Sommaire
11 / été et automne 2023
Les enjeux du label Capitale Européenne de la Culture pour le développement territorial
- Editorial
- Charles-Edouard Houllier-Guibert, Fabienne Leloup et Laurence Moyart Les CEC deviennent un champ d’étude au fil des années
- Articles
- Marina Rotolo Villes moyennes et labellisation CEC. Quels effets ?
- Corina Turșie Capital social et réseaux organisationnels dans le cadre de Timișoara, Capitale européenne de la Culture 2023
- Pauline Bosredon et Thomas Perrin Les maisons Folie d’hier à aujourd’hui, instruments d’une transformation urbaine multiscalaire
- Cristina Algarra Périmètre et mise en récit des candidatures françaises au label Capitale européenne de la culture
- Mathilde Vignau Les effets du titre Capitale Européenne de la Culture sur l’aménagement urbain local, 10 ans plus tard
- Maria Elena Buslacchi Toute ville Capitale. L’essaimage des Capitales européennes de la culture
- Synthèses
- Patrizia Laudati Compte-rendu d’ouvrage. Capitales Européennes de la Culture en Méditerranée : voyage dans les villes de l’entre-deux. Une perspective anthropologique sur les transformations urbaines depuis Gênes et Marseille
Maria Elena Buslacchi – 2020 – 191 pages - Anne-Marie Autissier Un nouveau cap pour les Capitales européennes de la culture ?
- Boris Grésillon La dissolution du 31 décembre 2013 : de la capitale de la culture à la capitale de la cloture
Signal, signalétique et signature dans la communication des CEC
Gaëlle Crenn
1Dans un article du Monde, Laurent Carpentier se demande si les Capitales Européennes de la Culture (CEC) ne connaissent pas une certaine désaffection, le concept étant devenu, au bout de 40 ans, « routinier » (Carpentier, 2022). Il note que la ville de Nantes ne souhaite pas concourir pour le label 2028, afin de « garder son identité » (dixit le directeur artistique Jean Blaise), comme si le label en privait les villes élues (ibid.). Ces interrogations nous ramènent aux enjeux complexes que portent le label CEC, notamment la double articulation nécessaire entre d’une part la recherche des publics (locaux et internationaux) et d’autre part l’expression de l’identité culturelle de la ville, c’est-à-dire sa singularité mais aussi son appartenance à l’Europe (Crenn, 2015). La soumission d’une candidature au titre de capitale européenne de la culture représente à bien des égards, la recherche de la quadrature du cercle. En effet, chaque ville doit réussir à s’adresser à un public local d’habitants qu’elle implique, mais également à un public plus lointain et touristique, qu’elle attire et qui fait rayonner l’événement (Crenn et Bando, 2012 ; Boland et al., 2016). En outre, la recherche de singularité et de distinction conduit à une ressemblance accrue des capitales entre elles, qui, répliquant les mêmes recettes, « sont condamnées à se ressembler de plus en plus, paradoxe de leur recherche d’originalité » (Le Bart, 2014 : 77). La programmation est de plus en plus calibrée par les conseils aux candidates offerts par le label, par les recueils de bonnes pratiques, issus des évaluations ex post (Palmer, 2004), par l’intense réseau d’échange entre candidates (les Rencontres des CEC ou au sein de l’Institut des capitales culturelles) (Belchem et Biggs, 2011), par la pratique intensive des visites et du recours aux mêmes professionnels de l’ingénierie culturelle1. Ces échanges d’information et les prescriptions du label en viennent à constituer autant de passages obligés concernant les déclinaisons thématiques, les types de programmation (genre de programmes, organisation des rubriques) ou encore les délimitations des territoires et de leurs échelles (Garcia et Cox, 2013 ; Autissier, 2018).
2Comme la programmation, la communication des CEC obéit à un cahier des charges, est régie par des bonnes pratiques et des prescriptions qui l’encadrent et l’orientent de plus en plus étroitement, au point que l’on peut se demander si le label devient une forme culturelle qui impose à chaque territoire une communication conventionnelle et dissout son identité propre sous le déploiement de formes de communication uniformes dans une programmation standardisée. C’est cette question que nous désirons explorer à travers des observations sur les enjeux de la communication de plusieurs CEC : « Luxembourg et Grande Région 2007 », « Rhur 2010 » et « Marseille-Provence 2013 ». Nous nous intéressons donc aux enjeux, aux formes et aux limites de leur communication, à la lumière de nos observations sur ces événements, qui ont montré que les dispositifs déployés par les CEC pouvaient remplir principalement trois fonctions que nous nommons « signal », « signalétique » et « signature »2.
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La fonction « signal » répond à la nécessité de rendre visible l’événement à ses publics, et d’imprimer durablement des marqueurs de l’événement sur les territoires concernés.
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La fonction « signalétique » vise à permettre aux publics de s’orienter conceptuellement dans une offre programmatique souvent pléthorique et dont les thématiques peuvent être difficile à déchiffrer dans le cadre d’événements uniques qui n’offrent aucun repère préalable.
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La fonction « signature » concerne la manière dont est rendue sensible chez les publics une silhouette du territoire, esquissée par quelques traits marquants, « signifiants identitaires » (Rinaudo, 2005 : 55) qui le rendent unique. Cette « signature » accentue le sentiment d’appartenance, participant à la construction communicationnelle d’une « image identifiante » du territoire :
« Les images identifiantes sont aujourd’hui l’équivalent des images édifiantes d’hier. Il ne s’agit plus d’édifier des individus, de les instruire, de les construire, pour les identifier progressivement à l’idéal chrétien et moral partagé, mais d’identifier des collectivités, de les enraciner dans l’histoire, de conforter et d’assoir leur image, de la mythifier pour que les individus à leur tour puissent d’y identifier » (Augé, 1994 : 107).
3À titre d’exemple, pour les JOP 2024 à Paris, des anneaux olympiques et des bannières sont déployés devant l’hôtel de ville de Paris (signal), des panneaux routiers spécialement créés orientent vers les sites olympiques (signalétique), et divers supports de communication sont illustrés des symboles architecturaux de la capitale (tour Eiffel et cathédrale Notre Dame notamment) (signature). La suite de ce texte présente ces fonctions remplies parfois de manière incomplète, puis nous explorons les tensions qui traversent leur mise en œuvre dans ces manifestations complexes que sont les CEC.
1. La fonction signal : entre visibilité et lisibilité
4L’une des premières fonctions de la communication des grands événements est de les signaler à leurs publics potentiels, en déployant sur le territoire des signes et des symboles à la hauteur de l’événement. Pour attirer l’attention, ces dispositifs mobilisent deux stratégies : le gigantisme (installer des supports de communication en deux ou trois dimensions de très grande taille dans des lieux de passage) et le nappage (habiller jusqu’à saturation l’espace et les infrastructures urbaines de supports aux couleurs de l’événement). Les infrastructures de transport, portes d’entrée sur le territoire, sont ainsi particulièrement soignées. Le logo d’Istanbul CEC 2010 était présent dans les couloirs de l’aéroport sur d’immenses bannières dès 2008 ; pour Vilnius CEC 2009, les sculptures-totems du symbole de la Capitale étaient visibles depuis le ciel même.
Figure 1. La fonction de signal : entre visibilité et lisibilité
Les enseignes, avec logo, couleurs et slogans des CEC ont été présentes à la gare Saint Charles et d’Aix-en Provence et à la gare de Luxembourg, où un pavillon, rhabillé à la couleur bleu cyan de l’événement, accueillait une boutique de produits dérivés.
5Des totems, des mobiliers urbains, de grandes affiches sur façades, des rangées de kakémonos, des séries de bannières se superposent ainsi aux signalétiques et aux enseignes urbaines, au point d’envahir l’espace… du moins dans les espaces les plus centraux. L’omniprésence des supports, inévitables et incontournables, contraste en effet avec les zones plus périphériques, où ces signaux peuvent se faire beaucoup plus discrets, d’autant plus lorsque ces capitales s’étendent sur des territoires transfrontalier ou régional. Dans le cas de « Luxembourg et Grande Région 2007 » le contraste est ainsi frappant entre l’expérience des Luxembourgeois, qui, comme l’exprime l’un d’entre eux « frôlent l’overdose de bleu »3, et ceux des Vosges qui, dans leur majorité, ne sont pas au courant de l’existence de l’année culturelle, ne reconnaissent pas le logo et n’identifient pas la programmation événementielle (Crenn et Bando, 2010).
Figure 2. La mise en visibilité du label CEC pendant l’événement
6Ces déséquilibres se retrouvent en miroir dans l’élaboration des supports de programmation (papiers et numériques). Pour Luxembourg et pour Marseille, on observe que la programmation dans son ensemble est si riche que ce sont finalement les dossiers de presse qui constituent le ou les volumes servant de programme général, induisant ainsi une confusion entre la communication à destination des médias et la médiation à destination des publics. En outre, ces dossiers, produits initialement pour la presse et donc en nombre restreint, se révèlent au final disponibles en nombre insuffisant pour les publics, tandis qu’une multitude de supports (segmentés par période, par type de publics, par discipline artistique…) forment à l’inverse une masse que les publics peuvent trouver rebutante : pour les visiteurs de « Luxembourg 2007 », la multiplication des supports a produit un effet de surabondance et en conséquence un brouillage (Crenn et Bando, 2006) qui les a empêché de véritablement pénétrer à l’intérieur de la programmation pour parvenir à faire des choix.
7Face à cette répartition déséquilibrée des signaux d’annonce et de présence de la manifestation, certains acteurs tentent alors de suppléer aux manques, en s’appropriant dans le même mouvement l’événement par leur propre communication et en s’intégrant ainsi au label de manière opportune :
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en renforçant à leurs frais la communication périphérique insuffisante. C’est le cas de la Völklinger Hütte à Sarrebuck, qui rachète (à 500 euros pièce) des cerfs bleus en acier, pour les installer sur son site de patrimoine industriel et réaffirmer sa participation à l’événement.
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en faisant preuve de créativité, comme au Muséum Aquarium de Nancy, où les équipes customisent la communication officielle et bricolent un nouvel emblème, en entourant de bandelettes bleu un spécimen de cervidé de ses collections.
Figure 3. Représentations officielles et officieuses du Cerf bleu
8La façon dont l’événement fait signal et se signale, impliquant des aspects quantitatifs (dosage de la répartition sur le territoire) et qualitatifs (perception et appropriation par les publics) reste un enjeu délicat dans la communication des CEC, du fait d’une tension entre visibilité et lisibilité. Surabondant, trop massif, le signal peut s’avérer écœurant ou décourageant. Obsédant, il peut devenir invasif et oppressant, à l’image d’une des campagnes d’affichage de Luxembourg CEC 2007. Sur les affiches, figuraient des personnes à têtes de cerf. Selon plusieurs responsables rencontrés la campagne a été particulièrement mal reçue par les populations, qui y percevait une déshumanisation4. À cet égard, la stratégie d’« Esch 2022 », en privilégiant le format numérique et une présence moindre dans le territoire, introduit peut-être une inflexion vers des formes de signaux plus discrets, tout en s’adaptant à des budgets moins généreux.
Figure 4. La communication modernisée de CEC 2022 au Luxembourg
2. La fonction signalétique : l’orientation conceptuelle et ses formes
9Une deuxième fonction que l’on peut attribuer à la communication des CEC est celle spécifique de signalétique « conceptuelle » (Jacobi et Leroy, 2013). Si la signalétique est composée de systèmes scripto-visuels permettant l’orientation, la signalétique conceptuelle désigne les dispositifs qui permettent de découvrir les options, l’ensemble des choix proposés, afin de donner envie et de préparer une sélection personnelle : elle permet d’appréhender l’étendue de l’offre, pour s’y repérer et s’y orienter intellectuellement puis spatialement. L’enjeu à cet égard est de rendre perceptible aux publics l’abondance et l’excellence de la programmation, afin d’attiser leur curiosité, et tout au cours d’un événement long, de la ranimer périodiquement. Cette fonction est principalement prise en charge durant Marseille-Provence CEC 2013 par le Pavillon M, structure semi-éphémère modulable installée au cœur de l’espace urbain.
Figure 5. Le Pavillon M de Marseille
Implanté à proximité de l’Hôtel de ville et la Maison diamantée (maison ancienne où sont installés les bureaux de la Mission MP2013), le Pavillon M est situé dans les marches qui descendent vers le Vieux port et croise la ligne allant du nouvel hôtel Mercure à Notre Dame : il constitue le point focal de la centralité urbaine.
10Le principe du pavillon-portail se retrouve dans plusieurs CEC et plus généralement dans les grands événements. Par exemple lors de Essen-Ruhr CEC 2010, un pavillon d’information d’allure moderne est implanté à proximité du Centre culturel « U » de Dortmund, récent lieu culturel emblématique de la ville. Sur deux étages, le Pavillon M propose plusieurs espaces qui en font un portail d’entrée dans l’événement.
Figure 6. L’intérieur des pavillons pendant l’année CEC
A Marseille, des plaques de métal formant un faux plafond portent les noms des institutions culturelles de différents genres (Musées, Beaux-Arts, Musées d’histoire), rappelant la généreuse diversité des institutions culturelles ici convoquées, et servant le propos du cadavre exquis. C’est en effet ici le principe d’appariement d’éléments hétérogènes, par exemple la juxtaposition d’escarpins à talons en girafe d’Ines de la Fressange (Musée des arts décoratifs, de la faïence et de la mode) et d’une main de momie (Musée d’archéologie méditerranéenne), qui est censé produire un effet insolite et poétique. Enfin, dans la dernière petite salle, est projeté sur trois parois un film immersif sur la restauration, mettant en avant l’expertise des conservateurs, des restaurateurs et des curateurs qui gèrent les collections.
11En bois et pierre claire, le Pavillon M, dont les colonnes extérieures sont décorées de bustes, est lui-même repérable depuis le Vieux port par les présences de Grands M d’acier posés sur les quais. Les visiteurs y découvrent un ensemble de services, répartis dans plusieurs espaces : une boutique de produits dérivés et une billetterie, des stands d’information, un studio TV et une salle de diffusion audiovisuelle des spectacles de l’année culturelle (la Culture box). Le lieu est modulable pour accueillir des petites conférences ou pour présenter des spectacles. Un kiosque numérique détaille la programmation des autres villes de Provence. Les visiteurs découvrent ensuite dans un couloir, introduit par des rideaux de perles et des panneaux orientalisant, une succession de stations évoquant les « 7 merveilles de Marseille », avant d’accéder à l’étage inférieur où se tiennent des expositions temporaires participatives consacrées aux « talents de Marseille » ainsi que le « musée » du Pavillon M. Indiqué par une flèche de néon, entourée de caisses d’emballages signalant la présence d’œuvres déballées in situ et d’esthétique low tech et éphémère, ce pavillon se compose de trois principaux espaces. Tout d’abord, on y trouve une petite salle exposant, tels des œuvres encadrées, les affiches des expositions temporaires de l’année ; cette scénographie sert un but signalétique : elle complète la borne multimédia, à l’entrée du musée en permettant d’explorer l’agenda des expositions de l’année culturelle. Ensuite, est présentée une exposition composée d’œuvres issues des différents musées de la ville, intitulée « Trésors exquis ». Un panneau souligne ce désir des concepteurs d’expliquer leur démarche curatoriale dans ce lieu hybride :
« Cette exposition est conçue sous la forme d’un cadavre exquis surréaliste, dont le principe a été adapté avec des œuvres originales issues des collections des Musées de Marseille. Proposition organisée dans le cadre de l’exposition MATTA du surréalisme à l’histoire (Musée Cantini) ».
12Le Pavillon M offre ainsi un lieu de présentation commune et de mise en valeur de l’ensemble des institutions muséales de la ville. On peut cependant s’interroger sur le rôle que remplit ce pot-pourri des expositions. N’y a-t-il pas un risque que cette présentation fasse plutôt obstacle au projet d’orienter les visiteurs vers les musées, et se substitue à la visite ? Les visiteurs ne pourraient-ils pas être tentés de se contenter de ce tour express des musées, plutôt que de choisir où se rendre ? Le choix d’exposer les affiches des expositions passées comme des œuvres en elles-mêmes accentue cette confusion entre présentation de la programmation (en vue de l’exploration et de l’orientation) et promotion de l’événement (par l’affichage cumulatif des expositions ayant eu lieu). Le recours au thème d’une exposition en cours (le surréalisme) pour concevoir l’exposition « Trésors exquis » aboutit à une présentation dont les choix scénographiques frisent le kitsch et dont on peine à comprendre en quoi elle aide véritablement les visiteurs à guider leur choix d’accès à la culture. De ce fait, le Pavillon M apparaît plutôt comme un lieu d’absorption, de digestion de la programmation, un lieu dont l’accessibilité et le format des activités (courts extraits de spectacles, diffusion des comptes-rendus, succédané d’expositions) favoriserait peut-être plutôt l’expérience de vivre, en un bref moment, un concentré de l’année culturelle, expérience qui pourrait bien, en fin de compte, se substituer à la fréquentation des établissements eux-mêmes.
13Se voulant la chambre d’écho de la programmation, le pavillon-portail est peut-être, paradoxalement, un lieu qui l’étouffe. Alors que se déploient déjà sur la Canebière, un espace présentant amplement et de façon actualisée la programmation de la CEC, largement relayée dans l’office de tourisme municipal voisin, refait à neuf pour l’occasion, on peut se demander quelle est l’opportunité de déployer un tel dispositif, dans lequel la communication (visant à attester l’abondance) l’emporte sur l’information et l’orientation des publics, voire remplace l’expérience culturelle par celle d’un substitut communicationnel.
3. La fonction signature : souligner ou banaliser la singularité ?
14Le dernier espace à l’étage inférieur du Pavillon M est dédié à l’histoire de la ville. Une frise chronologique interactive fait défiler l’évolution de la ville depuis l’antiquité. À heure fixe, est présenté le spectacle multimédia « Symphonie pour une métamorphose » qui prend la troisième fonction de « signature ». Le label CEC vise en effet prioritairement à affirmer la singularité de l’identité culturelle de la ville élue. La communication consacre une partie de ses efforts à rendre perceptible les traits caractéristiques de cette identité, à mettre en relief les personnes, les bâtiments, les paysages, les traditions… qui la rendent unique, lui donnent sa signature. C’est en combinant icônes repérables et traits distinctifs que s’élaborent ces signatures urbaines, qui rendent les métropoles touristiques reconnaissables en un clin d’œil. Ces signatures se construisent par l’intégration d’« emblèmes territoriaux », tels que théorisés par Michel Lussault : « fractions d’un espace, en général un lieu ou un monument qui, par métonymie, représente et même signifie cet espace et les valeurs qui lui sont attribuées » (Lussault, 2003 : 305, cité in Houllier-Guibert, 2018).
15Le spectacle multimédia est un film sans parole qui fait défiler, au son d’une musique symphonique, « 9 minutes de projection sur un tryptique de 120 m2 ». Installé dans un confortable fauteuil, le spectateur est immergé dans un récit déployant de multiples repères géographiques (chantiers des équipements crées pour 2013 ; transformations urbaines ; paysages naturels et urbain survolés en vue aériennes) et indices culturels (extraits de foules au stade de l’OM, activité industrielle et portuaire, sociabilité multiculturelle…). On peut qualifier ce film de panoramique : comme un panorama peint (Comment, 1993) ou un belvédère touristique, il offre, par ses nombreuses vues aériennes, un point de vue élevé pour saisir l’ensemble du territoire, et aider ainsi à lui donner sens ; il rassemble par ailleurs différentes manifestations sociales marquantes pour donner de la ville une vision culturelle synthétique. Les valeurs qui traversent ce voyage immobile à travers et au-dessus de la ville sont celles de modernité (par les nombreux chantiers), d’aménité (par l’aménagement des espaces), de communauté et de proximité (par les manifestations collectives ou les scènes de foules qui y sont montrées). Ces valeurs sont reliées les unes aux autres par l’image d’un ruban qui court sur l’écran au rythme de la musique, pour former, dans les dernières images, la skyline de la ville : comme une écriture manuscrite, il trace le profil de la cité, sa signature5. Mais cette image est-elle distinctive ? L’ensemble donne au contraire l’impression d’une ville générique, réduite à des symboles interchangeables illustrant une certaine ville idéale stéréotypée, propre, voire hygiénique, à la communication fluide, transparente.
16Les conditions de visionnage et son contenu rappellent celles du spectacle immersif offert au Portail d’information d’Essen Ruhr CEC 2010, situé dans les hauteurs du Musée de la Ruhr à Essen. Dans un siège pivotant, une projection immersive sur quatre murs déroule, avec un même nappage musical et le recours similaire à de nombreuses vues aériennes et panoramiques, les images d’une épopée du territoire : ses activités industrielles et ses chantiers de la reconversion post-industrielle, ses atouts naturels régénérateurs (images de forêts), ses scènes de communion populaire (autour du football), toutes ces images étant reliées et soulignées par un ruban (orange, cette fois-ci, comme un trait d’acier en fusion).
17Ainsi, plutôt que d’originalité, c’est de banalisation que sont porteurs ces films qui offrent des visions aseptisées, effaçant (plutôt que valorisant) les cultures populaires. En donnant la part belle aux institutions culturelles de la ville, le film de Marseille occulte le caractère sauvage, rebelle, de la créativité culturelle populaire propre à la cité, qui s’exprime aussi hors les murs. Il légitime à l’inverse l’idée d’une prise en charge normalisée de la culture, assurée par les seules institutions culturelles existantes, labellisées, à l’exclusion de dispositifs plus informels et autonomes.
4. Une contre-communication ensauvagée
18Dans la mise en œuvre de leur communication, les CEC courraient ainsi des risques à différents niveaux. Concernant la fonction « signal », elles affronteraient un double risque de sous et de sur-exploitation des signaux visuels. Concernant la « signalétique », elles risqueraient de voir l’expérience culturelle absorbée par sa communication même. Concernant la fonction « signature », elles affronteraient le risque de banaliser, d’aseptiser et de normaliser l’image de la ville, d’en effacer les traits saillants, arasant par-là les « signifiants identitaires » (Rinaudo, 2005) qui permettent précisément de la distinguer.
19Mais ce serait sans compter avec la présence d’autres productions communicationnelles, sauvages, indociles, qui, dans les espaces d’expression plus ou moins autorisés et légaux, contestent les représentations de la communication officielle, et portent haut d’autres valeurs de la culture. Il est délicat de quantifier le poids de ces expressions qui parsèment la ville, de cette contre-communication culturelle qui est aussi une communication contre-culturelle. En effet, en empruntant aux registres contestataires, en se déployant dans les espaces publics, cette communication pointe avec justesse les enjeux centraux des CEC, en révèle les contradictions et appelle à en réinventer les valeurs. Ces formes de communication s’expriment principalement dans l’espace public, qu’elles infiltrent sous des formes légères et éphémères (autocollants, collages), avec plus ou moins de discrétion. Elles empruntent les registres de l’humour mais aussi de l’obscénité pour contester et retourner les valeurs de la communication officielle. Elles usent des tactiques propres à la culture populaire (de Certeau, 1999) : références obliques, détournement, parodies, caricatures, qui ridiculisent les opérations de prise en charge labellisée de la culture, leurs excès et leurs travers. C’est avec pertinence et créativité, que ces voix non autorisées, souvent anonymes, pointent les trois principaux enjeux des CEC : les principes des politiques culturelles, leurs objectifs, et leur degré d’authenticité.
20En premier lieu, un ensemble de messages critique les principes régissant la politique publique de la culture. Ils dénoncent le recours aux formes culturelles événementielles labellisées qui limitent l’autonomie de la création artistique en orientant la programmation vers des thèmes prédéfinis (Vanneste, 2017). S’ils veulent accéder à des financements, les artistes sont contraints de s’enrégimenter sous la bannière des programmes labellisés, ce qui est perçu comme une forme de soumission contraire au libre exercice de la créativité artistique. Tout en abaissant les exigences artistiques, les événements contribuent à la désautonomisation du champ de la culture (Dubois et al., 2012). Dans l’ensemble, l’année culturelle est donnée à voir comme un échec plutôt qu’une opportunité, comme dans ce collage d’un bandit-manchot où les symboles repris de l’identité visuelle de la CEC (une succession de carrés, ronds et triangles colorés) s’alignent pour former le résultat « loose » (échec).
Figure 7. Les expressions artistiques dans Marseille pendant l'année 2013
21En critiquant le poids des objectifs extrinsèques d’image et d’attractivité des territoires par rapport aux objectifs intrinsèques de démocratisation et de création culturelle, ces communications indociles révèlent, par des formulations inventives et frappantes, qui cherchent parfois à choquer en se basant même sur le registre de l’obscénité, ce qui demeure dissimulé sous certains oripeaux d’une culture présentée comme désintéressée : le fait que les enjeux économiques restent prégnants, si ce n’est dominants, dans ces opérations.
Figure 8. Les détournements du Cerf bleu pendant la CEC 2007 à Luxembourg
Les reprises et graffitis sont parfois apposés sur les supports officiels, les recouvrant ou en changeant la signification. Sur un panneau, l’expression « À Marseille, la culture a trouvé sa capitale » est reprise au feutre pour donner « la culture a trouvé son capital ».
Figure 9. Expressions diverses à Marseille pendant l’année CEC
22Enfin, par des productions audiovisuelles, des artistes s’opposent à une « barcelonisation » culturelle de Marseille, qui risquerait de ruiner son authenticité culturelle (Lähdesmäki, 2012 ; Fitiar et al., 2013). Contre le ripolinage de la culture labellisée, c’est à une rupture qu’appelle dans son titre « Capitale de la rupture » la jeune rappeuse Keny Arkana, afin que survive l’authentique culture métissée de la « cité de Phocée » :
« Trop peu sont opposés aux côlons de la belle cité de Phocée - Tous leurs plans ne sont qu'à l’opposé - De la tradition, de l’esprit, d'la ville millénaire qui a toujours rassemblé les communautés - Terre d’accueil ouvert à l'autre, rebelle aux rois - Terre d’asile des apôtres commence à la porte de l’Orient » (Arkana, 2013).
23Quant au réalisateur Nicolas Bourlaud, il prophétise dans son film « La fête est finie » sous l’égide de l’Enéïde, les mutations spectaculaires de la ville entraînées par l’année culturelle, au détriment de la créativité culturelle, et au prix de l’exclusion des classes populaires :
« Nous installons en notre sainte citadelle ce monstre de malheur. À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l’avenir, elle que, par l’ordre d’un dieu, les Troyens n’ont jamais crue. Et nous, malheureux, qui vivions notre dernier jour dans la ville, nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête » (Virgile, Énéïde, Livre II).
24Partout en Europe, sous les assauts répétés des politiques d’aménagement, la ville se lisse, s’embourgeoise, s’uniformise. Cette transformation se fait au prix d’une exclusion des classes populaires, repoussées toujours plus loin des centres-villes. L’élection de Marseille comme CEC a permis une accélération spectaculaire de cette mutation. Là où brutalité et pelleteuses avaient pu cristalliser les résistances, les festivités, parées de l’aura inattaquable de la Culture, nous ont plongés dans un état de stupeur. Elles n’ont laissé d’autre choix que de participer ou de se taire. » (Burlaud, 2013, jaquette de présentation du film)
25Contre la destinée de Capitales « routinières » (Carpentier, 2022), « embourgeoisées et uniformisées » (Burlaud, 2013), ces communications indociles sont autant d’appels salutaires à la réinvention des CEC. Il serait certainement profitable de les écouter.
Arkana, K. (2012). « Capitale de la rupture », extrait de l'album "Tout tourne autour du soleil" ; Vidéo Clip « Marseille, capitale de la rupture », Because Music.
Augé, M. (1994). Pour une ethnographie des mondes contemporains. Paris : Aubier.
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Burlaud, N. (2013), « La fête est finie ».
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1 Ainsi Ulrich Fuchs, Directeur adjoint de Marseille-Provence 2013, a-t-il auparavant dirigé la programmation de « Linz 2009 » (entretien avec l’auteure, Marseille, 8 avril 2013).
2 Ces analyses sont issues d’un ensemble de recherches d’une part sur « Luxembourg et Grande Région 2007 », en collaboration avec Cécile Bando, dans le cadre du projet soutenu par la MSH Lorraine (« Luxembourg et Grande Région, capitale européenne de la culture 2007 : Production, mise en œuvre et réception d’une année culturelle transfrontalière ») et d’autre part sur « Marseille-Provence 2013 », avec des recherches personnelles menées dans le cadre d’un projet soutenu par l’IUT Nancy Charlemagne (« Communication culturelle et pratiques relationnelles dans les CEC : le cas de Marseille- Provence 2013 »).
3 Le logo de l’année culturelle est un cerf bleu cyan.
4 L’affiche pouvait également donner l’impression d’une communication qui devenait propagande, et remplissait les têtes de « 2007 ».
5 Ce panorama audiovisuel est doublé de la publication d’un ouvrage illustré intitulé Panorama de Marseille, qui publie en doubles pages des photographies du territoires (issues d’une commande à des photographes locaux), et dont la couverture est constituée de cartes postales détachables, en référence à sa vocation de diffusion touristique.
Gaëlle Crenn, « Signal, signalétique et signature dans la communication des CEC » dans © Revue Marketing Territorial, 11 / été et automne 2023
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/rmt/index.php?id=1003.
Quelques mots à propos de : Gaëlle Crenn
Maîtresse de conférences en Sciences de l'Information et de la Commnication, Gaelle Crenn est membre du Centre de Recherche sur les Médiations (CREM) à l’université de Lorraine. Directrice adjointe de la revue Culture & Musées, elle est membre du Collectif de lutte contre le Harcèlement à l’Université.