Sommaire
Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée
sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)
Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.
- Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin Dédicace
- Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin Introduction
- Poétique de la pérennité : temps épique et anthropologie de la durée
- Emmanuelle Poulain-Gautret Maître(sse) du temps ? La temporalité dans Florence de Rome
- Maïmouna Kane Raoul de Cambrai ou le refus de la temporalité du divin
- Pascale Mougeolle Construire l’instant : poétique de la répétition dans l’épopée occidentale
- Bochra Charnay La temporalité dans la Geste hilalienne : ruptures et intrusions
- Amadou Oury Diallo La configuration du temps dans les épopées du Foûta-Djalon
- Amadou Sow Repères temporels, instance de narration et typologie des épopées peules (Samba Guéladio Diégui, Guélel et Goumallo, Boûbou Ardo Galo et L’Épopée du Foûta Djalon, la chute du Gâbou)
- Manuel Esposito Une tentative d’abolition du Temps : la narration en tant que défi lancé à la mort dans le Roland furieux de L’Arioste
- Dimitri Garncarzyk Des bardes pressés, ou de l’urgence d’écrire au xviiie siècle des « épopées d’actualité »
- Isabelle-Rachel Casta Le temps gelé : une épopée du Néant (The Leftovers, Les Revenants) ?
- Claudine Nédelec Les épopées travesties, « appropriées à l’histoire du temps » (France, xviie siècle)
- Éthique du temps épique
- Ursula Baumgardt Structures narratives et représentations du temps dans l’épopée peule du Mâssina (Mali)
- Abdoulaye Keïta « La bataille de Makka » ou quand le présent sert la théâtralisation du futur
- Claudine Le Blanc Temps épique, temps dramatique : la délibération dans l’épopée indienne (Mahâbhârata, VIII)
- Patricia Rochwert-Zuili La temporalité dans la geste cidienne : aspects poétiques et socio-politiques
- Marion Bonansea Le « futur passé » : récit de guerre épique et expérience du temps
- Catherine Servan-Schreiber Temporalité de la vendetta dans les épopées indiennes du Bandit d’honneur
- Marguerite Mouton L’épique intempestif à l’ère du roman
- Isabelle Weill Distorsions et parallèles temporels dans des romans épiques anglais relatant les exploits de capitaines de la Royal Navy à l’époque révolutionnaire et napoléonienne
- Hors temps : le récit du présent
- Jean Derive Le régime temporel dans la narration de l’épopée
- Cheick Sakho La temporalité dans les traditions épiques ouest-africaines : une imprécision caractéristique du genre épique
- Xavier Luffin Temporalité et religion dans la tradition épique arabe. Trois cas de figure
- Julien Decharneux Personnages historiques dans la Sīrat ʿAntar : une temporalité originale. Le cas d’Alexandre le Grand
- Christina Ramalho Les représentations épiques romantiques de l’époque coloniale au Brésil
- Ibrahima Wane Le temps et l’espace dans l’épopée de l’Almaami Maalik Sii du Bunndu
- Blandine Koletou Manouere L’énonciation temporelle dans Le Mvett de Tsira Ndong Ndoutoume
- François Dingremont Le kairos, une référence temporelle pour l’Odyssée
- Ana Rita Figueira La mise en scène du temps dans le Bouclier d’Achille (Iliade, 18, 477-617)
La mise en scène du temps dans le Bouclier d’Achille (Iliade, 18, 477-617)
Ana Rita Figueira
Notre propos consiste à montrer que la description du bouclier d’Achille (Il. 18, 477-617) suggère une mise en scène du temps. L’analyse du vocabulaire va indiquer des allusions temporelles et sensorielles, suscitant un spectacle mental composé de plusieurs moments mis à distance, ce qui amène l’auditoire à une rêverie éveillée et cohérente, lui permettant d’assimiler le monde empirique autrement. De plus, diverses « occasions métaleptiques » peuvent surgir de l’interpénétration des plans fictionnels, la renforçant.
In this paper, we aim to show that the description of Achilles’ shield (Iliad 18, 477-617) suggests a dramaturgy of time. A further aim is to show how Hephaestus measures time with his body to create for Achilles an object that alludes to finding peace within him. The analysis of vocabulary makes it possible to identify distinct time conceptions and various sensorial stimuli that enable a performance in the mind of the audience. The presentation of several scenes shown objectively produces an iconographic discourse that contributes to induce a coherent state of dream to spectators, enabling them to assimilate the empirical world of experience from new angles. It is argued that this is achieved with the use of metalepsis (Genette 2004), a rhetorical figure that designates the interpenetration of several fictional dimensions, which is the case in the making of the shield. Thus, the making of the shield comprises two cities that contain the alignment of three conceptions of time, namely the chronological time, the metaphysical time (kairos) and the time of cycles and of destiny (aion) forming a dynamic and orderly movement prompted by the energy of the river. Hephaestus suggests life by arresting time to present the audience with still mental images that may be analysed through the notion of ‘tableaux vivants’ as developed by Diderot (Diderot 2005). These verbal paintings convey a vision of the world that seems to point out life as paradox where beauty and violence may simultaneously for no reason at all.
1La question de la mise en scène du temps dans la description du bouclier d’Achille1 résulte de trois dimensions temporelles : le temps chronologique ; le temps métaphysique (le kairos) – qui correspond à une perception temporelle subjective allusive au basculement décisif – et le temps allusif aux cycles, qui englobe les astres, la destinée ou la chance (Aiôn). Ces références proviennent de l’interpénétration des univers qui composent le bouclier, établissant, ainsi, des métalepses. Ces procédés amènent à la manifestation de différentes perceptions temporelles de la réalité.
2La métalepse est une « pratique de langage2 » comprenant plusieurs acceptions. Pour les anciens rhétoriciens3 il s’agit plutôt d’un cas de transfert4 (métonymie et métaphore). Reprenant Genette, nous la comprenons comme interpénétration5 des dimensions temporelles qui s’établissent dans le bouclier, produisant aussi un effet de « transfusion perpétuelle et réciproque6 ». Ainsi, on identifie un temps « fictionnel » par rapport au temps chronologique appartenant à l’univers de la performance de l’histoire devant l’auditoire, mais aussi, par rapport aux divers univers qui composent le bouclier. Nous sommes donc en présence d’un temps fictionnalisé dans la fiction, qui fait apparaître des « portes glissantes », permettant de voir des univers parallèles.
3L’action de fabriquer le bouclier suggère un alignement entre ces trois temps, dont la finalité est, potentiellement, d’amener Achille à ressentir une sensation de paix intérieure. L’objet forgé fait apparaître des spéculations sur la vie et la mort de l’homme, suggérant un lien entre l’ordre temporel et l’ordre des actions humaines. La façon détachée dont ces dimensions temporelles conduisent notre imagination suggère une mise en scène, dans la mesure où il s’agit d’une fabrication issue de la pensée, qui est très liée à l’ordonnance temporelle. Nous essaierons de montrer qu’Héphaïstos aligne les trois dimensions temporelles déjà mentionnées, en stimulant plusieurs sensations et vitesses.
4Par conséquent cet artefact revient sur le problème de construction de la mémoire suggérant une mise en scène. L’artisan7 apparaît comme metteur en scène, ce qui encourage la compréhension de la description du bouclier comme réflexion sur la condition de l’observateur, c’est-à-dire sur l’expérience de voir et de l’acte de donner à voir, comme construction du temps et de l’espace.
5Ces motifs résultent de l’articulation entre les divers procédés grammaticaux mis en place et l’organisation discursive des éléments constitutifs du bouclier. Le tout semble ancrer l’architecture du temps et de l’espace dans l’action. Ainsi s’impose une double méthode : la première, que l’on nommera philologique, s’occupe de l’analyse des verbes et la seconde, qu’on appellera comparatiste, qui se consacre à l’examen du dessin de l’espace et du mouvement de personnages, s’appuie sur la comparaison avec l’univers de la mise en scène.
6Malgré l’anachronisme de cette comparaison, la description du bouclier s’inscrit dans le domaine de l’image, plus exactement de la spéculation, ce qui suggère une certaine maîtrise du temps, qui introduit une notion de pérennité, de continuité, renforcée par l’emploi de l’imparfait. En vérité, cette option indique l’imperfection du bouclier, qui est présenté comme un objet en mouvement perpétuel (le temps ainôs), se composant de plusieurs dimensions contenant des réalités opposées. Cette coexistence produit aussi une apparence de simultanéité, qui montre une conception hybride de la réalité, laquelle ne présuppose pas nécessairement l’existence d’un véritable objet8.
7Indépendamment de l’existence d’un bouclier hors fiction, ces vers d’Homère apparaissent comme objet culturel organique et indépendant, créant l’illusion du vrai. Le fait qu’ils constituent, de plus, un exemple d’ekphrasis9 peut contribuer d’un côté à l’étude de la réception de l’image et, de l’autre, à la connaissance de l’art grec et, en particulier, des méthodes de construction de l’image. Pourtant, une telle recherche excède les objectifs de cet article, qui traitera uniquement de la puissance iconographique et scénographique des vers mentionnés, comme mise en scène du temps.
Interférences temporelles et spatiales
8La performance de l’aède déclenche des interférences temporelles et spatiales, puisqu’elle a lieu dans le temps de la vie empirique et parle du passé héroïque, ce qui crée une illusion d’arrêt du temps sur ce plan. Structurellement, on constate que les divers procédés du récit intègrent des constellations temporelles, qui parfois s’interpénètrent. La métalepse est une figure de rhétorique – qui fait écho à d’autres procédés, comme la prolepse et l’analepse dans la macrostructure du poème – particulièrement adéquate pour évoquer les dimensions10 spatio-temporelles dans l’Iliade. Le bouclier d’Achille en présente un cas particulier, agissant sur le temps en trois plans : en premier lieu cette microstructure arrête le temps de la vie empirique – celle de la performance –, faisant pénétrer l’auditoire dans l’espace du dieu boiteux, l’amenant à observer ce domaine ; en deuxième lieu elle produit un arrêt dans la macrostructure du poème ; enfin elle contribue à un effet de simultanéité, apporté par les scènes composant le bouclier.
9Plusieurs auteurs11 ont analysé ces vers, en étudiant le rapport entre le monde tel qu’il est et le bouclier, cependant ils ne se sont pas arrêtées sur la représentation du temps en images littéraires, et, en particulier, ses dimensions scéniques.
Donner à voir, à entendre et à sentir – la mise en scène de la mémoire
10« Le monde du bouclier est comme le monde12. » De fait, chacun conserve son identité, l’artefact poétique n’étant pas un microcosme, parce que c’est le monde qui devient microcosme, puisqu’il contient le temps. Cette analogie représentative de la comparaison épique fait apparaître l’artefact comme objet culturel organique qui, en donnant la vie à voir, déclenche des images mentales, plutôt stimulées par la façon universelle et anonyme dont elles sont représentées, ce qui présuppose l’apport de l’auditoire pour qu’elles soient complètes. Ainsi le bouclier ressort comme mise en scène d’un spectacle mental, dont le metteur en scène est Héphaïstos. Par conséquent le dieu suscite une rêverie éveillée et cohérente, permettant à l’auditoire de se rapporter au temps de façon à mettre en cohérence les jalons temporels qui composent le bouclier, en engendrant une nouvelle manière d’appréhender les changements de l’univers de la perception et de l’action.
11Effectivement, le bouclier est constitué de fragments qui évoquent la vie empirique par des tableaux irréguliers, aux frontières fragiles et oscillant entre paix et guerre, sans, pour autant, être jamais totalement en guerre ni totalement en paix. Le mot « scène », le vocabulaire et les expressions évocatrices de la scène soulignent la puissance spectaculaire de la description littéraire du bouclier, ce qui apparaît un peu partout dans la bibliographie critique. En réalité, le son, dimension temporelle très importante de la performance de l’aède, est absent du texte aujourd’hui, alors que le lexique traduit l’action et toute une myriade de sensations qui éveillent l’imagination et s’inscrivent, potentiellement, dans le corps13. Cela suggère une manière spectaculaire de comprendre le monde et de le donner à voir par des gestes, des couleurs, des sons, des arômes et toute une série de sensations provoquées par un corps présent – celui de l’aède – en mouvement et une voix qui module des sons et établit des rythmes, amplifiant ainsi les stimuli verbaux et corporels, qui transportent l’auditoire dans un temps mental par rapport au temps chronologique de la performance.
12Effectivement, la performance du chant établit un environnement de perceptions, stimulé par un exercice métonymique de synthèse, qui évoque un tout plus large, comme le suggère la langue verbale écrite. Le texte est rempli d’instants totalement concrets et totalement abstraits14, pleins de significations latentes, qui semblent correspondre à ce qui traduit la notion grecque de kairos, désignant le fait de permettre à l’auditoire de se rappeler des situations analogues de la vie empirique et ainsi d’enrichir son présent, à travers cette représentation. Il s’agit donc d’un langage pictural, qui peut s’expliquer comme une peinture. Par exemple, les passages « Les hérauts […] préparent le repas […] Les femmes […] versent force farine blanche15 », constituent des arrêts sur des actions universellement connues, suffisamment objectives et puissantes pour impressionner l’auditoire, et assurer son intérêt, l’amenant à imaginer les gestes des personnages, les aliments qu’ils sont en train de préparer, les ustensiles qu’ils utilisent pour le faire, l’arôme du repas et éventuellement son goût. Les scènes produisent, ainsi, un effet d’éloignement mais aussi, simultanément, un effet d’absorption16, à l’égal d’une peinture.
13En fait, le texte articule langage visuel et langage dramaturgique, montrant la vie comme une réalité fragmentée. C’est ce que suggèrent les scènes, qui semblent passer devant les yeux de l’auditoire, mentalement, bien sûr. La forme ronde du bouclier en articulation avec l’emploi de l’imparfait, suggère une succession de scènes, sans que se dégage, pour autant, une séquence. Par conséquent les scènes sont autonomes et s’individualisent par leur hybridité, les faisant ressembler à des tableaux vivants17. En réalité, si le dieu artisan forge un bouclier pour Achille, c’est surtout un spectacle pour l’adversaire qu’il met en scène, puisque les images sont forgées sur la surface extérieure de l’artefact, de sorte que c’est la perspective de l’observateur qui est mise en relief.
Tableaux vivants – spéculation de la mémoire
14Le premier tableau vivant qui se présente est la réinvention de l’artisan en train de travailler. Cette allusion directe à un élément central de la vie grecque, même s’il ne fut pas toujours valorisé18, suggère la fonction décisive de l’artisan dans la construction de l’identité19 grecque et renforce la centralité de la représentation comme instrument et moyen de modelage du temps et de l’espace, en perpétuant la mémoire au travers de formes et d’images.
15Héphaïstos fabrique un objet commandé en vue d’une finalité : renvoyer Achille au combat, donc l’objet est autonome mais il s’inscrit dans une histoire majeure : il va équiper un guerrier, Achille, ce qui en fait un élément essentiel pour le rôle que le héros va jouer sur le champ de bataille. Le bouclier est, néanmoins, un accessoire de la scène dans laquelle il va bientôt figurer. Cette scène, qui est constituée d’autres scènes, indique que l’objet est un produit de la pensée et, par conséquent, un artefact temporel, qui a été construit dans le passé, afin d’être utilisé dans le futur pour jouer un rôle dans le présent du guerrier. Le texte renforce cette idée, comme le démontre le choix des verbes, qui suggère le rapport avec la scénographie. Il n’est donc pas question qu’Héphaïstos ne pense pas à ce qu’il fait : « Il commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il l’ouvre adroitement de tous les côtés20. » Il construit donc une structure solide, qu’il retravaille jusqu’à ce qu’il obtienne une forme équilibrée, comme le ferait un metteur en scène avec le texte dramatique, il s’implique dans son ouvrage. Comme une scène de théâtre aujourd’hui, le dieu enlumine le fondement qu’il vient de perfectionner : « Il met autour une bordure étincelante – une triple bordure21. » Sur cet espace le dieu artisan ne fait que donner à voir des impressions énonciatrices d’histoires, qui ne se complètent que dans la convergence avec le regard de l’observateur. Par exemple, les flûtes et les cithares sonnent, mais comment sonnent-elles ? Les jeunes chantent, mais que chantent-ils ? Leurs voix sont-elles graves ou aiguës ? On sait pourtant que ces voix-là incitent les personnes à tout arrêter pour les écouter : « [F]lûtes et cithares font entendre leurs accents, et les femmes s’émerveillent […] en avant de sa porte22. »
16L’analogie scénographique découle aussi de la dynamique conférée à l’espace ; s’y enregistrent des possibilités de le décrire et de le franchir. C’est ce qu’indiquent les signes de dimension iconographique, qui suggèrent l’idéalisation du monde de l’expérience empirique. En réalité les objets, les volumes, les couleurs, les arômes, les gestes et les actions évoquent l’expérience empirique, formant des couloirs pragmatiques, qui refusent toute forme d’illusion puisque Homère indique avec précision que nous sommes en présence d’une élaboration, en rappelant systématiquement que l’artisan est à l’ouvrage23, comme l’indiquent les verbes d’action24, les substantifs, qui réfèrent à des matières25 et les adverbes de lieu26 qui positionnent mathématiquement chaque élément à sa place, telle une scénographie de théâtre. La description de l’espace est dynamique et assez générale, de sorte que les cités peuvent être n’importe quelles cités. Cette atmosphère évoque de vrais tableaux comme du vivant, parce que les personnages sont encadrés dans des lignes verticales, des lignes horizontales, des lignes de profondeur et de longueur, et des diagonales, qui orientent la scène : « À quelque distance ils ont deux guetteurs en place, qui épient l’heure où ils verront moutons et bœufs […] Ceux-ci apparaissent ; deux bergers les suivent27 […] ».
17Cela stimule la visualisation, en établissant des lignes de force, où les corps acquièrent une tridimensionnalité, permettant à la surprise de trouver sa place et à la liberté inventive de l’auditoire de s’exercer. Le passage projette la notion d’un temps présent, passé et futur dans le mouvement et les actions des guetteurs et des bergers, faisant écho à la pensée de l’artisan, qui sait préalablement tout ce qui s’est passé, tout ce qui se passe et tout ce qui se va passer. L’univers de la fabrication est pourtant total, le tout étant présenté comme un spectacle.
Répétition de la mémoire : Héphaïstos comme metteur en scène
18Ainsi Héphaïstos apparaît non seulement comme scénographe, mais aussi comme metteur en scène. Son handicap, il boite28, et son ambidextrie évoquent un savoir pluridisciplinaire et la capacité de présenter les choses d’une manière ambiguë, quoiqu’apparemment objective, analogue au métier de scénographe. Par exemple, le fait qu’Héphaïstos claudique l’enracine dans le plan humain, lui faisant subir la souffrance et l’infirmité, l’obligeant à marcher de travers et jamais en ligne droite. Au sens figuré, son imperfection suggère le domaine de la métis, parce qu’elle évoque un savoir conjectural à côté d’une connaissance oblique, qui caractérise les êtres habiles et qui se perfectionne par la répétition.
19Effectivement, l’artisan est un être habile, doué d’un ensemble d’aptitudes mentales, combinant flair, sagacité et débrouillardise29, toutes compétences utiles pour traiter des réalités mouvantes, adaptées au monde qui évolue rapidement, comme le démontre le malheur qui tombe sur les bergers : « deux bergers […] jouant gaîment de la flûte, tant qu’ils soupçonnent peu le piège. On les voit, on bondit, […] on tue les bergers30. »
20Ensuite, les cinq couches composant le bouclier suscitent l’identification de séquences de tableaux vivants fluides, où la coexistence des faits est supprimée, éclairant le temps présent du hic et nunc. Dépouillée de détails subjectifs, la scène évoque la réalité du plan empirique, ne donnant à voir que des moments abstraits mais complexes, où chacun éventuellement se découvre, en se rappelant son expérience individuelle. De fait, le bouclier semble rattraper une compréhension fragmentée, éparpillée et mobile du monde, ce qui, du point de vue de l’auditoire, produit, d’un côté un effet d’absorption et, de l’autre, un effet d’éloignement, rendant légitime l’interprétation de l’iconographie du bouclier comme constituant un espace inhabité, en ce qu’elle laisse un vide à remplir par chaque membre de l’auditoire. Le bouclier est ainsi un organisme générateur du futur.
21Le choix des verbes renforce ce raisonnement, s’inscrivant dans le domaine de la construction artistique, dévoilant un savoir spécialisé, articulant la pensée et la technique (ποiῶ), l’expérience (τίθεμι) ainsi qu’une alliance triadique faite de patience, de technique et de pensée raffinée, dont le mot grec, ποικίλλω (v. 590), est un hapax dans la description du bouclier31, ce qui renforce cette interprétation. En outre, le verbe τεύχω indique qu’Héphaïstos crée lui-même avec son corps, puisqu’il transpire et qu’il souffle, en fabriquant l’objet. Le syntagme ἰδυίῃσι πραπίδεσσιν32 (v. 481) va dans le même sens ; il fait référence à un point stratégique et contribue non seulement à l’effort et à la souffrance morale, mais aussi à l’élaboration d’une vaste boîte à images33, éveillant la perception et l’émotion. La biographie d’Héphaïstos nous apprend qu’il est l’architecte des dieux, ce qui exige une pensée imaginative et figurative, capable d’élaborer d’autres inventions. C’est ainsi qu’il façonne le bouclier-monde.
22En guise de preuve, Héphaïstos construit une structure solide et soignée, adéquate pour recevoir l’énoncé qu’il façonne. Ce cadre imaginatif favorise l’identification d’un décor, observation que la traduction française réaffirme, en traduisant δαίδαλον par décor34, faisant ainsi ressortir le dieu en tant que metteur en scène. En effet, il fait usage de ses « savants pensers35 », il a recours à un raisonnement plus rigoureux fondé sur sa compétence technique et sur sa capacité visionnaire. Mais pourquoi est-il un artiste ? Parce qu’il est un habitant marginal. Il est éloigné de l’Olympe de même qu’il est distant des hommes, bénéficiant ainsi de l’écart suffisant et nécessaire à une vision perçante et globale des uns et des autres, de tous ceux que par ailleurs, il connaît fort bien. Bien qu’il soit un dieu, les institutions mortelles comme le mariage et le divorce pèsent sur lui, qui, lors de son enfance, a été objet de rejets et de violences.
23Ces faits sont décisifs pour la conception du temps, parce qu’il est un dieu particulier : il mesure le temps avec son corps à travers le rythme de son travail, à chaque souffle et à chaque œuvre achevée. Il sait d’avance quels éléments il va forger, il sait exactement où il va les placer, il n’oublie pas de créer une tension entre eux comme le montre la dualité de l’action et l’opposition qu’il établit entre les deux cités. De surcroît, la fiction fait appel au monde sensible, en rappelant que le métier d’artisan est sale et qu’il n’est pas question qu’Héphaïstos se présente tel qu’il est. Ainsi, il se lave et il met des vêtements propres lors de la visite de Thétis, la déesse-cliente, exhibant ainsi sur son corps la distinction existant entre la vie professionnelle et la présence publique de l’artisan36. Celle-ci, à en croire Xénophon, serait presque inexistante. Le récit répète encore la notion selon laquelle l’espace de l’artisan s’individualise par la distance qui le sépare de l’espace du citoyen et par conséquent, il existe dans le même temps chronologique, mais il habite une temporalité autre, c’est-à-dire que dans l’épisode du bouclier, l’artisan est inséré dans un temps interne qui lui permet de penser au temps chronologique avec distance.
24La notion du double renforce le sens du syntagme « savants pensers », et fait par conséquent apparaître des informations temporelles, qui se traduisent par l’imperfection du corps, par opposition à la perfection de l’œuvre. Le bouclier s’avère être la mesure de l’incommensurable, voire même du mouvement perpétuel. Le bouclier, tout comme le monde s’enracine dans un point de vue du spectaculaire, c’est-à-dire dans un angle d’agrandissement, de duplication et de transposition. Par exemple, la cuirasse et les jambières que le Dieu façonne comme le guerrier, le transposent métaphoriquement. Ainsi, le héros est invité à participer de cet univers imaginaire comme un personnage, de même qu’il est renvoyé au champ de bataille pour jouer un rôle dans le spectacle de la guerre.
25Le bouclier est comme l’univers de l’expérience empirique, dans le sens où l’on fait, d’une part, la distinction entre l’espace et le lieu et d’autre part, dans le fait que l’espace est à peine symétriquement organisé, se décomposant par rapport au temps. En réalité, la description de la deuxième cité, celle qui est en guerre, est beaucoup plus longue, donc le temps semble y être beaucoup plus long. Inversement, la première cité est tranquille, gaie et brève, accompagnant le rythme des saisons (aiôn).
26Les deux cités sont pourtant des espaces identiques, comme semble l’indiquer l’adjectif féminin pluriel : « deux belles cités37 ». C’est l’action des hommes qui change la qualité38 de l’espace et là commence la mise en scène. L’aspect verbal à l’imparfait, l’adjectivation, les adverbes et les substantifs qui font référence aux choses dans l’espace, indiquent que c’est là une personnalité vivante, avec un présent, un passé et un futur, mesurables par le passage des hommes. L’aspect verbal indique l’action en train de se faire ; en revanche, avant ces vers, l’aoriste a signalé des actions passées et achevées. Ce délai conduit à un autre univers, permettant de voir une scène qui se déroule sous les yeux de l’aède, pourtant indifférente à sa présence ou à celle de l’auditoire. Une perspective spectaculaire s’ouvre donc, s’introduisant silencieusement dans un endroit autre, comme par une métalepse. Cette figure de rhétorique depuis Genette39 semble adéquate pour indiquer l’intersection entre le récit imaginaire et le plan historique où se trouve l’auditoire. Cette même figure de rhétorique fait référence à l’espace virtuel du récit mythique, permettant à l’auditoire de dégager le temps de la vie empirique, ce qui favorise l’absence d’éléments subjectifs concernant les personnages et les lieux, leur permettant ainsi de vivre librement dans l’espace et dans le temps subjectif de leurs imaginations.
27Plus encore, l’imparfait apporte du réalisme au temps mythique, dévoilant un espace autre, où se passent des scènes indépendantes. Toutes ces scènes constituent autant de témoignages anonymes, apportant de la vraisemblance au récit, sans que pour autant l’auditoire oublie qu’il écoute une fiction, ce qui suggère aussi un exercice de référence. La parataxe confirme cette analyse. En effet l’absence de coordination joue un double rôle : d’une part elle renforce les interférences temporelles déjà citées, d’autre part, elle indique la présence d’un narrateur visuel dont le vocabulaire évoque une scénographie sensuelle qui dynamise l’imagination et réveille des mémoires tactiles, olfactives, visuelles et auditives, offrant à voir un spectacle de tableaux vivants :
Les anciens sont assis […] se lèvent et prononcent [...]40 ; les guerriers brillent sous leurs armures41.
Il y met un vignoble lourdement chargé de grappes […] de noirs raisins y pendent42.
Un enfant […] chante une belle complainte. Les autres […] l’accompagnent, en dansant et criant […]43.
Conclusion
28L’aspect verbal, la métalepse et la parataxe suggèrent la mise en scène, parce que ces éléments établissent une communication visuelle, révélatrice d’un langage iconographique et performatif. Ces éléments conduisent l’auditoire à expérimenter mentalement une digression temporelle du monde tel qu’il est, l’amenant à transfigurer sa perception de la durée. Comme dans une scène de théâtre, la description du bouclier réinvente des rituels de communication, où fiction et vie empirique se fusionnent, conduisant l’auditoire à jouer un jeu que n’en finit pas, provenant de cette perception qui est établie par la dimension temporelle.
29Couleurs, textures, formes et émotions s’articulent, recréant l’expérience sensible à l’égard de la peinture, c’est-à-dire par le biais d’« instants prégnants », tels « les jeunes qui chantent » ou « les anciens qui ont dans les mains le bâton des hérauts sonores ». Du point de vue du temps, ces images suggèrent un état de suspens de la vie empirique, conduisant à un regard sur le temps, notamment au niveau de la transfiguration de la durée.
30Comme une mise en scène, le bouclier permet d’entrevoir des perspectives, donc, du point de vue pragmatique, cet objet est une création inefficace, puisqu’elle ne résout rien, et malgré la forge divine, elle ne sauvera pas la vie d’Achille. En fait le bouclier n’est même pas une arme, de même que les jambières et la cuirasse n’en sont pas non plus. Par ailleurs, le bouclier est un objet qui crée une illusion de protection, dans la mesure où il aveugle l’ennemi en reflétant les rayons du soleil. Ainsi peut-on comprendre la perspective temporelle que le Dieu forge à Achille : une qualité vécue et subjective du temps par rapport au temps objectif et mesurable. Le bouclier indique un espace de création assez complexe, comportant un sens cosmologique, défini par la lune et par le soleil, faisant penser au temps des cycles (aiôn).
31En effet, l’espace n’est pas identifié de même qu’il n’est pas associé à un temps particulier, il est montré sur un plan universel et atemporel dont l’énergie produite par l’eau débute l’action et clôture la surface du bouclier, en établissant l’ordre : « la force puissante du fleuve Océan, à l’extrême bord du bouclier solide44 ».
32L’artefact contient donc le temps, telle une scénographie, de même qu’il s’identifie à l’univers où Héphaïstos se singularise en tant que fabricant d’art45, metteur en scène d’un monde qui se limite exactement à ce qui est décrit. Pourtant, on se demande où sont les poissons et les bateaux.46 On se hasarde à penser qu’ils existent dans l’espace laissé vide par le bouclier, permettant que d’autres univers soient créés mentalement.
33Pour conclure, c’est par le biais du bouclier qu’apparaît le temps, comme capacité à la contemplation, la faisant durer sous forme d’une histoire tissée d’imagination et de réalité empirique, en tant qu’élément déterminant de la formation de la mémoire collective.
34Nous espérons avoir réussi à montrer que la description du bouclier vise essentiellement à permettre que la durée du récit principal reste en suspens, permettant ainsi à l’auditoire d’assimiler le temps de manière à aligner les jalons temporels qui composent l’objet. Cela doit se passer sans que l’auditoire s’aperçoive de la durée du temps chronologique qui découle, gardant en mémoire une durée de sensations, afin d’avoir une autre vision de l’ordre temporel et de l’ordre moral du monde dans l’existence empirique. La paix intérieure devra émerger du travail d’assimilation qui consiste à aligner les trois dimensions temporelles évoquées sur le plan de la vie empirique.
35Trois faits indiquent que l’objet est une mise en valeur de la durée de la vie humaine – il y a des enfants, des jeunes, des vieillards – par rapport à un temps témoin des saisons, des astres, de la fortune et des fluctuations auxquelles tous les êtres humains sont sujets. Le premier est le fait que la description du bouclier dans l’Iliade suit la lamentation d’Achille qui est la conséquence de la mort de Patrocle ; le deuxième est le fait que le bouclier est commandé par Thétis pour renvoyer son fils à la guerre ; le troisième est le fait que le bouclier ne sauvera pas la vie d’Achille.
Textes et éditions
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1 Note de l’auteur : L’auteur tient à remercier ses relecteurs anonymes qui, par leurs remarques et suggestions éclairées et bienveillantes, lui ont permis de préciser certains points, ainsi que ses collègues Marie Hélène Marques Antunes et Aurore Coutinho qui ont revu la version finale. Sa reconnaissance va tout particulièrement au relecteur anonyme qui a eu la patience de corriger le manuscrit.
2 Genette, Métalepse, p. 7.
3 Cicéron, Brut. 69 ; De Or. 3.200 ; Quintilien, Inst. 8.6.1 ; 8.6.37-8 ; 9.1.4.
4 Genette, op. cit., p. 13-4.
5 Genette, Discours du récit, p. 215 ; 234-235.
6 Genette, Métalepse, p. 131.
7 La place de l’artisan dans la société grecque ancienne dépasse les objectifs de cet article. Voir, entre autres Plat. Tim. 28c3-4 ; 28a-b ; Plut. Per., 1,4, 2 ; Sol.24, 2 ; Sol. Élégies, fg.1, 49-52 ; Xén. Mem., II, 7, 1-10 ; Xen. Œc. 4.2. Ces sources sont citées et traduites en Marion Muller-Dufeu, Créer du vivant : Sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2011, p. 339, 337, 347, 346, 348, 351-353.
8 « The poetic description […] surpasses the technical possibilities for the making of a real work of art. » (J. T. Kakridis, Homer Revisited, Lund, Gleerup, 1971, p. 123, cité par Anthony Snodgrass, Homer and the Artists: Text and picture in early Greek Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 41).
9 Philstr., Im. ; Luc. Im., en particulier, voir La défense des Portraits, 29 où on trouve un lien étroit entre la description de l’image et la dimension scénographique, qui intéresse notre étude : « J’essayerai […] de conserver ton discours dans ma mémoire […] et que je ne me fasse siffler des spectateurs. » Ce passage désigne l’image (« ton discours ») comme un spectacle présenté aux spectateurs par un acteur, celui qui la décrit. Voir aussi Jackie Pigeaud, Les loges de Philostrate, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
10 La rhétorique classique définissait la métalepse comme la désignation figurée d’un effet par sa cause ou l’envers, cf. Gérard Genette, Métalepse : De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004. La notion qui intéresse cette recherche est celle de « jeu », parce que cette notion participe d’une dimension performative et spectaculaire, où s’inclut la relation entre objet et observateur qu’on veut analyser.
11 Voir Danièle Aubriot-Sévin, « Imago Iliadis : Le bouclier d’Achille et la poésie de l’Iliade », Kernos, 12, 1999, p. 9-56 ; François Lissarrague, « Le temps des boucliers », Images Re-vues, hors-série 1, 2008, p. 2-16 ; Françoise Frontisi-Ducroux, « Avec son diaphragme visionnaire : Ἰδυίῃσι πραπίδεσσι : Iliade XVIII, 481 : À propos du bouclier d’Achille », Revue des Études Grecques, 115, juillet-décembre 2002, p. 463-484 ; Oliver Taplin, « The Shield of Achilles within the ‘Iliad’« , Greece & Rome, 27, 1, Apr. 1980, p. 1-21.
12 Jackie Pigeaud, « Le bouclier d’Achille (Homère, Iliade, XVIII, 478-608) », Revue des Études Grecques, t. 101, fasc. 480-481, janvier-juin 1988, p. 54-63, p. 57 ; 23 ; 27.
13 Pour une analyse de l’image littéraire et plastique du corps, voir Robin Osbourne, The History of the Classical Body, Cambridge, Cambridge University, 2011. Pour une image du corps grec comme indécision du temps et de l’espace, voir Jackie Pigeaud, L’Art et le Vivant, Paris, Gallimard, 1995. En particulier voir le commentaire du bouclier d’Achille en tant que création du monde, intentionnellement fictive, p. 21-28.
14 Voir Roland Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein », Revue d’Esthétique, 26, 1973, p. 185-91.
15 V. 557-560.
16 Michael Fried dans Absorption and Theatricality : Painting and the beholder in the age of Diderot, Berkerley, University of California Press, 1980, étudie ces notions, inspirées par Diderot. Voir Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, texte établi par Sabine Chaouche, Paris, Flammarion, 2000 et Denis Diderot, Discours sur la poésie dramatique, présentation par Gerhart Stenger, Montpellier, Espaces 34, 2005.
17 L’œuvre diversifiée de Denis Diderot témoigne d’une nouvelle manière de voir, qui s’articule autour de deux axes : la culture visuelle et la dramaturgie, amenant au concept « tableau ». Diderot a conçu une séquence de tableaux-vivants où les artistes montraient des postures expressives et restaient immobiles, comme un tableau peint. Ici on adapte ce concept et on essaye de l’ajuster à la réalité que l’on cherche à expliquer ; l’allure comique des tableaux de Diderot ne doit, donc, pas être prise en compte. Même si les tableaux homériques ne peuvent « vivre » que dans l’imagination de son auditoire, le concept nous semble, néanmoins, adéquat au dynamisme expressif qu’Homère emprunte aux figures façonnées par Héphaïstos.
18 Plut., Vie de Périclès, I, 4-II, 1. Pour une discussion du statut de l’artisan, voir Marion Muller-Dufeu, Créer du vivant : Sculpteurs et artistes dans l’Antiquité grecque, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2011, p. 11-19.
19 L’artisan travaille hors de la cité, mais c’est lui qui produit les objets qui façonnent le quotidien des Grecs, étant « son héros secret » (Pierre Vidal-Naquet, Le Chasseur noir : Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, F. Maspero, 1981, p. 31).
20 V. 477-78.
21 V. 480.
22 V. 499.
23 Jackie Pigeaud, op. cit., p. 55.
24 Ποίεω, « créer », « faire avec art », v. 478 ; 482 ; 490 ; 573 ; 587-9 ; 607-608 ; ποίκιλλε, « ciseler avec art », v. 590 ; τεύχω « fabriquer », « construire », v. 483-486 ; 574 ; 609-13 ; τίθημι « mettre à une place appropriée », v. 541-550 ; 561.
25 Par exemple, χρυσος, « or » ; κασστέρος, « étain » v. 574.
26 ἐνθα, « au milieu », v. 497 ; ἐκ θαλάμων, « au sortir de leurs chambres », v. 492 ; ὀπισθην, « derrière », v. 548.
27 V. 523-526.
28 En fait cette caractéristique fait penser aux imperfections physiques des artisans, qui sont dues aux conditions de travail très difficiles : proximité du feu et position assise et courbée, qui ramollissent les corps (voir Xénophon, L’Économique, 4-2).
29 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 2009, p. 10.
30 V. 526-528.
31 Danièle Aubriot-Sévin, « Imago Iliadis. Le Bouclier d’Achille et la poésie de l’Iliade », Kernos 12, 1999, 9-56, p. 39. Le verbe est, par ailleurs, très utilisé par les auteurs grecs. Dans l’Iliade on peut le trouver, par exemple, au Chant 16, 133.
32 « par son esprit savant, par son art ingénieux » (Bailly, 2000). Comme l’écrit Françoise Frontisi-Ducroux, le bouclier « est présenté comme le produit des prapides du dieu, organe généralement identifié au diaphragme [prapis]. En donnant un sens actif à l’épithète iduia qui le qualifie, on peut traduire l’expression par “diaphragme visionnaire”. » (op. cit., p. 463). Ce sens permet donc lier le bouclier au temps, c’est-à-dire, au rythme du corps du Dieu et à sa sagesse.
33 Ibid., p. 479.
34 V. 482.
35 V. 482.
36 V. 414-416.
37 V. 490-491.
38 Claude Calame, Poetic and Performative Memory in Ancient Greece, trad. Harlan Patton, Washington D.C., Center for Hellenic Studies, 2009, p. 175.
39 Gérard Genette, op. cit.
40 V. 504-506.
41 V. 510.
42 V. 561
43 V. 571-572.
44 V. 606-607.
45 Jackie Pigeaud, L’Art et le Vivant, p. 28.
46 Ibid.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=401
Quelques mots à propos de : Ana Rita Figueira
Ana Rita Figueira est doctorante boursière (BAD) à la Faculté des Lettres de l’Université de Lisbonne. Ses recherches portent sur l’iconographie d’Achille dans les vases grecs (vie-ve siècles av. J-C.), la poésie épique (Homère), la tragédie grecque.
Elle a publié « Escritas cénicas de ‘King Priam’ de Michael Tippett nos séculos xx e xxi » (Sinais de Cena, 2017, p. 32-50) ; « Contributos da Iconografia Teatral para o Estudo do Vaso Grego » (Euphrosyne 45, 2017, p. 10-23).