Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

La temporalité dans les traditions épiques ouest-africaines : une imprécision caractéristique du genre épique

Cheick Sakho


Résumés

La question de la temporalité n’est pas facile à cerner dans les récits oraux africains car les événements aussi importants qu’ils soient, ne sont pas datés, non pas parce qu’il n’existerait pas un système de comput proprement africain (Wa Kamissoko) mais, plutôt, parce que dater un événement c’est le fixer, le figer, alors que le récit épique insère les événements dans un temps mythique, insaisissable. Cette étude qui s’appuie principalement sur des récits peuls et africains s’attache à démontrer les spécificités du temps épique auxquelles on se heurte dès qu’on entreprend d’analyser la temporalité dans les épopées africaines.

The question of temporality is not easy to grasp in African oral narratives because events as important as they are, are not dated; not because there was no properly African system of computation (Wa Kamissoko) but, rather, because to date an event is to fix it, to freeze it, whereas the epic narrative inserts the events in a mythical, elusive time. This study, which is based mainly on Fulani and African accounts, seeks to demonstrate the inconsistencies and inaccuracies that one encounters as soon as one begins to analyze temporality in african epics.

Texte intégral

1Les sociétés traditionnelles africaines maîtrisaient les données spatio-temporelles à l’aide d’outils qui leur sont propres et qui, bien que relevant d’un système non métré, n’empêchaient nullement de mesurer l’espace et le temps de façon précise et cohérente. En effet, de même que la distance d’un endroit à un autre était évaluée en termes de forêts, de ruisseaux ou de localités traversés ou encore de montagnes escaladées par exemple et non en nombre de kilomètres parcourus, le temps ne se mesurait pas non plus en termes d’heures ou de minutes. Dans les récits oraux, et particulièrement dans le genre épique, non réaliste, on se heurte en outre, dès qu’on entreprend l’analyse de la temporalité, à des incohérences et des invraisemblances, les griots se souciant très peu de situer avec exactitude les événements (naissances, batailles, morts, etc.) qu’ils narrent en pratiquant fréquemment le grossissement hyperbolique.

2La question de la temporalité n’y est donc pas facile à cerner car les événements, aussi importants qu’ils soient, ne sont pas datés ; non pas parce qu’il n’existait pas un système de datation mais, plutôt, parce que dater un événement c’est le fixer, le figer, alors que le récit épique insère les événements dans un temps mythique, insaisissable.

3Comment alors, dans ce contexte, appréhender la temporalité dans les récits épiques ouest-africains ?

4L’absence de dates influe-t-elle nécessairement sur la conduite des récits ?

Les incohérences dans le traitement de la temporalité dans les traditions orales

5L’analyse du traitement du temps dans les récits épiques fait apparaître de nombreuses incohérences apparentes. Les Récits épiques du Fuuta Tooro à la fin de la théocratie1 nous en fournissent un bel exemple. Dans le premier récit de cet ouvrage, en effet, le narrateur rapporte que pour aller du Bosoya au Ɓunndu, l’armée d’Abdul Bokar a mis cinq jours pour une distance de 222,5 km (89 cm sur la carte)2 :

Ils chevauchèrent pendant quatre jours et quatre nuits, ne s’arrêtant que
Pour faire manger ou faire boire leurs chevaux.
Tout le reste du temps, ils chevauchaient.
Au cinquième jour ils arrivèrent près de Seendebu. (« La bataille de Seendebu », v. 984-987).

6Cette durée nous paraît exagérée à plus forte raison si, comme l’affirme le griot, ils ne s’arrêtent que pour faire boire ou faire manger leurs coursiers. Le griot a, nous semble-t-il, rendu volontairement la durée de ce trajet plus longue qu’elle ne devrait durer réellement. Mais peu importe puisque nous sommes dans l’épopée, le griot doit rendre l’exploit du héros plus éclatant. Cependant, en dépit de ces exagérations, le pacte qui liait le griot à l’auditeur ne saurait être compromis puisque dès le début du récit celui-ci connaît déjà toute l’histoire :

Ce qui compte d’abord dans l’œuvre littéraire, c’est le langage, sa beauté, son expressivité, son adéquation à l’esprit d’une culture ; c’est cet esprit lui-même, la vision du monde et des valeurs du groupe qui transparaissent dans l’œuvre littéraire3.

7En effet, le public des récits oraux connaît dès le début de la récitation toute l’histoire et accepte de se soumettre volontairement et adhère même au discours à visée idéologique du griot.

8L’incohérence temporelle est encore plus manifeste dans le récit de « la bataille de Mbummba » (récit 3). En effet, Ibra Almaami envoie à Abdul Bokar un messager pour lui rappeler son engagement, celui-ci arrive à Daabiya, délivre le message, retourne jusqu’aux environs de Galoya, et c’est seulement à cette étape-là qu’Abdul Bokar demande à Farba Jowol d’ordonner à l’armée de se préparer pour aller à Mbummba :

Le messager repartit mais avant qu’il n’arrive aux environs de Galoya,
Abdul Bokar avait commandé à ses hommes de seller leurs chevaux :
« Farba Jowo, sellez les coursiers !
– Où allons-nous ?
– Nous allons à Mbummba. (« La bataille de Mbummba », v. 764-770)

9Et :

Au même moment, le messager arriva chez Ibra Almaami,
Et lui dit : « Ibra Almaami !
– Oui !
– J’ai vu Abdul Bokar,
Et lui ai transmis ton message.
Il m’a demandé de te transmettre ses salutations.
J’ai trouvé là-bas Untel et Untel,
J’ai trouvé là-bas aussi Untel autre et Untel autre ;
Il a égorgé un mouton en mon honneur.
Il m’a chargé de te dire que, puisqu’aujourd’hui on est le premier… »
Au moment où il finissait de dire qu’aujourd’hui on était le premier du mois,
Ils entendirent la poudre tonner derrière eux ;
Abdul Bokar, lui, n’avait pas attendu le vingt-et-un. (« La bataille de Mbummba », v. 934-946).

10On remarque que Farba Jowol a eu le temps d’aller à Jowol (ville de garnison), revenir à Daabiya (capitale du Bosoya) et partir à Mbummba (capitale du Laaw, lieu de l’attaque) pour arriver presque au même moment que l’envoyé d’Ibra Almaami. Les données géographiques montrent que pour réaliser un tel exploit, le chef de l’armée du Bosoya a parcouru 110 km dont 50 pour le trajet aller / retour entre Daabiya et Jowol (la distance entre les deux contrées étant de 25 km (10 cm sur la carte) et 60 km (24 cm sur la carte) entre Daabiya et Mbummba, là où le messager d’Ibra Almaami n’avait à parcourir que 22,5 km (9 cm sur la carte), seulement. Pourtant, c’est cette même armée qui a mis cinq longues journées pour parcourir les 222,5 km séparant Daabiya et Seendebu. Dans ce récit, elle parcourt d’un trait 110 km. C’est comme si le temps s’était arrêté afin de lui permettre d’accomplir un exploit à nul autre pareil. Bien évidemment une telle chose ne saurait être concevable que dans l’épopée.

L’imprécision temporelle dans les récits épiques

11Au-delà des incohérences notées, on peut également relever que le temps épique est très imprécis. En effet, ce qui domine dans les récits oraux ce sont, non pas les repères temporels objectifs qui marquent les événements de manière chronologique, mais plutôt les repères temporels relatifs dépendant de la position de l’émetteur dans le temps et dans l’espace.

12C’est ainsi qu’on rencontre dans les récits oraux une infinité d’expressions qui ne renvoient à aucun moment ou aucune époque pris objectivement. Les repérages temporels qui y sont mentionnés dépendent, en général, d’une situation donnée.

13En effet, pour camper un événement sur le plan temporel, les narrateurs emploient une profusion de termes vagues du type : un jour, ce matin-là, cette nuit-là, à l’époque… qui ne permettent pas de situer avec précision les événements sur l’axe temporel, même s’il peut arriver que les narrateurs s’efforcent, par endroits, de situer certains événements avec précision. Ainsi, ils peuvent être situés dans un mois précis sans pour autant, cependant, préciser l’année. Ce qui s’ajoute encore un peu plus au flou.

14Par ailleurs, de façon plus générale, et ce jusqu’à une époque encore récente, dans les sociétés africaines dominées par l’oralité, pour marquer une naissance ou un décès par exemple, on se référait souvent à un événement d’ampleur nationale avec lequel ils coïncidaient.

15Ce manque de précision dans la représentation des données temporelles s’explique, cependant, moins par l’absence d’un mécanisme de datation purement africain que par la volonté des traditionalistes de ranger ces textes dans un temps mythique.

16En effet, selon le griot malien Wâ Kamissoko, il existait dans les sociétés africaines un système de comput qui permettait de fixer les événements avec précision.

17Étonné de l’extrême précision sur les dates des événements racontés par Wâ Kamissoko lors du colloque de la Fondation SCOA de Bamako en 1975, Amadou Hampâté Bâ l’interpelle en ces termes :

Pardon, Wâ ! Nous aimerions savoir pourquoi vous ne vous trompez jamais dans vos comptes, pas même à un mois près.

18La réponse du griot malien est pour le moins claire :

Hum ! à toi, je la donnerai la clé du comput du temps. « Si nous mentons, c’est parce que nos devanciers nous auront menti. Et si nous disons vrai, c’est également parce que nos devanciers nous auront dit vrai. » Nous avons encore recours au procédé fort ancien pour tenir le compte, pour mettre à jour le calendrier. Lorsque l’année de douze mois arrive à son terme, on prend un caillou que l’on place dans la jarre servant à compter le nombre d’années écoulées depuis qu’un événement donné s’est produit4

19Abordant toujours la question de la précision temporelle dans les propos de Wâ Kamissoko, Youssouf Tata Cissé confie dans l’avant propos de son ouvrage La Grande Geste du Mali :

Quand j’ai, pour la première fois, rencontré Wâ avec Germaine Dieterlen qui m’avait beaucoup parlé de lui, il m’est apparu comme un homme extraordinaire : il était de tous les traditionalistes que j’avais rencontrés celui qui, avec un aplomb considérable, déclarait : « Ceci s’est passé il y a 1256 ans, 4 mois et 3 jours »… Au début, j’ai pensé que c’était là « fioriture de griot » ; mais, très rapidement, je me suis aperçu qu’il avait réellement cette connaissance précise, et ceci grâce à un entraînement particulier de la mémoire, et une initiation aux différents systèmes de « comput du temps » qu’utilisent les griots de Krina5

20Donc en se référant à cela on peut accepter l’existence d’un système de datation proprement africain. Cependant, il nous semble que l’absence de dates se justifie surtout parce que les personnages dont il est question dans les récits oraux et leurs actions doivent se muer en légende.

21Se fondant sur la chanson de geste française, Léon Gautier ne dit pas autre chose quand il écrit :

Tout d’abord, l’Épopée véritable, populaire, spontanée, n’est jamais née et ne peut naître qu’à une époque sincèrement primitive, à un moment où le sens historique n’existe pas encore, où la légende règne, et règne sans rivale6.

22Ainsi donc, même pour des personnages historiques appartenant à des époques relativement proches de nous comme Ceerno Sileymaan Baal et Abdul Qaadir Kan, les guides de la révolution des toorodɓe intervenue en 1776 au Fuuta Tooro, les récitants les logent dans des temps primitifs, dans un hors-temps évitant ainsi de fixer leurs actions, leurs faits dans un temps chronologique repérable.

23D’ailleurs les récits épiques et/ou hagiographiques plus tardifs et portant sur des personnages historiques comme El Haaj Umaar (xixe siècle) ou même bien plus tard sur les résistants qualifiés de pacifiques comme Ahmadu Bamba, El Haaj Maalik Sih, El Haaj Ibrahiima Ñas (xxe siècle)… ne dérogent pas à cette règle. En effet, des récits comme La Vie d’El Hadj Omar : Qacida en poular7 de Mohammadou Aliou Tyam ou encore L’Épopée de Cheikh Ahmadou Bamba de Serigne Moussa Ka ne comportent pas de dates précises pour marquer les événements même s’ils sont écrits en ajami8 par des intellectuels arabisés maîtrisant donc parfaitement le calendrier musulman.

Conclusion

24Les imprécisions et les incohérences restent donc prédominantes dès qu’on entreprend l’analyse de la temporalité dans les récits oraux. Même si cette étude s’appuie sur des textes peuls du Fuuta Tooro pour l’essentiel, il nous semble que nos remarques peuvent s’appliquer aux récits provenant des autres aires culturelles de l’Afrique et du monde, ce brouillage des repères temporels apparaissant comme une propriété inhérente au genre épique dans toutes les cultures.

Bibliographie

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Borgomono, M., « Temps et espace dans le roman africain : quelques directives de recherches », Revue de Littérature et d’esthétique négro-africaines, no 8, Abidjan, NEA, 1987.

Cissé, Yousouph Tata et Wa Kamissoko, La Grande Geste du Mali : des origines à la fondation de l’empire, Paris, Karthala, 1988.

Dieng, Bassirou et Faye, Diaô, L’Épopée de Cheikh Ahmadou Bamba de Serigne Moussa KA, Dakar, PUD, 2006.

Kesteloot, Lilyan et Dieng, Bassirou, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.

Gautier, Léon, La Chanson de Roland, Paris, Édition critique, 1872.

Greimas, Algirdas Julien, Maupassant. La sémitique du texte, exercices pratiques, Paris, Le Seuil, 1976.

Kesteloot, Lilyan, L’Épopée bambara de Ségou, Paris, L’Harmattan, 1993.

Meyer, Gérard, Récits épiques toucouleurs, Paris, Karthala, 1991.

Sakho, Cheick, Récits épiques du Fuuta Tooro à la fin de la théocratie, PUD, Dakar, 2015.

Sakho, Cheick, « La Révolution des Toorodɓe de 1776 et sa mise en récit », thèse de doctorat nouveau régime, Université Cheikh Anta DIOP de Dakar, 2016.

Tandina, Ousmane, Récits épiques du Niger, Médiévales 31, Université de Picardie-Jules Verne, Amiens, 2004.

Tyam, Mouhamadou Aliou, La Vie d’El Hadj Omar : Qacida en Poular, traduction d’Henri Gaden, Paris, Institut d’ethnologie, 1935.

Notes

1 Cheick Sakho, Récits épiques du Fuuta Tooro à la fin de la théocratie, Dakar, PUD, 2015.

2 Voir Cartes du Sénégal : Afrique de l’Ouest, République du Sénégal, Ministère des Transport de la République Française, Institut géographique national, Paris, Service géographique-Dakar, 1re édition septembre 1960, réimpression juillet 1963. Cette carte à l’échelle de 1/250.000 nous a permis de trouver les distances parcourues entre le Bosoya et le Ɓunndu.

3 Lilyan Kesteloot, L’Épopée bambara de Ségou, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 18.

4 Yousouph Tata Cissé et Wa Kamissoko, La Grande Geste du Mali : des origines à la fondation de l’empire, Paris, Karthala, 1988, p. 381.

5 Ibid., p. 11.

6 Léon Gautier, La Chanson de Roland, Paris, Édition critique, 1872.

7 Mouhamadou Aliou Tyam, La Vie d’El Hadj Omar : Qacida en Poular, traduction d’Henri Gaden, Paris, Institut d’ethnologie, 1935.

8 Textes en langues africaines transcrits en caractères arabes.

Pour citer ce document

Cheick Sakho, « La temporalité dans les traditions épiques ouest-africaines : une imprécision caractéristique du genre épique », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=448

Quelques mots à propos de :  Cheick Sakho

Cheick Sakho enseigne la littérature orale à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ses recherches portent essentiellement sur l’épopée principalement sur l’islamisation des traditions épiques ouest africaines.

Il a publié Récits épiques du Fuuta Tooro à la fin de la théocratie (Dakar, Presses universitaires de Dakar, 2015), « L’héroï-comique dans l’épopée de Samba Guéladjo et dans La Chanson de Guillaume » (Éthiopiques no 83, 2e semestre 2009, p. 21-35) et « La pudeur dans le traitement de la sexualité dans quelques épopées ouest-africaines » (Médiévales 47, Érotisme et sexualité. Actes du colloque international des 5, 6 et 7 mars 2009 à Amiens, p. 224-230).