Sommaire
1Cette recherche est partie du constat d’une difficulté française à penser la décroissance urbaine. Sans débat national, les acteurs locaux français manquent de légitimité et d’instruments adaptés contrairement, a priori, à l’Allemagne. Pionnière dans la reconnaissance pratique et scientifique du phénomène, la voisine d’Outre-Rhin bénéficie d’un recul appréciable souvent pris en exemple pour qui veut mettre en place une politique de gestion urbaine adaptée à la décroissance, y compris dans une dimension foncière. Si le paysage national dans lequel s’inscrit cette réflexion diffère, il nous semblait pertinent d’interroger la possibilité d’un transfert (Espagne, 2012). Ce positionnement ne se passe pas évidemment d’une distanciation, considérant que le transfert est également un enjeu fort pour les villes en décroissance, dans un contexte de circulation et de compétition interurbaines accrues (Béal et al. 2015). Ce travail a donc interrogé la véracité d’un ou de modèle(s) allemand(s), afin de de le(s) déconstruire et de mieux analyser la question des espaces vacants havrais et de la décroissance urbaine côté français. Il s’agissait donc de se demander comment les cas de villes allemandes anciennement en décroissance constituent des références pour interroger la reconfiguration des stratégies foncières des acteurs publics français, leurs temporalités et modèles urbains sous-jacents ainsi que leur prise en compte des espaces vacants. C’est-à-dire :
Comment l’expérience de décroissance urbaine des villes allemandes permet-elle de penser une reconfiguration des espaces vacants et de la stratégie foncière des acteurs publics ?
2L’objet de cette recherche se situe donc au croisement de trois champs entre foncier, décroissance urbaine et circulation des modèles urbains. Après quelques considérations méthodologiques, nous reprendrons les principaux résultats de la thèse pour ensuite conclure sur des éléments d’actualité.
3Dans le cadre de cette recherche, le positionnement en CIFRE a été plutôt confortable, loin d’expériences plus difficiles et, malheureusement, redondantes dans les sciences sociales (Miot, 2012 ; Rouchi, 2017). Mon statut de chercheuse était clair et appuyé par une des premières agences d’urbanisme créées en France, c’est-à-dire abritant des archives sur un temps long de documents d’urbanisme au sens large, mais aussi regorgeant de retranscriptions de off, de notes de travail et de comptes-rendus de débats. La structure est également tenue par des collègues accueillants et qui ont attendu mon travail avec bienveillance. Cette porte d’entrée havraise a mené à une certaine hypertrophie assumée de la partie française ; nécessairement, les terrains allemands, loin de constituer une comparaison, sont davantage pensés comme un contrepoint, mettant d’autant en lumière les spécificités et apories françaises tout en esquissant des ouvertures possibles. Si indubitablement l’accès à des informations est facilité par le statut d’étrangère (Cunningham Sabot, 1999), il n’en demeure pas moins que les séjours aux temporalités restreintes dans des milieux culturels et linguistiques autres rendent toute interprétation délicate. J’ai voulu faire entendre l’étrangeté de ce terrain à travers une mise en visibilité des traductions et une réflexion sémantique plus poussée, décortiquant, via la langue, des jeux d’acteurs complexes.
4Ce travail s’est ainsi articulé autour de trois grandes parties : après une caractérisation plus précise d’une décroissance urbaine à la française contrastant avec l’Allemagne, je me suis plongée dans l’analyse de l’expérience foncière allemande, à travers trois cas d’études que sont Berlin, Leipzig et Halle. En effet, les acteurs publics de ces trois villes ont mis en place des politiques notamment foncières visant à traiter de la décroissance urbaine de manière plus ou moins implicite. Les Zwischennutzungen (ZN) sont un des instruments mis en place sur lesquels nous avons focalisés notre analyse. On peut les traduire par « utilisations intermédiaires » voire « temporaires » ou « transitoires ». Mais ces divers éléments sont loin d’ériger l’Allemagne au rang de modèle comme pourtant sous-entendu bien souvent. Les enjeux de légitimité voire de transférabilité pour pérenniser soit l’usage, soit l’instrument, soit la politique, sont ici très prégnants. A partir donc de l’expérience allemande, il s’agissait alors de proposer quelques préconisations pour le Havre. Voici trois résultats.
5Les ressorts de la décroissance urbaine française et sa spatialisation sont très différents de ceux de notre voisine d’Outre-Rhin : d’un côté, l’Allemagne a vu ses grandes villes, notamment en ancienne Allemagne de l’Est, perdre de la population de manière structurelle. A l’échelle nationale, l’indice conjoncturel de fécondité (1,6 en 2016 selon Eurostat) est trop faible pour assurer un renouvellement de population. Au tournant du millénaire, la décroissance est alors décrite comme un fait urbain inéluctable (Steinführer et Haase, 2007), aux ressorts surtout démographiques. Par ailleurs, si la Réunification a aggravé le processus de décroissance à l’Est, elle a également permis une légitimation et un débat national sur le sujet : le programme Stadtumbau est ainsi avant tout pensé comme une restructuration urbaine rendue nécessaire par l’ère communiste. On remarque toutefois que le phénomène était déjà présent de part et d’autre du Mur, d’où la formulation très rapidement d’un deuxième Stadtumbau, spatialisé cette fois-ci à l’Ouest. Si l’exemple allemand est très présent dans la recherche sur les Shrinking cities, faisant partie des pionniers, le caractère d’exemplarité reste à nuancer : l’étude fine de documents juridiques (codes) et d’aménagement met en avant des terminologies plus tâtonnantes, empreintes d’euphémismes quant aux solutions proposées. Elles sont également à remettre dans le contexte d’enjeux sociétaux et historiques encore très forts.
6Parallèlement, dans le cas français, l’indice conjoncturel de fécondité est encore élevé et la décroissance urbaine est surtout spatialisée dans les petites et moyennes villes (Cunningham Sabot et Fol, 2009). Ces caractéristiques laissent encore penser que la décroissance urbaine est un phénomène relevant du temporaire, une simple sortie de trajectoire due à une périurbanisation mal maîtrisée ou à une désindustrialisation mal négociée. Forts de ce diagnostic, de nombreux acteurs publics imaginent que l’on pourra mettre un terme à ce phénomène par la simple volonté politique. La situation est d’autant plus complexe que dans un Etat encore très centralisé, l’absence de débat national laisse peu de légitimité aux acteurs locaux, cette (re)connaissance reste alors très largement du domaine du off. La décroissance urbaine n’est donc pas pensée comme une anomalie, au sens kuhnien1 du terme, mais comme un dysfonctionnement : elle ne s’accompagne d’aucune remise en question du système d’aménagement ou plus globalement du système urbain et de ses instruments (documents de planification, usage des statistiques, législation, fiscalité…). Or, partant du principe, que « l’instrument induit une problématisation particulière de l’enjeu, dans la mesure où il hiérarchise des variables et peut aller jusqu’à induire un système explicatif » (Lascoumes et Le Galès, 2004, 33)2, une réorganisation globale est nécessaire. La décroissance urbaine est ainsi analysée par les acteurs institutionnels comme un dysfonctionnement temporaire alors qu’elle relève potentiellement davantage de l’anomalie.
7En effet, en France, la décroissance urbaine reste encore localement de l’ordre du tabou et plus globalement du dysfonctionnement notamment parce que les instruments d’aménagement voire les mécanismes de finances locales ne laissent que peu de place à la prise en compte du phénomène. Tout d’abord dans ses termes, la terminologie de « décroissance » est quasiment invisible ; seule la mention d’une « décroissance démographique » apparaissait à de rares endroits dans le code de la construction et de l’habitat. La loi Egalité et Citoyenneté de 2017 s’est chargée de la gommer. Nulle trace d’une telle mention dans les textes qui concernent l’aménagement, tandis que ses outils, notamment de planification, restent largement emprunts du contexte de leur élaboration à savoir les Trente Glorieuses et le tout croissance. Pis, des articles du code posent même le postulat que la décroissance (démographique) serait liée à un manque de construction (art L.111-4), ce qui induit des positionnements locaux problématiques. Par exemple, les acteurs institutionnels continuent à augmenter le parc immobilier neuf de leur territoire afin d’empêcher une perte démographique analysée comme le résultat uniquement d’une évasion périurbaine. C’est ainsi que sont justifiées les opérations havraise Grand Hameau, en bordure de ville, et Dumont d’Urville, située à l’interface ville-port. Le postulat que la construction mène à une augmentation de la population est très ancré dans les consciences, en partie en raison de l’orientation et de la structuration d’instruments. Ces derniers sont la plupart du temps structurés pendant les Trente Glorieuses et le tout croissance.
8Quelques grands programmes ont pu traiter du phénomène, mais ils restent trop sectoriels face à un problème global. Par exemple, l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU), à travers son premier programme, n’autorisait pas une réduction du parc immobilier parfois nécessaire. Certes, depuis 2014, il est possible de ne pas reconstruire automatiquement un logement démoli, mais cela met de côté des logiques fiscales tout aussi problématiques. D’autant plus que les mécanismes de calculs des finances locales sont complexes et vieillissants : en plus de la diminution de population qui impacte négativement les perceptions financières, les positionnements étatiques, notamment le gel puis la diminution de la dotation globale de fonctionnement (DGF), ne sont pas sans conséquence sur des territoires industriels, qui plus est comprenant un bâti des années 1970 assez massif. En effet, le volet de la DGF calculé à partir du nombre d’habitants n’est pas si grand, en revanche, la diminution de la DGF avec a contrario une augmentation de la partie Dotation de Solidarité Urbaine (DSU), nécessite des réajustements et rééquilibrages internes, au détriment des parties de compensations (dotations de garantie) liées aux décisions étatiques subvenues au moment de la modification de la taxe professionnelle. On comprend d’autant mieux les réticences à voir la taxe d’habitation supprimée localement et compensée par l’Etat.
Tableau. Les différentes composantes de la Dotation Globale de Fonctionnement (DGF)
9Parallèlement, l’instauration d’un fond de péréquation national intercommunal et communal (FPIC) visant à faire participer les collectivités jugées les plus riches au remboursement de la dette nationale est également en défaveur de communes comme le Havre. En effet, cette Ville subit une baisse des compensations de la taxe professionnelle qui pesait fortement dans ses recettes, mais c’est sur la base de cette taxe disparue qu’elle doit verser une part importante au FPIC. Enfin, les taxes locales restantes (taxes foncières et taxe d’habitation) se calculent à partir des valeurs locatives cadastrales, c’est-à-dire la valeur a priori des biens dans les années 1970, ce qui produit, au Havre comme ailleurs, de forts déséquilibres territoriaux et géographiques, d’autant plus avec un centre reconstruit alors très récent et confortable au moment de ces évaluations.
10Ainsi, cette structuration des instruments d’aménagement ainsi que des mécanismes financiers et fiscaux conduit localement à des paradoxes. L’injonction à construire est forte et en effet, au Havre, les politiques menées se font souvent en direction d’hypothétiques futurs habitants, postulant qu’en construisant, les périurbains reviendraient. Sauf qu’au Havre, la perte de population est avérée depuis le recensement de 1982 et ne peut s’expliquer uniquement par un phénomène de périurbanisation. A l’échelle de la nouvelle communauté urbaine (regroupant 54 communes depuis le 1er janvier 2019), la courbe de population suit la même orientation descendante. S’installe sur le territoire, un automatisme de la construction, qui puise ses racines dans les instruments d’aménagement mais aussi dans une vision des friches comme autant de preuves à dissimuler pour cacher les difficultés havraises. « Comblez cette friche que je ne saurais voir », dans un contexte où le nombre de ménage est quasi stable (-1%), cette politique de construction neuve mène à une augmentation forte de la vacance immobilière (de 6,2 % en 2008 à 9,3 % en 2013 selon l’INSEE), notamment en centre-ville, dans le centre ancien de type faubourien.
11La friche participe pourtant d’une multitude de représentations et définitions ; appartenant à l’origine au monde agricole, son entrée dans le contexte urbain ou du moins sa reconnaissance s’accompagne d’un certain traumatisme. Si Chaline (1999) pose l’hypothèse que l’existence des friches est intrinsèquement liée à la ville et à son évolution, les premières représentations de ces espaces sont avant tout sur le régime de la perte, du désordre et de l’insalubrité : les friches à partir des années 1970 renvoient surtout à l’image d’un monde qui se désindustrialise, où le chômage prend peu à peu place. Ce sont aussi potentiellement des sites pollués ou polluants, qu’il s’agit de traiter rapidement, voire d’éradiquer, au bénéfice d’une reconversion souhaitée comme rapide. Mais l’objet friche est loin d’être si univoque, sa polysémie s’installe peu à peu dans l’émergence parallèle d’autres visions, qu’il s’agisse du registre de la patrimonialisation (Gravari-Barbas, 2005 ; Veschambre, 2008) ou celui des friches culturelles (Roulleau-Berger, 1996 ; Raffin, 2000 ; Lextrait et Goussard, 2001 ; Lucchini, 2002 ; Gravari-Barbas, 2004). De plus, dans le monde de l’aménagement, parallèlement à la montée du modèle de ville compacte et renouvelée, ces espaces font rapidement offices d’opportunités foncières (Janin et Andres, 2008). Mais quelques soient ces représentations, ces friches participent à un seul et même enjeu, celui d’être « dé-frichées ». L’émergence de friches dites culturelles et d’un urbanisme « transitoire » (Diguet, 2017), du Do-It-Yourself (Ziehl et al., 2012 ; Douglas, 2014) ou « de palette », change progressivement ce positionnement, au point que le terme de friche fait son entrée dans de nombreux projets ; friche de la Belle de Mai, friche déambulatoire des prairies Saint-Martin rennaises, Friche Saint-Sauveur lilloise...
12Ce phénomène existait déjà en partie en Allemagne (Grésillon, 2002). En effet, de l’autre côté du Rhin, les politiques menées dès le début des années 2000 tendent à instaurer un autre rapport au foncier et notamment à la friche. Qui séjourne dans la capitale allemande ne peut qu’être frappé par la multiplicité des friches et par leur (mise en) visibilité. Elles ne sont pas toujours du fait de l’acteur public et font parfois office d’une reconnaissance a posteriori et pas toujours pérenne. Toutefois, elles accompagnent un moment de redéfinition du vide, du non-bâti et de l’espace vacant dans la ville, d’autant que les programmes de restructuration se traduisent par de multiples démolitions. L’Internationale Bauaustellung portée par le Bauhaus de Dessau (école d’architecture et de design) au début des années 2000 et qui visait à restructurer la région de la Saxe-Anhalt, particulièrement concernée par la décroissance urbaine, adopte le slogan « mies van der rohien » (« less is more »). Cela explicitait que du moins peut surgir le plus, que de la baisse de population découle potentiellement une hausse, notamment d’espaces libres. Les écrits empruntant cette posture sont d’ailleurs assez nombreux : que l’on pense notamment aux provocateurs « luxe du vide » de l’architecte Wolfgang Kil (2004), du « génial, enfin de la place » de Thomas Straubhaar (2004), ou encore à l’étude sociologique sur la signification du vide de Christine Dissmann (2011). Emerge peu à peu la question de l’utilisation de ce surplus d’espaces.
13D’abord de manière pragmatique, il faut bien également gérer ces espaces une fois libéré de leurs constructions, dans un contexte de pénurie financière et d’une difficile lisibilité patrimoniale, de nombreux sites étant orphelins du fait des politiques de restitutions foncières et immobilières post RDA. Ce positionnement est encouragé par des chercheurs regroupés au sein du bureau d’études Urban Catalyst et issus d’un programme de recherche européen éponyme, dirigé par l’université technique berlinoise. Mais il s’agit aussi d’une inscription dans les thèses floridiennes de classes créatives. Claire Colomb (2012) montre en quoi la diffusion de ces idées dans les milieux berlinois entraine une reconnaissance a posteriori. Dans un contexte de décroissance urbaine, les pouvoirs publics berlinois tentent d’ériger en avantage comparatif l’afflux de foncier au cœur de la capitale : ainsi, la parution incontournable de la municipalité berlinoise en 2008, intitulée « urban pioneers » (2007). La terminologie du pionnier, si elle est polysémique dans le contexte allemand, est ici emblématique.
14Arrive donc progressivement sur scène le terme de « Zwischennutzungen » comme instrument possible de gestion des espaces vacants dans les villes en décroissance. Mot pour mot, on pourrait traduire les Zwischennutzungen par « utilisations entre ». Mais une traduction n’est jamais neutre, et ici l’ambivalence du « entre » est assez significative. Dans plusieurs publications allemandes bilingues, c’est l’expression « temporary uses » (utilisations temporaires) qui est privilégiée, expression que l’on retrouve également aujourd’hui du côté français. Cependant, cette terminologie instaure un rapport de pouvoir et une limite entre des usages temporaires et des utilisations pérennes (Gstach, 2006). C’est instaurer potentiellement un statut précaire d’office à ces ZN, et, plus contestable encore, poser le reste de l’urbanisme et de l’urbanisation comme immuable.
15L’adjectif « transitoire » apparaît également, notamment dans des publications suisses franco-germanistes (OFEV, 2007), toutefois, le terme de transitoire recouvre une signification différente en France bien qu’aujourd’hui très régulièrement usité. C’est en particulier un terme juridique décrivant une situation devenue caduque par un nouveau régime juridique et qui dure le temps du réajustement, de l’instauration du nouveau mode décrit légalement. Il s’agit donc de tout autre chose ; une dimension temporelle mais sans passage d’entre deux, sans état d’entre deux. Enfin, un dernier terme peut être utilisé, celui d’intermédiaire, que je privilégie, car il revêt à la fois une dimension temporelle, spatiale voire sociologique, en cohérence avec d’autres traductions (Sieverts, 2004). Toutefois, ce flou sémantique est entretenu dans les cas allemands étudiés, entraînant un certain nombre de conflits dont le plus médiatisé fut celui de l’aéroport de Tempelhof à Berlin (Dubeaux et Cunningham Sabot, 2016). Ce symbole du passé chaotique de la ville (IIIème Reich, division est-allemande…) est fermé en 2008 à la faveur d’un aéroport en construction en périphérie (BBI Schönefeld). Représentant plus de 300 hectares en plein cœur de la capitale, il est une « opportunité centennale » pour la classe politique berlinoise (sénatrice Lüscher in Ulrich, 2010), sa reconversion est donc très attendue. Dans un contexte de marchés foncier et immobilier en berne et à la suite de la grande étude sur les ZN à Berlin menée par la municipalité, il est décidé de mettre en place des ZN sur cet espace. Toutefois, la définition temporelle de ces projets et leur rôle quant au devenir du site restent flous et participent à l’exacerbation de tensions fortes. Alors que Berlin entame une trajectoire démographique ascendante très forte, les 340 hectares deviennent inconstructibles par le biais d’un référendum populaire en 2014, remettant en question l’ensemble des plans de reconversion élaborés. Ces enjeux sémantiques contenus dans le terme de ZN mettent également en lumière des projections temporelles différentes, et parfois une mise en attente en vue de recroître un jour. Dans le cas allemand, l’objectif de croissance urbaine n’est jamais totalement abandonné, remettant en cause la logique même d’une gestion de la décroissance et donc une potentielle exemplarité allemande.
16Face aux difficultés esquissées par le sujet de la décroissance urbaine et l’instabilité inhérente aux ZN, se dessine alors l’enjeu plus grand d’une transférabilité, ce que l’on appelle le benchmarking en marketing territorial, c’est-à-dire la volonté de servir de modèle, de rayonner et ce, à trois niveaux selon les acteurs et les objectifs visés. Celui d’abord d’acteurs institutionnels, plus particulièrement de la ville de Leipzig. L’analyse des circulations des maires et adjoints lipsiens entre les strates locale et fédérale dessine clairement leur rôle dans l’émergence et l’orientation des politiques publiques visant à restructurer les villes décroissantes, y compris à l’aide des ZN. Principal maire de Leipzig dans les années 1990, H. H. Lehmann-Grube est ainsi responsable du rapport alarmant sur l’état du logement dans l’ancienne Allemagne de l’Est, rapport duquel émergera le programme Stadtumbau Ost qui reprend et finance les orientations de politiques publiques décidées à Leipzig. De même, E. Lütke Daldrup (2001), adjoint à l’urbanisme au début des années 2000, tente de conceptualiser la politique urbaine de Leipzig à travers l’expression de « ville perforée », c’est-à-dire une ville qui ne suit pas forcément le modèle de la ville compacte mais assume ses « trous » et espaces non-bâtis en son sein. Mais les démolitions massives dans ces villes étant alors fortement décriées, peu érigèrent ce concept au rang de modèle d’urbanisation ou de désurbanisation (Rink et Siemund, 2016). E. Lütke Daldrup suit ensuite l’ancien maire (Wolfgang Tiefensee) devenu ministre du transport, de la construction et du développement urbain, et prend le poste de secrétaire d’Etat du ministère. Il chapeaute et préface en particulier une étude fédérale portant sur les ZN, parue en 2008 et qu’il situe clairement dans le champ des transferts de pratiques et connaissances. La ville de Leipzig est alors encore une fois érigée en modèle (Vorbild) à suivre.
17En dehors du champ politique et à un niveau plus technique, on retrouve l’action des architectes-chercheurs3 publiant sur les ZN. En développant une littérature scientifique en anglais et en allemand, menant des programmes de recherche puis expérimentant leurs propres recherches, ils participent à la légitimation de leur expérimentation... Le point nodal de cette toile, ou du moins le plus connu est celui constitué par les chercheurs berlinois d’Urban Catalyst. Par le biais du projet européen, de l’épisode du palais de la République4 et de leurs parutions en anglais, P. Oswalt, K. Overmeyer puis P. Misselwitz (2003) tissent autour d’eux un réseau interconnecté, reprenant souvent les mêmes exemples et les mêmes protagonistes. La plupart du temps, ces derniers sont eux-mêmes issus de la sphère des géographes, urbanistes et architectes.
18Enfin, on observe également dans l’édification de l’Allemagne comme modèle, et notamment de son urbanisme intermédiaire, le rôle des porteurs de ZN eux-mêmes, en tant qu’initiateurs de ces utilisations. La mise en récit, en visibilité voire l’organisation d’un rayonnement territorial procède d’une logique un peu différente des acteurs précédents car ils ne cherchent pas à légitimer l’instrument ZN mais à pérenniser l’installation pour sortir de l’instabilité induite par le statut de ZN. L’enjeu est alors de devenir une référence incontournable voire un modèle à suivre gravitant autour de revendications sociétales communes, notamment l’accès aux ressources urbaines en particulier mobilières à travers la question des communs (Ostrom, 1985 ; Coriat, 2013 ; Orsi, 2013) voire d’un « droit à la ville ». Si ces trois niveaux d’édification diffèrent par leurs acteurs et objectifs, tous participent à un rayonnement et à une transférabilité des ZN qui érigent l’Allemagne au rang de modèle.
19Cette mise en évidence des particularités allemandes permet toutefois de mettre en perspective des enjeux de reconfiguration des politiques foncières havraises. Dans cette dynamique, on observe que le territoire havrais vise encore à se rattacher à de grands modèles urbains qui ne lui correspondent pas, dans une logique d’importation de politiques et de personnes. L’exemple nantais est ainsi souvent cité, en particulier dans le cadre de la reconquête des quartiers sud. C’est aussi selon cette référence spatiale que le nantais Jean Blaise est mandaté pour l’organisation du 500ème anniversaire de la ville. Cette dimension d’emprunt systématique tend d’une part à oublier une étape pourtant nécessaire de reterritorialisation (Arab, 2008). D’autre part, elle met le territoire havrais toujours dans une dynamique de réception pure, oubliant par-là les éléments originaux qui peuvent également faire sa spécificité. Il s’agit donc de mettre en lumière le déjà-là havrais, c’est-à-dire notamment la vivacité d’une partie de ses habitants et collectifs. Cette reconnaissance du déjà là havrais doit aussi s’accompagner d’une resynchronisation des projections havraises sur un futur plus adéquat, en cohérence avec un territoire actuellement en décroissance. Ainsi, dans les remous d’un nouveau système à penser, les acteurs institutionnels du Havre ont tout à gagner à accepter que la ville et son territoire ne soient plus certains de croître de nouveau, et de manière encore moins probable à des taux avoisinants ceux de la révolution industrielle. La question n’est pas finalement d’avoir une politique foncière de décroissance urbaine mais d’être plus proche d’une réalité territoriale aux besoins de logements et de densités moindres. Ainsi, la construction quasi automatique d’opérations denses doit être aujourd’hui remise en débat au Havre au bénéfice de nouvelles formes d’habitat, d’une réhabilitation plus systématique voire d’une redéfinition des friches comme espaces à combler.
20Plusieurs mois après la fin de ce premier travail, soutenu en décembre 2017, l’engouement pour le phénomène de décroissance urbaine semble parvenir à son paroxysme. A mots couverts toutefois : l’usage sémantique de termes détournés étant toujours aussi problématique et de manière encore sectorielle et thématique. L’ensemble des mécanismes de production et de financement de la ville reste à repenser : tant que perdurera une injonction à construire au nom d’une crise nationale du logement, le phénomène continuera à être tabou et les solutions proposées aggraveront encore davantage les situations, par exemple en matière de vacance et marché immobiliers et donc de centralité. Les multiples débats permettent cependant quelques avancées nationales. Notons notamment la remise au goût du jour d’une défiscalisation dans le bâti ancien rendant plus attractif des réhabilitations et non des constructions neuves en périphérie. C’est toutefois encore une façon de penser la vacance comme le résultat seulement d’insalubrité et non d’un processus territorial.
21Reste également que les règles fondamentales de fonctionnement de nombreux acteurs du territoire sont assises sur une croissance univoque et chiffrée. Par exemple, les programmes pluriannuels d’actions des établissements publics fonciers doivent suivre les orientations stratégiques de l’Etat définies selon un nombre de logements à construire. Il devient aujourd’hui de plus en plus nécessaire d’incorporer une approche territoriale et temporelle à ces dispositifs, c’est-à-dire prenant en compte des trajectoires de territoires parfois aux antipodes de celles imaginées.
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1 Thomas Kuhn dans son ouvrage portant sur la structuration des révolutions scientifiques revient sur ce qu’il appelle une anomalie dans la théorie des sciences, c’est-à-dire un élément qui tient en échec la théorie mise en place, en quelque sorte qui contredit les résultats attendus. Il devient alors nécessaire, non pas d’apporter un simple complément à une théorie déjà établie mais bien de réajuster le système explicatif actuel afin que le fait nouveau puisse devenir un véritable fait scientifique. Dans le cadre de mon travail sur les villes en décroissance, j’utilise cette distinction entre anomalie et dysfonctionnement, puisque nous sommes encore largement dans l’idée que la décroissance est un dysfonctionnement, une erreur dans notre système actuel, et non une anomalie qu’il faut prendre en compte pour réajuster la manière dont on développe nos territoires.
2 Je remercie ici encore une fois le docteur Alexandre Fruchart de m’avoir orienté vers ces lectures.
3 La frontière entre les deux statuts étant particulièrement fine en Allemagne.
4 Le Palais de la République est une maison de la culture érigée du temps de la RDA à la place du château des Hohenzollern. Au début des années 2000, les autorités berlinoises décident de démolir le palais au bénéfice d’une reconstitution du château. De nombreux architectes parmi lesquels P. Oswalt et K. Overmeyer ont milité pour la sauvegarde de cet élément du patrimoine de la RDA. Avec l’accord des autorités, ils ont mis en place entre 2004 et 2005 des ZN afin de redonner au site une nouvelle histoire plus consensuelle. Si le bâtiment fut finalement détruit, ce moment fut une période de rencontre et de structuration d’un réseau berlinois d’artistes et d’architectes.
Sarah Dubeaux, « Résumé de thèse : Les utilisations intermédiaires des espaces vacants dans les villes en décroissance. Transferts et transférabilité entre l’Allemagne et la France » dans © Revue Marketing Territorial, 6 / hiver 2021
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=530.
Docteure en géographie et aménagement, Sarah Dubeaux a rédigé cette thèse financée par une convention CIFRE à l’AURH (Agence d’urbanisme de la région du Havre) et le programme de recherche européen Smart Shrinkage Solutions - Fostering Resilient Cities in Inner Peripheries of Europe, 3S RECIPE (programme ENSUF 2016 ERA-NET COFUND). Elle travaille sur les thématiques de décroissance urbaine dans le contexte des villes européennes, en particulier sur les imbrications entre mécanismes nationaux et développement local, à travers le questionnement des instruments et des mécanismes d’aménagement. A ce premier thème s’ajoute celui du foncier, et notamment des espaces vacants, de leur création, appropriation et des imaginaires qui y sont attachés. Elle développe un regard critique sur ce nouvel urbanisme transitoire ou temporaire à travers un questionnement plus large des temporalités urbaines. Sarah Dubeaux travaille actuellement sur les dynamiques de revitalisation du territoire d'Ambert-Livradois-Forez dans le cadre du programme Popsu Territoires. Parallèlement, elle est chargée de mission auprès du fonds de dotation "Lifti" (Laboratoire d'initiatives foncières et territoriales innovantes) pour lequel elle co-anime le comité stratégie foncière, se charge de la relance de la revue études foncières et de la co-organisation des Assises nationales du foncier et des territoires.