Sommaire
Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée
sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)
Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.
- Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin Dédicace
- Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin Introduction
- Poétique de la pérennité : temps épique et anthropologie de la durée
- Emmanuelle Poulain-Gautret Maître(sse) du temps ? La temporalité dans Florence de Rome
- Maïmouna Kane Raoul de Cambrai ou le refus de la temporalité du divin
- Pascale Mougeolle Construire l’instant : poétique de la répétition dans l’épopée occidentale
- Bochra Charnay La temporalité dans la Geste hilalienne : ruptures et intrusions
- Amadou Oury Diallo La configuration du temps dans les épopées du Foûta-Djalon
- Amadou Sow Repères temporels, instance de narration et typologie des épopées peules (Samba Guéladio Diégui, Guélel et Goumallo, Boûbou Ardo Galo et L’Épopée du Foûta Djalon, la chute du Gâbou)
- Manuel Esposito Une tentative d’abolition du Temps : la narration en tant que défi lancé à la mort dans le Roland furieux de L’Arioste
- Dimitri Garncarzyk Des bardes pressés, ou de l’urgence d’écrire au xviiie siècle des « épopées d’actualité »
- Isabelle-Rachel Casta Le temps gelé : une épopée du Néant (The Leftovers, Les Revenants) ?
- Claudine Nédelec Les épopées travesties, « appropriées à l’histoire du temps » (France, xviie siècle)
- Éthique du temps épique
- Ursula Baumgardt Structures narratives et représentations du temps dans l’épopée peule du Mâssina (Mali)
- Abdoulaye Keïta « La bataille de Makka » ou quand le présent sert la théâtralisation du futur
- Claudine Le Blanc Temps épique, temps dramatique : la délibération dans l’épopée indienne (Mahâbhârata, VIII)
- Patricia Rochwert-Zuili La temporalité dans la geste cidienne : aspects poétiques et socio-politiques
- Marion Bonansea Le « futur passé » : récit de guerre épique et expérience du temps
- Catherine Servan-Schreiber Temporalité de la vendetta dans les épopées indiennes du Bandit d’honneur
- Marguerite Mouton L’épique intempestif à l’ère du roman
- Isabelle Weill Distorsions et parallèles temporels dans des romans épiques anglais relatant les exploits de capitaines de la Royal Navy à l’époque révolutionnaire et napoléonienne
- Hors temps : le récit du présent
- Jean Derive Le régime temporel dans la narration de l’épopée
- Cheick Sakho La temporalité dans les traditions épiques ouest-africaines : une imprécision caractéristique du genre épique
- Xavier Luffin Temporalité et religion dans la tradition épique arabe. Trois cas de figure
- Julien Decharneux Personnages historiques dans la Sīrat ʿAntar : une temporalité originale. Le cas d’Alexandre le Grand
- Christina Ramalho Les représentations épiques romantiques de l’époque coloniale au Brésil
- Ibrahima Wane Le temps et l’espace dans l’épopée de l’Almaami Maalik Sii du Bunndu
- Blandine Koletou Manouere L’énonciation temporelle dans Le Mvett de Tsira Ndong Ndoutoume
- François Dingremont Le kairos, une référence temporelle pour l’Odyssée
- Ana Rita Figueira La mise en scène du temps dans le Bouclier d’Achille (Iliade, 18, 477-617)
Distorsions et parallèles temporels dans des romans épiques anglais relatant les exploits de capitaines de la Royal Navy à l’époque révolutionnaire et napoléonienne
Isabelle Weill
1La Normandie a célébré en l’année 2016 le neuf cent cinquantième anniversaire du débarquement de Guillaume le Conquérant ; c’est grâce à lui que nous retrouvons, parmi bien d’autres, derrière les mots anglais, ships of the line, line of battle, van, rear, nos vaisseaux de ligne, l’avant-garde et la reregarde de Roland. Mais l’Angleterre n’a pas connu depuis d’autres invasions, en dépit de multiples tentatives françaises1 ; toutefois la deuxième guerre mondiale, où l’Angleterre a été seule à tenir tête à Hitler de 1940 à 1942 dans une lutte acharnée contre le mal absolu, a ranimé les souvenirs épiques d’un pays toujours jaloux de sa domination qui a lutté farouchement, cent cinquante ans plus tôt, contre une France régicide, puis contre the Corsican Ogre, Napoléon vu comme un tyran sanguinaire, digne héritier des révolutionnaires, ces fous ivres de vin et de sang. Dans les années qui ont juste précédé cette guerre mondiale et jusqu’à nos jours, des romanciers anglais n’ont cessé de chanter cette lutte acharnée qu’a menée Pitt, aidé par de grands capitaines comme Nelson, Howe, Pellew, Cochrane, sir Sidney Smith. C.S. Forester (1899-1906) a été le premier, dans une vision temporelle quand même nettement moins déformée que celle des Anglais du xviiie siècle, à faire lutter son héros, Horatio (comme Nelson) Hornblower, au cours de ce dernier âge de la marine à voile, the Age of the Fighting Sail : c’est un héros où font bloc courage, honneur et humanité, mais un héros plus tourmenté et plus crépusculaire que ne l’était Roland luttant contre les Sarrasins épiques. Il faut noter que Churchill « lisait Hornblower » avec délectation, que Hemingway le recommandait à tous les lettrés2 et que tous les Européens cultivés (uniquement les hommes !) ont lu ces livres dans les années 1950-1960. Patrick O’Brian (1914-2000) et Alexander Kent (1924-2017) ont suivi la même voie (suivis par bien d’autres, mais qui ne sont pas doués de la même veine épique), tous connaissant bien la mer et tous utilisant (comme les Chansons de la Croisade ont utilisé les Chroniqueurs) les Archives de l’Amirauté, les lettres des marins et les récits des exploits historiques. Les biographes des grands capitaines manifestent tous leur fureur (la real thing doit primer sur les pale imitations3) de voir que Hornblower, suivi du capitaine Jack Aubrey (chez O’Brian) et de Richard Bolitho (chez Kent) sont devenus bien plus connus que leurs prédécesseurs réels : il faut noter que le temps du récit est plus aisé à suivre que la bataille réelle et les guerriers épiques des temps héroïques n’ont pu comprendre ce qu’ils avaient accompli qu’en entendant chanter l’aède, le barde ou le jongleur dans le Hall, la grande salle ; les légendes et les rêves sont parfois moins trompeurs qu’un document et notre Roland a lui aussi éclipsé le Roland des Marches de Bretagne, un nom oublié sur une page. Un deuxième parallèle temporel peut être établi à travers les lectures à bord de nos héros, tous lecteurs de l’historien Gibbon (un auteur qui a figuré dans toutes les bibliothèques privées du xixe siècle, et qui reste connu des latinistes) lequel, dans Décadence and Fall of the Roman Empire4 voit dans l’Empire romain attaqué par les Barbares sur le limes, sa frontière, une image de la perte de l’Amérique et du risque de la chute de l’Empire britannique.
Romans et épopée, retour à un genre révolu
2Ces romans anglais présentent aussi beaucoup de points communs avec les chansons de geste, genre que les Anglais n’ont connu que dans les traductions des textes français. Les lecteurs anglais ont accueilli avec joie des héros aussi mythiques que leur Nelson5. Nos indomptables héros sont des adeptes du compagnonnage épique, capitaine et second pour Hornblower et son fidèle Bush, amis inséparables pour Aubrey et le docteur Maturin, oncle et neveu pour Richard et Adam Bolitho. Tout comme dans les chansons de geste et en particulier dans le deuxième Cycle de la Croisade qui donne des origines féériques à la famille de Bouillon, Forrester et Kent reviennent en arrière pour conter « les enfances du héros » et intercalent de nouveaux épisodes et de nouveaux livres, qu’il faut ensuite lire non dans l’ordre de parution mais dans l’ordre chronologique des événements mis en scène. Nos trois héros connaissent la réussite mais aussi la trahison, le bonheur et la richesse mais aussi l’extrême pauvreté (Hornblower est réduit pendant la Paix d’Amiens à vivre de ses gains au whist). En dignes représentants de la perfide Albion – les premiers services de renseignement datent de Henry VIII – , ils savent observer l’ennemi (Maturin est un espion, ce que ne divulgue jamais son ami), ils sont experts en ruses de toutes sortes (Hornblower transforme sa frégate en frégate française, Aubrey transforme des navires marchands en navires de guerre ou déguise son vaisseau en paisible navire neutre et tous utilisent jusqu’au premier coup de canon des faux pavillons) et sont capables comme Maugis de toutes les tromperies. Ils parlent de leurs rapides navires en les comparant à des thoroughbreds, des pur-sang ; les vaisseaux français serrés en ligne de bataille évoquent les armures métalliques des chevaliers massées à Azincourt devant Henri V. Quand les canons se déchaînent, les sabords du navire ennemi au loin sont régulièrement comparés à des museaux qui montrent d’abord leurs dents avant de faire jaillir des langues de feu étincelantes ; les navires souffrent et saignent du sang qui jaillit des écoutilles et des sabords avant de s’écouler à flots le long des flancs, une vision aussi tragique que l’herbe verte devenue rouge au soir de la bataille. Tout comme, dans les textes français, on ne peut imaginer des grands noms (comme celui de Guillaume d’Orange parmi bien d’autres) se battre et jouer un rôle important aux côtés de Roland, aucun des héros n’a connu Nelson : Jack rappelle souvent, avec émotion, qu’il a dîné une fois à la même table et que le héros lui a demandé poliment de lui passer le sel ; Bolitho l’a aperçu de loin et enrage régulièrement de ne l’avoir jamais rencontré (à la différence d’un de ses seconds, Evans) ; Hornblower a été chargé d’organiser ses obsèques officielles à Londres ; aucun évidemment ne s’est trouvé à Trafalgar car les grands hommes ne peuvent laisser de place qu’à de seconds rôles, ce qui est épiquement exclu pour nos héros. En effet tous prennent des initiatives et refusent souvent d’obéir aux ordres supérieurs, ce qui se conçoit aisément à une époque où les communications prennent un temps considérable ; mais ils savent aussi désobéir comme l’a fait Nelson (le fait est bien connu) au cours du premier siège de Copenhague : l’amiral ordonnait la retraite et le capitaine Nelson a placé sur son œil borgne sa longue-vue en proclamant « sur mon âme, je ne vois pas le signal que me fait l’amiral ». Il a continué la bataille et a remporté la victoire.
Un prisme temporel déformé : un temps transposé
3Nos écrivains sont tous trois fort patriotes, voire « chauvins », mais Kent a une vision de la France particulièrement déformée, comparable à celle des narrateurs du troisième Cycle de la Croisade qui voyait la Mecque conquise par les Croisés et tous les Sarrasins se convertir. Pour Kent la Terreur commence en 1790 et dure plusieurs années ; le capitaine Bolitho ne connaît aucune défaite personnelle pendant la guerre contre l’Amérique et on se demande comment l’Amérique a fait pour devenir indépendante. Il n’est jamais question, qu’on soit dans les Indes occidentales ou orientales, du bailli de Suffren. Ces oublis sont énervants pour un lecteur français et c’est une des raisons du peu de succès actuel de ces œuvres en France. J’ai toutefois cherché si on pouvait trouver en France des exemples d’événements aussi faussés et j’ai été stupéfiée de découvrir les traitements différents qu’avait subis de la part des deux pays le naufrage du Vengeur, le 17 Prairial An II (11 juin 1794). The Glorious First of June est rappelé très souvent dans ces romans : un convoi parti chercher du blé en Amérique a été bloqué dans le goulet de Brest par l’escadre de Howe ; le blé a été sauvé, chose importante qui n’empêche pas les Anglais de considérer la chose comme une immense victoire ; ils ont coulé quelques navires dont le Vengeur du Peuple, en sauvant une bonne moitié des marins qui s’étaient rendus. Mais du côté français, Barère, à l’Assemblée Nationale, a raconté comment notre vaisseau, le pavillon cloué au mât, a coulé avec tous ses hommes qui chantaient La Marseillaise. Chénier en fit une ode, il y eut même un Opéra et cent ans après la légende fut relancée dans la toute dernière partie de Vingt mille lieues sous les mers : le capitaine Nemo fait un détour pour montrer à ses « invités » l’épave du Vengeur au fond des eaux et dévoile ainsi sa haine farouche des Anglais. J’ai cru à cette belle histoire mais la légende peut mentir aussi.
4Mais les coalitions n’ont duré que vingt-cinq ans et O’Brien a beaucoup regretté d’avoir attendu 1800 pour qu’Aubrey et Maturin se rencontrent ; il s’est rendu compte qu’il manquait non pas de matière, bien au contraire, mais d’années. Qu’à cela ne tienne, notre auteur a rallongé le temps passé : en 1812, la guerre a éclaté de nouveau entre l’Amérique et l’Angleterre et l’auteur dans ses postfaces note en riant que le lecteur attentif pourra toujours se dire qu’on suit les événements de l’an 1812a, 1812b, 1812c. Forrester a continué son récit antinapoléonien, un peu plus longtemps, jusqu’en 1821 : dans la première nouvelle du tome X, St Elisabeth of Hungary, Hornblower, en territoire neutre espagnol des Indes occidentales, fait fouiller discrètement la nuit un navire conduit par Cambronne et trouve des bonnets à poil (ce qui est curieux sous les tropiques) et des uniformes ; il comprend alors que le général se rend à Sainte-Hélène pour délivrer Napoléon ; il le rejoint en plein océan et se déshonore en lui annonçant que ses efforts sont inutiles, que l’empereur vient de mourir. Il envisage de démissionner mais apprend à son retour avec stupéfaction qu’il ne sera jamais accusé de mensonge car Napoléon est déjà mort depuis deux mois : il est tout aussi innocent que sainte Elizabeth de Hongrie (la contemporaine de saint Louis, parente de Joinville) portant du pain aux pauvres en dépit des défenses maritales et déclarant à son mari que son panier contient des roses ; et quand le méchant vérifie, il est bien rempli de roses.
5Tout comme le narrateur de Raoul de Cambrai a transposé un crime contemporain commis par Louis VII, l’incendie d’une église remplie de fidèles en Champagne, pour en faire l’incendie du couvent causant la mort de la mère de Bernier, nos auteurs peuvent aussi utiliser les événements de leurs temps, ceux qui les ont particulièrement frappés. Après la guerre la trahison des Cinq de Cambridge (dont Burgess et Philby, des jeunes gens doués mais en révolte contre la torpeur de la société qui ne leur permettait pas d’assumer leur homosexualité, qui ont été attirés par le NKVD) a beaucoup frappé les esprits ; on n’a néanmoins jamais puni les coupables, réfugiés en URSS. Cette histoire a inspiré bien des romans6 et des films mais elle a aussi à mon avis inspiré O’Brian7. Le Docteur Maturin poursuit jusqu’aux Indes les traîtres, Duplessis et Ledward : ils sont protégés par le sultan mais ils trahissent sa confiance en s’appropriant les faveurs de son joli échanson. Maturin est autorisé par le Vizir à se débarrasser d’eux à la condition qu’on ne retrouve jamais les cadavres et il accomplit cette mission en disséquant entièrement les corps avec un collègue médecin ; l’Angleterre est vengée cent cinquante ans avant les faits.
6Forester a aussi introduit dans ses romans des faits contemporains : en 1940, pendant l’exode avant l’armistice, les Allemands ont voulu couler le bac de Caudebec-en-Caux, mais ils ont mis le feu à la ville médiévale en bois ; l’église (qui contient toujours un vitrail offert par le gouverneur anglais pendant l’occupation... anglaise) a été épargnée de justesse avec quelques maisons ; c’était une ville que les Anglais aimaient beaucoup et l’auteur publié en 1946 replace artificiellement la destruction de la ville en 18138 et exprime sa désolation par l’intermédiaire de son héros qui perd ici son second. Hornblower a débarqué au Havre pour préparer le retour de la monarchie et envoie Bush vers Rouen en reconnaissance ; mais le fidèle lieutenant rencontre à Caudebec l’artillerie impériale et une explosion accidentelle (ce n’est pas clair) cause la destruction de la ville et la mort de Bush, ce qui désespère aussi tous les lecteurs. Hornblower, le lendemain, voit de la Seine la ville ravagée, les quais détruits, la grande église fort abimée, et souhaite que la ville ne soit jamais reconstruite, comme un monument à la gloire de Bush – ou alors qu’on élève a pyramid of skulls. Ces vœux fort barbares (surtout la pyramide de crânes, très saxonne et viking) n’ont pas été suivis d’effet ; la ville, détruite en 1940 et non pas en 1813 ( !) a été reconstruite à partir de 1950.
Le motif du temps inscrit de façon récurrente
7Le temps est évidemment un motif capital dans des romans sur la marine à voile et le temps, l’espace et la vitesse sont liés dans un monde où les Anglais ont été les premiers à créer des pendules qui résistaient au tangage et des chronomètres de précision. Le temps sert à mesurer l’espace parcouru : il suffit de garder un chronomètre à l’heure du méridien de Greenwich, de faire le point à midi et de comparer les résultats pour savoir où le navire se trouve ; Christophe Colomb, lui, n’avait aucune possibilité de savoir où il était arrivé. Time is running. There is not a moment to lose : « le temps est presque écoulé, il n’y a pas une seconde à perdre ». Ces formules répétitives forment des motifs épiques qui rythment le texte : la marée n’attend pas, au grand désespoir du docteur qui n’a jamais une minute supplémentaire pour faire ses recherches entomologiques. Un des romans de Kent porte un titre explicite : With all Despatch, formule des Ordres de l’Amirauté indiquant que la mission doit être accomplie sans souffrir de retard. Le temps est mesuré à bord par les coups de cloche et le renversement des sabliers, par les quarts qui n’ont pas tous la même durée ; le dog watch est le plus court, ce qui fait dire au docteur Maturin qu’il est ainsi nommé parce qu’on lui a raccourci la queue. Mais le temps n’est pas une grandeur mesurable – on ne peut additionner deux heures, pas plus que deux températures – on peut donc jouer avec lui. Tous les combattants connaissent l’instant d’ivresse où le temps cesse totalement de s’écouler, et ces batailles angoissantes sont parfaitement décrites dans les romans de Forester, connu pour sa maîtrise dans ce genre difficile qui faisait valoir bien avant lui les mérites des jongleurs chantant de geste. Le temps peut aussi s’éterniser dans l’attente des promotions (on peut rester un lieutenant grisonnant toute sa vie), dans l’attente d’une mission et d’un navire à commander. Le temps peut aussi ralentir désespérément si on se retrouve dans les terribles Doldrums, le Pot au noir, ces régions de l’Atlantique où il n’y a aucun vent.
8Le temps peut aussi s’accélérer et semble vouloir prendre les navires au piège, comme dans la poursuite infernale dont est victime Jack Aubrey dans Desolation Island9 : au large de l’Afrique, au nord du Cap, le Leopard, un navire peu maniable, est poursuivi par un énorme corsaire hollandais, le Waakzaamheid, qui le suit sans trêve ni repos pendant des jours et des jours en dépit de la mer déchaînée : les coups de canon s’échangent sans grand résultat, Jack est blessé par un éclat de bois et recousu en hâte par le Docteur qui passe aussitôt à un autre patient. Mais notre capitaine n’a pas retrouvé toute sa conscience, le mouvement le fait tomber près du canon, il tire sans trop savoir ce qu’il fait et ne comprend pas les cris de joie qui suivent : le mât du Waakzaamheid se détache et le navire ne peut monter en haut de la vague, on ne voit plus qu’un tourbillon de coque noire et d’eau blanche et puis plus rien que la grande colline gris-vert recouverte d’écume ; « My God, oh my God, he said, six hundred men ».
La dimension mystique du temps
9La chanson de geste a une dimension religieuse et la littérature anglaise ne peut se lire sans connaître la Bible : le temps de Dieu ne se découpe pas, il ne fait que se répéter, tout s’est déjà produit. Mais dans nos textes, le temps de l’histoire passée le dispute au temps de Dieu. Il faut d’abord indiquer que, pour les Anglais, les guerres napoléoniennes sont leur Guerre de Troie, ils ont alors gagné (avec l’aide de l’Europe), ce qu’ils n’ont pas fait sous Charles V et Charles VII. Les navires anglais portent les noms des héros et des dieux de l’Antiquité : Atropos, Hyperion, Agamemnon, Nicator, Lysander, Ajax, Achates, Euryale, etc. Mais Azincourt (Ajincourt en anglais !) a laissé aussi un souvenir impérissable et le discours célèbre de Henri V (dans la pièce éponyme de Shakespeare, acte III, scène 4) « we happy few, we band of brothers » est utilisé pour désigner les compagnons de Nelson dans la réalité et les amis de Bolitho dans les titres et les récits de Kent.
10La Bible est aussi utilisée comme elle l’a été dans la Chanson de Roland : Ganelon est présenté comme si la trahison avait déjà eu lieu, comme si elle était connue de tout temps : « Ses baruns mandet pur sun cunseill fenir / […] Guenes i vint, ki la traïson fist » (édition Segre, v. 169 et 178). Mais je pense que ces mots sont repris de la présentation de Judas, caractérisé, au milieu des autres disciples, par sa trahison qui dépasse les temps : « Duodecim autem a apostolorum sunt haec […] et Judas Scariotes qui et tradidit eum » (Biblia Sacra Vugata, Mat., 10, 4). Une utilisation de la Bible un peu comparable se trouve dans un roman de Forester, Flying Colours, titre qui signifie que le pavillon n’a pas été descendu en signe de reddition et qu’il flotte au vent ; Hornblower a été fait prisonnier avec Bush et on les conduit à Paris pour être fusillés, ce qui est annoncé en Angleterre. Ils prennent la fuite du côté de Nevers et sont recueillis par des royalistes qui préparent leur évasion pendant tout l’hiver. On leur procure une barque de pêche et on leur fabrique des uniformes des officiers de douane hollandais (pour justifier leur accent étranger en français). La fin du roman est éblouissante : les héros descendent la Loire, débarquent à Nantes et s’emparent par ruse d’un cutter anglais, pris par les Français un an auparavant, The Witch of Endor (la sorcière d’Endor dans le Livre de Samuel est une pythonisse, une nécromancienne que consulte Saül la veille de la bataille contre les Philistins et qui fait à sa demande remonter du Shéol le fantôme du prophète Samuel). Hornblower sort du port et, pour échapper aux canonnières parties de Noirmoutiers, coule un des bateaux en tirant lui-même le canon avec l’aide (forcée) du pilote français du port et rejoint l’escadre anglaise qui assure le blocus au large de Brest. Le premier navire rencontré lui demande de s’identifier et Hornblower répond pour la plus grande joie de Bush : « Majesty’s armed cutter Witch of Endor, captain Hornblower ». Le commandant anglais ne peut comprendre comment un navire pris un an auparavant peut revenir avec un capitaine reporté mort depuis un an. Mais le fantôme est bien réel, c’est vraiment Hornblower qui a survécu à toutes les épreuves. La même image est reprise dans Star Wars (1987, épisode 3) dont la fin met en scène Luke qui voit les fantômes réconciliés de son père (Darth Vader vient de mourir en sauvant son fils), de Yoda et d’Obi-Wan Kenobi ; et vingt ans après, dans la version remastérisée, Darth Vader a fait place au jeune Anakin Skywalker, tel qu’il était avant d’être submergé par la Force du Mal.
Conclusion
11On peut noter un retour de l’Épique dans le monde anglo-saxon. Mais il ne se limite pas au temps passé, il aborde aujourd’hui le futur. La Saga de Hornblower a eu deux successeurs, d’abord l’épopée galactique de Star Trek, présentée par les réalisateurs comme une expédition exploratrice d’un Horatio Hornblower vers les étoiles inconnues ; ensuite la Saga de Honor Harrington (notez les initiales), une série du romancier de science-fiction David Weber, qui met en scène une femme capitaine d’un ship of the wall (« mur de la lumière ») : elle défend avec autant d’honneur et de courage que Hornblower sa reine et son pays des assauts sournois de la république de Haven, la nouvelle force du mal. Les temps de la paix ne sont pas encore venus, l’Épique a encore de belles heures devant lui.
Les biographies historiques
Davey, James, In Nelson’s Wake, New Haven and London, Yale University Press, 2015.
Pocock, Tom, A Thirst for Glory- the Life of the Admiral Sir Sidney Smith, printed in Great Britain by Amazone, 2013.
Taylor, Stephen, Commander – The Life and Exploits of Britain’s Greatest Frigate Captains, New York London, W. W. Norton and Company, 2012.
Thomas, Donald, Cochrane- Britannia’s Sea Wolf, London, Cassel Military Paperbacks, 1978.
Anthologies
Ashley, Mike (éd.), The Mammoth book of Men O’ War, London, Robinson, 1999. (Nota : man of war signifie « vaisseau de guerre » ; to man signifie « fournir un équipage »)
Ashley, Mike (éd.), The Mammoth Book of Hearts of Oak, London, Robinson, 2001.
Œuvres citées
Je cite dans l’ordre chronologique des onze récits ou recueils de nouvelles (nombreuses rééditions jusqu’en 2006) sur le capitaine Hornblower, créé par Forester (mort en 1966) ; les parutions s’étalent de 1937 à 1967 ; Forester revient en arrière en 1950 pour les 17 ans de son héros.
Mr Midshipman Hornblower, London, Michael Joseph, 1950 ; Penguin Books, 1989.
Lieutenant Hornblower, Michael Joseph, 1952 ; Penguin Books, 1989.
Hornblower and the Hotspur, Michael Joseph, 1962 ; Penguin Books, 1980.
Hornblower and the Atropos, Michael Joseph, 1953 ; Penguin Books, 1990.
The Happy Return, Michael Joseph, 1937 ; Penguin Books 1951.
A Ship of the Line, Michael Joseph, 1938 ; Penguin Books 1956.
Flying Colours, Michael Joseph, 1938 ; Penguin Books, 1956.
The Commodore, Michael Joseph, 1945 ; Penguin Books, 1956.
Lord Hornblower, Michael Joseph, 1964 ; Penguin Books, 1964.
Hornblower and the West Indies, Michael Joseph, 1958, Penguin Books, 1990.
Hornblower and the Crisis, Michael Joseph, 1967, Penguin Books, 2006.
O’Brian, Patrick, Master et Commander, London, William Collins and sons, 1970, puis HarperCollins, 1993.
Suivent vingt volumes en ordre chronologique parfait avec de très nombreuses rééditions, le dernier The last, unfinished Voyage of Jack Aubrey (paru sous le titre elliptique 21 aux USA), a été publié sous forme de tapuscrit ou de manuscrit, en 2004 après la mort de l’auteur en 2000.
Kent, Alexander
Les événements des trente romans de Kent (mort en janvier 2017) se succèdent de 1772 à 1819 ; l’auteur a commencé à publier en 1969 et s’arrête en 2011 ; les parutions (toutes à Londres, Random House) s’intercalent très irrégulièrement dans une chronologie datée au dos de chaque livre, allant de 1772 à 1819 :
Richard Bolitho-Midshipman, 1975. Midshipman Bolitho and the « Avenger », 1978. Band of Brothers, 2005. Stand into Danger, 1980. In Gallant Company, 1978. Sloop of War, 1969. To Glory we steer, 1973. Command a King’s Ship, 1973. Passage to Mutiny, 1976. With all Despatch, 1980. Form Line of Battle !, 1969. Enemy in Sight !, 1970. The Flag Captain, 1970. Signal-Close Action, 1976. The Inshore Squadron, 1978. A Tradition of Victory, 1982. Success to the Brave, 1983. Colours aloft !, 1986. Honour this Day, 1987. The Only Victor, 1990. Beyond the Reef, 1992. The Darkening Sea, 1993. For my Country’s Freedom, 1995. Cross of st George, 1996. Sword of Honour, 1997. Second to None, 2000. Relentless Pursuit, 2001. Man of War, 2005. Heart of Oak, 2007. In the King’s Name, 2011.
1 On peut rappeler la bataille de Quiberon, en 1759, qui a permis à l’Angleterre d’éviter une invasion planifiée par Choiseul (pendant la guerre de Sept ans). Le chant de Rule Britannia (sur un poème de Thomson, une musique de Thomas Arne en 1740, reprise par Beethoven, puis Wagner) célèbre, en 1759, une wonderful year, annus mirabilis qui a vu cinq victoires anglaises.
2 C’est indiqué sur toutes les quatrièmes de couverture des éditions Penguin.
3 Je renvoie entre autres à la quatrième de couverture (indignée et revendicatrice) de la biographie de Cochrane.
4 En traduction française : Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, trad. M.-F. Guizot, Paris, F. Schoell, « Bibliothèque historique à l’usage des jeunes gens », tomes XXXIII-XL, 1812-1813.
5 La Marine commémore toujours l’anniversaire de Trafalgar et O’Brian a participé à ce type de célébration à Portsmouth.
6 Voir par exemple John Le Carré, Tinker, Tailor, Soldier, Spy / La Taupe, 1974.
7 Patrick O’Brian, The Thirteen-Gun Salute, London, Harper Collins, 2003 [1994], p. 202 sq.
8 Cecil Scott Forester, Lord Hornblower, London, Penguin Books, 2006 [1946], p. 198.
9 Patrick O’Brian, Desolation Island, London, Harper Collins, 2003, p. 185-225.
URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=377
Quelques mots à propos de : Isabelle Weill
Université de Paris-Ouest-Nanterre
Isabelle Weill est maître de conférences honoraire en Sciences du langage à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Elle a notamment publié « La menace comme acte de langage, étude diachronique de quelques formules du français » (LINX no 28, Nanterre CRL, 1993 p. 85-105), et « Garder et tuer, appuyer et payer : étude diachronique de quatre signifiants « lacaniens » » (Le Signe et la Lettre, Hommage à Michel Arrivé, textes réunis par J. Anis, A. Eskénazi et J.-F. Jeandillou, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 459-475). Elle participe depuis 1980 à l’équipe de traduction et d’édition de latin médiéval dirigé par Michèle Brossard-Dandré et prépare une édition critique d’Auberi le Bourgoin.