de montrer comment les cinéastes s’emparent du patrimoine local pour le mettre en scène.

12Avec le potentiel du Havre en tant que ville singulière à l’architecture du XXe siècle, l’image de la Normandie peut être étoffée, au-delà des habituelles images de guerre. En effet, les nombreuses scènes des films portant sur la Seconde guerre mondiale renforcent l’attraction des plages normandes pour mieux comprendre l’histoire et contribuer au tourisme de mémoire : avec Utah Beach, Sainte Mère-Église fut l’une des deux zones de débarquement aérien le 6 juin 1944 par les forces alliées de la 82e et 101e Airborne. Une trentaine d’hommes se posèrent dans la commune dont une vingtaine sur la place de l’église. Le film Le Jour le plus long (1962) relate l’ensemble de l’opération Overlord et rejoue une scène aujourd’hui historique : John Steele et son parachute accroché au clocher. Lors d’une table ronde sur la mythification par le cinéma en 2019, l’historien Jean Quellien rappelle le décalage entre réalité et fiction :

« C’est la scène culte du film par excellence. Or, elle est largement exagérée et entachée d’erreurs. Déjà, il n’y avait pas un, mais deux parachutistes tombés sur ce clocher. Le second, Kenneth Russel, est totalement oublié en France, mais pas aux États-Unis. Quant à John Steele, il n’a pas pu voir ses copains se faire massacrer sous ses yeux, il s’était évanoui après s’être assommé ».

13Pourtant, la simplification de l’histoire renforce les scénarios et le musée Airborne inauguré deux ans après la diffusion du film, installé aujourd’hui encore dans le bourg du village pour relater le parachutisme de guerre à travers 10 000 objets, repose sa notoriété sur cette célèbre scène de cinéma. Un deuxième bâtiment est créé en 1983, un troisième en 2013 et un centre de conférences est ouvert en 2016.

14Enfin, l’attraction touristique peut être plus ciblée, notamment auprès des férus d’architecture habitués à voir des œuvres monumentales dans les publicités d’automobiles, de téléphonie ou de parfum : les édifices des architectes Calatrava à Lisbonne ou Valence, par exemple, et ceux de Niemeyer à Rio ou bien encore au Havre. En 2019, la marque chinoise Huawei a choisi de faire danser une jeune fille sur le toit du Volcan. Le spot publicitaire offre un panorama sur le bassin du Commerce et les immeubles Perret, avec en prime un plan aérien qui montre les cheminées de la centrale thermique, autre composante de la ligne d’horizon havraise. La population de la ville est en mesure de reconnaître ses propres lieux emblématiques, ce qui peut conférer un sentiment de fierté d’être choisis par des marques internationales.

4. Une fierté d’appartenance à partager

15Cela nous amène naturellement vers le troisième apport qu’est le développement social, le plus difficile à déterminer car il n’est pas systématique. Basé sur la fierté que le tournage d’un film ait eu lieu « chez soi », pas loin d’où l’on travaille, d’où l’on habite, c’est la satisfaction que les œuvres connues aient une proximité avec chacun, pouvant même aboutir à des implications comme être figurant. Le sentiment d’appartenance est un besoin essentiel (Maslow, 1962) que l’on identifie dans plusieurs contextes (école, sport, entreprise, territoire…) qui est composée de deux attributs : la valorisation de la participation (l’expérience d’être valorisé et accepté par les autres) ainsi que l’ajustement (la perception que l’individu harmonise ses caractéristiques individuelles à celles des membres de l’environnement) (Hagerty et al., 1992). Nous postulons ici que les films tournés « dans le coin » y contribuent. D’ailleurs, les journalistes aiment interviewer les habitants auprès du tournage, qui observent l’ambiance de travail et voient des vedettes, en leur demandant « ce que ça vous fait ? ». Le film Les Souvenirs (2014) a mobilisé sur place une quarantaine d’enfants d’Étretat qui ont contribué à la scène d’une sortie d’école et les reportages des JT locaux montrent des enfants contents de participer à cette expérience. Mais les fictions génèrent parfois des déceptions : avec Le jour le plus long, le réalisateur Darryl Francis Zanuck avait choisi les lieux en fonction de leur caractère esthétique, pour de meilleures prises de vue. Par exemple, pour reconstituer la prise du casino de Ouistreham par les forces françaises du débarquement, il a préféré tourner à Port-en-Bessin dans le Calvados. Un faux casino est alors reconstitué en décor sur le quai de la commune portuaire. Puis certaines prises de vue montrent les plages du Débarquement filmées en Corse.

16À travers les œuvres audiovisuelles, l’espoir d’une notoriété renforcée a motivé les fonds publics locaux à aider un secteur qui a un tel pouvoir de monstration des lieux, avec un potentiel d’amélioration de l’image d’un territoire dès lors que les plans peuvent être négociés avec le BAT. Contre subvention, le réalisateur est-il si libre de ce qu’il montre ou bien se sent-il redevable en montrant positivement le territoire ? D’importantes subventions locales sont données pour des productions filmiques populaires : les trois séries quotidiennes des principales chaînes de télévision françaises valorisent Marseille, Montpellier et Sète, avec des génériques laudateurs et des plans d’ouverture toujours radieux, négociées par les villes pour être une vitrine touristique. La Bretagne avait eu droit au même projet en 1998 avec la série Cap les Pins qui s’est vite arrêtée, la Normandie ne s’y est pas encore essayé malgré un potentiel : Le Havre, Étretat, Honfleur, la Seine et la côte maritime offrent une large gamme de décor naturel et urbain qu’il convient de mettre en projet.

Bibliographie

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Pour citer ce document

Charles-Edouard Houllier-Guibert, « Les tournages audiovisuels dans le décor havrais » dans © Revue Marketing Territorial, 7 / été 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=662.