Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Introduction

Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin


Texte intégral

1[Note des éditeurs1]

2Le temps dans l’épopée semble aller de soi. L’épopée dit le passé, en le revendiquant, dans un récit qui, comme Ricœur l’a montré pour tout récit2, configure le temps en lui donnant un sens qui permet, dans le cas de l’épopée, célébration de soi et adhésion collective. Est-ce la raison pour laquelle peu de travaux généraux sur l’épopée se sont penchés sur la question de la temporalité3 ?

3Pourtant, tout devient complexe dès lors qu’on examine de plus près le temps épique, ce qui a été le cas lors du colloque dont le présent volume est issu4. Les scènes dans l’épopée se répètent ; par le jeu des prolepses et des analepses, le récit lui-même se répète ; les références temporelles sont imprégnées de symboles ; les anachronismes abondent ; le temps se suspend. Le temps, du moins tel qu’on l’entend dans la modernité occidentale, semble out of joint, « hors de ses gonds », comme le fait dire Shakespeare au jeune Hamlet qui vient d’apprendre de son fantôme de père le fratricide commis par son oncle. Mais est-ce à dire que le monde dans l’épopée est, à l’instar du royaume du Danemark, en pleine dislocation ? Si l’univers épique est souvent un univers de crise, la temporalité épique, elle, ne l’est sans doute pas : loin de manifester la crise, son ordre singulier viserait plutôt à la résorber, en mobilisant un passé mythifié afin de garantir la continuité du monde.

4Le récit, nous dit Ricœur, est une manière de répondre à l’aporie du temps en l’enfermant dans la narration. Mais le récit épique complexifie cette relation dans la mesure où il réintroduit la narration dans le temps, et cela à plusieurs niveaux. En tant que récit, l’épopée, comme le roman ou le récit historiographique, organise la structure temporelle où se déroulent les événements qu’elle raconte. Toutefois l’assertion de vérité sur laquelle elle s’ouvre fréquemment affirme un refus de la fiction qui la distingue du roman et une prétention à l’historicité par laquelle elle se donne pour une relation authentique d’événements passés. Son rapport au temps se situe donc dans la relation entre le moment de l’énonciation et les événements qui se sont effectivement déroulés dans un autrefois plus ou moins éloigné, mais pour lesquels elle revendique une authenticité, une crédibilité égales à celles de l’historiographie. Dès lors le temps de l’épopée n’est plus seulement celui que le récit met en ordre, mais aussi celui dans lequel se situent le narrateur et son public, un temps qui par conséquent inclut la narration autant qu’il s’y trouve lui-même enfermé.

5Reste que le passé épique, non moins « véridique » que celui de l’historiographie, l’est de façon fort différente. D’abord parce que, alors que le récit historique prétend à l’objectivité et s’intéresse en principe au passé indépendamment des enjeux du présent, qui sont aussi ceux du narrateur et du public auquel il le destine (sinon pour lui offrir des exemples à méditer à partir d’une connaissance tirée de tous les temps et de tous les lieux), celui de l’épopée est fondamentalement subjectif, pour ne pas dire partial. Le passé qu’il raconte est celui de la mémoire collective, idéalement partagée par le narrateur et son destinataire. Le souvenir du temps révolu y est nécessairement conçu comme source du temps présent, quitte à ce que le monde du passé y soit adapté afin de rendre compte de ce qu’il est devenu à l’époque où son évocation rassemble narrateur et public5. Il est d’autre part relaté sur un mode poétique (et d’autant plus qu’il est ordinairement chanté ou du moins proféré avec un accompagnement musical6), ce qui implique divers procédés visant à magnifier les exploits des héros, lesquels prennent par là une dimension physique, morale, symbolique telle qu’ils en échappent à l’humanité ordinaire. Les causes des actions, la durée des dialogues au plus fort de la bataille, les interventions même parfois du narrateur dans le déroulement des combats et les échanges entre passé et présent qui en résultent créent un univers temporel spécifique. L’hyperbole et le merveilleux, caractéristiques du genre, affectent la durée des vies et des actions, si bien que le temps lui-même où elles se situent peut s’amplifier au-delà de l’expérience commune : dans la Chanson de Roland, Charlemagne est âgé de plus de deux cents ans, et lorsqu’il poursuit les Sarrasins après la bataille de Roncevaux, il obtient de Dieu que le soleil interrompe sa course et que le jour s’allonge jusqu’à ce qu’il les ait tous exterminés. Si le temps de la narration se situe effectivement dans la continuation de celui des exploits épiques, c’est au prix de la rupture ontologique qui sépare le temps des héros de celui des humains ordinaires7. Par le discours épique se construit ainsi une temporalité particulière, un chronotope8 radicalement différent de celui du roman, qui vise à un minimum de réalisme, comme de celui de l’histoire, qui revendique une exactitude factuelle minutieuse. Refusant la fiction du premier, l’épopée se veut aussi véridique que la seconde, mais différemment, idéalement véridique en quelque sorte, parce qu’elle est consacrée aux moments fondateurs de la collectivité qui se la raconte. En ce sens l’épopée est parente du mythe. Comme lui, elle met en scène une temporalité sacrée9. Mais alors que le mythe raconte l’origine de la nature, des rapports entre l’homme, l’univers et la divinité, c’est à la culture, à la société organisée que s’intéresse le chant épique.

6Or cette dimension essentielle, qui concerne le discours épique en lui-même, implique un pacte spécifique d’audition ou de lecture qui n’est pas seulement de confiance, comme pour le récit historique, mais, au même titre que pour le mythe, d’adhésion10. Entendons-nous : le pacte dont il s’agit est lui-même un produit du texte, non un constat socio-historique ; la vérité revendiquée peut, comme pour les amours d’Énée et Didon dans l’Énéide, relever du symbole plus que d’une historicité incontestable, et il est vraisemblable que les contemporains d’Auguste et de ses successeurs y ajoutaient aussi peu foi qu’à l’accession des empereurs à la divinité après leur mort. La vérité du poème de Virgile ne tenait pas seulement à la reprise d’anciennes légendes d’origine (la fondation de Rome par des descendants des Troyens), mais à la mise en scène d’un passé légendaire rendant compte du temps présent (la mort de Didon préfigurant la conquête de l’Afrique du Nord et la destruction de Carthage par l’armée romaine) et dans une forme imitée d’Homère, donc dénotant une prétention à la vérité égale à celle de son modèle. C’est en cela aussi que l’épopée se distingue du roman, quand bien même celui-ci recourt aux instruments stylistiques comme au cadre historique de l’épopée. Il convient donc de distinguer du genre proprement dit de l’épopée le registre épique, qui peut se rencontrer aussi bien dans le roman historique que dans la fantasy11. En revanche, le renoncement à ce registre, que ce soit par l’excès (Le Roland furieux), ou par le burlesque (Le Virgile travesti)12, fait tout autant sortir du pacte d’adhésion.

7On le voit, la question poétique de la temporalité épique ressortit plus profondément à la fonction de l’épopée dans la culture qui la pratique, mais aussi à la notion même de temps, dont saint Augustin disait : « Qu’est-ce en effet que le temps ? Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » (Confessions, XI, 14, 17).

8Aussi a-t-on choisi d’organiser les contributions réunies ici en commençant par celles qui éclairent, dans diverses cultures, l’usage du passé dans la poétique et la pratique épiques, pour aborder ensuite le chronotope épique dans l’intelligibilité qu’il offre de la culture collective13, et par-delà, l’alternative qu’il oppose à la notion même de temps fondé sur la distinction d’un avant et d’un après.

Poétique de la pérennité : temps épique et anthropologie de la durée

9Pourquoi faut-il que l’épopée se fonde sur la prétention à dire le passé ? Par-delà le traitement de la crise mentionné plus haut, on peut penser qu’elle contribue à remplir une fonction anthropologique majeure dans de nombreuses sociétés, à savoir la continuité, et la promesse de continuité des choses, en dépit de l’évidente entropie de toute organisation. Comme l’a remarqué Jean-Pierre Martin, cité par Maïmouna Kane, l’épopée ne date pas14 (en inscrivant l’événement dans une chronologie dont l’énonciation épique marque le terme) ; elle mesure des durées, elle met en rapport. L’épopée, dans cette perspective, ne se comprend que rapportée à la culture du temps de laquelle elle est partie prenante (ce qui peut éclairer l’absence d’épopée dans certaines cultures, qui serait due autant, voire davantage qu’à l’absence d’une classe de guerriers et de bardes, comme cela est avancé parfois, à la conception même du temps qui y a cours). L’épopée est liée à une anthropologie de la durée sous le signe de la répétition, quand bien même celle-ci a pour fonction de masquer la transformation15.

10L’épopée est ainsi une vaste machine à répéter : répétition des actes construits en motifs, répétition de la diégèse par les analepses et prolepses (une épopée tardive telle Florence de Rome analysée par Emmanuelle Poulain-Gautret pouvant en venir à mettre elle-même en scène sa fabrication), fondant une poétique et un complexe jeu intertextuel (voir les articles de M. Kane, et Pascale Mougeolle). Mais aussi répétition de la récitation elle-même, dans l’oralité où l’énonciation s’inscrit dans un temps dont elle rappelle en même temps les scansions, comme le montrent Bochra Charnay pour l’épopée arabe hilalienne, Amadou Oury Diallo pour celles du Foûta-Djalon et Amadou Sow qui étudie, sur un ensemble d’épopées peules, l’intégration différentielle des éléments du présent selon le contexte d’énonciation, car la répétition est toujours en même temps variation, et l’épopée pour endiguer le temps se métamorphose dans le temps (en une dimension diachronique au demeurant peu abordée dans ce volume, sauf dans le cas de la matière cidienne à laquelle se consacre l’article de Patricia Rochwert-Zuili).

11C’est cette fonction anthropologique de l’épopée qui semble réactivée dans des écritures littéraires modernes où il s’agit de fixer le temps, avant la mort dans une époque troublée par la guerre (pour l’Arioste étudié par Manuel Esposito à la lumière de la critique italienne du xxe siècle), ou avant que le temps commue la victoire en défaite (dans les épopées d’actualité du xviiie siècle dont Dimitri Garncarzyk propose une poétique), et jusque dans les temporalités sérielles contemporaines qui se plaisent à se jouer de telles réassurances en faisant surgir ce temps d’après le temps dont nous ne voulons rien savoir (voir l’article d’Isabelle-Rachel Casta). C’est a contrario pour dire sans détour l’actualité dans son caractère inédit (et dégradé) que l’épopée se décompose dans le travestissement, dont les ressorts sont ici mis en lumière par Claudine Nédelec dans les productions du xviie siècle français.

Éthique du temps épique

12Le chronotope épique ne peut donc se distinguer de la conception que la communauté se donne de l’ordre du monde, et, partant, de son éthique. Ursula Baumgardt montre ainsi comment la conduite du récit épique doit être mise en rapport avec le refus de toute entrave pour l’homme libre chez les Peuls. Les contributions réunies multiplient les exemples, qu’il s’agisse de l’épopée africaine, indienne classique ou moderne, ou de l’épopée médiévale européenne : à chaque fois, l’élucidation du fonctionnement de la temporalité dans le texte renvoie en dernière analyse à la norme, éthique du guerrier dans l’épopée wolof (voir Abdoulaye Keïta), ou opaque dharma rappelé à la faveur de fausses pauses narratives dans l’épopée sanskrite du Mahâbhârata (voir Claudine Le Blanc).

13Si le développement temporel de la diégèse prend sens dans une visée axiologique, le rappel de la norme est aussi une façon de mettre le présent au défi de l’ethos du passé : en mettant au jour le parallèle que la Chanson de Rodrigue, au xve siècle, établit avec la Chanson de mon Cid, qui remonte au xiiie siècle, P. Rochwert-Zuili montre que la « mythologie de groupe » donne voix aux aspirations des chevaliers et des hommes des villes ainsi qu’à celles des bâtards et des puînés de l’aristocratie.

14Un schéma récurrent de la temporalité épique est de ce point de vue celui de la réparation et de la reconquête, présent dans la Chanson de Mon Cid, mais qui structure aussi bien les épopées du Nord de l’Inde narrant des actions de vendetta, où Catherine Servan-Schreiber met en lumière la façon dont les codes de l’honneur modèlent une temporalité orientée par la vengeance. Cette logique de revendication commande la chanson de geste tout entière, si l’on suit l’analyse de Marion Bonansea qui, à la lumière de la notion de « régime d’historicité » développée par François Hartog16, oppose la temporalité épique à celle du roman arthurien lequel, un siècle plus tard, témoigne du développement d’un autre schéma de pensée, d’un autre « régime d’historicité ». L’analyse trouve un écho aussi bien dans les formes du recours à l’épique chez Tolkien telles que l’explore Marguerite Mouton, que dans l’étude que propose Isabelle Weill de l’écriture romanesque britannique au temps du vacillement de l’Empire.

Hors temps : le récit du présent

15On pourrait dès lors se demander si la temporalité épique où, comme le montre Jean Derive, prime d’un point de vue linguistique l’inaccompli – c’est-à-dire une indication aspectuelle et non temporelle sur l’action, envisagée sous l’angle de son déroulement interne17 – ne manifeste pas en définitive et paradoxalement un mode de représentation du cours des choses humaines qui annule, ou ignore, la catégorie du temps, du moins l’ordre de succession d’un passé, d’un présent et d’un futur. Cheikh Sakho parle ainsi à propos des traditions épiques ouest-africaines d’« un temps mythique, insaisissable ». L’épopée, dans cette optique, ne contribuerait pas seulement à exprimer les valeurs d’une culture, mais elle opérerait au sein de celle-ci un travail spécifique qui consisterait non pas simplement à rattacher le présent au passé, mais à user du chronotope épique pour annuler l’antériorité dans une réécriture de l’histoire de la communauté. C’est en tout cas ce que donnent à penser certains « anachronismes » épiques qui n’ont pas ici pour fonction d’actualiser le passé (voir Amadou Sow) mais qui, dans les épopées arabes notamment, visent à intégrer le temps d’avant l’Hégire (voir les articles de Xavier Luffin et de Julien Decharneux), ou permettent la prise en charge par l’épopée brésilienne du xixe d’un passé indigène que nulle tradition orale ne rapporte (voir Christina Ramalho). Ainsi se trouve créée une action hors de tout temps sinon celui des exigences du présent, de quoi on pourrait rapprocher la construction d’une figure religieuse et politique du Sénégal, Maalik Si, par un parcours géographique qui est aussi, pour reprendre l’expression d’Ibrahima Wane, une « marche à rebours du temps chronologique », ou la capacité du héros du Mvett d’Afrique centrale, étudié par Blandine Koletou Manouere, à s’affranchir des limites spatio-temporelles dans un récit merveilleux où « c’est la parole du conteur qui fixe le temps et la durée des événements ».

16Ainsi le récit épique, plus « intrigant » (selon le terme de Raphaël Baroni18) que « configurant » (Ricœur), pourrait être compris comme le lieu d’un pur présent, comme le suggérait déjà l’analyse des premiers temps du romantisme allemand rappelée par M. Mouton : c’est du moins ce que développe François Dingremont en faisant du protagoniste de l’Odyssée la figure par excellence du kairos, l’instant dans son apparition par opposition à chronos, le temps dans son impérieuse nécessité. Car, par-delà la complexité du temps épique (dont témoigne la difficulté récurrente, dans les contributions présentes, à abstraire le temps de tout ce qui s’y trouve), l’épopée est sans doute le texte qui met en cause de la façon la plus suggestive la catégorie même du temps, et d’abord son caractère abstrait : au fond dans l’épopée, il n’y a que du présent (un « temps primordial et actuel », écrit Amadou Oury Diallo) et des représentations présentes ; et cela même qui semble figé et figeant (un objet, par exemple, tel le bouclier d’Ulysse dont Ana Rita Figueira commente la fameuse ekphrasis) est toujours susceptible d’apparaître dans un surgissement épiphanique.

17Au-delà de la question de la temporalité, l’ensemble de ces articles permet aussi des confrontations éclairantes, et peut être abordé dans ce sens. C’est d’abord la question des différentes cultures épiques, à la fois dans le temps et dans l’espace : œuvres du passé lointain, gréco-latin (Dingremont, Figueira, Mougeolle), indien (Le Blanc), chrétien médiéval (Bonansea, Kane, Poulain-Gautret, Rochwert-Zuili) ou de la Renaissance aux Lumières (Esposito, Nédelec, Garncarzyk), arabo-musulman (Decharneux, Luffin), traditions orales recueillies plus récemment en Inde (Servan-Schreiber), en Tunisie (Charnay), en Afrique centrale (Manouere) et surtout en Afrique de l’Ouest (Baumgardt, Keïta, Oury Diallo, Sakho, Sow, Wane), ainsi que productions plus atypiques et plus récentes, originaires du Brésil (Ramalho), d’Angleterre (Mouton, Weill) ou des États-Unis (Casta). Deux articles adoptent une perspective comparatiste et articulent plusieurs aires culturelles et époques (Derive, Mougeolle).

18Une deuxième approche peut être envisagée selon les conditions de production des œuvres, orales ou écrites. Certaines résultent en effet de l’enregistrement direct de la récitation d’un chanteur ou d’un conteur traditionniste : c’est le cas notamment des épopées d’Afrique Noire (Baumgardt, Keïta, Manouere, Oury Diallo, Sakho, Sow, Wane, et aussi Derive), mais encore de traditions arabes (Charnay) ou indiennes (Servan-Schreiber) ; la saisie implique du même coup une altérité de culture entre le récitant et l’éditeur, ce dernier s’imposant le respect le plus exact du texte qu’il recueille. D’autres épopées, d’origine également orale, nous sont aujourd’hui connues via des mises par écrit peu ou prou contemporaines de leur récitation, ou du moins opérées par des scribes appartenant à la même culture que les récitants, et qui dès lors se sentaient libre d’adapter plus ou moins les textes qu’ils transcrivaient : il en va ainsi des épopées médiévales européennes (Rochwert-Zuili, Bonansea, Kane, Poulain-Gautret, ainsi que Derive et Mougeolle) ou arabes (Decharneux, Luffin), mais aussi des grands poèmes de l’Antiquité grecque (Dingremont, Figueira, et encore Derive et Mougeolle) ou indienne (Le Blanc). Il y a enfin les œuvres d’auteurs composées selon le modèle d’épopées plus anciennes, donc relevant pleinement d’une culture écrite (Garncarzyk, Ramalho, Mougeolle) ; il en va sans doute largement de même pour les chansons de geste tardives (Poulain-Gautret), mais cela concerne encore davantage les œuvres qui ne sont plus pleinement des épopées, soit productions en vers plus ou moins parodiques (Esposito, Nédelec), soit romans intégrant une large proportion de situations et de procédés issus de l’épopée (Mouton, Weill), soit même séries télévisées (Casta).

19Ces derniers exemples font apparaître un ultime clivage, déjà évoqué dans les remarques préliminaires, celui qui distingue les épopées proprement dites des œuvres recourant au registre épique sans pour autant que leur public implicite – le narrataire – soit invité à y adhérer au même degré et à en considérer le contenu comme résultant d’une mémoire véridique. L’épopée dit la vérité d’un passé pensé comme lieu de vérité : telle est sans doute une clé du temps épique, construction poétique, sociale, religieuse et politique que les vingt-sept contributions du présent volume viennent décliner de façon éclairante – c’est du moins ce que nous espérons.

Notes

1 Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin tiennent à remercier pour leur aide précieuse dans la relecture des textes Caroline Cazanave, Jean Derive, François Dingremont, Florence Goyet, Hubert Heckmann et Isabelle Weill.

2 Temps et récit, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 3 vol., 1983-1985.

3 Ni Daniel Madelénat (L’Épopée, Paris, PUF, coll. « Littératures modernes », 1986), ni Judith Labarthe (L’Épopée, Paris, Armand Colin, 2006) ni le Companion dirigé par Catherine Bates (The Cambridge Companion to the Epic, Cambridge University Press, 2010) ne consacrent de chapitre spécifique à cette question.

4 Intitulé « La temporalité dans les épopées : structurations, fonctions et modes d’expression », le septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO / Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle / CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois / Textes et Cultures) s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016, dans les salons du bâtiment historique de l’INaLCO, rue de Lille, et le samedi 24 dans l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne. Trois jours durant, c’est autour de la question du temps épique que les congressistes ont débattu. Pour la première fois notre rencontre s’était en effet donné pour objet, non un élément intégré au contenu narratif des œuvres épiques, mais une dimension immanente à leur structure et à leur énonciation, dimension qui engage le statut même de ce que nous tenons pour des épopées.

5 Voir Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1983, p. 109. Le concept de « travail épique » développé par Florence Goyet (Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2006), représente une illustration caractéristique de cette projection du présent sur le passé épique.

6 P. Zumthor, ibid., p. 115-116. Voir aussi Christiane Seydou, « Épopée et oralité », dans Essor et fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin, Actes du ixe Congrès International de la Société Rencesvals, Modena, Mucchi, 1984, t. I, p. 308-386.

7 Mikhaïl Bakhtine, Récit épique et roman, dans Id., Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978, p. 439-473, et plus particulièrement p. 449-456.

8 Voir sur ce concept M. Bakhtine, Formes du temps et du chronotope dans le roman, dans Id., ibid., p. 235-398 ; et à propos du genre épique, Daniel Madelénat, L’Épopée, op. cit., p. 108.

9 Voir à ce sujet Mamoussé Diagne, Critique de la raison orale. Les pratiques discursives en Afrique noire, Niamey-Paris-Dakar, CELHTO-Karthala-IFAN, 2005, p. 244. Cette hétérogénéité entre temps historique et temps épique résulte selon lui de l’oralité : « Lorsque l’érosion du temps achève d’estomper les contours des visages et des événements, la mémoire des hommes n’a plus d’autre ressource que d’opérer une sorte de “transfert” dans une dimension de la temporalité qui n’est pas régie par les mêmes lois » (p. 264-265).

10 Adhésion dont témoignent a posteriori, et non sans quelque paradoxe parfois, aussi bien la reprise par les chroniques médiévales des événements racontés dans les chansons de geste, que la volonté d’un Schliemann de retrouver le site exact de Troie et d’identifier le résultat de ses fouilles à la lumière de l’Iliade.

11 Sur cette question, voir par exemple P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, op. cit., p. 105-106.

12 Voir ci-après les articles de Manuel Esposito et Claudine Nédelec.

13 Le chronotope opère « la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret », Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 237.

14 Voir aussi les réflexions de M. Diagne, Critique de la raison orale, op. cit., p. 255-265, sur l’historicité de la tradition orale face à celle de l’historiographie occidentale écrite.

15 C’est un aspect de la notion de « travail épique » de Florence Goyet, qui considère toutefois qu’en définitive c’est l’innovation qui est ainsi permise.

16 Voir Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

17 Cette primauté de l’aspect sur le temps qui donne, lui, une indication sur le procès d’un point de vue extérieur à ce dernier, contredit en apparence ce qui a été dit plus haut sur l’importance du point de vue de l’énonciateur ; il faut en conclure que ce point de vue consiste d’abord à restituer une action dans sa pure manifestation, comme présente (voir infra) tout en ménageant, à certains moments décisifs, un jugement sur l’action narrée.

18 Voir L’Œuvre du temps. Poétique de la discordance narrative, Paris, Seuil, 2009. R. Baroni n’envisage pas l’épopée toutefois, alors qu’il s’agit du cas par excellence où l’histoire, bien que connue déjà, affecte profondément l’auditeur, pour qui l’enjeu n’est pas de savoir, mais de s’émouvoir.

Pour citer ce document

Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, « Introduction », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

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