6 / hiver 2021
la médiatisation des villes en décroissance

Valoriser un territoire en décroissance par l’insertion. Le cas de l’expérimentation « zéro chômeur » à Prémery (Nièvre)

Marc-Antoine Douchet et Achille Warnant


Texte intégral

1« Parce qu’elle dépasse la division sectorielle du travail décisionnel » et « parce qu’elle est une variable supposée déterminante du développement du territoire » l’image serait, à en croire le politiste Christian Le Bart (2020), « de la responsabilité du politique ». Dans ce contexte, les collectivités locales se livrent une concurrence accrue en la matière en vue d’apparaitre plus attractives que leurs voisines (Houllier-Guibert, 2019). Elles misent le plus souvent sur des politiques qui « font image » (événements sportifs ou culturels, nouvelles technologies, grands équipements) couplées, dans certains cas, à la mise en place d’une communication plus traditionnelle (spots et slogans publicitaires). Ces actions restent toutefois hors de portée des petites collectivités qui manquent de moyens humains et financiers ainsi que de notoriété (Alaux et al., 2016). Le marketing territorial n’est pourtant pas réservé aux métropoles ou aux territoires les plus dynamiques et peut parfois prendre une tournure singulière. C’est l’un des enseignements, peut-être le plus inattendu, de Territoire zéro chômeur de longue durée (TZCLD), une initiative expérimentée sur dix « micro-territoires » de 5 000 à 10 000 habitants1 depuis 20172.

2Conçu à l’origine en lien avec ATD Quart-Monde par Patrick Valentin (chef d’entreprise et militant du droit à l’emploi), ce projet vise à résorber le chômage de longue durée en partant d’une part, des besoins des territoires et d’autre part, des savoir-faire des individus (Hodeau et al., 2019)3. L’initiative repose sur trois hypothèses fondatrices (Valentin, 2013) : 1) nul n’est inemployable à condition d’adapter l’emploi, 2) ce n’est pas le travail qui manque car il existe partout des besoins non-satisfaits, 3) ce n’est pas l’argent qui fait défaut compte tenu des dépenses générées par la privation d’emploi4. Dans ce contexte, la portée de TZCLD est double : à la fois individuelle (réinsertion dans l’emploi de personnes qui en sont parfois fortement éloignées) et territoriale (développement de l’offre de services et stimulation de la consommation locale). Si TZCLD n’a donc pas été imaginé comme un outil communicationnel, les acteurs locaux voient dans cette initiative innovante une occasion de mettre en valeur leur territoire. C’est le cas notamment à Prémery (1 837 hab.), petite ville en décroissance du centre de la France, où le dispositif est expérimenté à l’échelle de l’ancienne communauté de communes Entre Nièvres et Forêts (5 950 hab.). Alors que l’image du territoire est associée le plus souvent à la trajectoire des usines Lambiotte, fermées définitivement aux débuts des années 2000, Prémery semble bénéficier depuis la mise en place de TZCLD d’une couverture médiatique exceptionnelle pour un territoire rural de cette envergure. Cette visibilité nouvelle est-elle toutefois, suffisante à elle seule pour revaloriser l’image du territoire auprès des acteurs qui lui sont extérieurs comme auprès de ses habitants ? Pour y répondre, nous mobilisons des résultats d’une enquête menée sur le canton de Prémery entre janvier et novembre 2019, s’appuyant d’abord sur l’analyse d’entretiens semi-directifs5, puis sur un examen approfondi de l’ensemble des articles6 consacrés à TZCLD, collectés via la base de données d’informations Europress. Enfin, cette étude s’appuie sur l’utilisation d’outils complémentaires de contextualisation et de validation des données (recherche documentaire, travail sur archives, mobilisation de la statistique publique).

3Dans un premier temps, la trajectoire sociale et économique de Prémery et de ses environs, intimement liée à l’histoire des usines Lambiotte, montre que la décroissance démographique, ici socialement sélective, fragilise l’espace social et participe à une dégradation symbolique du rapport au territoire. Dans un second temps, les effets de TZCLD sur l’image de Prémery tendent vers un décalage entre les discours produits dans le champ médiatique et la réception de cette production par ceux qui en sont les premiers concernés : les salariés-habitants.

1. Prémery, petite ville en décroissance en milieu rural

4Bien que les situations soient diverses (Bouba-Olga, 2017 ; Gourdon et al., 2019), la trajectoire de Prémery illustre les difficultés qu’ont de nombreuses villes petites et moyennes à s’adapter aux recompositions sociales et territoriales à l’œuvre dans la France contemporaine (Damette et Scheibling, 2011). Le plus souvent en position de « sous-traitants » vis-à-vis des métropoles « donneuses d’ordre » (Depraz, 2017), spécialisés dans des productions à faible valeur ajoutée, ces territoires peinent à s’intégrer dans « la nouvelle économie productive » axée sur des fonctions concentrées pour l’essentiel dans les grandes agglomérations urbaines (services aux entreprises, culture, loisirs) (Veltz, 2019).

1.1. Industrialisation et développement urbain

5C’est en 1886 que Lambiotte décide de s’installer à Prémery. La société fondée par un industriel Belge, déjà présente au Luxembourg et en Belgique, est spécialisée dans la production de charbon de bois et de produits chimiques dérivés (acide acétique, méthanol, arômes...). Comme c’est alors généralement le cas, l’installation de ces établissements est guidée par la localisation des matières premières environnantes et par la présence d’infrastructures de transports à proximité permettant d’écouler la production (canaux, voies ferrées, routes) (Aubert, 2016). Prémery bénéficie en effet d’importants massifs forestiers et son territoire est traversé par un bras de la rivière Nièvre qui apporte l’eau nécessaire au fonctionnement des ateliers. Par ailleurs, la commune est alors bien reliée au reste du territoire avec la présence de plusieurs axes routiers (RN77, RN77bis) et d’une ligne de chemin de fer inaugurée en 1877.

6L’entreprise connait une extension rapide dans ses premières années. Dès 1891, elle est considérée comme étant « la plus considérable du monde, en son genre »7. Elle emploie alors 250 à 300 salariés et, en dépit d’un siège à Paris, tous les services sont localisés à Prémery où résideront, d’ailleurs, les descendants directs du fondateur (Charrier, 1981). Bien que modeste, Prémery connait alors une première phase de croissance démographique. La population municipale passe ainsi de 2 400 habitants en 1886 à 2 600 en 1896 avant d’atteindre un premier pic en 1901 avec près 2 850 habitants. Dans les années suivantes, la population stagne puis diminue en raison de la Première Guerre mondiale. Pourtant, Lambiotte poursuit son développement, en se lançant notamment dans la production de produits pharmaceutiques, comme en témoigne la publication d’une réclame en 1916 dans plusieurs quotidiens (Le Semeur algérien, l’Humanité ou La Dépêche), vantant les effets « prodigieux » de l’urométine, un médicament censé soigner les rhumatismes et diverses infections. Prémery, qui ne compte plus que 2 150 habitants en 1921, voit de nouveau sa population croître à partir de cette date. Dans les années 1930, Henri Chomet, directeur de La Revue du Centre, écrit que l’établissement constitue encore à cette époque « le plus puissant organisme de France pour la carbonisation du bois ». Dans les années 1960, les établissements Lambiotte de Prémery forment un ensemble industriel de 30 000 m² (pour 15 hectares de terrain) sur lequel travaillent environ 500 personnes (ingénieurs, contremaitres, employés et ouvriers) auquel il faut ajouter environ 700 bucherons, scieurs et transporteurs, parmi lesquels de nombreux étrangers turcs et polonais8. Malgré des départs de plus en plus nombreux en direction de Paris ou de Nevers (Charrier, 1964), Prémery continue de gagner des habitants jusqu’en 1968, date à laquelle la commune atteint son apogée avec près de 3 050 habitants (5 950 à l’échelle de l’ex-communauté de communes Entre Nièvres et Forêts).

1.2. De Lambiotte à Territoire zéro chômeur

7Quelques années plus tôt, en 1964, un événement va pourtant marquer un tournant dans l’histoire locale, annonçant le long processus de décroissance à venir (Fernandez-Aguida et Cunningham-Sabot, 2018). Les héritiers Lambiotte, en désaccord sur l’avenir du groupe, décident de s’en désengager. L’entreprise est alors scindée en trois sociétés distinctes et autonomes : la société des Usines Lambiotte (UsL), la société des Produits Lambiotte Frères-Hercule (PLF) et la société Bois et scierie de la Nièvre (BOSNI). BOSNI connait plusieurs restructurations, tout au long des années 1980, avant d’être placée en redressement judiciaire en 1988. PLF et UsL connaissent elles-aussi des difficultés. Comme dans beaucoup d’autres villages-usines, le système productif local, né dans d’autres conjonctures, n’est plus adapté à la réalité du marché (Husson, 2016). Les deux sociétés changent plusieurs fois de propriétaires. Les effectifs sont peu à peu réduits avant qu’elles ne soient contraintes de fermer définitivement : en décembre 1998 pour la première, en octobre 2002 pour la seconde. « Personne n’imaginait [pourtant] une fermeture », témoigne en février 2003 un ancien salarié dans les colonnes de La Nouvelle République9.

8Les répercussions locales sont considérables10. La situation a été « très difficile à vivre », reconnait un élu local.

« Prémery, on va dire en 10 ans de temps, est passé de près de 600-700 salariés à 0. Moi, quand j’ai été élu, il y avait encore 200 à 250 salariés. 6 mois après il y en avait plus un seul » (entretien avec un conseiller départemental, 6 mars 2019)11

9L’État et les collectivités locales subventionnent alors largement l’installation de nouvelles entreprises (Refinal Industrie Derichebourg et Premester) mais les quelques dizaines d’emplois créés ne compensent pas ceux ayant disparus durant les décennies précédentes. Tandis que le marché de l’emploi se dégrade, Prémery continue de perdre des habitants : 3 000 en 1968, 2 400 en 1990, 1 850 en 2017. À l’échelle de l’ex-groupement Entre Nièvres et Forêts, dont la population est passée de 5 900 habitants en 1968 à moins de 3 600 en 2017 (- 40 %), aucune commune n’échappe au phénomène. Comme on l’observe généralement dans le cas de territoires qui connaissent des dynamiques économiques récessives (Cauchi-Duval et al., 2015), cette décroissance démographique s’est par ailleurs révélée socialement sélective.

« Ceux qui avaient des qualifications ont pu partir mais les autres sont restés comme scotchés au territoire. Ils étaient souvent propriétaires (…) mais ils avaient des crédits et personne à qui revendre. C’est comme ça que ceux qui avaient peu de moyens se sont retrouvés bloqués » (entretien avec un conseiller départemental, 6 mars 2019)

10C’est une loi sociologique générale : « Plus on est diplômé, plus on vit loin de chez ses parents », ce qui divise les générations en deux catégories distinctes, « ceux qui peuvent partir et ceux qui doivent rester » (Coquard, 2019). Dans ce contexte, la population à Prémery apparait âgée et faiblement diplômée. 45 % des habitants ont plus de 60 ans contre 25 % à l’échelle nationale. 50,2 % des habitants ne disposent, par ailleurs, d’aucun diplôme contre 30,2 % en France avec des incidences sur le revenu médian (autour de 18 000 euros à Prémery contre 21 400 au niveau national).

11S’ils sont attachés au territoire, les enquêtés sont néanmoins nostalgiques du temps où « il y avait du boulot » et « du monde dans les rues ». Les jeunes, nourris par les récits des « anciens », considèrent que les générations précédentes étaient mieux loties et qu’il était plus facile « à l’époque » d’accéder à une mobilité sociale ascendante.

« Prémery à l’époque, ça n’avait rien à voir avec maintenant. Rien du tout ! Il y avait quoi… 4 000 habitants peut-être, 20 cafés, un tas de restaurants… la dynamique n’était pas du tout la même ! Plus rien à voir, c’était beaucoup plus dynamique, clairement. (…) Comme le marché du travail était plus florissant, disons, les jeunes, ben, ils restaient-là quoi. Mais non plus rien à voir, malheureusement, comme beaucoup de petites villes ou petits villages qui meurt peu à peu, quoi. Et puis ici, la majorité des gens travaillaient à l’usine… beaucoup de couples, donc quand ça a fermé… forcément ça a fait très mal. (…) Moi je vois mon père, c’était une époque où ils ne connaissent pas ça, le chômage, les lettres de motivation, les CV… Il pouvait quitter son travail un soir et en retrouver un le lendemain ! Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas » (entretien réalisé avec Louise, 42 ans, salariée de l’EBE 58, 18 juin 2019)

12Comme le montre Benoit Coquard dans ses travaux (op. cit.), alors que vivre et travailler au pays devient de plus en plus difficile à mesure que l’offre d’emploi se raréfie, on assiste peu à peu à une dévalorisation du capital d’autochtonie12 qui s’accompagne d’une dégradation symbolique de l’attachement des habitants au territoire. Une situation à laquelle TZCLD cherche justement à remédier.

2. Les effets de « Territoire zéro chômeur » sur l’image du territoire

13Si l’expérimentation s’inscrit dans l’évolution récente des politiques industrielles destinées aux territoires ruraux (Poulot, 2016)13, elle doit son originalité à trois éléments (Hédon et al., 2019). D’abord, elle n’est pas restrictive puisque tous les chômeurs de longue durée résidant sur le territoire depuis plus de 6 mois peuvent intégrer une entreprise à but d’emploi (EBE). Ensuite, elle revêt une dimension territoriale puisque toutes les prestations proposées s’adressent aux habitants et aux entreprises du territoire. Enfin, l’initiative implique la mise en place d’un mode de gouvernance partagée associant « à l’élaboration concertés de projets communs » (Torre, 2018) l’ensemble des acteurs locaux (élus, entrepreneurs, associatifs, habitants). Cette mise en action collective associée à la dimension expérimentale du dispositif suscite l’intérêt des chercheurs, journalistes, et évaluateurs qui contribuent ainsi à promouvoir et mettre en valeur les territoires habilités.

2.1. Quand Prémery suscite l’intérêt

14Depuis ses débuts, l’expérimentation TZCLD fait ainsi l’objet d’une attention particulière dans la presse nationale (figure 1). Dans les principaux quotidiens du pays, ce sont près d’une centaine d’articles qui ont été publiés entre janvier 2014 et décembre 2019 sur le sujet, dont 27 brèves (moins de 300 signes) et 9 formats longs (plus de 1 000 signes). Seulement deux articles14 sur les 95 recensés font part de leurs réserves vis-à-vis du projet. Le premier affirme que « cette expérimentation ne produit par le miracle annoncé » et dénonce son coût « significatif », en comparaison des dispositifs d’accompagnement vers l’emploi existants. Le second, dans un autre registre, évoque des « procédures disciplinaires qui font tâche » alors même que « la vocation sociale » du dispositif ne cesse d’être mis en avant15.

15La grande majorité des articles qui traitent de l’expérimentation la présente cependant positivement (tableau 1), certains insistant sur le caractère innovant de l’expérimentation qui parviendrait à concilier la réinsertion des individus dans l’emploi et la redynamisation des territoires dans lesquels elle est déployée.

Tableau 1. Titres d’articles vantant les effets de l’expérimentation

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16Le nombre de publications relatives à TZCLD varie selon les périodes mais avec une moyenne de 8 articles publiés sur le sujet tous les 6 mois, de janvier 2014 à décembre 2019, l’initiative peut être considérée comme fortement médiatisée au regard de la taille des territoires concernés. Des émissions radiophoniques (Le Téléphone Sonne sur France Inter a consacré au sujet deux numéros) et télévisées (le documentaire de Marie-Monique Robin « Objectif zéro chômeur ») décrivent l’expérimentation.

Figure 1. "Territoires zéro chômeur" dans la presse nationale

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Source : Europresse

17Sur l’ensemble des articles publiés dans la presse, deux16 sont consacrés directement au cas de Prémery et saluent le travail entrepris. Le premier relate, notamment, la forte baisse du chômage comme preuve de la réussite du dispositif (« Après avoir culminé à 23 % il y a quelques années, le chômage a baissé de plus de 10 points, passant à 14 % ») et liste les nouveaux services offerts à la population (recyclage, maraîchage, jardinage). Le second, publié avant le lancement de l’expérimentation, souligne l’enthousiasme et la mobilisation des acteurs locaux (« Cette fois c’est bon, on va y arriver », témoigne par exemple un salarié ; « Tout le monde s’y retrouve : nous chômeurs, nous retrouvons le moral, mais aussi le tissu local, qui va être redynamisé », analyse un autre). En parallèle de la presse, France Inter a consacré dans sa matinale, une focale ayant pour titre « Territoire zéro chômeur de longue durée : à Prémery 86 chômeurs ont retrouvé un emploi » ainsi qu’un numéro de l’émission Interception, intitulé « Territoire zéro chômeur, la fabrique de l’emploi ». Ces reportages offrent une grande visibilité et une image relativement dynamique du territoire, en rupture avec sa douloureuse histoire industrielle17, même si la question du chômage est toujours présente en toile de fond. En parallèle, de nombreux reportages ont été diffusés par la chaine d’information régionale France 3 Bourgogne Franche-Comté tandis que le quotidien local, Le Journal du Centre, suit de près l’initiative (figure 2).

18Cet engouement autour de TZCLD à Prémery satisfait les élus locaux :

« - Michel : On s’aperçoit que le territoire… on en parle ! On en parle à l’extérieur, je veux dire. - Marie-Louise : Prémery n’est jamais passé aussi souvent à la télé… c’est clair ! - Michel : Alors qu’on a vécu des drames sur Prémery. Moi quand j’ai été élu, c’est là qu’on fermait les usines, etc. On était montré du doigt en raison de la pollution… c’est pour ça qu’on a pris le revers de tout ça pour mener une politique différente ! On redonne une autre vision du territoire à ses habitants ! » (entretien avec un conseiller départemental, et Marie-Louise, directrice de l’EBE, 6 mars 2019).

19Cette couverture médiatique est considérée, implicitement par ces derniers, comme un outil de promotion du territoire. De la même manière que pour les politiques culturelles et patrimoniales (Mélin, 2006), l’insertion fait alors partie intégrante du processus de développement local. Les objectifs poursuivis servent à construire une image renouvelée du territoire, de sa population, avec pour enjeu de changer les représentations négatives de l’industrie locale évoquée. Cependant, comme observé dans d’autres localités (Douchet, 2020), cette rhétorique peut parfois se retrouver en décalage avec la perception et les codes sociaux de ses habitants.

Figure 2. "Territoires zéro chômeur" dans la presse locale

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Source : Europresse

2.2. Une réception ambigüe de la part des salariés-habitants

20La réception de cette médiatisation du côté des salariés-habitants apparaît, de ce fait, plus nuancée. Certes, une majorité d’entre eux voient d’un œil favorable la médiatisation. Les reportages participeraient ainsi à « mettre en valeur » les salariés de l’EBE en montrant qu’ils ne sont pas des « bons à rien » ou des « fainéants ». Ils permettraient également de valoriser le territoire en soulignant comment « ici les gens se prennent en main » pour « s’en sortir » mettant fin d’une part, à plusieurs décennies de « railleries » à l’encontre de la pollution générée par Lambiotte et d’autre part, à la chronique régulière des réductions d’effectifs dans la presse locale et nationale.

« Pour moi, ces reportages-là, à la télé et tout ça, c’est… comment dire ? c’est une vitrine formidable, hein, je veux dire pour le territoire. C’est bien que ça puisse intéresser et que… qu’on fasse la pub de ce qui est fait là… qu’on mette en valeur notre travail [silence] et puis, comment dire, ça change des trucs sur le chômage à Prémery ou… enfin voilà, quoi » (entretien avec Alban, salarié de l’EBE, 17 juin 2019).

« Je pense que c’est plutôt pas mal. À mon avis, c’est positif, non ? parce que y a encore pas mal de gens qui ne connaissent pas… donc on peut toucher pas mal de gens comme ça et changer l’image de ce qu’on fait… il faudrait peut-être même qu’il y en ait encore plus pour que les gens soient mieux informés… les gens lambda mais aussi les commerçants et les artisans. Faut faire connaitre ce genre de structures pour aider les gens qui galèrent ! » (entretien avec Marina, salariée de l’EBE, 14 juin 2019).

21Cette couverture médiatique nourrie toutefois un certain nombre de craintes et de critiques parmi les salariés rencontrés. Plusieurs avertissent qu’il faut faire attention « à ne pas privilégier la communication vis-à-vis du national aux dépens du lien au territoire » et qu’il faut veiller « à ne pas perdre le lien avec les gens d’ici ». En outre, cette couverture médiatique est jugée « trop politiquement correcte » et pas toujours « conforme à la réalité ».

« Le problème, vous voyez, c’est qu’on montre seulement les bons côtés. Dans un sens, tant mieux, ouais. L’effet vitrine, c’est formidable ! Moi je vois, je mange ici tous les midis. La direction, quand arrivent les journalistes de France Inter, me fait témoigner de ce que je fais ici, de mes projets. Et puis derrière, quelques semaines plus tard, la direction annonce la fin de ce que j’avais lancé. C’est le village Potemkine ! » (entretien avec Robin, salariée de l’EBE, 17 juin 2019).

« Les reportages nationaux ne sont pas justes car ils ne montrent que le bon côté des choses. En même temps, d’accord, il faut donner une image positive du territoire… mais ils peuvent le faire en disant plus la vérité parce que là, des fois, ça n’est pas ce qu’on vit ! » (entretien avec Simon, salariée de l’EBE, 13 juin 2019).

22Ce scepticisme, que l’on observe à l’égard du traitement journalistique de TZCLD sur Prémery, trouve certainement son explication dans la défiance, plus générale, des salariés interrogés vis-à-vis du champ médiatique. La plupart expriment ainsi ouvertement leurs critiques à l’encontre de médias qu’ils accusent de véhiculer de fausses informations (« Des fois, ils racontent des choses trop grosses, vous voyez ? » ; « Les médias prennent les gens pour des cons. Ils ne racontent que des conneries ! » ; « Les médias, ils font tout à leur sauce… moi je ne veux plus répondre car ils déforment tout »).

23Il existe par ailleurs une confusion, dans l’esprit de nombreux enquêtés, entre ce qui est produit par les journalistes et les multiples études, menées sur le territoire, conduites par différentes institutions18. Ils peinent ainsi à comprendre précisément le rôle de chacun et à saisir, par extension, l’utilité de ces productions. Certains salariés témoignent, dans ce contexte, d’une forme de « lassitude » vis-à-vis des sollicitations qui les accompagnent.

Conclusion

24Les difficultés rencontrées par de nombreuses villes petites et moyennes mono-industrialisées (sidérurgie, textile, automobile) (Wolff, 2017) depuis le ralentissement économique structurel des années 1970, confirme le caractère multidimensionnel (Wolff et al., 2017) et socialement sélectif (Cauchi-Duval, op. cit.) de la décroissance urbaine et rurale. La fermeture des établissements Lambiotte a profondément influencée la trajectoire sociale, économique et démographique de Prémery et de ses environs. Ces difficultés se sont accompagnées d’une remise en cause de l’espace social local et d’une détérioration de l’attachement des habitants au territoire.

25C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’expérimentation TZCLD déployée en 2016 sur le périmètre de l’ex-groupement Entre Nièvres et Forêts. Pensée à l’origine comme une solution au chômage de longue durée et comme un outil de revitalisation, le dispositif a également constitué un moyen efficace pour changer l’image du territoire. Son caractère inédit en fait l’objet d’un traitement médiatique abondant et suscite l’intérêt de nombreux chercheurs et journalistes qui s’interrogent sur la capacité de TZCLD à insérer durablement les personnes privées d’emplois à partir d’un modèle de développement territorial endogène, « s’appuyant sur les ressources locales et tournées vers les habitants "déjà-là" » (Fol, 2020).

26La médiatisation présente l’initiative sous un jour positif et promeut à moindres frais, en comparaison d’une stratégie de marketing territorial, les actions entreprises sur le territoire. Cependant, la réception des discours par ceux qui en sont les premiers concernés, les salariés-habitants, apparaît plus nuancée. À l’image de la petite paysannerie, décrite par Pierre Bourdieu comme une classe objet « dominée jusque dans la production de [son] image » et « de [son] identité sociale », les salariés de TZCLD à Prémery le plus souvent « ne parlent pas, [ils] sont parlés ». Ces derniers saluent ainsi l’intérêt des médias vis-à-vis de TZCLD et de leur territoire mais regrettent, dans le même temps, de ne pas avoir davantage « le contrôle sur ce qui est dit à [leur] sujet ».

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Notes

1 6 sont situés dans des territoires ruraux ou périurbains (Loos-en-Gohelle, Colombelles, Jouques, Mauléon, Pays de Colombey et du Sud Toulois, Pipriac, Prémery) et 4 dans des quartiers urbains de petites, moyennes ou grandes villes (Paris 13e, Tourcoing, Thiers, Villeurbanne).

2 L’expérimentation prévue à l’origine pour durer 5 ans (2017-2022) a été prolongée de 5 années supplémentaires en raison de l’adoption, le 30 novembre 2020, de la loi relative au renforcement de l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique et à l’expérimentation « territoire zéro chômeur de longue durée ».

3 Une entreprise à but d’emploi (EBE) ainsi qu’un comité local de l’emploi (CLE) sont mis en place sur chacun des territoires. L’EBE est chargé de proposer à tous les chômeurs de longue durée un contrat à durée indéterminée (à temps choisi) sur la base du volontariat. L’entreprise se finance d’une part, grâce aux aides alloués pour l’essentiel par l’État et les collectivités locales et d’autre part, par les recettes générées par les activités de ses salariés. De son côté, le CLE veille au bon déroulement de l’initiative sur le territoire en cherchant 1) à construire et à entretenir un consensus local autour du projet, 2) à faire connaitre l’expérimentation aux chômeurs de longue durée et 3) à développer de nouvelles activités qui n’entrent pas en concurrence avec des activités existantes

4 ATD Quart Monde estime à 43 milliards d’euros le coût de la privation d’emploi chaque année. Ce chiffre correspond à l’addition des dépenses sociales (RSA, AAH, etc.), du manque à gagner fiscal (impôts et cotisations sociales), des dépenses liées à l’emploi (ASS, accompagnement) et des coûts induits (santé, sécurité, protection de l’enfance...).

5 22 entretiens ont été conduits auprès de 25 acteurs concernés par le projet (4 professionnels de l’insertion, 3 institutionnels et 18 salariés), sélectionnés selon un échantillonnage constitué en fonction de trois critères principaux : le lieu de résidence, le sexe et le poste occupé.

6 Les articles sont publiés entre janvier 2014 et décembre 2019 dans les principaux quotidiens français (Le Monde, Libération, Le Figaro, Les Échos, La Croix, l’Humanité, Aujourd’hui en France)

7 Tournée du Conseil de révision, Imprimerie Nivernaise, 1891, p. 34.

8 Le Journal du Centre, le 24 septembre 1971.

9 La Nouvelle République, « Les salariés vont au charbon », article publié le 15 février 2003.

10 Le parallèle peut être fait avec la fermeture des usines Moulinex en Normandie en 2001, bien décrit la sociologue Manuella Roupnel-Fuentès : (2016), Naissance, déploiement et disparition des usines « à la campagne » de Moulinex : de lourdes conséquences sur les salariés licenciés et le territoire bas-normand, Pour, n° 229, 85-91.

11 L’ensemble des enquêtés ont été anonymisés.

12 Le capital d’autochtonie peut être défini comme étant l’ensemble des relations sociales dont un individu dispose dans son territoire d’origine. Ce capital de connaissances permet notamment de compenser un faible niveau de qualification. Pour trouver une définition plus complète de la notion, se reporter à l’article de Jean-Noël Retière (2003), Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire, Politix, n° 63, pp. 121-143.

13 Selon cette auteure, « On se doit [sic.] de constater combien la période récente, crise et mondialisation conjuguées, a profondément modifié la donne et partant engendré de nouvelles propositions qui font la part belle aux territoires et à ses ressources, humaines incluses : on s’éloigne donc définitivement des solutions uniques qui avaient été une des tendances du premier âge de l’aménagement du territoire à la française, et la culture du projet ascendant est devenue la norme ».

14 Il s’agit d’une tribune publiée par l’économiste Pierre Cahuc, membre du Comité scientifique, intitulée « Territoire zéro chômeur : une fausse bonne solution » (Les Échos, octobre 2019) et un article paru dans l’Humanité, en août 2019, sur le cas spécifique d’Emerjean à Villeurbanne intitulé « Emerjean, l’envers du territoire zéro chômeur de longue durée »

15 Selon l’Humanité, des salariés ont été mis à pied suite à leurs refus d’accomplir des missions qu’ils jugeaient inadaptées à leurs compétences ou leurs capacités physiques.

16 Le premier, « Bienvenue à Prémery, le village des « zéro chômeur » », est publié en août 2018 dans le quotidien Aujourd’hui en France et un second, « Prémery se prépare à devenir un "territoire zéro chômeur" » est publié par le journal La Croix en août 2017.

17 Plusieurs articles, publiés à différentes époques, en donnent une illustration : La Montagne, « Depuis 90 ans le même problème. Les usines Lambiotte à Prémery source de pollution », le 10 février 1977 ; Les Échos, « Lambiotte réajuste ses effectifs », le 28 janvier 1993 ; AFP, « Lambiotte placée en redressement judiciaire », le 26 septembre 2002 ; Les Échos, « Lambiotte, leader du charbon de bois, en liquidation judiciaire », le 24 octobre 2002 ; La Nouvelle République, « Douche froide pour les ex-Lambiotte », le 1er avril 2003 ; Le Journal du Centre, « Fermé depuis 15 ans, le site industriel de Prémery sera démoli en 2016 », le 21 avril 2015.

18 Pour mesurer l’efficacité de l’expérimentation, plusieurs évaluations, qualitatives et quantitatives, sont en effet menées de front au niveau national. L’association gestionnaire du Fonds d’expérimentation (ETCLD) est ainsi chargée d’une étude interne, conduite dans le cadre de sa mission d’animation et d’accompagnement des territoires ruraux, tandis que le Comité scientifique est chargé, selon les modalités prévues par la loi, d’une évaluation externe et indépendante. À ces études conduites à l’échelle nationale s’en ajoutent une série d’autres menées dans les territoires en fonction des volontés de chacun et des moyens alloués par les collectivités et/ou les autres partenaires institutionnels.

Pour citer ce document

Marc-Antoine Douchet et Achille Warnant, « Valoriser un territoire en décroissance par l’insertion. Le cas de l’expérimentation « zéro chômeur » à Prémery (Nièvre) » dans © Revue Marketing Territorial, 6 / hiver 2021

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=526.

Quelques mots à propos de :  Marc-Antoine Douchet

Politiste et sociologue de formation, Marc-Antoine Douchet était ingénieur d’études l’IRIS (EHESS) au moment de l’enquête sur Territoires Zéro Chômeur à Prémery. Il est actuellement chargé d’études et de recherches à l’OFDT. Après avoir travaillé sur l’insertion, ses recherches portent désormais sur les politiques publiques liées au tabac et sur les trajectoires d’usages de drogues.

Quelques mots à propos de :  Achille Warnant

Doctorant en géographie à l’EHESS (Géographie-cités), il travaille sur le traitement de la décroissance urbaine dans plusieurs villes moyennes du centre de la France (Montluçon, Nevers, Vierzon) des années 1970 à nos jours. Il s’est également intéressé, dans le cadre d’une étude menée avec Marc-Antoine Douchet pour le compte du Département de la Nièvre, aux effets de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée à Prémery (Nièvre).