Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Les représentations épiques romantiques de l’époque coloniale au Brésil

Christina Ramalho


Résumés

Dépourvue de tradition orale, la production épique brésilienne du xixe siècle doit à l’intervention créative de ses poètes d’avoir ouvert une voie qui leur a permis de raconter la colonisation de leur pays, principalement à propos de la présence des indigènes dans le cadre d’une terre déjà habitée avant l’arrivée des Portugais. Dans cet article nous abordons quelques questions portant sur la représentation narrative de l’indigène brésilien dans une épopée romantique, A Lágrima de um Caeté (1849) de Nísia Floresta.

Without oral tradition, the nineteenth-century Brazilian epic production owes its poets creative intervention to have opened a path that allowed them to tell the story of the colonization of their country, mainly about the presence of natives in the of a land already inhabited before the arrival of the Portuguese. In this article we discuss some questions about the narrative representation of the Brazilian native in a romantic epic poem, A Lágrima de um Caeté (1849), written by a woman, Nísia Floresta (1810-1885). In order to understand this production and also the way in which the colonial period was described in the works produced after the independence of Brazil (1822), we must take into account several factors : there were in Brazil many writers of Portuguese or European origin ; a characteristic feature of Brazilian epics was then the importation of European epic elements, under the important influence of Os Lusíadas, by Camões ; the influence of classical and European epics has produced in Brazilian works a constant hybridism between historical and mythical European images and various historical and mythical indigenous images ; very strong at that time in the Brazilian culture was the influence of Rousseau and the image of the "good savage" ; Indianism and nativism were the essential founding principles of the new Brazilian tradition appeared with independence ; a nationalist perspective accompanied Brazil's independence in 1822, and the nineteenth-century epic production in Brazil contributed to the literary construction of the Brazilian identity of the people and the nation. It will be from this set of aspects that we will read the work of Floresta.

Texte intégral

1La production épique dans la littérature brésilienne du xixe siècle rassemble quantité d’œuvres, comme Paraguassu (1835-1837) de Ladislau dos Santos Titara ; A Independência do Brasil (1847-1855) de Teixeira e Sousa ; A Lágrima de um Caeté (1849) de Nísia Floresta ; Confederação dos Tamoios (1856) de Gonçalves de Magalhães ; Os Timbiras (1857) de Gonçalves Dias ; A Assunção (1862) de Frei Francisco de São Carlos ; O filhos de Tupã (1863) de José de Alencar ; Colombo (1866) de Araújo Porto-Alegre ; Anchieta ou O evangelho na selva (1875) de Fagundes Varela ; O Guesa (1888 ?) de Joaquim de Sousândrade et Goiânia (1896) de Manuel de Carvalho Ramos. Dépourvue de tradition orale, cette production épique brésilienne doit à l’intervention créative de ses poètes d’avoir ouvert une voie qui leur a permis de raconter la colonisation de leur pays, et d’évoquer en particulier la présence des indigènes avant l’arrivée des Portugais. Pour en rendre compte théoriquement, nous pouvons donc considérer toutes ces œuvres comme autant d’« épopées littéraires » (Ramalho 2013).

2Afin de comprendre cette production et aussi la façon dont la période coloniale a été décrite dans les œuvres produites après l’indépendance du Brésil, nous devons tenir compte de plusieurs facteurs : il y avait au Brésil beaucoup d’écrivains d’origine portugaise ou européenne ; un trait caractéristique des épopées brésiliennes consistait alors dans l’importation d’éléments épiques européens, sous l’influence importante des Lusiades, de Camões ; le rayonnement des épopées classiques et européennes a produit dans les œuvres brésiliennes une hybridité constante entre les images historiques et mythiques européennes et diverses images historiques et mythiques indigènes ; très forte était à cette époque dans la culture brésilienne l’influence de Rousseau et de l’image du « bon sauvage » ; l’indianismo1 et le nativisme ont été les principes fondateurs essentiels de la nouvelle tradition brésilienne apparue avec l’indépendance ; une perspective nationaliste a accompagné l’indépendance du Brésil en 1822, et la production épique du xixe siècle au Brésil a contribué à la construction littéraire de l’identité brésilienne du peuple et de la nation.

3En général, le choix de l’épopée comme forme d’expression littéraire au Brésil dans le climat de l’époque romantique manifeste l’intention de perpétuer une mémoire héroïque originelle dans la construction de l’identité littéraire brésilienne, célébrant des héros qui offrirent leur vie avec courage en l’engageant dans la bataille pour la défense du droit humain à la liberté, exprimant l’amour qu’ils nourrissaient pour la terre brésilienne. Pour ce faire, les épopées brésiliennes ont fondu des références symboliques indigènes avec des références historiques liées à la colonisation du Brésil, façon de construire une ascendance mythique à notre patrimoine culturel, en perpétuant la mémoire héroïque originelle (idéalisée, cela va sans dire) dans la construction de l’identité épique des héros nationaux. Une mémoire dans laquelle les indigènes et la nature ont toujours été liés. Mais il y a beaucoup de questions à examiner concernant la présence des Indiens dans la société à l’époque romantique.

4Pratiquement dans toutes les épopées romantiques où apparaît l’indigène, nous pouvons retrouver, largement représentées, toutes les dichotomies qui ont guidé la colonisation des Amériques (civilisation / barbarie, colonisateur / colonisé et primitif / civilisé), et qui renvoient à la vision religieuse qu’avait le colonisateur du cannibalisme comme « un mal à combattre ». Par ailleurs, la présence de l’épopée dans la production littéraire romantique brésilienne était elle-même considérée comme un anachronisme puisque le genre épique était perçu à cette époque comme le représentant d’une tradition morte. Les épopées, les poèmes et les romans qui présentent l’indigène comme un personnage ou un héros intègrent ce qui, au Brésil, est appelé « indianisme (indianismo) littéraire ». Dans le développement de la littérature brésilienne, le mot indianismo a une signification différente de celle du concept d’« indigénisme » (indigenismo, en portugais). La littérature indianista se caractérise par une représentation esthétique et idéalisée des populations autochtones.

5Dans cet article nous allons examiner quelques questions touchant la représentation de l’indigène du Brésil – qui n’a jamais eu une voix propre – dans une de ces épopées romantiques, A Lágrima de um Caeté (1849) de Nísia Floresta. Nous nous interrogerons sur les points suivants : comment les indigènes apparaissent dans ce type de production épique ; comment l’ordre colonial est perçu par les poètes, dès lors que leur formation est fondamentalement européenne ; pourquoi les indigènes sont présentés comme des héros de l’épopée romantique, alors que l’histoire elle-même les a réduits au silence et les a détruits culturellement ; quelles sont, dans ces épopées, les différences entre le temps du Brésil colonial et le temps du Brésil monarchique ; et pourquoi certains auteurs, tels que Nísia Floresta, ont perçu plus clairement que d’autres le processus pervers d’acculturation et de domination des indigènes du Brésil.

6Afin de développer notre propos, il est nécessaire de dire quelques mots de l’histoire du Brésil.

À propos des indigènes dans l’histoire brésilienne

7La mémoire historique, l’historiographie et la tradition littéraire épique romantique concernant les indigènes au Brésil ont trois sources principales : la première consiste dans les lettres, les récits de voyage et autres documents rapportés par les colonisateurs, les jésuites et les voyageurs étrangers qui étaient au Brésil aux xvie et xviie siècles ; la deuxième source tient à l’influence de la pensée de Rousseau dans les milieux artistiques et intellectuels brésiliens ; et la troisième relève de l’héritage épique laissé par Basilio da Gama et Frei Santa Rita Durão, avec O Uraguai et Caramuru, épopées néo-classiques influencées par Luís de Camões (1524-1580) ainsi que par la tradition de l’épopée classique européenne.

8La présence des indigènes dans les épopées brésiliennes a été une constante depuis la première œuvre épique, De gestis Mendi de Saa (1563), écrite par José de Anchieta. Au xixe siècle, l’indépendance du Brésil, proclamée le 7 septembre 1822, a suscité une plus grande encore imprégnation des idéaux romantiques nationalistes dans la production littéraire brésilienne. D’un autre côté, l’engouement pour la nature tropicale dans toute cette production littéraire romantique était très fort. Aussi la fusion de l’image des indigènes avec celle de la nature tropicale était-elle inévitable.

9Il est important de considérer que les épopées brésiliennes, jusqu’au xixe siècle, évoquent principalement la vie indigène au Brésil au cours de la première période coloniale. Nous pouvons distinguer trois périodes principales dans l’histoire du Brésil jusqu’à la fin du xixe siècle : période coloniale, de 1500 à 1822 (de 1808 à 1822, le Brésil s’identifiant au royaume du Portugal) ; Brésil indépendant monarchique de 1822 à 1888 ; et Brésil indépendant républicain depuis 1889… Durant toutes ces périodes, la domination culturelle subie par les groupes autochtones du Brésil a abouti à un génocide historique.

10Sur les indigènes brésiliens, Manuela Carneiro da Cunha, dans son livre História dos índios no Brasil (« Histoire des indigènes du Brésil », 1992) écrit :

Beaucoup de peuples autochtones ont disparu de la surface de la terre en raison de ce qu’on appelle aujourd’hui, par un euphémisme éhonté, « la rencontre » des sociétés de l’Ancien et du Nouveau Monde. Cette hécatombe sans précédent fut le résultat d’un processus complexe dont les agents étaient des hommes et des micro-organismes, mais dont les moteurs ultimes pourraient être réduits à deux : la cupidité et l’ambition, les formes culturelles de l’expansion de ce qu’il convient de nommer le capitalisme mercantile. Des raisons mesquines et non une politique délibérée d’extermination ont abouti au résultat stupéfiant de réduire une population qui était de l’ordre de plusieurs millions en 1500 aux 200 000 pauvres Indiens qui habitent actuellement au Brésil2.

11Passant de plusieurs millions à quelques milliers3, la population indigène du Brésil, dans ce terrifiant processus d’extermination, a aussi vu les différences culturelles entre leurs multiples groupes ethniques être effacées. Manuela Carneiro da Cunha recense plus de 130 groupes ethniques autochtones du Brésil : Charrua, Minuano, Guarani, Xokleng, Carijó, Kaingang, Tupiniquim, Abipones, Chané, Chiriguano, Piiagá, Mokovi, Toba, Payaguá, Terena, Layana, Kinikinao, Exoarana, Guaná, Mbayá, Kadiwéu, Ofayé, Tamoio, Botocudos, Goitacá, Aimoré, Nakneunuk, Nakheré, Etwek, Takruk, Krak, Nep-Nep, Gutkrak, Nak-nhapma, Miñagreum, Guató, Bororo, Krenak, Pataxó, Maxakali, Machiguenga, Ashaninca, Amuesha, Kaxinawa, Chacobo, Cashibo, Shipibo, Conibo, Sheteco, Piro, Katukina, Marubo, Matis, Matsés, Chamas, Jivaro, Candoa, Quíchua-Canelos, Zaparo, Aparia, Omágua, Ticuna, Maku, Tukano, Tariana, Baré, Boaupés, Curripaco, Baniwa, Piapoco, Macuxi, Ingaricó, Taurepang, Wapixana, Yanomami, Manao, Aisuari, Mura, Kawahiva, Torazes, Parintintin, Arara, Caxarari, Caripuna, Munduruku, Apiaká, Abacaxis, Maraguá, Tupinambá, Mawé, Tapajós, Conduris, Wayana-Apaiaí, Jurunas, Mekaranoti, Mentuktire, Gorotire, Xikrin, Kayapó, Krahô, Tremembé, Apinayé, Nambikwara, Karajá, Akroá, Arinos, Kayabi, Bakairi, Kabixi, Suyá, Kuikuro, Kalapalo, Xavante, Canoeiros, Xerente, Kayapó meridional, Caeté, Potiguar, Tapuia, Tupinaié, Amoipira, Tupiná, Karapotó, Payaya, Dzubukuá, Peoká, Pankaraú, Okren, Arayó, Anapurú, Aranhú, Janduí, Paiku, Paraku, Fulniô, Pankararu, Xukuru et Kiriri.

12Cependant, la nécessité pour les colonisateurs portugais d’entrer en contact avec les groupes ethniques autochtones du Brésil a déterminé une certaine façon de classer les différents groupes ethniques rencontrés au Brésil selon le niveau de la difficulté qu’on avait eue à les dominer. Cunha écrit à ce propos :

Pour des raisons pratiques, au xixe siècle, les indigènes sont répartis entre « rebelles » et « domestiqués ou dociles », terminologie qui ne laisse aucun doute quant à l’idée d’animalité et de vagabondage qui la sous-tend. La « domestication » des indigènes suppose, comme dans les siècles précédents, leur sédentarisation dans des villages sous le « joug agréable des lois4 ».

13Cunha (1992, p. 11) parle aussi d’une « illusion de primitivisme » présente dans la seconde moitié du xixe siècle, quand a prospéré l’idée que certaines entreprises auraient remplacé l’évolution, et que les indigènes étaient quelque chose comme les fossiles vivants de ceux que les sociétés occidentales avaient connus par le passé. Selon la théorie occidentale, les sociétés « primitives » étaient condamnées à une éternelle enfance. Par conséquent, et parce que l’évolution des groupes indigènes du Brésil s’était interrompue, selon l’auteur, citant Varnhagem, nous ne pouvons pas parler d’histoire indigène, mais seulement d’ethnographie indigène.

Il y a, d’abord, les Tupis et les Guaranis, déjà virtuellement éteints ou probablement assimilés, qui sont par excellence à leur place dans l’autoportrait que le Brésil se fait de lui-même. Il est l’Indien qui apparaît comme l’emblème de la nouvelle nation sur tous les monuments, dans toutes allégories et toutes les caricatures. Il est le « caboclo » nationaliste de Bahia, il est l’Indien de la littérature et de la peinture romantiques. C’est le bon Indien et, commodément, un Indien mort5.

La deuxième catégorie est appelée généralement Botocudo. Celui-ci est non seulement un Indien vivant, mais par excellence celui contre lequel on a combattu pendant les premières décennies du siècle : il a la réputation d’une indomptable férocité. Coïncidence ou non, les Botocudos sont Tapuia, contrepartie des Tupis et leurs ennemis dans l’histoire du début de la colonie et surtout dans la littérature indianista : Peri, un Guarani, sauve l’héroïne et son père de l’attaque des Tapuia [dans le roman indianista O Guarani, 1857, de José de Alencar]6.

14Un exemple d’action qui a fait perdre leur authenticité aux cultures autochtones a été le processus de diabolisation de leurs pratiques mystiques. Ronaldo Vainfas, dans A heresia dos índios (« L’hérésie des Indiens »), étudie le phénomène des santidades7 amérindiennes, pratiques religieuses mythiques qui synthétisent la « résistance indigène maximale contre le colonialisme lusitanien du xvie siècle » (p. 227). Ce caractère de résistance est lié à l’esclavage subi par les Blancs qui avaient adhéré à la santidade et à la migration de milliers d’indigènes, dirigés par des caraíbas8 qui cherchaient, en allant de la côte vers l’intérieur, à atteindre la « Terre Sans Mal », ou la Terre de l’Immortalité. Ces migrations, par leur caractère symbolique, ont généré des mythes dont le contenu sémantique évoquait la création, l’immortalité, la prédestination, la purification, la punition et la transgression, autrement dit, ont généré des mythes héroïques.

15Comme nous pouvons le voir, en plus de l’anéantissement des frontières ethniques culturelles des groupes autochtones, a commencé au Brésil un processus de mythification négatif du caractère de ces groupes. Cette dichotomie, comme résultat d’un « processus de circularité culturelle9 » (Ramalho 2004), a déterminé, par exemple, dans la littérature indianista, une approche biaisée de l’élément indigène.

16Les mythes indigènes liés à des groupes ethniques ont perdu leur fonction mythique, puisque le mythe est une structure de représentation collective qui donne un sens à l’expérience humaine. Sans espace pour se déplacer et se développer dans la culture coloniale, la langue des mythes indigènes brésiliens n’était pas en état d’exprimer l’expérience humaine de cette période. Et par conséquent, elle n’a pas pu servir à la littérature proprement dite en tant que mémoire, ou moyen de parler pour les ancêtres de tous les Brésiliens, quelles qu’aient été leurs origines.

17Comme nous l’avons dit, pour essayer d’obtenir quelques réponses à propos des représentations épiques romantiques de l’époque coloniale au Brésil, nous nous attacherons à une épopée écrite par une femme, A Lágrima de um Caeté (1849) de Nísia Floresta.

18La perspective indianista d’A lágrima de um Caeté10 est très différente de celles qui ont généralement été envisagées par l’indianismo romantique parce que, au lieu de mettre en scène une force indigène idéalisée, incomparable et pleine de bravoure, le poème présente un indigène sensibilisé aux injonctions politiques qui ont empêché la permanence de cultures indigènes dans les zones colonisées et ne leur ont laissé qu’une seule option : échapper à la campagne. Caeté, en tant que personnage et héros du poème de Floresta, n’est pas l’indigène de la période coloniale, mais l’indigène qui a vu l’indépendance du Brésil et s’est trouvé encore opprimé par des forces politiques et économiques qui ne concevaient pas un Brésil où les indigènes aussi trouveraient leur place.

A Lágrima de um Caeté (1849), de Nísia Floresta

19Nísia Floresta Brasileira Augusta (1810-1885) est le nom que Dionisia Pinto Gonçalves, née à Papari, Rio Grande do Norte (RN)11, avait adopté pour signer ses œuvres littéraires. Touchée par l’idéalisme romantique, elle avait en même temps une conscience critique particulière concernant les questions nationales et le statut des femmes dans la société. Nisia fut l’une des voix transgressives les plus dynamiques du xixe siècle par son esprit abolitionniste, républicain et féministe. Son premier livre, publié en 1832 à Recife, fut Direitos das mulheres e injustiça dos homens (« Les droits des femmes et l’injustice des hommes »), inspiré par Vindications of the Rights of Woman de la féministe anglaise Mary Wollstonecraft. Ses autres œuvres sont Conselhos à minha filha (« Conseils à ma fille »), 1842 ; Opúsculo humanitário (« Pamphlet humanitaire »), 1853 ; A mulher (« La femme »), 1859 ; Fragments d’un ouvrage inédit – Notes biographiques, 1878 ; et quelques romans dédiés aux jeunes étudiants de son école. Ayant vécu en Europe pendant de nombreuses années, Nísia a publié son œuvre en français et en anglais, et a pu établir des contacts et nouer des amitiés avec des intellectuels tels qu’Auguste Comte, avec qui elle a échangé une vaste correspondance. Nísia Floresta est morte à Bonsecours. Ses restes ont été ramenés à Papari en 1954.

20Sous la signature de « Telesilla », en référence à l’univers grec alors fameux pour son esprit révolutionnaire et guerrier, le poème A lágrima de um Caeté (La déchirure d’un Caeté) est relativement bref. Il compte 712 vers, disposés en 42 stances hétéromorphiques, avec une versification irrégulière : décasyllabes, hendécasyllabes, versets de sept syllabes et versets de cinq syllabes.

21Généralement laissé de côté par la critique lors de sa parution, mais bien réédité et analysé par Constância Lima Duarte dans l’édition de 1997, A lágrima de um Caeté s’inscrit en quelque sorte dans la trajectoire de la littérature brésilienne comme un texte de transition, précisément pour sa double nature esthétique : romantique (un esprit excessivement dépressif, honnête, vindicatif, avec parfois une propension à l’éloge) et réaliste (parce que, dans la conscience qui en survivait chez le dernier Caeté indigène, cet esprit était contaminé par une vision réaliste). Il en résulte, dans les dimensions historiques et humaines mentionnées, une convergence des sphères publique et privée par laquelle s’effectuent les premiers pas conduisant à la formation d’une pensée critique que seul le Modernisme pourra consolider.

22Au plan esthétique cependant, nous comprenons que l’œuvre s’affaiblit en empruntant la trajectoire de l’épopée romantique brésilienne, avec une subjectivité s’identifiant à la conception contemporaine du monde et l’utilisation d’images typiques du caractère idéaliste de la poésie romantique. La question autochtone, par exemple, est un indice important de ses liens avec les idéaux romantiques brésiliens. La matière épique du poème – les luttes libérales contre le pouvoir impérial – offrira, après l’intervention créatrice de l’auteur, les dimensions réelles et mythiques nécessaires, qui se traduiront à la fois dans les domaines de l’histoire et du merveilleux.

23L’« Avant-propos » qui ouvre le poème annonce le caractère historique et perturbateur du texte offert au lectorat. Les « mille tortures inquisitoriales » imposées au poème avant d’arriver sous la presse à imprimer révèle, quoique d’une manière symboliquement mystérieuse, les difficultés rencontrées sur la voie de publication. L’écriture de Floresta, même symbolique dans certaines parties, était étonnamment critique à l’égard de la répression des révolutionnaires lors de la récente Révolution Praieira et, par conséquent, exprimait un idéal très fort. Cependant, plus qu’un document littéraire sur la révolution, A lágrima de um Caeté constitue un réexamen du mythe du bon sauvage, lui conférant une apparence plus humaine et réaliste. Voici l’ouverture, ou l’« Avant-propos » :

Le malheureux Caeté, bien qu’il soit venu devant cette cour en Février aussitôt après la révolte des rebelles à Pernambouc, est seulement alors autorisé à comparaître, et cela, après être passé par mille tortures inquisitoriales ! … Grâces soient rendues à la main bienfaisante qui l’a fait renaître, comme le Phoenix, des cendres auxquelles il avait été ou devait être réduit12 !

24Le « malheureux Caeté » cité dans l’ouverture n’est pas, en fait, un indigène, mais le poème lui-même13, qui avait été soumis à « mille tortures inquisitoriales » imposées avant d’accéder à l’imprimerie. Cette référence métalinguistique aux difficultés rencontrées sur le chemin de la publication indique déjà la veine critique de l’auteur. Floresta avait une écriture symbolique mais frappante à propos d’un événement dont elle était contemporaine, la Révolution Praieira. Ainsi le ton du poème exprime la force d’un idéal que Floresta a elle-même partagé. Autrement dit, il y n’avait aucune distance entre le contexte historique et le poème.

25Au plan historique, nous nous souvenons que la Révolution Praieira a commencé en 1848 et a pris fin en 1852, et qu’elle s’est caractérisée comme un soulèvement contre le régime impérial. Bien que né des conflits idéologiques existant dans la classe dirigeante elle-même, le mouvement prit bientôt une dimension populaire. Après le retrait de Chichorro Gama, gouverneur libéral qui s’était opposé au pouvoir des familles aristocratiques, un parti conservateur était arrivé au pouvoir dans la province, ce qui avait provoqué du mécontentement. Sous l’influence de leaders comme Borges da Fonseca, Pedro Ivo Veloso et Nunes Machado, devait commencer à Olinda, le 7 novembre 1848, une rébellion qui se répandit bientôt dans d’autres régions. Différentes factions dans le mouvement révolutionnaire lui-même affaiblirent son aptitude à résister à la force du pouvoir impérial. En outre, comme ils ne remettaient pas en question les pratiques esclavagistes, les rebelles ne purent pas compter sur la participation des esclaves. La victoire des forces impériales donna lieu à un massacre (815 morts et 1701 blessés), et fut le début d’une longue période de stabilité du parti conservateur au pouvoir. Le poème fut écrit immédiatement après la mort de l’un des héros, Nunes Machado, en février 1849.

26Considérant la question des indigènes et celle des luttes politiques et sociales, le poème montre un protagoniste identifié en même temps à la terre, le Caeté, et au projet libéral de Nunes Machado, l’autre héros du poème. La défaite des révolutionnaires reflète les conditions mêmes de la défaite des populations indigènes. En ce sens, la « déchirure » est l’expression d’un héroïsme distinct : accepter de reculer est l’attitude appropriée afin de réaliser une autre action plus large, celle de perpétuer sa propre identité. Comme Énée dans l’Iliade, le Caeté a effectué un retrait stratégique, il a changé d’objectif devant une nécessité majeure pour empêcher l’anéantissement total de son peuple.

27Les premiers versets décasyllabiques ressemblent aux ouvertures des épopées composées dans la filiation de Camões et, en même temps, sous l’influence classique ; évoquant la fin du jour comme signal marquant le début du récit, ils révèlent immédiatement le dessein épique de Floresta :

Là-bas quand à l’Occident le soleil avait
Plongé ses rayons sous les eaux, et que la nuit triste
Un dense voile d’ébène commençait
Lentement à étendre sur la terre,
Sur les berges de la fraîche Beberibe14,
Dans ses espaces les plus mélancoliques,
Accordés à la douleur de qui se plaît
À méditer sur la douleur de la Patrie en deuil !
Solitaire, errait une silhouette d’homme,
Levant de temps à autre les yeux au ciel,
Puis vers la terre, triste, les retournant15

28Outre ce dessein, la double instance d’énonciation, le plan historique, légitimé par référence à la révolution contemporaine qui, malgré les récents événements, a clairement illustré la position de Floresta sur l’histoire du Brésil, et la présence de la figure du Caeté, qui dans la huitième strophe fusionne avec le Je-lyrique / narrateur omniscient, sont autant d’indices que A lágrima de um Caeté visait à dépasser l’histoire officielle, et cherchait à exploiter une dimension mythique. Mais, dans la mesure où Floresta, pour des raisons tenant à la proximité de l’événement, n’était pas en mesure de lui donner une telle dimension, elle créa, sur le plan littéraire du poème, un lien unissant le présent et le passé, autrement dit l’événement historique (la Révolution Praieira) et le passé indigène mythique. Cette création était précisément le Caeté. Il ne s’agissait pas d’un personnage ayant réellement existé et ayant porté le nom de Nunes Machado. Bien que les Caetés aient bien été les membres d’une tribu de la région, son Caeté était un personnage de fiction, un symbole au moyen duquel elle pouvait dire comment les indigènes du Brésil avaient ressenti cette révolution et tout qu’elle avait impliqué (dont leur extermination). Ce personnage permettait l’accès au plan merveilleux ou mythique par le contact qu’il entretenait avec les forces élémentaires et avec les allégories des grandeurs et des misères humaines, la Réalité, la Liberté (allégories féminines) et le Génie du Brésil (allégorie masculine). Dans la huitième strophe, le Je-lyrique / narrateur s’ajoute à la prise de conscience du Caeté, qui montre une vision critique de l’ordre colonial fondé sur des principes religieux :

C’est ça… pensait-il,
Ô mon fleuve préféré !
Me voici sur ses rives,
Jouissant de doux plaisirs…

Ici, plus tard, sous le poids
dans mon âme triste d’une âpre douleur,
Je suis venu pleurer ces plages miennes
Au pouvoir de l’usurpateur !

Qui de les envahir
Non content,
Venait dans les forêts
Me frapper au cœur !

Il nous a apporté fers,
Feu, tonnerres,
Et des chrétiens
Les cœurs.

Et sur nous
Il a tout lancé !
De notre terre
Il nous a dépouillés !

Il nous a tout volé,
Ce tyran
Qui peuple se prétend
Libre et humain16 !

29Comme on peut le voir, Floresta présente un indigène extrêmement conscient de la fragilité de sa condition humaine, autrement dit un indigène qui, se sachant incapable d’être un « sujet », voit dans la vengeance un moyen de sauver sa dignité :

Indigènes du Brésil, qu’êtes-vous donc ?
Des sauvages ? De vos biens vous ne profitez plus…
Des civilisés ? Non… vos tyrans
Prudents vous gardent à bonne distance
De ces armes dont il vous a frappés.
De ses lumières, pauvres Caboclos !
Vous ne possédez pas un rayon !… Vous avez tout perdu,
Sinon de « lâches » le nom infâme17

30Comparé à l’image véhiculée par la perspective indianista romantique, l’indigène de Floresta apparaît revendicatif et déterminé. L’esprit vengeur du Caeté se souviendra des martyrs de l’histoire de Pernambouc : Domingos José Martins, Teotônio Jorge, Miguel Joaquim D’Almeida e Castro, qui avaient été décapités pour leur rôle dans la Révolution de 1817 ; Frei Joaquim do Amor Divino Rebelo e Caneca et le Major Agostinho Bezerra Cavalcante Souza, pendus en 1824 pour avoir participé à la révolution cette même année.

31La vengeance serait le chemin du Caeté pour figurer dans la galerie des rédempteurs. Le dernier héros cité est Nunes Machado, mort au combat pendant la Révolution Praieira. La contamination culturelle du Caeté par la culture chrétienne blanche se reflète également dans les versets où le Je-lyrique/narrateur, alors distinct de la voix du Caeté, raconte l’histoire du moment où celui-ci pleure la mort de Nunes Machado. On observe qu’il exprime à la fois une grande révolte contre l’ordre colonial et une remise en question de l’intervention divine dans les événements tragiques en rapport avec la guerre :

Voici que vole sur les tristes rives
De la Beberibe la Nostalgie,
accompagnant le Caeté
Dans le quartier de Solitude….
Là-bas, il voit prostré sur le sol
Le héros NUNES MACHADO ! !

Submergé de douleur, le triste Caeté
Soupire, se lamente, pleure, s’exaspère,
Plie le genou ! Du ciel il espère
Le prodige extraordinaire ! qui a fait se relever Lazare18 !

32Floresta, en utilisant le Caeté comme héros métonymique d’un peuple, a composé son œuvre en conformité avec son sujet sociologique, intégrant à leur identité, au-delà des traits individuels, des relations ethniques, géographiques, culturelles et économiques. Pour le soutenir dans son projet de vengeance, le Caeté en appelle au « Génie du Brésil », qui sera ensuite présenté comme la voix qui conseille : « ne pleurez pas, Ô Caeté », et qui célèbre l’héroïsme historique de Nunes Machado.

33La dimension mythique est établie par l’adhésion mythique des intercesseurs et des entités transfigurées (le Génie du Brésil, la Liberté, le Despotisme, etc.), comme dans les épopées néo-classiques et romantiques, mais il y a dans A lágrima de um Caeté une différence notable : l’inclusion de la Réalité, qui jusque-là n’y avait pas sa place.

34La projection du Caeté dans le plan du merveilleux est fondée sur trois épisodes : son entrée en contact avec le Génie du Brésil, dont la voix ne suffit pas à dissiper la pulsion de vengeance du Caeté ; la figure décharnée d’une femme, la Réalité, qu’il lui semble voir (« De triste couleur était son visage enlaidi19 ») ; et, pour compléter ce cadre dichotomique, l’arrivée de la Liberté descendue du ciel, transfigurée sous la figure d’une vierge céleste (« La plus belle des vierges sur un trône de roses ! » et « Elle a un abord souriant, un regard étincelant, / Un air viril, un port majestueux20 ») ; et celle du Despotisme, qui vient de la ville (un « monstre tortueux / Féroce, pareil à un serpent énorme21 ! »), que suivent « des furies chantant / La mort en un chœur funèbre22 ». S’adaptant à ce spectacle dantesque, le Caeté cherche à obtenir le soutien de la Liberté, mais seule la Réalité s’approche de lui, et le rôle de conseiller (omniscient) qu’elle joue explique la laideur de son visage émacié.

– Dissipe tes illusions, fils des bois,
À mon visage accoutume-toi ;
Et tu verras que je ne serai pas si laide
Que je le parais à présent.

Si d’illusions la misérable humanité
N’avait pas aimé se nourrir,
Hideuse ne serait pas ma face
Depuis lors à vos yeux23

35Sur le culte voué par l’indigène à la belle Liberté, la Réalité dit, en prenant la voix du narrateur :

Tu plies le genou ! … oh ! oui, adore,
Adore ce que dans la vie tu prises le plus haut ;
Adore la Liberté et Dieu à travers elle.

Belle et pure,
Elle s’éloigne de la capitale,
Dans les rangs de ses enfants
Cherchant ses protecteurs24.

36Ce que la Réalité veut montrer au Caeté, c’est que le châtiment du Despotisme viendra de la Liberté (agissant au nom de Dieu), mais pour le Caeté, il est sans intérêt de participer à cette guerre (Liberté vs Despotisme) : « Mais toi, mon pauvre Caeté, / Écoute la Réalité ; / Pars en quête des forêts, là seulement / Tu jouiras de la Liberté25 ». Le désir latent de vengeance est étouffé et réprimé par la prise de conscience que la Réalité, une figure décharnée, à l’opposé de ce que prône l’idéal romantique, serait de meilleur conseil :

– Arrête-toi, malheureux, dit-elle au Caeté.
De tant de bravoure renonce aux restes ;
Regarde-moi bien… tu perdras la foi
Avec laquelle tu vas commettre une folie !
[…]
Retourne dans ta jungle, va rechercher là-bas
Quelques-uns de ces biens qu’ici on t’a ôtés :
Ne crois pas, malheureux, retrouver jamais
La paix, la chance dont en ces lieux tu as joui26.

37La conclusion du poème assimile le héros fameux du fait de l’Histoire avec le nouveau héros que la poésie romantique-réaliste de Floresta construit. Le Caeté dit au revoir à la Beberibe et part vers un autre fleuve, la Goiana, en quête de survie. Ce genre d’évasion ne constitue pas un obstacle à la reconnaissance de l’action épique, puisque, en plus des liens avec le merveilleux, comme l’a montré notre analyse, il y a aussi une action historique, le retour des indigènes dans l’espace naturel de la forêt. Ce retour est devenu pour certaines tribus le prix historique de la survie à payer pour le développement urbain et l’acculturation qu’il favorisait.

38Dans ce retour, cependant, le souvenir de Nunes Machado comme modèle d’action héroïque acquiert aussi une valeur épique quand les voix « du ciel » garantissent l’immortalité au héros de la Révolution Praieira :

Et tout à coup le Caeté fut pris de nostalgie !
…………………………………………..………..
Sur les berges de la Goiana s’accroît maintenant
sa douleur ! …

– Goiana ! … crie-t-il dans son errance,
Plus triste que là-bas dans le Beberibe :
Où est ton héros ? Ton fils !
– Au ciel…

– Au ciel… répond l’écho ! Et le monde connaît
Ses grandes vertus, connaît la gloire
Que son nom a laissé, son nom immortel
Au pays de ses pères ! …

Et du Caeté
Le triste aiguillon
Avec lui alla
Dans le ciel se confondre27 !

39En conclusion, A lágrima de um Caeté fait sur le mode épique le récit de pleurs qui n’ont rien de déshonorant ou d’anti-héroïque, mais qui opèrent plutôt la cristallisation d’une prise de conscience révélatrice des conditions impératives de survie et de perpétuation d’une entité ethnique. Mythiquement consacré par la nature cumulative de ses réalisations, le héros épique est ressuscité par l’épopée de Floresta à travers une transgression qui ne valorise pas le geste guerrier, geste évidemment sans succès dans le contexte historique en question, mais la prise de conscience critique et la capacité de surmonter ses propres limites pour la préservation d’une culture pratiquement détruite par le « Portugais féroce et avide »28.

40La déchirure est donc le seul moyen possible de concilier les deux héros, Nunes Machado, qui est mort martyrisé, et le Caeté, qui, également martyrisé, a survécu.

Conclusion

41Les indigènes du Brésil ont toujours été présents dans la production épique romantique brésilienne. Les matériaux épiques de ces épopées romantiques fusionnent les événements historiques de la colonisation avec des références symboliques de la mythologie autochtone et des références symboliques issues des représentations socio-culturelles de la nouvelle société. L’indianismo et le nativisme sont les principes fondateurs de la nouvelle tradition brésilienne apparue avec l’indépendance. Mais, bien que la production épique du xixe siècle ait contribué à la construction littéraire de l’identité brésilienne comme peuple et nation, il reste beaucoup des questions à discuter, en particulier celles qui ont trait à la vision d’un indigène qui n’a jamais existé que dans les œuvres littéraires, du moins tel qu’il a été dépeint.

42Aux questions posées en introduction, nous avons quelques réponses. Comment les indigènes brésiliens apparaissent-ils dans A lágrima de um Caeté ? Sans aucun doute, en tant que victimes d’un ordre colonial qui ne les a jamais considérés comme un élément constitutif du pays. Comment l’ordre colonial est-il perçu par Nísia Floresta, dès lors que sa formation est fondamentalement européenne ? L’histoire de la vie de Nísia Floresta et sa production littéraire et culturelle attestent son regard critique sur la société et les questions politiques et culturelles de son époque, même si elle a vécu en Europe et a subi les influences esthétiques du contexte de l’art européen. Pourquoi les indigènes sont-ils valorisés en tant que héros de l’épopée romantique, alors que l’histoire elle-même les a réduits au silence et les a détruits culturellement ? C’est là une question difficile, puisque nous ne pouvons pas savoir dans quelle mesure les écrivains du xixe siècle avaient accès à des statistiques ni même à des informations historiques sur les problèmes autochtones, encore sujet de controverses importantes dans le pays. Quelles sont, dans l’épopée de Floresta, les différences entre le temps du Brésil colonial et le temps du Brésil monarchique ? La trace la plus visible en est que l’indigène, dans le poème de Nísia, a vécu l’indépendance du pays et a une conscience plus aiguë de tout ce qu’ont souffert les tribus brésiliennes pendant la colonisation et même après l’indépendance. Pourquoi certains auteurs, tels que Nísia Floresta, ont compris plus clairement que d’autres le processus pervers d’acculturation et de domination de l’indigène du Brésil ? Sans doute parce qu’il y a des écrivains dont la motivation pour la création littéraire ne peut pas renoncer à une conscience critique aiguë de la société.

43Comme nous l’avons observé, l’épopée de Nísia Floresta se distingue des autres productions indianistes romantiques, car elle couvre des conditions historiques d’oppression et de corruption qui n’apparaissent pas, du moins avec assez de force, dans d’autres œuvres du Romantisme brésilien.

44La projection du fait historique et culturel que représente la Révolution Praieira dans la subjectivité d’un indigène illustre en même temps les dommages personnels et collectifs générés par le processus de la colonisation portugaise au Brésil. En outre, sous le masque du Je-lyrique/narrateur, Nísia Floresta, par son activisme politique, envisage la Révolution Praieira dans une perspective critique qui intègre également l’individu au fait collectif. Son poème, pour discuter de l’expérience individuelle et collective du Caeté, favorise indéniablement un révisionnisme historique digne de figurer dans les programmes de littérature brésiliens. Malheureusement, tel n’est pas le cas.

Bibliographie

Cunha, Manuela Carneiro da [Org.], História dos índios no Brasil, São Paulo, Companhia das Letras Secretaria Municipal de Cultura, FAPESP, 1992.

Floresta, Nísia, A lágrima de uma caeté. Edição atualizada com notas e estudo crítico de Constância Lima Duarte, 4ª Ed, Natal, Fundação José Augusto, 1997.

Ramalho, Christina, Poemas épicos : estratégias de leitura, Rio de Janeiro, Uapê, 2013.

Ramalho, Christina, Vozes épicas : história e mito segundo as mulheres, Rio de Janeiro, Universidade Federal do Rio de Janeiro, 2004.

Silva, Anazildo, Ramalho, Christina. História da epopeia brasileira. vol. 1. Teoria e percurso crítico, Rio de Janeiro, Garamond, 2007.

Silva, Anazildo, Ramalho, Christina, História da epopeia brasileira. vol. 2. Das origens ao século XVIII, Aracaju, ArtNer, 2015.

Vainfas, Ronaldo, A heresia dos índios. Catolicismo e rebeldia no Brasil colonial, São Paulo, Companhia das Letras, 1995.

Notes

1 Nous reviendrons ultérieurement sur ce terme.

2 Notre traduction. Citation originale : Povos e povos indígenas desapareceram da face da terra como conseqüência do que hoje se chama, num eufemismo envergonhado, “o encontro” de sociedades do Antigo e do Novo Mundo. Esse morticínio nunca visto foi fruto de um processo complexo cujos agentes foram homens e microorganismos mas cujos motores últimos poderiam ser reduzidos a dois : ganância e ambição, formas culturais de expansão do que se convencionou chamar o capitalismo mercantil. Motivos mesquinhos e não uma deliberada política de extermínio conseguiram esse resultado espantoso de reduzir uma população que estava na casa dos milhões em 1500 aos parcos 200 mil índios que hoje habitam o Brasil (1992, p. 11).

3 Selon le recensement IBGE 2010 : 896 917 personnes.

4 Notre traduction. Citation originale : Para fins práticos, os índios se subdividem, no século XIX, em “bravos” e “domésticos ou mansos”, terminologia que não deixa dúvidas quanto à ideia subjacente de animalidade e de errância. A “domesticação” dos índios supunha, como em séculos anteriores, sua sedentarização em aldeamentos, sob o “suave jugo das leis” (1992, p. 136).

5 Notre traduction. Citation originale : Há, primeiro, os Tupi e os Guarani, já então virtualmente ou extintos ou supostamente assimilados, que figuram por excelência na autoimagem que o Brasil faz de si mesmo. É o índio que aparece como emblema da nova nação em todos os monumentos, alegorias e caricaturas. É o caboclo nacionalista da Bahia, é o índio do romantismo na literatura e na pintura. É o índio bom e, convenientemente, é o índio morto (Ibid.).

6 Notre traduction. Citation originale : A segunda categoria é o genericamente chamado Botocudo. Esse não só é um índio vivo, mas é aquele contra quem se guerreia por excelência nas primeiras décadas do século : sua reputação é de indomável ferocidade. Coincidência ou não, os Botocudos são Tapuia, contraponto e inimigos dos Tupi na história do início da Colônia e sobretudo na literatura indianista : Peri, um Guarani, salva a donzela e seu pai do ataque dos Tapuia (Ibid.).

7 La Santidade de Jaguaripe est un mouvement millénariste créé par des esclaves dans l’État de Bahia dans les années 1580 ; il connut un grand succès dans la Baie de tous les saints, avant d’être réprimé par les autorités politiques, les Jésuites et l’Inquisition.

8 Les caraíbas, qui s’inscrivent dans la tradition messianique améridienne, sont des individus considérés come étant doués de pouvoirs surnaturels.

9 Défini comme un processus constant de réutilisation d’une image mythique comme signe exclusif d’un certain mythe, ce qui réduit les possibilités de sens du mythe lui-même (Ramalho 2004).

10 Un fait intéressant : le poème eut aussi une édition italienne en 1860, ce qui montre que l’auteur situait son projet dans le contexte culturel européen.

11 Nord-est du Brésil. Sa capitale est la ville de Natal.

12 Notre traduction. Citation originale : O infeliz Caeté, apesar de ter chegado a esta corte no mês de Fevereiro logo depois da revolta dos Rebeldes em Pernambuco, é somente agora que lhe permitiram aparecer, e isto depois de o terem feito passar por mil torturas inquisitoriais !… Graças à benfazeja mão, que o fez renascer, qual Fênix, das cinzas a que o haviam ou queriam reduzir ! (1997, p. 35)

13 Voir Constância Lima Duarte (1997).

14 La Beberibe est un fleuve de l’État de Pernambouc.

15 Notre traduction. Citation originale : Lá quando no Ocidente o sol havia / Seus raios mergulhado, e a noite triste / Denso ebânico véu já começava / Vagarosa e estender sobre a terra ; / Pelas margens do fresco Beberibe, / Em seus mais melancólicos lugares, / Azados para a dor de quem se apraz / Sobre a dor meditar que a Pátria enluta ! / Vagava solitário um vulto de homem, / De quando em quando ao céu levando os olhos / Sobre a terra depois triste os volvendo… (1997, p. 35).

16 Notre traduction. Citation originale : É este… pensava ele, / O meu rio mais querido ; / Aqui tenho às margens suas / Doces prazeres fruído… // Aqui, mais tarde trazendo / Na alma triste, acerba dor, / Vim chorar as praias minhas / Na posse do usurpador ! // Que de invadi-las / Não satisfeito, / Vinha nas matas / Ferir-me o peito ! // Ferros nos trouxe, / Fogo, trovões, / E de cristãos / Os corações // E sobre nós / Tudo lançou ! / De nossa terra / Nos despojou ! // Tudo roubou-nos, / Esse tirano. / Que povo diz-se / Livre e humano ! (1997, p. 37).

17 Notre traduction. Citation originale : Indígenas do Brasil, o que sois vós ? / Selvagens ? Os seus bens já não gozais… / Civilizados ? Não… vossos tiranos / Cuidosos vos conservam bem distantes / Dessas armas com que ferido tem-vos / De sua ilustração, pobres Caboclos ! / Nenhum grau possuís !… Perdestes tudo, / Exceto de covarde o nome infame… (1997, p. 37)

18 Notre traduction. Citation originale : Eis voa das margens tristes / Do Beberibe a Saudade, / Acompanhando o Caeté / Ao bairro da Soledade… / Ali vê no chão prostrado / O Herói NUNES MACHADO ! ! / Transido de dor o triste Caeté / Suspira, lamenta, chora, se exaspera… / Os joelhos dobra ! Do céu inda espera / Prodígio estupendo ! que pôs Lázaro em pé ! (1997, p. 46)

19 Notre traduction. Citation originale : De triste cor era seu rosto afeiado (1997, p. 52).

20 Notre traduction. Citation originale : A mais bela virgem num trono de rosas ! et Feições tem risonhas, olhar cintilante, / Um ar varonil, porte majestoso (1997, p. 53).

21 Notre traduction. Citation originale : um monstro enroscado, / Feroz simulando enorme serpente ! (1997, p. 53).

22 Notre traduction. Citation originale : fúrias cantando, / Em funéreo coro a morte (1997, p. 53). 

23 Notre traduction. Citation originale : Dissipa as ilusões, filho dos bosques, / A meu rosto te afaze ; / E verás que tão feia eu não serei, / Como agora pareço. / / Se de ilusões a mísera humanidade / Não amasse nutrir-se, / Horrenda a face minha não seria / A seus olhos depois… (1997, p. 54).

24 Notre traduction. Citation originale : Tu dobras o joelho !… oh ! sim, adora ; / Adora o que na vida mais tu prezas ; / A Liberdade adora e nela Deus. // Linda e pura se vai ela / Da capital separando ; / Nas fileiras de seus filhos / Seus defensores buscando (1997, p. 54).

25 Notre traduction. Citation originale : Mas tu, meu pobre Caeté, / Escuta a Realidade ; / Busca as matas, lá somente / Gozarás da Liberdade (1997, p. 55).

26 Notre traduction. Citation originale : Pára, miserando, disse ela ao Caeté. / Os restos depõe de tanta bravura ; / Encara-me atento… perderás a fé / Com que praticar vás uma loucura ! / […] / Volta às selvas tuas, vai lá procurar / Alguns desses bens que aqui te hão tirado : / Não creias, ó mísero, jamais encontrar / A paz, a ventura que aqui tens gozado (1997, p. 52).

27 Notre traduction. Citation originale : E súbito o Caeté foi-se saudoso ! / …………………………………………………. / Nas margens do Goiana agora expande / Sua dor !… // - Goiana !… clama ele ali vagando, / Mais triste do que lá no Beberibe : / Onde está teu herói ? O filho teu ! / - No céu… // — No céu… responde o eco ! E sabe o mundo / Suas grandes virtudes ; sabe a glória, / Que seu nome deixou, nome imortal / Na Pátria !… // E lá do Caeté / O triste pungir, / Com ele se foi / No céu confundir ! (1997, p. 56)

28 Notre traduction. Citation originale : fero Luso ambicioso (1997, p. 42).

Pour citer ce document

Christina Ramalho, « Les représentations épiques romantiques de l’époque coloniale au Brésil », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=486

Quelques mots à propos de :  Christina Ramalho

Docteur ès Lettres (UFRJ, 2004) et fondatrice du CIMEEP (Centro Internacional e Multidisciplinar de Estudos Épicos), Christina Ramalho enseigne à l’Universidade Federal de Sergipe (Brésil).

Elle a publié plusieurs livres et articles de théorie et critique littéraire, notamment : Elas escrevem o épico (2005), História da epopeia brasileira vol. 1 (avec Anazildo Vasconcelos da Silva, 2007), Poemas épicos : estratégias de leitura (2013) et récemment A cabeça calva de Deus, de Corsino Fortes, o epos de uma nação solar no cosmos da épica universal (2015) ainsi que História da epopeia brasileira vol. 2 (2015).