4 / hiver 2020
interactions entre Jeux Olympiques et territoires

Le numéro 4 de RMT repose sur des travaux académiques présentés lors des deux premiers colloques (juin 2018 et juin 2019) de l'ORME - Observatoire de Recherche sur les Mega-Events -, créé au sein de l'UPEM en vue du déroulement des Jeux Olympiques d'Eté à Paris en 2024.

Les universitaires Charles-Edouard Houllier-Guibert, directeur de cette revue, et Marie Delaplace, membre du comité de pilotage de l'ORME, ont coordonné ce numéro ainsi que des sessions lors de chacun des colloques, dont la session "Quel héritage en termes d’image pour les villes hôtes ou candidates des olympiades ?" spécialement proposée pour ce numéro thématique.

Expérimentations et politiques urbaines. L'héritage de Tōkyō 2020 et les conséquences de son report

Alexandre Faure


Texte intégral

1Les Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Tōkyō 2020, qui se dérouleront en 2021, peuvent-ils être un laboratoire urbain pour des expérimentations dans le champ de l’urbain ? L’organisation des Jeux nécessite pour la ville et le pays hôte, le vote d’une loi olympique définissant les règles spécifiques d’utilisation de l’espace public autour des sites de compétitions, dans le périmètre du village olympique et du centre des médias (Lenskyj, 2000 ; Leopkey, 2012). Cette situation singulière, courte dans le temps et délimitée dans l’espace, permet à des acteurs différents d’expérimenter des technologies, des techniques ou des instruments politiques. Ces acteurs sont définis par le CIO et sont membres du Comité d’Organisation des Jeux Olympiques, regroupant le Comité National Olympique du pays hôte, les membres du CIO du pays hôte et au moins un représentant de l’autorité administrant la ville hôte1. Enfin, la forte médiatisation, les divers contrôles des billets des participants, les mesures de sécurité... font des Jeux un outil de production de nombreuses données. Cette configuration olympique peut servir de base à un laboratoire urbain. Les laboratoires urbains peuvent être envisagés à partir de trois caractéristiques : « Situatedness », « change-orientation », et « contingency » (Karvonen et al., 2014). Tout d’abord, un laboratoire urbain est délimité dans l’espace et dans le temps. Il est aménagé et organisé dans le but de changer volontairement et radicalement les habitudes. Enfin, il possède de fortes contingences du fait des délimitations arbitraires.

« Urban laboratories are at the frontline of new economic, cultural, political and societal configurations in cities. These spaces of innovation and change provide a designated space for experimentation where new ideas can be designated, implemented, measured and, if successful, scaled up and transferred to other locales » (Karvonen et al., 2014, p.389).

2Le laboratoire urbain pose fondamentalement la question du changement et plus précisément de l’expérimentation du changement. Dans le cas des Jeux Olympiques, peu de recherches ont porté sur l’expérimentation urbaine et encore moins concernant la mobilité (Müller, 2014). Les recherches se sont concentrées plus spécifiquement sur le tourisme, la géographie et les études urbaines (Kang et Perdue 1994 ; Collins et al., 2009 ; Moss et al., 2014 ; Pitts et Liao 2013 ; Delaplace 2019), ainsi que sur l’héritage des Jeux et des candidatures (Andranovitch et al., 2011 ; Lauermann, 2016, Kassens-Noor, 2012, 2019).

3Cet article présente une synthèse de quelques expérimentations dans le champ de l’urbain, prévues pour les JOP de Tōkyō 2020. Cette ville est pour la troisième fois hôte des Jeux Olympiques (1940, 1964 et 2020) et pour la deuxième fois hôte des Jeux Paralympiques (1964 et 2020 ; ce qui est un cas unique). Les olympiades de 1964 possèdent une image très positive dans l’imaginaire japonais (Katagi, 2010 ; Yoshimi, 2019). Ce fut l’occasion pour le gouvernement japonais de montrer son savoir-faire technologique et technique en inaugurant le Shinkansen (train à grande vitesse) et en construisant les grandes autoroutes urbaines de Tōkyō. L’édition de 2020 est moins ambitieuse en matière de construction. La préparation a consisté à rénover les sites de 1964 et à bâtir les rares équipements manquant (8 sur 43). La majorité des constructions concernent le stade olympique qui a été totalement reconstruit (avec de nombreux scandales sur le prix et la corruption autour de sa construction), le centre des médias et le village olympique. Ce dernier est situé sur un terre-plein de la baie de Tōkyō, dans le quartier du front de mer, au cœur des politiques de renaissances urbaines lancées par les gouvernements successifs depuis les années 2000. Afin de desservir les sites olympiques, le gouvernement central et les autorités métropolitaines ont misé d’un côté sur la construction d’autoroutes urbaines supplémentaires et d’ouvrages d’art sur la baie de Tōkyō, la mise en place d’une ligne de Bus à Haut Niveau de Service fonctionnant à l’hydrogène pour rallier le village, un cheminement pédestre, ainsi que sur les véhicules à faibles émissions à usage individuel ou collectif, mis à disposition par le partenaire majeur du CIO : Toyota. Cette synthèse met en évidence que les initiatives politiques pour le transport des participants et des spectateurs et leur bien-être dans l’espace public sont avant tout des politiques incitatives, et que les expérimentations les plus visibles sont menées par le groupe Toyota dans les secteurs des véhicules à hydrogène, des véhicules autonomes et de la robotique.

Politiques publiques et expérimentations urbaines

4Les JOP de Tōkyō sont organisés conjointement par le Gouvernement Métropolitain de Tōkyō (TMG) en charge de la partie centrale de la métropole (environ 13 millions d’habitants regroupés sur les arrondissements centraux), ainsi que par le gouvernement central et le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques japonais (COJO). Le TMG a mis en place plusieurs politiques visant à réguler le trafic de passagers sur les autoroutes et dans les transports en commun, ainsi que des politiques pour lutter contre les effets de la canicule sur les organismes des athlètes et des spectateurs dans le domaine public.

Trafic Demand Management

5Le Traffic Demand Management (gestion du trafic) est mis en place par une politique incitative visant à influencer l’organisation du travail des entreprises. L’idée est assez simple, mais son application beaucoup plus complexe. Les autorités partent du constat que les transports en commun sont soumis à une congestion pendulaire sur des périodes courtes, diminuant grandement l’efficacité des transports et le confort des passagers. L’objectif est d’étaler le pic de congestion et ainsi d’améliorer significativement le confort et le système de transport dans son ensemble. Or, les JOP viennent ajouter aux pics habituels, des passagers à des horaires irréguliers dépendants des compétitions. Le gouvernement métropolitain a ainsi proposé aux entreprises de leur communiquer un calendrier précis des compétitions, des pics existants et prévisibles sur les réseaux afin de les inciter à décaler les horaires de travail de leurs employés. Le test grandeur nature qu’autorisent les JOP pourrait permettre de mieux connaître la capacité des décideurs publics à influencer l’organisation du travail des entreprises tokyoïtes. L’enjeu des pics de congestion dans les transports n’est cependant pas un sujet nouveau. Le TMG essaie depuis plusieurs années de modifier l’approche du travail par les entreprises par la signature de chartes visant à diminuer la charge imposée aux salariés et favoriser ainsi des gains de productivité (« TOKYO 働き方改革宣言企業 »). Cette politique fait des émules puisque la région Île-de-France a ouvert un poste à ce sujet fin 2019 afin d’étudier sa possible mise en place. Le second volet de cet instrument a une vocation temporaire. Il s’agit de contrôler les flux routiers et dans les transports en commun à partir de la modulation des prix des péages et des tickets. Pour cela, le TMG propose un système de tarification inspiré du système existant à Singapour, qui localise les véhicules et les flux prioritaires et qui ajustent les tarifs en fonction de la fluidité des axes utilisés par ces véhicules ou flux. Le TMG se réserve aussi le droit d’utiliser les feux de signalisation et les péages urbains pour ralentir voire stopper temporairement certains flux.

6Par ailleurs, dans le cadre d’un document produit par le cabinet du premier ministre expliquant l’héritage pour la ville de Tōkyō de 2020, le gouvernement annonce avoir anticipé en décalant les vacances scolaires et jours fériés. Le but affiché montre la volonté de promouvoir l’image d’une ville qui accueille les Jeux tout en continuant de fonctionner : « Transportation that seamlessly coexist with economic activity ans citizens’ everyday lifes »2. Ce document met en avant les travaux sur les infrastructures routières, sur la baie de Tōkyō, reliant les terre-pleins accueillant les équipements olympiques, le village et le centre des médias, ainsi que l’extension des terminaux de l’aéroport d’Haneda, un aéroport urbain qui n’était pas ouvert aux vols internationaux il y a 10 ans. L’accroissement de son trafic et son ouverture permettent selon le gouvernement d’améliorer la desserte de Tōkyō3.

Faire tomber les barrières pour améliorer l’accessibilité

7Enfin, l’héritage le plus important de Tōkyō 2020 se situe dans le domaine de l’accessibilité pour les personnes à mobilité réduite. Le gouvernement central et le gouvernement métropolitain ont souhaité mettre à niveau le réseau de transport en commun, en faisant des travaux nécessaires pour le rendre accessible aux personnes à mobilité réduites dont les personnes âgées, enjeu central de la politique japonaise. Le but est de rendre accessibles l’ensemble des stations de transports et des rues en enlevant les barrières de toutes sortes (physiques, langages, symboles, indications…). Cela passe aussi par l’éducation en montrant comment il est possible d’aider une personne limitée dans ces déplacements. Afin de mieux comprendre les handicaps, un manuel a été diffusé aux professionnels japonais du transport, du tourisme et de l’événementiel. Si l’ambition affichée est significative, elle ne transparaît cependant pas directement dans les actions envisagées : les documents de suivi du COJO japonais ne décrivent pas les actions précises à ce sujet4.

Lutter contre la chaleur estivale et mesures en faveur du développement durable

8L’une des grandes inquiétudes sur le déroulement des JOP porte sur la gestion des canicules. En effet, le Japon est concerné depuis longtemps par des étés chauds et humides peu propices aux événements sportifs. L’augmentation du nombre des événements climatiques intenses entraîne une mise à l’agenda de la lutte contre le réchauffement climatique. Pour les JOP, les autorités locales mènent des expérimentations pour lutter contre les îlots de chaleur urbains. Pour cela, le gouvernement métropolitain a annoncé la plantation d’arbres aux bords des avenues et la création d’espaces verts5. Si ces installations ont un impact notable et mesurable au cours des prochains étés, le gouvernement métropolitain souhaite les multiplier.

9Les autorités publiques présentent ainsi des expérimentations à des échelles variées, mais qui globalement ont pour fonction d’adapter les infrastructures existantes aux contraintes de l’organisation des JOP. Il apparaît en analysant la stratégie de développement durable proposée par le Comité de candidature pour Tōkyō 2020, que les actions principales visibles durant les Jeux sont de l’ordre de l’adaptation au réchauffement climatique, et que la limitation des émissions de gaz à effet de serre peut être résumée en des promesses concernant la construction des équipements et du village olympique, et sur l’utilisation massive des transports en commun pour acheminer les participants sur les sites. La construction de nouvelles sections d’autoroutes urbaines à laquelle le gouvernement central s’est engagé est en revanche difficilement compatible avec les objectifs de diminution des émissions de gaz à effet de serre dans le domaine des transports en tout cas avec les technologies actuelles. C’est entre autre pour cela que les organisateurs japonais misent beaucoup sur la société hydrogène, mettant en avant des véhicules dont la motorisation serait moins émettrice de CO2, et dont l’un des leaders actuels est le constructeur japonais et partenaire du CIO : Toyota.

Des expérimentations au cœur de la vitrine technologique pour les entreprises japonaises

10Organisés par des acteurs publics et le CIO, les JOP sont aussi le terrain de jeu des entreprises et plus singulièrement des partenaires du CIO. A Tōkyō, plusieurs partenaires japonais (Bridgestone, Panasonic, Toyota...) ont dépensé des sommes très importantes pour utiliser les JOP comme un support de communication. Toyota apparaît comme le partenaire le plus présent dans le domaine des expérimentations et de la communication de ses technologies et produits. Trois domaines sont privilégiés dans la communication gouvernementale et par les acteurs privés : l’hydrogène, les véhicules autonomes et la robotique. Ces éléments qui constituent la tête de gondole de l’industrie japonaise nous informent des enjeux technologiques, techniques, politiques et économiques traversant le Japon contemporain et figurent au cœur du projet de ville idéale de Toyota.

La société hydrogène

11Le gouvernement japonais met en avant l’utilisation et la diffusion de l’énergie hydrogène. Les objectifs gouvernementaux du développement de l’hydrogène s’inscrivent dans la poursuite des objectifs de diminution de l’émission de gaz à effet de serre, la diversification énergétique, le maintien et le développement de l’emploi au Japon. Cette technologie représente un pari notamment dans le domaine des motorisations pour les véhicules de tout type, d’abord mené par Toyota. Ce constructeur japonais, leader dans l’hybridation des motorisations classiques, a en effet choisi l’hydrogène et non des batteries électriques classiques. Le principal enjeu est aujourd’hui de favoriser l’émergence du marché de l’hydrogène pour les bus, les camions et les voitures individuelles. Ce dernier marché est particulièrement faible, avec quelques milliers de véhicules produits et vendus6. Cette faiblesse résulte d’un prix à l’achat très élevé (80 000 euros pour une voiture de la gamme Mirai de Toyota, tout comme pour la Nexo de Hyundai), d’un nombre de bornes de recharge très bas (ainsi que la difficulté contrairement aux batteries classiques, de posséder une borne à la maison) et d’un manque de visibilité et d’utilisateurs. La présentation de la gamme Mirai, des bus à hydrogène et de divers véhicules utilisant cette énergie pendant les JOP de Tōkyō devrait permettre d’améliorer l’image de cette technologie, ainsi que la diffusion de l’expérience utilisateur auprès du grand public et des officiels présents. L’objectif industriel de Toyota de développer ce mode de motorisation est perçu par le gouvernement comme un moyen possible de soutenir l’activité économique.

Expérimenter les véhicules autonomes dans une situation d’utilisation intense

12Début 2020, la presse annonce que le Japon lance une grande expérimentation de véhicules autonomes qui coïncidera avec les JOP. Dans les faits, ce sont les JOP et les conditions spéciales de gestion de l’espace public pendant cet événement qui permettent ce déploiement utilisant une centaine de véhicules de plusieurs gabarits (transports en commun routier, véhicules individuels, logistique…) sur une zone délimitée comprenant le village olympique, le centre des médias, les équipements sportifs et les voies olympiques dessinées sur les autoroutes urbaines de Tōkyō. 200 navettes autonomes nommées APM (Accessible People Mover) sont aussi prévues afin de faciliter l’accès aux sites, présentées comme des outils de décongestion des transports existants bien que la très faible capacité de ces véhicules (5 places maximum) laisse penser que ce seront avant tout des véhicules tests. Toyota présente pour sa part ce véhicule comme une aide au dernier kilomètre pour les personnes ayant des difficultés à se déplacer, bien loin d’être un outil de décongestion.

La robotique au service de la communication et de l’assistance individuelle

13La robotique tient une place importante parmi les expérimentations prévues durant les JOP, avec toujours comme acteur principal Toyota. Les robots présentés ont différentes vocations, l’assistance individuelle pour des efforts physiques, la communication ou la participation virtuelle. L’assistance individuelle repose sur des robots ou des mécanismes d’aide aux employés (port de charges lourdes et répétitives, de bagages ou colis de personnes nécessitant une assistance). Les organisateurs et partenaires souhaitent également déployer des robots permettant à un individu à distance de prendre le contrôle d’un robot roulant projetant son image sur un écran et captant les sons et les images alentours. Cela ouvre la possibilité à quelqu’un qui n’est pas présent physiquement d’arpenter virtuellement les sites olympiques et de communiquer avec les personnes présentes grâce à cet outil.

Un avant-goût de la ville idéale de Toyota

14Toutes ces technologies présentées par la marque japonaise doivent être remises dans un contexte plus large de développement par Toyota du récit urbain dévoilé lors de la dernière réunion du CES (Consumer Electronics Show). Ce récit porte sur la production d’une ville idéale (Woven City), laboratoire des mobilités urbaines, de la robotique, de l’hydrogène, organisée comme un cluster regroupant des industriels et des chercheurs, mettant en valeur l’Intelligence Artificielle, les outils de communication et le développement durable. The Woven City est la vitrine des orientations technologiques et industrielles de Toyota : Connectivity, Autonomy, Shared mobility and Electrification7. Pour cela, la recherche de l’entreprise est concentrée sur l’Intelligence Artificielle, la mobilité, la robotique, les matériaux et les énergies renouvelables. La construction de cette ville devrait débuter en 2021. Tōkyō 2020 apparaissait comme un premier test pour ces technologies sur une période courte (un mois avec les paralympiques), avant une mise en place permanente lorsque la construction de la ville sera suffisamment avancée pour que les premiers habitants et les premières activités s’installent. Avec le déplacement des JOP de Tōkyō en 2021, reste à repenser l’articulation entre ces deux projets.

15Comme nous pouvons le constater, les éléments introduits par Toyota dans sa communication en préparation de Tōkyō 2020 recoupent entièrement les éléments préfigurant la ville idéale que Toyota veut construire au Japon, au pied du Mont Fuji, emblème naturel de l’archipel et autour duquel de nombreuses usines Toyota sont présentes en fonctionnement ou en friche. C’est d’ailleurs sur l’une de ces friches que Toyota veut construire sa ville, « a living laboratory ».

Conclusion : les expérimentations et les risques du report

16L’expérimentation urbaine nécessite de délimiter un cadre expérimental. Les JOP fournissent aux partenaires du CIO et aux organisateurs (autorités publiques locales et nationales) un cadre aux caractéristiques singulières : forte concentration de populations et de flux, mise en avant des personnes à mobilité réduite par les Jeux Paralympiques, population majoritairement aisée et internationale, période courte, très forte médiatisation, mise en avant du sport, de la diversité et de la mixité, ainsi que du développement durable. Quoi que l’on pense de la réalité de ces valeurs et de leur intégration par le CIO dans un contexte commercial omniprésent, celles-ci ont une influence sur les partenaires et les acteurs participant, en modifiant leurs récits. Cela est particulièrement perceptible dans le domaine du développement durable. Par exemple, les organisateurs des JOP de Tōkyō souhaitent construire au sein du village olympique, un espace commun pour les athlètes. Ce bâtiment serait construit grâce à des pièces en bois venant de toutes les préfectures du Japon. Une fois utilisé, le bâtiment sera démantelé et le bois renvoyé dans les préfectures pour être utilisé dans des bâtiments publics et ainsi participer à créer un héritage national de cet événement pourtant très concentré sur le front de mer de Tōkyō. Ce bâtiment en bois du Japon est le support de deux récits politiques : un récit sur la tradition (les constructions japonaises sont traditionnellement en bois) qui rencontre la technologie, et un récit sur la durabilité (utiliser du bois légitimerait la construction au regard des objectifs climatiques). Cependant, dans les deux cas, le récit est biaisé : s’il est traditionnel d’utiliser du bois pour les constructions au Japon, cela n’est plus le cas aujourd’hui avec les normes anti-incendies et l’utilisation massive du béton et de l’acier ; s’il est environnementalement plus respectueux d’utiliser du bois pour la construction, le trajet que doivent parcourir les pièces pour venir de l’ensemble des préfectures et être renvoyées suite aux Jeux, rend l’objectif de diminution de l’empreinte carbone discutable.

17Comme l’ont très bien montré Appert et Languillon-Aussel (2017) dans un article portant sur la comparaison des candidatures de Tōkyō 2016 et Tōkyō 2020, le projet urbain olympique s’inscrit dans la continuité des politiques menées à Tōkyō depuis les années 20008. Dans le domaine des expérimentations urbaines, les Jeux ne sont pas isolés d’un contexte économique et industriel spécifique. La mise en valeur de l’efficacité du réseau de transport, l’amélioration de l’accessibilité internationale de Tōkyō avec l’extension de l’aéroport au moment où le pays tente de devenir une destination touristique forte, le pari de la société hydrogène face aux défis climatiques, ou encore l’utilisation massive de robots dans un pays caractérisé par un vieillissement rapide et une volonté de limiter au maximum l’immigration, sont autant d’éléments qui spécifient le contexte japonais. L’omniprésence de Toyota, partenaire majeur du CIO et géant de l’industrie mondiale est aussi le reflet de sa puissance au niveau national et de sa capacité à expérimenter à grande échelle.

18À la fin mars 2020, des fédérations sportives influentes (athlétisme aux USA, natation en France…) ont demandé le report des JOP. Certains pays ont même annoncé un boycott des Jeux (Canada, Australie…). Dans ce contexte, le Comité International Olympique et le Premier ministre japonais Shinzō Abe, ont annoncé le début des négociations pour le report en 2021. La crise actuelle liée à la pandémie de coronavirus fait de Tōkyō la seule ville hôte à connaître un report des Jeux Olympiques en temps de paix après l’annulation des Jeux de 1940 due au conflit mondial. Ainsi, l’organisation complexe, les coûts induits par un report ainsi que la mémoire de l’annulation de 1940 expliquent en partie les délais dans l’annonce tardive du report. Le premier coût pour le CIO est celui des droits de diffusion américains dont les montants sont très élevés et adossés à des contrats particulièrement difficiles à modifier. La peur du CIO est qu’une simple modification dans ces contrats les rendent caducs et nécessitent de payer plusieurs milliards de dollars en compensation. Au-delà des droits de diffusion, les difficultés d’un report concernent le statut du village olympique. Celui-ci est aujourd’hui en voie d’achèvement. Le but était d’héberger les athlètes olympiques et paralympiques durant les compétitions de juillet à septembre 2020, puis de vendre les appartements. Le report ne change pas la destination du village, mais pour les promoteurs qui ont construit les immeubles sur des terrains publics, le manque à gagner peut-être considérable. La rupture des conditions initiales du contrat peut aussi aboutir à une négociation voire un conflit avec le gouvernement métropolitain de Tōkyō ou le gouvernement central et induire des coûts supplémentaires pour les organisateurs, voire une délocalisation de tout ou partie du village olympique, bien que cela soit peu probable. Pour les partenaires privés qui ont annoncé durant les Jeux une série d’expérimentations et de présentations, le report peut modifier la donne. Si une technologie peut paraître novatrice en 2020, la rapidité du développement dans ces domaines peut amener à la rendre banale en 2021. Enfin, le report pose une dernière question, que vont devenir les éléments temporaires prévus pour 2020 ? Par exemple, la ligne de Bus à Haut Niveau de Service sera-t-elle mise en service et maintenue jusqu’à l’an prochain ? Les véhicules autonomes et les navettes promises par Toyota seront-elles déployées ? La tentative du TMG de modifier les horaires des entreprises pour diminuer la congestion dans les transports, aura-t-elle un impact avant les Jeux ? Voilà un report qui promet un cadre d’observation unique et inédit de l’organisation des JOP et des expérimentations auxquelles ils sont associés.

Bibliographie

Appert M., Languillon-Aussel R., 2017, Impact des Jeux Olympiques sur la recomposition des sociétés matures : le cas de Tokyo à travers ses comparaisons internationales, IOC Olympic Studies Centre.

Bulkeley, H., Andonova, L.B., Betsill, M.M., Compagnon, D., Hale, T., Hoffmann, M. J., Roger, C. (2014). Transnational climate change governance. New York: Cambridge University Press.

Bulkeley, H., Castán Broto, V., Hodson, M., & Marvin, S. (2011). Cities and low carbon transitions. New York: Routledge.

Castan Broto V., Bulkeley H., (2014), “A survey of urban climate change experiments in 100 cities”, Global Environmental Change, 23 (11), 92-102

Delaplace M., (2019), The relationship between Olympic Games and tourism: why such heterogeneity? Towards a place-based approach. Hosting the Olympic Games: Uncertainty, debates and controversy, Routledge.

Flyvberg B., (2008), « Public planning of mega-projects : overestimation of demand and underestimation of costs », In : Priemus H., Flyvberg B., van Wee B. (ed), Decision-Making on Mega-Projects. Cost-Benefit Analysis, Planning and Innovation, Edward Elgar, Cheltenham, 120-144.

Flyvbjerg, B., Stewart, A., & Budzier, A. (2016). « The Oxford Olympics Study 2016: Cost and cost overrun at the games ». Said Business School Research Papers 2016-20. Oxford, England: Oxford University

Frantzeskaki, N., Coenen, L., Castán Broto, V., & Loorbach, D., (2017). Urban sustainability transitions. London: Routledge.

Fuenfschilling L., Frantzeskako N. & Coenen L., (2018), « Urban experimentation & sustanability transitions », European Planning Studies, 27 (2), 219-228.

Kassens-Noor E., (2012), Planning Olympic Legacies: Transport Dreams and Urban Realities, London: Routledge, 160 p.

Kassens-Noor E., (2019), « “Failure to adjust”: Boston’s bid for the 2024 Olympics and the difficulties of learning Olympic wisdom », Environment and Planning A: Economy and Space, Vol. 51, No.8, 1684–1702.

Katagi A., (2010), Olympic City Tokyo 1940/1964, Tokyo: Kawadeshobo-shinsha.

Hodson, M., Geels, F. W., & McMeekin, A. (2017), « Reconfiguring urban sustainability transitions, analysing multiplicity », Sustainability, 9(2), 299. doi:10.3390/su9020299

Karvonen A. et Van Heur B. (2014), « Urban Laboratories : Experiments in Reworking Cities », International Journal of Urban and Regional Research, 38 (2), pp. 379-392.

Kuniko F., (2003), « Neo-industrial Tokyo : Urban Development and Globalisation in Japan’s State-centred Developmental Capitalism », Urban Studies, Vol 40, 249-281.

Kromidha E., Spence L.J., Anastasiadis Stephanos, Dore Darla (2017), « A Longitudinal Perspective on Sustainability and Innovation Governmentality : The Case of the Olympic Games as a Mega-Event », Journal of Management Inquiry, 1-17.

Lauermann J., (2016), « Temporary projects, durable outcomes: Urban development through failed Olympic bids? », Urban Studies, Vol. 53, No.9, 1885-1901.

Laurent, B. (2019), « Innovation for whom? City experiments and the redefinition of urban democracy », In S. Lechevalier (Ed.), Innovation beyond technology (pp. 265–283). Berlin: Springer.

Lechevalier, S., Storz, C., & Nishimura, J. (2014). « Diversity in patterns of industry evolution: How an “intrapreneurial” regime contributed to the emergence of the service robot industry in Japan », Research Policy (Special Section “The path-dependent dynamics of emergence and evolution of new industries”), 43(10), 1716–1729.

Lenskyj H. J., (2000), Inside the Olympic industry: Power, politics, and activism. SUNY Press.

Leopkey B., (2009), The historical evolution of Olympic Games legacy, Ottawa: University of Ottawa, 37 p.

Leopkey B., & Parent M., (2012), « Olympic Games legacy: from general benefits to sustainable long-term legacy », The international journal of the history of sport, Vol. 29, No.6, 924-943.

Loorbach, D., & Shiroyama, H. (2016). « The challenge of sustainable urban development and transforming cities », Anonymous governance of urban sustainability transitions (pp. 3–12). Tokyo: Springer.

Machimura T., (1998), « Symbolic use of globalization in urban politics in Tokyo », International Journal of Urban and Regional Research, Vol. 22, No.2, 183-194.

Moore, T., de Haan, F., Horne, R., & Gleeson, B. (2018). Urban sustainability transitions: Australian cases – international perspectives. Singapore: Springer.

Pitts A. et Liao H., (2009). Sustainable Olympic Design and Urban Development. Routledge, New York.

Müller, M. (2014). « (Im-)mobile policies: Why sustainability went wrong in the 2014 Olympics in Sochi », European Urban and Regional Studies, 22, 191-209.

Salisbury P., Leopkey B. & Tinaz C., (2017), Examining Positive Outcomes of Unsuccessuful Olympic Bids, Final report for the ICO Olympic Studies Centre Advanced Olympic Research Grant Programme.

Shimizu S., (2004), Olympic studies, Tokyo: Serica Shobo.

Spirou C., (2013), « The quest for Global City Statuts : politics, neo-liberalism and stadium development », in Lefebvre S., et al., Les nouvelles territorialités du sport dans la ville, Presses Universitaires du Québec.

Surborg B, Van Wynsberghe R. & Wyly E., (2008), « Mapping the Olympic growth machine », City, Vol. 12, No.3, 341–355.

van Wynsberghe R., Surborg B. & Wyly E., (2013), « When the Games come to town: Neoliberalism, mega-events and social inclusion in the Vancouver 2010 Winter Olympic Games », International Journal of Urban and Regional Research, Vol. 37, No.6, 2074–2093.

Yoshimi S., (2019), « 1964 Tokyo Olympics as Post-War », International Journal of Japanese Sociology, 80-95

Yoshimi T, (2016), 2020 Tōkyō gorin chiiki tsunagu bunka-ryoku he kachi tenkan wo, Tokyo University Press.

Notes

1 Voir la charte Olympique du 26 juin 2018, chapitre 5, section 35. Pour sceller l’organisation, un contrat est signé entre le CIO et la ville hôte.

2 Page 4, The Cabinet Secretariat, Towards the Olympic and Paralympic Games Tōkyō 2020, 2019.

3 https://asia.nikkei.com/Business/Transportation/Tokyo-s-Haneda-Airport-to-boost-capacity-by-7m-with-new-airspace. Il a en revanche un impact sur la pollution, notamment sonore, de la baie.

4 De nombreux articles dans la presse japonaise relate une l’absence d’avancement dans le domaine de l’accessibilité : https://www.japantimes.co.jp/news/2020/01/20/national/paralympics-progress-barrier-free-access-push/#.XoDgwPHgppg ; https://www.nippon.com/en/japan-topics/c06403/tokyo-2020-former-paralympian-says-true-accessibility-still-long-way-off.html

5 La candidature incluait aussi la construction de protections solaires sur le passage du marathon olympique et des épreuves de marche (qui depuis ont été déplacées au nord du Japon à Sapporo). Ces protections devaient consister en un couvert végétal permanent, ou un couvert temporaire en toile.

6 Il y aurait en 2020, seulement 10 à 15 milles véhicules à l’hydrogène circulant dans le monde

7 Le terme Electrification renvoie à la transition depuis les moteurs à combustion aux moteurs électriques à batterie ou à hydrogène.

8 http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/articles-scientifiques/jeux-olympiques-tokyo

Pour citer ce document

Alexandre Faure, « Expérimentations et politiques urbaines. L'héritage de Tōkyō 2020 et les conséquences de son report » dans © Revue Marketing Territorial, 4 / hiver 2020

Le numéro 4 de RMT repose sur des travaux académiques présentés lors des deux premiers colloques (juin 2018 et juin 2019) de l'ORME - Observatoire de Recherche sur les Mega-Events -, créé au sein de l'UPEM en vue du déroulement des Jeux Olympiques d'Eté à Paris en 2024.

Les universitaires Charles-Edouard Houllier-Guibert, directeur de cette revue, et Marie Delaplace, membre du comité de pilotage de l'ORME, ont coordonné ce numéro ainsi que des sessions lors de chacun des colloques, dont la session "Quel héritage en termes d’image pour les villes hôtes ou candidates des olympiades ?" spécialement proposée pour ce numéro thématique.

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=467.

Quelques mots à propos de :  Alexandre Faure

Post-doctorant à la fondation France-Japon de l’EHESS, Alexandre Faure coordonne à ce titre l’axe « Repenser les villes-globales aujourd’hui : enjeux mondiaux et pratiques locales ». Entré à l’EHESS pour étudier le rapport entre le temps politique et le temps de l’urbanisme sur différents terrain (rénovation des Halles de Chambéry, Plan de Rénovation Urbain de La Noue à Bagnolet) Alexandre Faure a réalisé sa thèse en contrat doctoral au Centre de Recherches Historiques (CRH) sous la direction de Marie-Vic Ozouf-Marignier. Également centrée sur le temps politique et urbain, sa thèse vise à expliquer la métropolisation parisienne par une approche pluridisciplinaire, mêlant discours, études des documents d’urbanisme et géopolitique des acteurs. Depuis, il a élargi son champ de recherche à une comparaison des politiques urbaines menées en région parisienne et tokyoïte, l’amenant notamment à travailler sur l’organisation des deux prochaines éditions des Jeux Olympiques et Paralympiques à Tokyo en 2021 et Paris en 2024.