Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Maître(sse) du temps ? La temporalité dans Florence de Rome

Emmanuelle Poulain-Gautret


Résumés

L’auteur de la chanson de Florence de Rome (produite dans le premier quart du xiiie siècle) montre sa maîtrise des codes de la temporalité épique médiévale, tantôt en jouant de variations, tantôt en adaptant ceux-ci à la célébration d’une héroïne à laquelle il va jusqu’à déléguer certains de ses pouvoirs.

Florence de Rome, which takes a queen as protagonist, is a second-generation chanson de geste, nourished by the influence of the novel. Its temporality, mostly poetic, takes up some mythical and symbolic elements of the epic, while being able to renew them, especially by using them for the benefit of the heroine. Florence can also appear as a true “mistress of time”, when she takes charge of the prolepses, or when she directs the confessions of her ennemies, in a form that echoes the anamnesis of the epic prayers. The importance given to Florence and the dimension of epic rewriting of a tale come together to give the work its originality.

Texte intégral

1La chanson de Florence de Rome1 appartient au groupe qui fut par commodité appelé groupe des « chansons tardives2 » : il s’agit de ces chansons qui naissent au tout début du xiiie siècle et qui bénéficient à la fois du rodage du genre épique médiéval, déjà vieux d’un siècle d’existence, et de l’apport du roman, dont la chanson de geste a appris à se nourrir : si Florence de Rome accorde un place non négligeable à la guerre, elle développe en effet également un long récit des pérégrinations de Florence arrachée à son trône – l’épisode s’inscrit dans la tradition des récits d’héroïnes persécutées3. Dans ces conditions, l’expression de la temporalité dans l’œuvre attire d’emblée l’attention : quels rapports entretient-elle avec ses modèles, comment s’inscrit-elle encore dans le genre épique dont elle procède ? Mais par ailleurs, Florence de Rome, comme son nom l’indique, fait d’une femme l’héroïne et le centre réel du récit – Florence n’est pas un alibi de l’intrigue. À cet égard, il semble donc également important de mesurer comment le traitement de la temporalité contribue à établir ce rôle prédominant de la reine sur la marche du récit. C’est donc cette double piste qui sera ici suivie, entre inscription générique et renouvellement par la fonction attribuée au personnage féminin.

2Les repères temporels traditionnels de la chanson de geste ont été bien définis par le biais de nombreux travaux4. La chanson de geste, c’est d’abord un temps mythique et poétique, le temps des exploits fondateurs des grands héros. Florence de Rome ne choisit pas le temps carolingien auquel les auteurs d’épopée ont souvent recours, mais, parce que c’est un texte qui subit l’influence du roman antique, la chanson « treste de vielle estoire tote de verité » (v. 26) ou encore « vielle et antive, dou tens anciennier » (v. 1271), s’ouvre par un vaste tableau de la fondation des grandes villes par les descendants des Troyens, et par l’évocation du rayonnement de Rome, dans un temps « que toz li mondes fu a Romë apendanz » (v. 14) – autre façon de mythifier le temps du récit. On trouve néanmoins ensuite des éléments plus attendus pour l’élaboration mythique d’une chanson de geste : d’une part la présentation, dès le prologue, des deux empereurs centenaires, Otton de Rome et Garsire de Constantinople (cent et cent cinquante ans – ils sont un peu plus jeunes que Charlemagne dans le Roland) ; d’autre part, plus loin dans le texte, après la mort d’Otton, l’auteur évoquera une châsse qui se trouverait encore à Rome (v. 19635) – on reconnaît là ces traces du temps épique dans le présent, que l’on trouvait déjà dans la Chanson de Roland avec la mention des reliques de Bordeaux et de Blaye.

3Mais à l’ouverture de la chanson, le personnage qui littéralement fonde le récit, qui fait qu’il y a une histoire à raconter, c’est Florence, d’emblée désignée comme la cause de la guerre, de l’événement épique : « par icelle pucelle mut la guerre pesanz » (v. 23). Cette annonce du rôle de Florence comme catalyseur du récit est repris peu après dans la diégèse, puisque la narration embraye sur la naissance de la jeune fille. Or il s’agit d’une naissance extraordinaire, qui s’accompagne de miracles et de présages qui sont « senefiance de la mortalité / que por lé fu si grant » (v. 43-44). Le personnage mythique du récit, c’est donc surtout Florence, d’autant qu’elle est ensuite décrite comme parfaite sur tous les plans, et rattachée au monde supérieur divin : « des que Deus fist Evain quant d’Adam l’ot formé / ne fu unke femme de la sue bonté » (v. 62-64). Le texte ne cessera ensuite de rappeler qu’elle est « la plus belle pucelle de la crestïenté » (v. 4359), et que « Jesu nostres sires molt bien l’enlumina » (v. 4671).

4Cette temporalité poétique se manifeste également dans la conception de la chronologie. On sait qu’il est bien rare, dans la chanson de geste, de pouvoir dégager une cohérence chronologique satisfaisante et qu’en général, on n’y calcule pas le temps comme nous le faisons aujourd’hui. À cet égard, Florence de Rome ne se distingue guère de ses modèles. Certes, l’auteur nous fournit un certain nombre d’indications chronologiques : Garsire envisage logiquement d’attaquer Rome à l’été (v. 325, v. 364) ; il prend la mer en mai (v. 577). Milon et Esmeré partent se mettre au service d’Otton juste après leur adoubement, qui a lieu à une fête de Pâques (v. 693, v. 900). Après la mort d’Otton, le siège de Rome dure « plus d’un mois6 » (v. 2007)… mais toujours en mai, puisque c’est en mai (v. 2183) qu’Esmeré revient de captivité. Le temps s’étire ensuite, puisque le combat devant Constantinople, pourtant ralliée par bateau, a lieu « a une feste de la saint Nicholais » (v. 3111), a priori donc début décembre. Au retour de l’armée victorieuse, Esmeré évoque la prochaine Pâques, où il tiendra cour (v. 3262). Peu après, la fuite de Milon et de Florence dure trois jours (v. 3909, rappel v. 6121), mais c’est à nouveau « el tens d’esté » (v. 4160) que Florence est recueillie à Chastel Perdu : Esmeré aurait donc été absent un an. Chassée du château un samedi (v. 4636), Florence passe ensuite peu de temps chez Péraut et Soplise (le texte n’évoque qu’une seule nuit et une matinée, v. 5016-5019) et aborde près de Beau Repaire un mardi (v. 5374). Nous ignorons ensuite combien de temps Florence passe à l’abbaye et la fin du texte ne donne plus aucune indication temporelle.

5On l’aura compris, le temps dans Florence de Rome est avant tout symbolique : Pâques, le mois de mai et plus généralement le « tens d’été », quasi omniprésent, forment un cadre topique dont l’auteur se contente – on se demande même s’il n’y a pas là une pointe de malice : tantôt il use et abuse de l’inscription printanière, en étirant à tout son récit le temps du renouveau et du recommencement, tantôt il inverse d’une pirouette ce même motif printanier, par deux vers d’intonation surprenants : « Ce fut el mois de m[a]i que il pluet et iverne » (v. 577) et « Ce fu el tens d’esté que il ploet et esclaire » (v. 4160). Il faudrait certes vérifier s’il existe d’autres exemples de « printemps dissonants », mais ces vers ressemblent fort ici à la prise de distance souriante d’un auteur qui connaît ses classiques et peut entretenir un rapport ludique avec ses sources. Cette disposition au jeu semble corroborée par une autre curieuse notation : parmi les présages qui entourent la naissance (mythique, on l’a vu) de Florence se glisse l’évocation d’oiseaux « s’entreplumant7 », que l’on a du mal à prendre au sérieux.

6Mais l’on pourrait aussi bien faire crédit à la fraîcheur de notre auteur, d’autant que l’omniprésence du printemps constitue un écho poétique de la figure de Florence – nous revenons à elle – classiquement associée au printemps, mais dont les descriptions jouent également sur deux images contradictoires du mois de mai : l’auteur nous dit en effet soit « Elle ot la char plus blanche en mai que n’est gresiz » (v. 5206), soit « et fu asez plus blanche qu’an mai n’est flor de lis. » (v. 6053). On retrouve donc le lien entre le texte et Florence, ici dans un système macrocosme / microcosme, puisque le mai « hivernal » du texte (ce mai « que il […] iverne ») coïncide avec le grésil qui métaphorise la blancheur du visage de la dame. Dans les deux cas, il s’agit également de renouveler des clichés, puisque la convention de l’éternel printemps est ainsi assumée en même temps qu’elle intègre tantôt variations météorologiques, tantôt nouvelles comparaisons pour le portrait.

7Quoi qu’il en soit, les repères temporels prennent bien ici une valeur esthétique et symbolique, caractéristique de la chanson de geste. Cette remarque pourrait également s’appliquer à l’usage de la nuit dans le texte. Celle-ci est en effet mentionnée dans deux épisodes, et toujours comme le moment de l’angoisse et des forces inquiétantes, voire maléfiques : tantôt il s’agit des pauses nocturnes durant la fuite éperdue de Milon entraînant Florence le plus loin possible de son royaume, pauses marquées par l’attaque de deux singes (laisse 135) puis par des affrontements verbaux entre les protagonistes épuisés (laisse 140). Tantôt il s’agit du crime de Macaire sur Biautris, la compagne de lit de Florence à Chastel Perdu ; non seulement la nuit fournit naturellement au traître8 le moyen de se cacher, mais elle permet aussi une brève scène dramatique, lorsque Thierri va découvrir le corps de sa fille :

a sa main prist le cierge, si l’a prés alumé,
et vit de Biautris le sanc sur le couté,
et le cors enpali c’on ot mort et navré,
et choisi le coutel trestot ensanglenté
que Florence tenoit, que se dormoit soé (v. 4457-4461).

8La clarté des bougies, le rouge du sang et la pâleur de la morte forment ici un véritable tableau.

9Sans exagérer la préméditation de ce nouveau lien, signalons cependant que dans ces deux épisodes nocturnes de la fuite et du meurtre, la nuit apparaît clairement comme l’ennemie de Florence. Or le texte désigne constamment Florence comme un être porteur de lumière : par exemple à Rome, elle est « […] Florence, don li palés resplant » (v. 187). On retrouve en tout cas ici la structuration classique lumière / ténèbres aussi bien à l’œuvre dès la Chanson de Roland (on pense bien sûr à l’arrivée de la flotte de Baligant).

10Un troisième marqueur du temps épique réside dans le poids attribué aux prolepses et aux analepses. L’emploi de la prolepse est ici traditionnel, quoique celles-ci soient plutôt rares et brèves : l’auteur prend en charge quelques prolepses de tension, « de dramatisation », par exemple pour annoncer les trahisons qui se préparent, mais également quelques prolepses « de détente9 », rassurantes, qui soulignent la protection divine dont bénéficie Florence, ou pour annoncer la fin heureuse du récit.

11Mais si l’on cherche une marque d’originalité, on la trouvera à nouveau dans le rôle attribué à Florence : l’optimisme dont elle fait assez régulièrement preuve vient redoubler les prolepses assumées par le narrateur. Ainsi lorsqu’elle rassure Thierri, qui s’inquiète de son anonymat : « Ja ne sera, ce cuit, la semainne passee, / bien savrez que je sui, ne puet estre celee » (v. 4249-50) ; de même à l’égard des malades : à la nonne, elle affirme : « tote serez garie ainz demain l’avespree » (v. 5577), elle promet à son mari Esmeré : « vos serez toz gariz ainz que nos departon » (v. 6075) – toutes ces phrases sont au futur. Les rêveries de Florence annoncent aussi l’avenir : « bien cude oncor avoir Esmeré son seignor » (v. 5441), « oncor quite el gesir en ses bras toute nue » (v. 5466), et c’est encore plus net lorsque revient le futur simple, dans des passages où, grâce au recours au style indirect libre, la voix de Florence se confond avec celle du narrateur :

Elle ot bonne creance, aventure atendra,
Quar bien li chiet ou cuer qu’a Romme s’en ira,
Si estera roïne, Esmerez la ravra (v. 5495-5497).

Or seit bien de verté, et ci nel mescroit mie,
Qu’el s’en ira a Romme, la ou el fu norrie,
Si l’avra Esmerez, que bien l’a deservie (v. 6003-6005).

12Enfin, lorsque Florence dirige les confessions de ses ennemis, c’est clairement une fonction de régie qu’elle assume lorsqu’elle annonce à Thierri, qui cherche à comprendre l’enchaînement des aventures (et qui représente sans doute dans le passage une figure de l’auditoire) : « le voir en orez hui, par foi le vos afi ! » (v. 6171) puis « oncor orez tel choze don vos serez joiant » (v. 6209) – on note à nouveau l’emploi du futur. Or toutes ces affirmations ne constituent pas seulement des marques d’optimisme : ce sont de véritables prolepses, confirmées par la suite de l’intrigue et signalant ainsi l’importance du rôle confié à la reine dans l’œuvre, puisqu’elle peut doubler la voix du narrateur dans la diégèse.

13J’ai très largement traité ailleurs10 de l’emploi de l’analepse dans Florence de Rome, et je me contenterai pour terminer d’en résumer l’essentiel. À Florence est confiée une fonction primordiale à la fin du récit : c’est à elle qu’il revient d’en organiser une mise en abyme qui reprend et éclaire la totalité de ses aventures. En effet, dans les dernières pages du manuscrit, Florence, qui possède désormais le pouvoir de guérir les malades de tous leurs maux, exige de ses anciens tortionnaires, atteints de diverses lèpres, qu’ils confessent leurs crimes avant de recevoir la guérison. Ainsi Milon, Macaire, Clarembaut et Escot, fermement dirigés par la reine cachée sous son voile de nonne, enchaînent les étapes d’une reconstitution des mésaventures de Florence : avec la confession de Milon, Thierri comprend pourquoi il a trouvé la jeune femme pendue par les tresses dans la forêt ; après la confession de Macaire, il découvre la vérité sur le meurtre de sa fille. Les récits de Clarembaut puis d’Escot éclairent la suite du chemin : le passage de Florence par la forêt et le naufrage, avant l’arrivée à l’abbaye de Beau-Repaire. Cependant Florence se contente de ces confessions : elle ne se fait pas reconnaître de ses ennemis, elle ne déclenche ni jugement ni châtiment ; elle guérit les malades qui rentrent chez eux. Ces récits n’ont donc que peu de fonction dans l’intrigue, puisqu’ils n’engendrent guère d’action ; dans le même temps ils sont pourtant particulièrement soignés, pour certains riches de détails, pour tous, bien caractérisés selon la voix qui les prononce : ils ne sauraient donc être gratuits. On serait dès lors tenté d’attribuer une fonction esthétique, voire presque métatextuelle à cet épisode : le narrateur s’adresse presque directement à son public – le fait que Florence passe ici pour une instance anonyme, voilée, facilite d’ailleurs à nouveau la fusion de l’héroïne et du locuteur. Ces confessions constituent une mise en abyme de la deuxième partie du texte, une récriture synthétique qui reprend deux pratiques caractéristiques des chansons de geste.

14D’une part, on retrouve ici la grande prédilection épique pour l’itération, avec ce qu’elle implique de variations. Puisqu’il importe peu ici de faire reconnaître Florence par les personnages, c’est que ces récits visent directement à un effet sur l’auditeur : en lui offrant cette « version brève », l’auteur donne au public le plaisir d’un récit réorienté dans une saisie optimiste, consolatrice, puisque l’histoire des malheurs de l’héroïne est enfin associée aux aveux et à l’expression des regrets de ses tortionnaires, annonciateurs d’une fin heureuse. La remémoration des péripéties, au terme du récit, le rappel pour l’auditeur de tout ce qu’il a vécu « avec Florence », la ressaisie d’une trajectoire qu’il connaît déjà lui font mieux savourer une fin désormais inéluctable.

15D’autre part, ces « résumés » font écho aux nombreuses anamnèses religieuses qui structurent les prières du plus grand péril, ces autres analepses itératives de la chanson de geste. Le contenu de ces confessions présente en effet plusieurs analogies avec le credo épique : rappel des trahisons et des souffrances de la victime (ici Florence, dans le credo, Jésus), aveu de crimes contre Dieu et la foi, insistance sur les miracles accomplis par Dieu pour ses fidèles (ici encore Florence), appel à la miséricorde divine. Or il se trouve que Florence de Rome recèle un grand nombre de credo épiques (sept en tout), tous prononcés par l’héroïne. Non qu’il faille pour autant conclure que l’auteur ait voulu ainsi rapprocher Florence du Christ. Il n’y a naturellement nul « credo à Florence » dans les confessions des traîtres – si les coupables demandent miséricorde à leurs contemporains, c’est bien à la puissance divine qu’ils font référence. Mais là encore, il semble au contraire que la fonction esthétique l’ait emporté : l’un des motifs attachés à Florence dans toute l’œuvre11 se trouve repris dans un jeu de variation à la fois formelle et thématique, puisque les éléments Dieu / Florence / souffrir / pardonner / protéger se trouvent ici réagencés. Il s’agit ainsi non seulement de tisser des échos entre la prière dite par Florence en péril et la confession dite devant Florence sauvée et salvatrice – ce qui naturellement assigne encore une fois une fonction centrale au personnage –, mais aussi peut-être de renouveler le motif épique du credo en en faisant la matrice structurelle d’un épisode du récit.

16Qu’il s’agisse d’une ressaisie heureuse des aventures ou d’un écho modulé de la prière du plus grand péril, l’épisode des confessions offre en tout cas un exemple original du jeu traditionnel entre répétition et variation, en même temps qu’il confirme les préoccupations esthétiques de l’auteur.

17Pour conclure, il apparaît donc que notre auteur maîtrise les schémas classiques de la temporalité épique : temps mythique et symbolique, prolepses et analepses narratives figurent bien au programme du texte. Mais dans le même temps, nous avons vu qu’il sait renouveler ces schémas par le recours au roman d’Antiquité ou par la prise de distance ludique, mais surtout en combinant cette exigence de renouvellement avec la prééminence qu’il souhaite accorder à son héroïne. La gestion de la temporalité permet en effet à l’auteur de faire d’une pierre deux coups ; qu’il place Florence au centre du temps mythique, qu’il élabore un jeu d’écho entre la représentation du temps et la description de l’héroïne, ou encore qu’il délègue ses pouvoirs de « maître du temps » à Florence, il s’agit toujours de réaliser un double objectif : renouveler la chanson de geste et célébrer son héroïne. Une question reste malgré en suspens : que souhaitait par-dessus tout réaliser notre auteur ? Nous ne saurons jamais s’il a d’abord voulu écrire une nouvelle chanson de geste, et dans ce cas la valorisation d’une femme n’aurait constitué qu’un autre élément de renouvellement du genre, un nouvel outil, ou s’il a en premier lieu voulu chanter une femme, et dans ce cas le genre épique n’aurait constitué qu’un nouvel écrin pour le conte de la femme persécutée.

Bibliographie

Boutet, Dominique, « Ami et Amile et le renouvellement de l’écriture épique vers 1200 », dans Ami et Amile, une chanson de geste de l’amitié, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1987.

Boutet, Dominique, Jehan de Lanson, Technique et esthétique de la chanson de geste au XIIIe siècle, Paris, PENS Littérature, 1988.

Martin, Jean-Pierre, « Sur les structures temporelles de la narration dans l’épopée médiévale française », dans Épopées d’Afrique de l’Ouest, épopées médiévales d’Europe, Littérales, 29, 2002.

Poulain-Gautret, Emmanuelle, « Palimpsestes : les univers de Florence de Rome », dans À la recherche d’un sens. Littérature et vérité, Mélanges offerts à Monique Gosselin-Noat (Roman 20-50, coll. « Actes »), études réunies par Yves Baudelle, Jacques Deguy et Christian Morzewski, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, t. 1, p. 101-111.

Thompson, Stith, Motif-Index of Folk-Literature. vol. 4, Bloomington, 1957.

Wallensköld, Axel Gabriel, Florence de Rome, chanson d’aventure du premier quart du XIIIe siècle, Paris, SATF (54), 2 vol. , 1907 et 1909.

Wallensköld, Axel Gabriel, Le Conte de la femme chaste convoitée par son beau-frère. Étude de littérature comparée, Acta Societatis Scientiarum Fennicae, XXXIV, no 1, Helsingfors, Imprimerie de la société de littérature finnoise, 1907.

Notes

1 Nous utiliserons pour les citations le manuscrit P de la chanson, BNF Nouv. Acq. Franç. 4192, en cours d’édition, mais il existe une édition ancienne synthétique : Axel Gabriel Wallensköld, Florence de Rome, chanson d’aventure du premier quart du xiiie siècle, Paris, SATF (54), 2 vol., 1907 et 1909.

2 Voir Dominique Boutet, « Ami et Amile et le renouvellement de l’écriture épique vers 1200 », dans Ami et Amile, une chanson de geste de l’amitié, éd. Jean Dufournet, Paris, Champion, 1987, p. 79-92.

3 Le conte de la femme persécutée est classé sous K 2112, ‘Crescentia’ dans le Motif Index (Stith Thompson, Motif-Index of Folk-Literature. Vol. 4, Bloomington, 1957, p. 474). A. Wallensköld lui a consacré une étude : Le Conte de la femme chaste convoitée par son beau-frère. Étude de littérature comparée, Acta Societatis Scientiarum Fennicae, XXXIV, no 1, Helsingfors, Imprimerie de la société de littérature finnoise, 1907. Florence de Rome y occupe les pages 28 à 32.

4 Voir par exemple Jean-Pierre Martin, « Sur les structures temporelles de la narration dans l’épopée médiévale française », dans Épopées d’Afrique de l’Ouest, épopées médiévales d’Europe, Littérales, 29, 2002, p. 55-71.

5 « Il est oncor a Romme en or et en argent ».

6 Même si P donne ensuite « sept mois » (v. 2009), sans doute pour la valeur symbolique du chiffre, qui ne se retrouve pas dans les autres versions.

7 « et li oiseil volant se sunt entreplumé » (v. 42).

8 Éconduit par Florence, il va la faire accuser du crime.

9 Sur ces deux types de prolepses, voir Dominique Boutet, Jehan de Lanson, Technique et esthétique de la chanson de geste au xiiie siècle, Paris, PENS Littérature, 1988, p. 221-224.

10 « Palimpsestes : les univers de Florence de Rome », dans À la recherche d’un sens. Littérature et vérité, Mélanges offerts à Monique Gosselin-Noat (Roman 20-50, coll. « Actes »), études réunies par Yves Baudelle, Jacques Deguy et Christian Morzewski, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, t. 1, p. 101-111.

11 Il faut insister sur le fait que faire prononcer autant de prières du plus grand péril à Florence dès la première partie témoigne de la volonté de l’auteur d’étendre le chant épique à Florence. Les credo, traditionnellement prononcés par des chevaliers au combat, le sont ici aussi bien pour se protéger d’un séducteur que pour guérir une malade (notre auteur n’est pas le seul à étendre le credo à la détresse féminine, mais il est le plus acharné – peut-être précisément parce que son récit des malheurs de Florence s’éloigne a priori des thématiques épiques).

Pour citer ce document

Emmanuelle Poulain-Gautret, « Maître(sse) du temps ? La temporalité dans Florence de Rome  », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=78

Quelques mots à propos de :  Emmanuelle Poulain-Gautret

Emmanuelle Poulain-Gautret est maître de conférences en langue et littérature médiévales à l’Université Lille 3, membre de l’équipe d’accueil ALITHILA. Ses recherches portent sur la chanson de geste, ses remaniements et son évolution du xiie au xxie siècle.
Elle a publié La Tradition littéraire d’Ogier le Danois après le xiiie siècle. Permanence et renouvellement du genre épique médiéval, Paris, Champion, 2005 et récemment, « Histoire d’un crime : motifs et invention de l’enquête policière dans Florence de Rome », dans La Voix des peuples, épopée et folklore, Mélanges en l’honneur de Jean-Pierre Martin, dir. E. Poulain-Gautret et M.-M. Castellani, Villeneuve d’Ascq, UL3 (« Travaux et recherches »), 2016, p. 271-282.