Sommaire
4 / hiver 2020
interactions entre Jeux Olympiques et territoires
Le numéro 4 de RMT repose sur des travaux académiques présentés lors des deux premiers colloques (juin 2018 et juin 2019) de l'ORME - Observatoire de Recherche sur les Mega-Events -, créé au sein de l'UPEM en vue du déroulement des Jeux Olympiques d'Eté à Paris en 2024.
Les universitaires Charles-Edouard Houllier-Guibert, directeur de cette revue, et Marie Delaplace, membre du comité de pilotage de l'ORME, ont coordonné ce numéro ainsi que des sessions lors de chacun des colloques, dont la session "Quel héritage en termes d’image pour les villes hôtes ou candidates des olympiades ?" spécialement proposée pour ce numéro thématique.
- Editorial
- Charles-Edouard Houllier-Guibert et Marie Delaplace Interactions entre Jeux Olympiques et territoires
- Articles
- José Chaboche et Alain Schoeny Les dimensions territoriales et urbaines des Jeux Olympiques d’Été : une revue des publications (1984-2018)
- Marie Delaplace L’image des territoires hôtes des Jeux Olympiques et Paralympiques : revue de la littérature et enjeux pour Paris 2024
- Jean-Loup Chapelet Au-delà de l’héritage : l’évaluation de la performance des Jeux Olympiques
- Nathalie Fabry et Sylvain Zeghni Pourquoi les villes ne veulent-elles plus accueillir les Jeux Olympiques ? Le cas des JO de 2022 et 2024
- Synthèses
- Barbara Szaniecki et Ana Helena da Fonseca Compte-rendu d’ouvrage. Designing the Olympics – representation, participation, contestation
Jilly Traganou – 2016 – 364 pages - Frédéric Bouin Innovation juridique et aménagement du territoire pour l’urbanisme parisien des JOP 2024
- Alexandre Faure Expérimentations et politiques urbaines. L'héritage de Tōkyō 2020 et les conséquences de son report
Les méga-événements et la construction de l’image urbaine : de Beijing à Rio de Janeiro
Anne-Marie Broudehoux
1Cet article analyse les divers mécanismes et stratégies de construction de l’image urbaine couramment utilisés à l’approche de méga-événements sportifs afin de transformer la manière dont les villes sont imaginées, remodelées et mises en marché. Il s’intéresse particulièrement aux politiques de la représentation sous-jacentes à ces initiatives, à leurs impacts socio-spatiaux et leur incidence sur la justice sociale, notamment en termes de la sous-représentation et l’invisibilisation des personnes marginalisées et de leurs manifestations dans le paysage urbain. Ces observations s’appuient sur près de vingt années de recherche empirique sur le processus de construction d’images urbaines, dans les villes de Beijing, hôte des Jeux olympiques de 2008, et de Rio de Janeiro, hôte de la Coupe du monde de la FIFA de 2014 et des Jeux olympiques de 2016.
1. Image de la ville méga-événementielle : manipulation et sélectivité
2À une époque où l’essor économique des villes dépend de leur capacité à attirer visiteurs, capitaux, contribuables aisés et membres de la « classe créative », la production, la mise en marché et le contrôle visuel d’une image attrayante sont devenus des éléments incontournables des nouvelles politiques urbaines (Gunn, 1979 ; Ashworth and Voogd 1990 ; Kearns and Philo, 1993). En quête de capital symbolique leur permettant de se distinguer sur le plan mondial, les villes adoptent des stratégies de mise en image où les considérations esthétiques et les préoccupations d’ordre visuel priment souvent sur les questions de qualité de vie, d’assouvissement des besoins et d’équité sociale (Vale and Bass Warner 2001).
3La tenue de méga-événements sportifs est devenue une stratégie prisée dans la mise en marché des villes, permettant aux villes de séduire touristes, investisseurs étrangers et autres acteurs clés de la nouvelle économie mondiale. Ces spectacles à l’échelle planétaire, eux-mêmes soumis à des impératifs d’image, constituent des ressorts puissants dans la production d’images urbaines et leur dissémination à travers le globe (Smith, 2005). La tenue d’événements sportifs d’envergure représente ainsi une opportunité de faire valoir les atouts d’une ville dans les médias du monde entier. Elle requiert un important travail de mise en marque (branding) qui, à son tour, engendre une transformation du paysage urbain afin se conformer à cette image de marque. Ces pratiques de construction d’image ont souvent des impacts négatifs sur les groupes marginalisés exclus de ces représentations car elles exacerbent les politiques d’exclusion et de marginalisation déjà présentes dans l’environnement urbain (Broudehoux 2015).
4Les pratiques de construction d’image urbaine sont profondément enracinées dans une politique de visibilité, où des interventions esthétisantes soutiennent des représentations sélectives de l’espace urbain, favorisant diverses formes d’exclusion et de discrimination. Les images urbaines représentent généralement un compromis entre une réalité objective et un idéal projeté. Afin de dresser un portrait favorable et flatteur, celles-ci reposent sur une simplification de la réalité urbaine et sur une interprétation consensuelle, facilement assimilable et fortement stéréotypée de l'identité locale.
5Plusieurs auteurs ont dénoncé la nature sélective et exclusive du processus de construction de l’image urbaine, et souligné ses incidences sur la justice socio-spatiale. Selon Rosalynd Deutsche (1996), la construction d’une image urbaine unifiée, homogène et cohérente représente un processus d’exclusion qui ne peut être réalisé qu’en aplanissant les différences et en éliminant les conflits. Il nécessite la réduction d’une réalité urbaine riche, complexe et hétérogène en un produit commercialisable, unidimensionnel et simplifié (Deutsche 1996). Patsy Healy (2002) assimile la construction de l’image urbaine à la projection créative d’une image fictive et totalisante de la société, qui mine les visions plurielles, multidimensionnelles et progressives. Selon Neil Smith (2002), l’image urbaine incarne les désirs et aspirations de ceux qui ont le pouvoir de façonner l’environnement urbain, et représente la concrétisation visuelle de leur imagination et de leurs fantasmes.
6Le pouvoir, qu’il soit d’ordre politique ou économique, devient ainsi un facteur déterminant dans la sélection de ceux qui figurent dans les représentations urbaines. À partir d’une conceptualisation élitiste de ce qui est désirable et attrayant, les villes déploient divers attraits liés au statut social, à la qualité de vie et aux opportunités commerciales qui les rendront dynamiques, séduisantes et sécuritaires. Pour Healy (2002), donner à une ville ce que les élites considèrent comme un visage « moderne » requiert souvent la mise au silence des populations marginales et le camouflage délibéré des manifestations visibles de la pauvreté. Talmadge Wright (1997), dans son ouvrage Out of place, décrit comment les paysages ordinaires des pauvres, des noirs, des sans-abri et autres « non-modernes », considérés comme « déplacés » (ou hors lieu ; out of place) dans l’espace urbain, sont généralement omis des représentations. Deutsche (1996: 173) parle d’une « politique de l’effacement » par laquelle les « indésirables » sont physiquement expulsés de l’espace public.
2. Séduction et artifice dans la construction de l’image urbaine
7Un principe essentiel de la mise en image de la ville est la séduction, qui vise à créer l’illusion parfaite d’une ville sans taches, prospère, et stable, où il fait bon vivre et se divertir. La notion de séduction suggère un désir de plaire ou d’attiser la tentation et le recours, si nécessaire, à la tromperie et la mystification afin de manipuler la réalité à son avantage. Neil Leach (1999) voit la séduction comme un geste désespéré, un recours ultime auquel on fait appel lorsque tout discours substantiel et significatif a échoué. La séduction vise à créer un espace d’illusion, une vision utopique de la perfection, où les plus grands atouts de la ville sont mis de l’avant et célébrés. La séduction repose ainsi sur la théâtralité, l’artifice et le spectacle, avec la construction d’une façade spectaculaire, où la réalité est embellie, manipulée et glorifiée.
8À Beijing d’avant les jeux, il était à propos de parler de « potemkinisme »1, alors qu’une ingénierie superficielle de la réalité urbaine faisant appel à l’artifice et à la mise en scène ont permis de projeter une image sans faille et hyper-contrôlée de la ville et de simuler l’apparence d’une société moderne et exemplaire (Broudehoux, 2004). Plusieurs ont dénoncé l’usage de manipulations et de tromperies dans la réalisation du spectacle olympique, comme par exemple lors des feux d’artifice marquant la fin des cérémonies d’ouvertures, dont une partie avaient été, en réalité, générés par ordinateur (Broudehoux 2008).
Figure 1. Les feux d’artifice générés par ordinateur aux cérémonies d’ouvertures de Beijing 2008
source : http://vics-repository.blogspot.com/2008/08/china-fakes-part-of-olympic-opening.html
9Aujourd’hui, les technologies d’images de synthèse sophistiquées facilitent la construction d’une vision illusoire de la ville, lisse et sans imperfection. Dans d’autres représentations télévisuelles de Beijing 2008, des éléments épars du paysage urbain ont été juxtaposés dans une recomposition spatiale hautement photogénique mais tout à fait improbable et complètement imaginaire.
10À Rio de Janeiro, la séduction a pris une dimension quasi-érotique qui exploite la nature exotique et sensuelle du paysage naturel de la ville et de ses habitants. Bien que Rio ait longtemps capitalisé sur une version stéréotypée de la bohème locale dans ses efforts de promotion touristique, se présentant comme un paradis tropical de plaisir et de jouissance, les campagnes promotionnelles liées aux méga-événements sportifs ont amplifié cette image. Le dossier de candidature soumis au Comité International Olympique repose sur un discours visuel hautement esthétisé, qui juxtapose le corps svelte d’athlètes locaux et les courbes naturelles du paysage carioca. On peut y lire que la célébration, la fête et la détente ont toujours fait partie de la vie urbaine à Rio et que « son style de vie est intense, passionné et offre une diversité de rythmes et saveurs » (Rio 2016 Bid Committee, Vol.1, 2009, p.15). Chris Gaffney (2016) décrit cet usage d’images érotiquement chargées dans le marketing événementiel de Rio comme un exemple de geoporn (pornographie géographique), visant à susciter une réaction émotive à la fois intense et rapide. Il dénonce le regard masculiniste de ces représentations, qui suggèrent la possession et la domination, pour la façon dont elles masquent et dé-problématisent la violence, la perversion et l’exploitation qui sont inscrits dans le paysage urbain carioca.
11Ce processus de séduction dans la production de l’image urbaine se double d’un processus de camouflage et d’exclusion, qui vise à taire, masquer, nier ou ignorer des réalités urbaines jugées détrimentales à la réputation de la ville. Tout aspect du paysage susceptible de ternir l’image urbaine est ainsi gommé et réduit au silence, tant au sens propre que figuré. Dans ce qu’on pourrait appeler une forme d’«eugénisme visuel », tout ce qui n’est pas photogénique et pourrait suggérer pauvreté ou déclin sont effacés, tandis que les réalités jugées banales, ordinaires ou peu pittoresques sont reléguées à l’arrière-scène.
3. Trois dimensions dans la production de l’image de la ville
12L’image urbaine est un amalgame de trois composantes essentielles : l’image mentale, l’image matérielle et l’image sociale. Ces composantes s’inspirent de la distinction faite par Henri Lefebvre (1974) dans sa théorisation de la production sociale de l’espace urbain, entre l’espace conçu (la représentation de l’espace) et l’espace vécu (les espaces de représentation). L’espace conçu est une représentation théorique de la ville, telle qu'elle est imaginée par les dirigeants politiques et les urbanistes. L’espace vécu correspond à la ville physique, réelle, habitée au quotidien par divers groupes sociaux. En distinguant, au sein même de l’espace vécu, les dimensions sociale et matérielle, on arrive aux trois composantes de l’image urbaine : l’image mentale (imaginée ou conçue), l’image matérielle (construite ou concrète) et l’image sociale (vécue).
13L’image mentale de la ville correspond aux représentations idéalisées, promues par le biais de campagnes publicitaires et de marketing urbain. C’est la ville imaginaire que l’on retrouve sur papier glacé dans les magazines touristiques et sur les affiches des promoteurs immobiliers. L’image matérielle de la ville se développe à travers des interventions architecturales et paysagistes qui transforment le visage physique de la ville, dans sa matérialité, à l’échelle du paysage architectural, naturel et urbain. L’image sociale de la ville correspond quant à elle au paysage humain de la métropole, dans ses multiples expressions.
3.1. L’image mentale de la ville
14Le processus de construction de l’image mentale de la ville vise à façonner une représentation idéalisée du lieu et à projeter « l’idée » de la ville dans l’inconscient collectif, par le biais de procédés discursifs et de divers modes de représentation. On peut parler d’image publicitaire, promotionnelle ou médiatique de la ville. L’image mentale d’une ville est généralement le produit de spécialistes de la publicité, de la mise en marque et du marketing des territoires, soutenu par les gouvernements locaux, les offices du tourisme ou les groupes d’intérêt locaux. L’image ainsi conçue est ensuite diffusée par le biais de divers modes de communication de masse. Un des principaux instruments de la construction concertée d’une image mentale du lieu est la mise en marque d’une destination. Établir une marque distinctive de la ville et en faire un produit consommable avec son logo, son slogan et son aspect unifié nécessite un positionnement explicite, porté par un message cohérent qui guidera tous les efforts de marketing. Afin de dresser un portrait favorable et flatteur, le processus de mise en image de la ville repose généralement sur une simplification de la réalité urbaine et sur une interprétation consensuelle, facilement assimilable et fortement stéréotypée de l’identité locale.
15Les meilleures campagnes de marketing excellent à raconter de belles histoires ou à imposer des mythes porteurs. Malgré leur caractère fictif, ces représentations peuvent avoir une influence réelle sur l’identité locale, car les populations assimilent et intériorisent souvent cette vision qu’elles contribuent à reproduire. Par exemple, les images idéalisées de Rio de Janeiro qu’on retrouve dans la propagande olympique dépeignent une ville entièrement exempte de pauvreté, et réconfortent les élites locales dans leur désir d’éradiquer la favela, perçues comme une nuisance visuelle dans le paysage urbain. Ces images contribuent ainsi à légitimer la destruction de ces quartiers, où loge une grande partie de la population démunie, jusqu’à 25% des habitants de la ville.
16La propagande olympique ignore presque entièrement cette réalité urbaine de la ville de Rio de Janeiro. Sur les 174 images illustrant le dossier de candidature de la ville, une seule montre une favela, alors que ces quartiers sont omniprésents dans le paysage urbain. Sur plusieurs photos, la brume, le contre-jour et autres obstacles visuels font disparaître les favelas
Figure 2. Rio de Janeiro sans Favelas
Source : images tirées du 2ème volume, dossier de candidature Rio 2016
17La grande majorité des images du dossier de candidature olympique sont issues de la zone sud de Rio de Janeiro où réside l’élite carioca, alors qu’à peine deux événements olympiques y étaient prévus. En outre, le stade du Maracanã est toujours montré du même angle afin d’éviter la favela de Mangueira qui le surplombe (Broudehoux 2017).
Figure 3. Stade de Maracana
Source : images tirées du 2ème volume, dossier de candidature Rio 2016
18Ces représentations partielles et exclusives reflètent les désirs inavoués d’une élite locale nostalgique d’une époque où la hiérarchie sociale et le monopole du privilège n’étaient pas remis en cause. Un exemple frappant de congruence entre le discours visuel de la propagande olympique et celui des élites carioca se trouve dans une publicité du géant pétrolier Pétrobras parue en 2010, qui montre une vue de Rio de Janeiro à vol d’oiseau, où toutes les favelas ont été remplacées par une végétation luxuriante
Figure 4. Publicité de Pétrobas en 2010
https://comitepopulario.wordpress.com/2013/04/15/a-invisibilizacao-da-pobreza-e-dos-pobres-no-rio-olimpico/
19Par un processus d’effacement symbolique, la pauvreté, le sous-développement et l’insécurité ont été évacués de cette image. Ce type de représentation renforce et légitime les préjugés d’une élite qui rêve de reléguer les pauvres à la périphérie de la ville et peut ainsi avoir une incidence durable sur la justice socio-spatiale.
3.2. L’image matérielle de la ville
20Si la construction d’une image mentale de la ville visait à influencer les perceptions par le biais de stratégies publicitaires et la création d’une image de marque, la construction d’une image physique cherche quant à elle à améliorer le produit lui-même, c’est-à-dire la réalité urbaine, dans sa matérialité tridimensionnelle. Le paysage urbain, qu’il soit naturel ou artificiel, est ainsi soumis à un processus de transformation pour le rendre conforme à la vision imaginée par les promoteurs urbains et les autres spécialistes du marketing. L’architecture et le design urbain sont la matière première de ces programmes de construction d’images et leur principal moyen d’expression.
21L’image matérielle de la ville vise à embellir le paysage physique et l’environnement naturel et bâti de la ville, par la réalisation de grands projets urbains. Ces stratégies se concentrent sur les attraits physiques de la ville, qui sont rénovés, diversifiés, ou transformés afin d’exploiter leur pouvoir attractif. Les villes investissent dans la création de projets phares : institutions culturelles, équipements publics, infrastructures sportives ou commerciales. On a ainsi souvent recours à une architecture spectacle qui frappe l’imaginaire tant par ses prouesses techniques que par son innovation formelle, sa singularité esthétique et sa monumentalité.
22Généralement conçus par des designers de renom, ces édifices emblématiques sont instrumentalisés dans une stratégie marketing visant à créer une image de marque pour la ville. Le label de « bâtiment-icône » attaché à ces ouvrages confirme leur fonction d’image, tandis que leur architecture remarquable joue le rôle de logotype, largement exploité pour son pouvoir publicitaire. Gaffney (2016) parle de « bling-bling urbain » pour décrire ces structures coûteuses dont l’apparence ostentatoire glorifie le consumérisme et l’étalage de la richesse dans le seul but de stimuler l’accumulation de capital. Cette surenchère du spectacle a profondément transformé la production architecturale, générant des bâtiments bidimensionnels conçus pour leur effet photogénique plutôt que pour leur potentiel expérientiel.
23Les grands projets olympiques de Beijing, dont la facture saisissante a servi de puissant instrument de séduction lors des jeux de 2008, incarnent parfaitement cette architecture-spectacle. Par son monumentalisme, son aspect futuriste et sa haute technologie, cette architecture témoigne de l’audace, de la puissance et de la prospérité dont se réclamaient les leaders de la Chine nouvelle. Conçus par certains des architectes les plus renommés à l’échelle mondiale, ces bâtiments expriment un mélange de sophistication culturelle, de discernement, de détermination et de confiance en soi
Figure 5. Stade olympique de Beijing
Source : Anne-Marie Broudehoux, 2008
24Parallèlement à ces pratiques d’illusionnisme, la construction matérielle d'une image urbaine repose aussi sur l’exclusion des aspects moins « présentables » ou reluisant de la métropole, notamment la pauvreté urbaine, perçue comme la preuve honteuse d’une société dysfonctionnelle. Les villes-hôtes ont ainsi développé des moyens sophistiqués pour limiter ce qui est montré au monde, en cachant ce qu’elles jugent préjudiciable à leur image et en dissimulant ce qui serait susceptible de nuire à leur réputation. Les aspects du paysage urbain qui suggèrent la pauvreté, le sous-développement ou le déclin sont réprimés, afin d’éviter qu’ils ne ternissent l’image de la ville si chèrement construite.
25Ce processus de transformation matérielle du paysage urbain a recours à quatre grandes stratégies d’effacement de la pauvreté urbaine : l’évincement, avec la destruction des paysages de la pauvreté et l’expulsion de leur population; la dissimulation, avec l’utilisation d’écrans qui masquent ce qui ne peut être détruit ou déplacé; l’esthétisation, qui cherche à embellir la pauvreté et à la rendre visuellement acceptable; l’exclusion, à l’aide d’un système de filtration limitant l’accès des marginaux à certains espaces événementiels.
26La réponse la plus courante à la visibilité excessive d’une pauvreté urbaine embarrassante consiste à l’éliminer les taudis et autres espaces délabrés, par le recours à des expulsions forcées et à des déplacements de population en dehors des secteurs urbains visibles. Les méga-événements nécessitent la création de vastes périmètres de sécurité autour des sites événementiels afin de protéger les visiteurs d’une urbanité potentiellement dangereuse et visuellement offensante. La dislocation violente des communautés pauvres se justifie par une rhétorique associant le délabrement à la criminalité et visant à dissimuler les motifs économiques des expulsions. Les pauvres et leurs manifestations physiques sont perçus comme des obstacles à la valorisation immobilière et leur évincement comme une opportunité pour le capital de conquérir de nouveaux territoires. Plus de 1,5 million de personnes ont été déplacées à Beijing avant la tenue des Jeux olympiques de 2008, ce qui constitue un véritable record olympique (Broudehoux 2004).
Figure 6. Evincement lié aux Jeux olympiques dans le quartier de Quianmen à Beijing
Source : Anne-Marie Broudehoux, 2005
27À Rio de Janeiro, 70 000 personnes auraient été déplacées par les grands projets événementiels de 2014 et 2016 (Broudehoux 2017).
28Un second mode de d’invisibilisation de la pauvreté urbaine déployé en vue de la tenue de méga-événements sportifs consiste en des mécanismes de dissimulation, généralement avec l’érection des murs-écrans le long des routes reliant les sites événementiels au centre-ville et à l’aéroport. À Rio de Janeiro, en 2009, à peine quelques semaines après la sélection de la ville comme hôte des Jeux olympiques de 2016, de prétendues « barrières acoustiques » furent érigées le long de la route de l’aéroport afin de dissimuler la grande favela de Maré.
Figure 7. Paroi acoustique le long de la Favela de Maré
Source : Anne-Marie Broudehoux, 2014
29Toutefois, rares sont ceux qui crurent aux justifications de la mairie, voulant que ces écrans visent à protéger les résidents du bruit des voitures. Si l’usage du mur-écran demeure courant, il est fortement contesté en raison de sa forte charge idéologique et de ses connotations négatives liées aux notions de séparation, d’isolement et d'exclusion. C’est pourquoi à Rio de Janeiro, les filtres visuels prennent aujourd’hui la forme d’infrastructures (tour d’ascenseur public, station de téléphérique) érigées stratégiquement de façon à bloquer la vue des quartiers pauvres.
30Une troisième approche visant à minimiser la visibilité de la pauvreté associe plusieurs tactiques d’esthétisation et de camouflage urbain pour réduire les traces de déclin ambiant et limiter leur impact négatif, au moyen d’un discours visuel à la fois neutralisant et apaisant. Plutôt que de les cacher ou les détruire, on embellit les paysages de la pauvreté afin de les rendre visuellement acceptables. Cette esthétisation prend souvent la forme d’interventions paysagères près du point de contact avec les beaux quartiers ou de projets façadistes pour embellir la partie la plus visible d’un bidonville. Ce fut le cas à Rio de Janeiro avant la Coupe du monde et les Jeux olympiques, alors que de nombreux projets de colorisation des favelas ont anesthésié le pouvoir politique de ces communautés défavorisées.
Figure 8 : Esthétisation du projet Rua 4 dans la favela de Rocinha (gauche) et de la favela de Santa Marta (droite)
Source : Anne-Marie Broudehoux, 2011
31Une dernière stratégie pour dissimuler la présence des pauvres dans le paysage urbain consiste à concevoir les espaces publics et événementiels de manière à les rendre inhospitaliers pour les populations marginalisées. Garnier (2004) parle d’une « architecture préventive de la peur » pour décrire le réaménagement d’espaces publics qui éliminent les recoins, les zones d’ombre, les marges de recul et les écrans où les indigents pourraient trouver refuge. La reconfiguration festive des espaces urbains en sites ludiques et conviviaux pour des gens « comme il faut » facilite l’expulsion des pauvres de l’espace public et accélère la gentrification planifiée des quartiers centraux. Dans ce processus de substitution, les pauvres et les marginaux sont expulsés de secteurs urbains convoités ; ceux-ci sont réappropriés par une élite plus méritoire. Les sites événementiels sont également conçus pour exclure les indésirables, avec une architecture défensive évoquant une citadelle, avec ses douves, périmètres de sécurité, murs d’enceintes et percements limités, qui filtrent les accès et contrôlent les entrées
Figure 9. Aménagement de l’exclusion
A Rio de Janeiro, rendu de conception de la péninsule olympique à Barra da Tijuca (à gauche) et architecture défensive du parc olympique (à droite) en 2016
3.3. L’image sociale de la ville
32La dernière dimension de la construction de l’image évoquée dans cet article concerne la transformation de l’environnement humain de la ville, à travers le déploiement de vastes programmes d’ingénierie sociale et de campagnes civilisatrices visant à réformer le comportement des résidents locaux. Les méga-événements jouent un rôle majeur dans la gestion planifiée de l’activité humaine visant la régulation et la normalisation du comportement social.
33Beijing 2008 s’est rendue célèbre par ses multiples campagnes visant à améliorer le comportement de ses quinze millions d’habitants. Leur manière de parler, de s’habiller, de faire la queue, de célébrer la victoire fit l’objet d’importantes réformes. En mettant l’accent sur l’hygiène, la civilité, la moralité, l’éthique sportive et le respect de l'ordre public, les messages d'intérêt public diffusés dans la presse, à la télévision et sur des panneaux d'affichage à travers la ville incitaient les citoyens à utiliser correctement les toilettes publiques, à apprendre l'anglais, à sourire davantage et à garder sa chemise l’été. Si certains groupes sociaux représentent un public privilégié, érigés en modèles à émuler (tels les athlètes et autres héros), d’autres sont ciblés par les programmes publics de réforme sociale. La majorité des campagnes civilisatrices et programmes d’ingénierie sociale visaient les milliers de travailleurs migrants vivant illégalement à Beijing ; ils furent victimes d’importantes mesures répressives d’expulsion, de rapatriement et d’incarcération.
Figure 10. Travailleurs migrants de Beijing
Source : Anne-Marie Broudehoux, 2006
34Les initiatives d’embellissement social peuvent aussi adopter une approche punitive, qui recourt à des mesures juridiques afin de proscrire certains comportements. En associant le désordre et l’indiscipline à la criminalité et à la déchéance, ces mesures affichent une intolérance généralisée à l’égard de toutes forme de désordre associé à la pauvreté et à l’informalité. Elles cherchent à imposer un nouveau paysage disciplinaire sur la ville par le biais de lois anti-mendicité et de mesures répressives de contrôle social et bannissent des pratiques dont plusieurs citadins dépendent pour leur survie. Ces politiques publiques visent des catégories spécifiques de gens, identifiés comme vecteurs de désordre : les sans-abris, les prostituées, les enfants des rues, les mendiants, les toxicomanes et certaines catégories de jeunes. Quelques semaines après que sa ville eut été choisie pour accueillir les Jeux olympiques, en 2009, le maire de Rio de Janeiro mit ainsi en œuvre son programme de « Choc de l’ordre » qui luttait contre le désordre urbain et la petite criminalité. De nombreux vendeurs à la sauvette et travailleurs de l’économie informelle, qui dépendent de ces activités pour leur survie, furent la cible de rafles policières. Plusieurs organismes de défense des droits de la personne ont dénoncé ce programme favorisant l’exclusion sociale et la criminalisation de la pauvreté.
Figure 11. Caricature du maire de Rio Eduardo Paes
Traduction : le choc de l’ordre, c’est ça qu’il nous faut.
Source : le caricaturiste Latuff en 2012.
35Ces mesures répressives sont généralement justifiées par une rhétorique de la peur et de la menace. L’image méga-événementielle dépend aujourd’hui largement du spectacle de l’ordre public et de la sécurité. La présence de l’État est ainsi rendue ostentatoire dans le paysage urbain, avec la prolifération des patrouilles de police et la multiplication des messages d’intérêt public. Cette visibilité exceptionnelle de la loi et de l’ordre contribue à normaliser des mesures de sécurité intrusives et discriminatoires, tout en rendant acceptable la criminalisation de comportements jugés indésirables. Ces actions découlent souvent d’un impératif de construction d’image plutôt que d’une menace réelle à la sécurité. La sécurité est donc un mot codé pour justifier les initiatives d'embellissement social, instrumentalisées afin de légitimer l’imposition d’un ordre public strict et le ciblage d’activités illicites.
Conclusion
36Ce travail sur les stratégies de construction d’images suggère que de telles initiatives ne sont ni inoffensives, superficielles ou anodines, mais qu’elles peuvent avoir des implications sociales bien réelles et profondes. En altérant la façon dont la ville est conçue, vécue et perçue, ces pratiques favorisent non seulement la réorganisation socio-spatiale de l’espace urbain et altèrent le paysage urbain dans sa matérialité même, mais elles redéfinissent également les conditions d’appartenance à la société et permettent de catégoriser certains membres de la population comme structurellement superflus et indignes de disposer de droits égaux.
37Loin d’être politiquement neutres, les pratiques de construction d’images urbaines sont des instruments essentiels à l’exercice et à la consolidation du pouvoir. La transformation socio-esthétique de la ville en un paysage consensuel, hostile au conflit et à la différence favorise la dépolitisation du paysage urbain, réduit à un simple objet de consommation et de spéculation. Ces pratiques permettent aux coalitions dirigeantes d’imposer à la société une vision particulière du monde, façonnée par les intérêts des élites économiques, des acteurs politiques locaux et d’autres parties prenantes. En contribuant à la cristallisation d’une représentation partielle, exclusive et réductrice de la ville, où l’informalité, la pauvreté, et la marginalité n’ont pas de place légitime, ces pratiques renforcent les disparités et perpétuent les schémas de stratification, menaçant ainsi la justice sociale.
38Bien qu’ils n’en soient pas toujours les initiateurs de ces pratiques discriminatives de construction d’image, il est clair que les méga-événement exacerbent, justifient et légitime l’exclusion de populations marginales dans l’espace urbain. Ils laissent ainsi comme héritage durable, un accroissement marqué de la ségrégation socio-spatiale et l’implantation de politiques urbaines discriminatoires.
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1 Le terme “potemkinisme” réfère à la projection d’une vision falsifiée de la réalité. Le concept remonte à la Russie tsariste alors que le Prince Grigori Potemkin fait ériger des villages fictifs à l’aide de décors de théâtre dans le paysage de Crimée afin de convaincre la Grande Catherine de la réussite de ses efforts de colonisation. La révolution bolchévique affinera plus tard ces pratiques de manipulation des apparences afin de convaincre le monde du succès du nouveau régime (Fitzpatrick, 1999).
Anne-Marie Broudehoux, « Les méga-événements et la construction de l’image urbaine : de Beijing à Rio de Janeiro » dans © Revue Marketing Territorial, 4 / hiver 2020
Le numéro 4 de RMT repose sur des travaux académiques présentés lors des deux premiers colloques (juin 2018 et juin 2019) de l'ORME - Observatoire de Recherche sur les Mega-Events -, créé au sein de l'UPEM en vue du déroulement des Jeux Olympiques d'Eté à Paris en 2024.
Les universitaires Charles-Edouard Houllier-Guibert, directeur de cette revue, et Marie Delaplace, membre du comité de pilotage de l'ORME, ont coordonné ce numéro ainsi que des sessions lors de chacun des colloques, dont la session "Quel héritage en termes d’image pour les villes hôtes ou candidates des olympiades ?" spécialement proposée pour ce numéro thématique.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=452.
Quelques mots à propos de : Anne-Marie Broudehoux
Professeure à l’École de design de l’université du Québec à Montréal depuis 2002, Anne-Marie Broudehoux obtient un doctorat en architecture de l’université de Californie à Berkeley en 2002, une maîtrise en architecture de l’université McGill en 1994 et un baccalauréat en architecture de l’université Laval en 1991. Sa vision du design de l’environnement est sociale, interdisciplinaire et internationale. Sa pratique de l’enseignement du design de l’environnement s’inspire donc de théories issues de l’anthropologie, de la géographie humaine et de la sociologie urbaine.