Compte-rendu d’ouvrage. Une géographie visionnaire
Antoine Bailly, 2020, 111 pages

André Joyal


Texte intégral

1Alors qu’il œuvrait à Montréal pour l’INRS-Urbanisation après un séjour d’études doctorales à Philadelphie, l’auteur et moi nous avons fait connaissance en 1976. Il était alors en pleine réflexion : prendre racine sur les rives du Saint-Laurent ou transporter ses pénates à Genève. Originaire de Belfort, la proximité avec la ville de Calvin fut trop forte. Il fit ainsi toute sa carrière comme professeur de géographie à l’Université de Genève. Une carrière qui lui vaudra le prix Vaudrin Lud et la Founder’s Medal des sciences régionales en plus de quatre doctorats honoris causa. Celui qui fut président de l’Association de science régionale de langue française (ASRDLF) au milieu des années 1980 a parcouru le monde du haut des airs ou en voilier. Des voyages qui lui ont facilité la rédaction d’un grand nombre d’articles et plusieurs ouvrages. Dont trois incluant celui-ci dans la collection Géographie dont il est le responsable chez Économica-Anthropos.

2Antoine Bailly, indéniablement, a le sens du marketing, mettant en pratique l’adage voulant que marketing bien ordonné commence par soi-même. Dans ce tout récent ouvrage, de dimension plutôt modeste, les quatre pages de la bibliographie comprennent seize de ses publications, de même que sur les vingt-trois encadrés que contient l’ouvrage, quinze se rapportent à ses écrits. Mais, il ne faut pas y voir une forme de nombrilisme ou de narcissisme mal contrôlé. Car le lecteur trouvera dans cette démonstration les bases des réflexions susceptibles de l’inciter à en savoir davantage à la faveur d’une course vers sa bibliothèque. Sa préfacière voit en lui un spécialiste de la représentation capable de puiser dans l’actualité une foule d’indicateurs. Antoine Bailly se souvient avoir lancé l’expression « Géographie des représentations » pour que les géographes lisent Piaget, Bachelard, les psychologues Moles et Rohmer, l’ingénieur Lynch, l’économiste Boulding ou le géographe Gould. Les universités d’été des années 1990, avec Hervé Gumuchian, Jean-Claude Guérin, Robert Ferras et Yves André ont connu un beau succès qui a conduit vers l’expression plus large des « Représentations en géographie », aujourd’hui largement intégrée dans un grand nombre de travaux, tant en géographie culturelle, régionale ou en science régionale.

3Ayant lu et recensé l’ouvrage en pleine pandémie COVID-19, ses chapitres 7 et 8 font ici, en effet, office de prémonition1.

4Dans les premières lignes du premier chapitre coiffé du titre de l’ouvrage, l’auteur précise que l’avenir se situe dans le champ de mire de la géographie visionnaire en portant attention aux tendances lourdes de ces contemporains. Un chapitre qui se termine par une étonnante première allusion (le lecteur en trouvera deux autres), au rapport du Club de Rome de 1972. Ce Halte à la croissance? qu’Alfred Sauvy a qualifié de « pas sérieux », a inspiré l’expression « Garbage in - Garbage out » pour signifier que les résultats de ce rapport étaient à la mesure des informations utilisées. Obligé de rajuster le tir, le Club de Rome a publié deux ans plus tard un 2ème rapport2 d’un meilleur niveau scientifique.

5S’en suit le chapitre 2 qui se rapporte aux découpages du monde. Le tout débute avec l’aveu que la géographie fut longtemps l’apanage des États pour une… éducation des citoyens, tout en servant aux ambitions coloniales. Ce qui peut faire comprendre pourquoi Yves Lacoste est devenu célèbre en 1976 en publiant La géographie, ça sert d’abord, à faire la guerre. Quelques pages plus loin, une allusion au retour aux frontières permet de voir le sens de l’observation, voire de prémonition, de l’auteur. Le discours d’Emmanuel Macron lors de la pandémie (L’Europe : c’est moi !3) dans un contexte de chacun pour soi, montre bien que l’État-nation a toujours sa place. Comme, il l’écrit, malgré l’Union européenne, le nationalisme reprend le dessus, et ce, même à travers le sport. Chaque pays évoque ses champions… quand ils gagnent, bien sûr. « Tout le sport tourne autour du nationalisme » (p. 32).

6Dans le chapitre 3 Aménager nos territoires de vie, A. Bailly traite de la crise des petites villes où les services ferment les uns après les autres. Un encadré donne l’exemple de six villes ayant fait l’objet d’un reportage sur Fr3. Maubeuge fait partie de ces villes où l’on semble ne pas avoir envie d’aller. Cette dernière, pourtant offrait à la fin des années 1960 une tout autre image grâce à ce tube d’un chauffeur de taxi qui clamait : Tout ça ne vaut pas… un clair de lune à Maubeuge4… Quoique, à bien écouter les paroles chantées tant par Annie Cordy, Bourvil ou Claude François, les espaces choisis par le parolier évoquent-ils ces lieux mal-aimés, avec une connotation populaire que l’on pourrait qualifier de « franchouillarde » ? Pontoise, Tourcoing, Cambrai ou encore le Kremlin-Bicêtre, tout prêt de Paris. En tout cas, cette chanson a grand succès qui a même permis un film ensuite, parle de ces villes aujourd’hui si stigmatisées et A. Bailly, avec cet exemple, va puiser dans tout type de territoire.

7Le mouvement des Gilets jaunes ne pouvait, on le comprendra, échapper à l’attention d’A. Bailly qui y consacre le chapitre 4 par une allusion aux fractures spatiales. La suppression de lignes de la part de la SNCF, qui accompagne la disparition de nombreux services dans les villes petites ou moyennes, oblige les gens à recourir à la voiture. À n’en pas douter, l’augmentation du prix des carburants pourrait faire l’objet de cahiers de doléances. Comme l’affirme l’auteur qui s’interroge : faudrait-il une révolution donnant plus de pouvoir aux campagnes ou aux petites villes ? (p.64). Aux dires d’un universitaire de l’ÉHESS du boulevard Raspail, la révolte des Gilets jaunes serait celle d’une France provinciale, qui ne prendraient pas en compte les effets bénéfiques de présumés ruissellements venant de Paris au profit des régions. Un peuple de bidochons, rien de moins selon la presse parisienne dont la ville est vue par l’auteur comme le haut lieu de la démesure.

8C’est Notre-Dame en flamme qui, dans un contexte d’une logique de privilège spatial, se voit attribuer le titre de plus belle cathédrale. Dans les circonstances, Chartes, Reims et autres Amiens ont préféré la discrétion. Et que penser des Champs ? vus comme la plus belle avenue du monde (à mon avis avec raison). La démesure serait-elle culturelle ? Retour aux Gilets jaunes : doit-on y voir une question de culture ? se demande A. Bailly en comparant un Français baguette sous le bras (et Laguiole en poche) à un Suisse Romand (empressé de balayer son devant de porte avec en poche son canif à usage multiple). Suite à une augmentation de prix du mazout, le premier sort son gilet de son porte-gants pour protester alors que le second se met tout simplement à la recherche de la « benzine » la moins chère. Le Français, aux yeux de l’auteur, habite un pays « toujours en grève » disposé à tout bloquer, alors qu’outre-frontière on privilégie la paix sociale à travers la négociation et, où, à défaut de camembert on peut toujours se replier sur le gruyère.

9Avec le chapitre subséquent Des jeux et du sport, le pain laisse place au sport. Tout un chacun recherche le beau. Une beauté, telle que soulignée, limitée à certains bâtiments mis en évidence par la publicité. À chacun son arc de triomphe. Toujours dans les villes moyennes, à la périphérie comme en France profonde, A. Bailly regrette le remplacement des vielles boutiques du cru par des magasins en franchise. Pourtant lors d’un passage à Limoges en 1987, un Parisien me disait déplorer le contraire étant donné l’absence de souliers André, de lunettes Afflelou et autres cosmétiques Yves Rocher vus comme autant de signes du progrès (sic). Du Limousin, l’auteur nous ramène vers Paris bien illustrée par une caricature montrant la Ville Lumière comme le centre du monde avec la Grande dame de fer en guise de nombril (!)

10Dans le chapitre 6 dont le titre invite la géographie et la gastronomie à faire bon ménage avec les déchets, le lecteur appréciera particulièrement deux encadrés. En page 86 : « Le restaurant, lieu d’identité ». A. Bailly se situe au passé : « L’appropriation d’un espace était source de stabilité de vie collective… Il (le restaurant) était établissement d’accueil de commerce ». Oui, le recours au passé conduit à s’interroger sur ce qu’il en restera après le confinement social des premiers mois de 2020. À la page suivante, avec « La baguette de pain et les territoires », l’auteur poursuit ses interrogations en voyant la baguette comme représentation pour un Français l’équivalent de la pizza pour un Napolitain : « … la baguette de pain deviendra-t-elle l’emblème de la France et de la dimension identitaire du territoire français ? ». Bonne question, car que devient un village quand sa boulangerie ferme ses portes obligeant ses résidants à faire un détour au Leclerc avant de rentrer du travail ? Dommage qu’« on laisse les territoires à l’abandon, mais le boulanger et la baguette deviennent symbole de notre culture » (p.87). Ici, le lecteur se voit invité à conjuguer au passé, comme au présent et au futur.

11Et on en arrive aux deux derniers chapitres Géographie de la santé et Pas de fin. Comment ne pas avoir à l’esprit le COVID-19 en lisant les dernières lignes de la p. 91 où A. Bailly évoque la nécessité de mettre en quarantaine les émetteurs de virus. « La géographie reste présente pour cartographier les débuts d’épidémies et prévenir la contagion ». Mais, c’est avec moins de pertinence qu’il invite à relire les propositions d’un Club de Rome obnubilé par la présumée absence de pétrole au tournant du 21ème siècle. Or, le 20 avril 2020, les détenteurs de réserves de pétrole étaient réduits à le boire ou à payer ceux qui les soulageraient un tant soit peu de leurs excédents. Comme on dit en argot québécois : Cé ben pour dire ! Ou bien en français : Qui l’eut cru ?

12Le tout se termine par l’aveu à travers ce livre de prise de positions… « d’un mâle, blanc, hétéro, occidental, âgé… (ayant) tous les défauts actuels ! ». Comment son recenseur pourrait ne pas comprendre l’auteur avec qui il partage les mêmes « défauts » ? C’est à ces défauts que s’en prend une certaine gauche intersectionnelle en vogue sur les campus américains et dont l’influence, hélas au nom de la rectitude politique, traverse les frontières.

13En recourant à un style qui ne manque pas de décoiffer à l’occasion, avec ce livre, A. Bailly, non seulement suscite l’envie de lire celui qui s’annonce mais, tel que mentionné (supra) incite à prêter attention aux deux ouvrages déjà publiés dans cette collection.

Notes

1 J’en veux pour preuve le texte publié le 22 avril 2020 : https://e93c7b1c-0f02-4f47-b742-1a21b370fb45.filesusr.com/ugd/ad5ccf_0ba62b2303f44b7d8b770070dcbf3835.pdf

2 Stratégie pour demain, Paris, Seuil, 1974.

3 Peu avant le référendum de 1995 sur la possible souveraineté du Québec, le président Chirac, en présence d’un leader souverainiste cherchant l’appui de l’Afrique, affirma : Mais, l’Afrique : c’est moi!

4 À la pleine lune, les restaurants roulaient sur l’or…

Pour citer ce document

André Joyal, « Compte-rendu d’ouvrage. Une géographie visionnaire » dans © Revue Marketing Territorial, 5 / été 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=510.

Quelques mots à propos de :  André Joyal

Professeur associé à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Après avoir obtenu ses trois diplômes universitaires dans autant de pays différents (Canada, Belgique et France), il a été professeur d’économie durant toute sa carrière à l’Université du Québec à Trois-Rivières en consacrant une attention particulière au développement local. À titre de professeur associé à l’UQTR et membre du Centre de recherche en développement territorial, il dirige et co-dirige des thèses de doctorat en liens avec les problématiques territoriales.