Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

L’épique intempestif à l’ère du roman

Marguerite Mouton


Résumés

Cet article étudie comment des œuvres du xxe siècle renouent avec les principes de structuration du temps épique définis par les romantiques allemands, relançant ainsi un genre que ces mêmes critiques jugeaient obsolète. L’exemple pris chez J.R.R. Tolkien présente le paradoxe de la rencontre entre le retard de la fin et la convergence des éléments vers le dénouement : dans une tension complexe et féconde avec le modèle romanesque prédominant, l’œuvre propose de nouveaux moyens, adaptés au contexte culturel, pour produire l’esthétique particulière dont participe la temporalité épique.

Theoreticians such as Hegel or more recently Bakhtin and Lukács have claimed that the epic form belongs to the past, arguing that only novels were adapted to modern reading. This study sets out to highlight that the epic – and singularly in its treatment of time and temporality – remains for some texts of the “modern romanesque era” a relevant analytical tool. Indeed, epic temporality presents a specific pattern in the internal structure of the plot, which differs from the narrative composition of the novel. For instance, writers like Hegel, Goethe and Schiller enforce the idea that the main point of the epic does not lie in the outcome of the narrative, as opposed to the dramatic action, which is entirely dependent on its resolution. The structure of the novel would then consist in a kind of “race” towards an end, while that of the epic would look more like a “stroll” from one episode to another, each stage being relatively autonomous.
This paper studies the way in which some twentieth-century literary works resume the principles structuring temporality of the epic form, as defined by the German romantics, thus reviving a genre that these same critics considered obsolete. More precisely, the structure of J.R.R. Tolkien’s The Lord of the rings presents a paradox: the end of the quest is delayed for a long time and there seems to be a succession of adventures, in which each becomes a story in itself; and yet, at the same time, the elements tend towards one outcome. In a complex and productive tension with the predominant romanesque model, the book explores new means, adapted to the cultural context, to produce the particular aesthetic effect traditionally created by the epic temporal structure.

Texte intégral

1Si des théoriciens comme Bakhtine ou Lukács ont pu reléguer l’épopée dans le passé, voire la « préhistoire » de la littérature, car seul le roman serait adapté à la lecture moderne en Occident, l’hypothèse de cette communication est que l’épique – et singulièrement son rapport à la temporalité – demeure pour certains textes de l’« ère du roman moderne » occidental un outil d’analyse pertinent.

2Il s’agira d’examiner dans quelle mesure une œuvre comme Le Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien renoue avec certains des principes de structuration de l’épique tels qu’ils sont définis (pour être mis à l’écart de la modernité) par Hegel, Goethe ou Schiller, et notamment une temporalité « sans hâte » [nicht ungeduldig] (Schiller), « tranquille » [ruhig] (Hegel), propre à explorer l’être des choses.

3Nous examinerons d’abord les perspectives théoriques d’inscription de l’épopée dans les temps modernes, puis les modes distincts de structuration du temps épique et romanesque, et enfin la façon dont se présente la temporalité à l’intérieur d’une œuvre particulière. Ce faisant, nous étudierons la manière dont l’épopée entre dans une tension complexe et féconde avec le modèle romanesque prédominant, proposant de nouveaux moyens, adaptés au contexte culturel, pour produire l’esthétique particulière dont participe la temporalité épique.

L’épopée dans le temps : l’épique intempestif à l’époque moderne

4Premièrement donc, l’épopée dans le temps ; l’épique à l’épreuve des temps modernes. Les rapports entre l’épopée et le roman ne sont pas une nouveauté du xixe siècle, et les échanges entre les genres, on le sait, sont déjà engagés au Moyen Âge et plus tard au xviie siècle. Cependant, si la conception normative des genres comprenait l’opposition entre poésie et prose comme un critère formel distinguant l’épopée du roman, la philosophie romantique de Novalis ou de Hegel y voit des « symboles métaphysiques » : « tout ce qui est authentique, tout ce qui renvoie aux origines, à l’archaïque unité perdue, relève de la poésie ; tout ce qui signale le divorce, la chute, se trouve relégué du côté de la prose1. » Le roman n’est alors plus simplement une « épopée en prose2 », qui (pour faire simple) aurait pour dominante le thème de l’amour par rapport à celui de la guerre, mais une épopée « bourgeoise », ou « l’épopée du monde sans dieux » [die Epopöe der gottverlassenen Welt3].

5À partir de cette conception historiciste diffuse, qui relègue l’épopée dans le passé au profit du roman, deux conceptions de l’avenir de l’épopée sont possibles. Dans un écrit intitulé « Épopée et roman4 », qui paraît en 1935, pendant sa période marxiste, G. Lukács estime ainsi qu’il existe une continuité entre épopée et roman et même un lien si fort que ce dernier, épopée dégradée, cherche à revenir vers ses origines pour y trouver un renouveau, qui serait rendu possible par une société réunifiée.

6Dans une conférence légèrement plus tardive (1941), Mikhaïl Bakthine soutient au contraire l’idée d’une rupture radicale entre épopée et roman, au point que « [r]appeler la véritable origine et les réelles spécificités du roman peut constituer un antidote à la tentation épique et sauver la littérature moderne d’un artificiel et stérile “retour à l’épique5” ».

7Ces approches philosophiques des genres, alliées à un historicisme, à une certaine conception de la différence qualitative d’une époque par rapport à une autre, ont en effet pour première conséquence une scission entre l’épopée et le roman. Cependant, celle-ci peut prendre deux formes : soit l’épopée reste l’horizon désiré de l’unité (désormais inaccessible) d’un genre romanesque éclaté, soit au contraire elle est perçue comme un carcan dont le roman a réussi à se libérer.

8De telles conceptions du rapport au genre de l’épopée, qui hésitent entre nostalgie et mépris, sont emblématiques des xixe et xxe siècles. Situer une œuvre par rapport à cette tradition suppose donc un mélange complexe de critères formels et idéologiques, qui se superposent et s’interpénètrent parfois sans distinctions nettes.

9Récit en prose, Le Seigneur des anneaux entre spontanément dans le réseau des œuvres romanesques ; or l’indice formel est devenu indissociable d’approches philosophiques. Le Seigneur des anneaux a ainsi à se situer dans les multiples rapports, à la fois esthétiques et éthiques, autour desquels se noue la distinction entre épopée et roman : nous nous limiterons ici à l’étude de l’un de ces rapports, laissant de côté la question du rapport à l’histoire par exemple, pour nous concentrer sur le rapport à la construction dramatique, qui organise le temps dans l’épopée, et à ses enjeux symboliques.

Le temps dans l’épopée : structuration épique ; structuration romanesque

10Deuxièmement donc, le temps dans l’épopée, notamment à travers la structuration de l’œuvre, l’articulation que celle-ci présente entre l’intrigue et les épisodes, et la vision du monde ainsi véhiculée ou mise en forme.

11On distingue généralement deux types possibles de composition narrative : l’une est entièrement ordonnée à une fin, tandis que l’autre fait se succéder des épisodes davantage autonomes. L’auteur anonyme du Traité des Belles Lettres de la Poésie Française (1747) effectuait déjà un tel distinguo, qui lui semblait différencier l’historien du poète épique : « L’Historien et le Poète fournissent une carrière toute différente ; l’Histoire est un pays immense, & l’Épopée est un paysage ; l’Historien à son gré fait voyager le Lecteur, le poète le promène6. » Cette définition met au cœur du débat sur les genres la question de la conduite de l’intrigue. Le roman et l’épopée ont, semble-t-il, un mode de déambulation particulier : l’épopée serait du côté de la promenade, métaphore d’une poétique de la digression, du retardement ; au contraire, le « drame », proche parent du roman et susceptible d’en éclairer l’analyse, serait une course régie par un principe dynamique finalisé.

12En effet, selon Hegel, et avec lui Goethe, Schiller, ou plus tard Auerbach et Staiger, l’épopée ne trouve pas sa raison d’être dans son but, contrairement à l’action dramatique, tout entière ordonnée à sa fin, tendue vers sa résolution. Le Traité sur la poésie épique de Goethe et Schiller distingue ainsi divers types d’épisodes, parmi lesquels ceux « qui font avancer l’action ; ce sont ceux dont se sert par excellence le drame » [welche die Handlung fördern ; deren bedient sich vorzüglich das Drama] et ceux « qui éloignent l’action de son but ; ce sont ceux dont se sert presque exclusivement le poème épique » [welche die Handlung von ihrem Ziele entfernen ; deren bedient sich das epische Gedicht fast ausschließlich7]. Ce dernier aurait donc pour principe la digression, son « but » [Ziel] n’étant pas le terme de l’histoire, mais chaque épisode en lui-même, sans hiérarchie ni subordination entre eux. Schiller note ainsi dans une lettre à Goethe du 21 avril 1797 :

le poète épique […] se borne à nous décrire l’existence tranquille des choses en fonction de leurs natures propres, et il réalise donc sa tâche à tout moment de sa démarche. C’est pourquoi nous ne mettons pas la moindre hâte à courir précipitamment vers quelque but, et nous nous arrêtons au contraire avec amour à chaque pas.

er schildert uns bloß das ruhige Daseyn und Wirken der Dinge nach ihren Naturen ; sein Zweck liegt schon in jedem Punkt seiner Bewegung ; darum eilen wir nicht ungeduldig zu einem Ziele, sondern verweilen mit Liebe bei jedem Schritte8.

13Ce modèle théorique des débuts du Romantisme connaît une large postérité dans l’analyse du genre et se retrouve chez des commentateurs comme Auerbach ou Staiger.

14Ce dernier interprète par exemple le principe de composition épique comme celui de la « simple addition » [die einfache Addition] des épisodes, dont le « nombre pourrait presque s’accroître ou se réduire à merci » [Ihre Zahl ließe sich fast beliebig vermehren oder vermindern9]. L’épopée obéit par là au principe énoncé par Schiller, selon lequel l’autonomie de chaque partie du poème épique est l’une des caractéristiques constitutives de celui-ci. Réfléchissant sur cet impératif, Staiger oppose la façon dont l’épopée doit « captiver » [fesseln] son lecteur par la surenchère et le contraste des effets d’un épisode sur l’autre, et la « tension » que le « dramaturge » doit créer10, la nécessité pour chaque partie de s’inscrire dans l’attente globale d’une fin qui donne sa raison d’être et sa cohérence à l’ensemble du drame.

15Le procédé de mise en contraste des épisodes dans l’épopée se verra alors « déterminé non pas par ce qui doit arriver mais, de l’arrière, par ce qui vient d’être présenté » [nicht durch das Kommende, sondern von rückwärts her, durch das eben Dargestellte bestimmt], le but vers lequel l’action s’achemine ne représentant qu’un « prétexte pour déambuler » [ein Vorwand zum Schreiten11]. La tension vers ce dernier est d’ailleurs généralement annulée dès le début : ainsi, dans l’Odyssée, les dieux décident dès le premier chant qu’ils permettront à Ulysse de rentrer chez lui12. L’intérêt ne porte donc pas sur la fin de l’histoire, qui peut dès lors être indéfiniment retardée, mais sur le voyage lui-même13 ; au contraire, dans l’action dramatique, tout converge vers le dénouement de l’intrigue.

L’épique intempestif dans Le Seigneur des anneaux

16Appliquons cette définition, et ce sera le troisième et dernier point, à notre œuvre-test, Le Seigneur des anneaux, afin d’examiner comment s’y comporte un épique qui, dans le contexte moderne tel qu’il est brossé par Bakhtine ou Lukács, ne peut être qu’intempestif.

17Si l’on rapproche du Seigneur des anneaux une telle définition des modes de structuration des œuvres épiques et romanesques, il semble à première vue que l’intrigue très structurée du livre de Tolkien l’associe plus au drame, et par là au roman, qu’à l’épopée. Cependant, la construction narrative oscille entre la tension vers une fin et le principe de l’addition indéfinie des épisodes. Au début de l’œuvre en effet, le récit multiplie des rendez-vous qui semblent ne pas avoir de suite, dont l’articulation avec l’intrigue principale n’apparaît pas toujours clairement14.

18L’épisode du livre I, où les Hobbits rencontrent Tom Bombadil, est à ce titre exemplaire. Les commentateurs ont cherché de maintes façons à rendre compte de sa relation avec la quête de la destruction de l’Anneau, mais ce lien est généralement interprété en termes de symbolique et non d’insertion dans une intrigue dynamique, avec laquelle le passage reste peu relié.

19La visite chez Tom Bombadil est emblématique de ces rencontres fortuites du premier livre du Seigneur des anneaux, qui peuvent pourtant parfois avoir une influence sur l’itinéraire des Hobbits, sans toutefois que le terme et le motif de celui-ci apparaissent de façon claire. La narration obéit en effet largement à une logique de fuite des personnages, dans laquelle le but importe moins que ce qui est déjà arrivé et qui les pousse en avant.

20À partir du séjour à Fondcombe qui ouvre le deuxième livre, les personnages se constituent en une « Fraternité » [fellowship] de l’Anneau. Ils définissent le but de leur voyage et mettent en place une stratégie, même si celle-ci devra plus tard être réorganisée. Après Fondcombe, le récit prend donc davantage la forme d’une course vers la réalisation d’une quête bien définie.

21Néanmoins, la narration accumule les aventures et recourt à des processus d’intensification d’un événement à l’autre, pour maintenir l’intérêt du lecteur. Le phénomène de renchérissement dans l’entrée en scène successive des divers monstres de la Moria est à cet égard révélateur : tout d’abord les wargs magiques, puis la bête aux innombrables tentacules qui attaque Frodo devant les Portes de Durin, les Orques, les Uruks Sombres de Mordor et les Trolls qui assiègent la Salle de Mazarboul, et finalement le Balrog, dont l’apparition éclipse les précédents.

22Le caractère exceptionnel des épisodes tend à leur donner une valeur en eux-mêmes, indépendamment de l’intrigue principale. Un tel phénomène est d’ailleurs amplifié par les titres et le découpage de certains chapitres, qui isolent des unités narratives cohérentes du type « La bataille des champs du Pelennor15 ». Cet effet d’autonomisation de certaines parties de l’histoire est renforcé dans la diégèse par la mention de « Chansons » ou de récits qui existent séparément16. La chasse aux Orques menée par Aragorn, Legolas et Gimli à la poursuite de Merry et Pippin fait l’objet d’un traitement analogue : les personnages constituent eux-mêmes l’épisode en un récit distinct, placé sous le signe de l’exceptionnel et appelé à devenir une légende autonome. Ces épisodes constituent autant de morceaux d’anthologie dissociables.

23De même, l’enchaînement des événements qui se sont produits entre la chute de Gandalf dans les mines de la Moria et sa réapparition dans la Forêt de Fangorn va à première vue dans le sens d’une dispersion des éléments de l’histoire, qui accompagne la dissolution de la Fraternité de l’Anneau. Loin de paraître le fruit d’une intention ou d’une nécessité narrative, cette séparation semble le résultat du hasard et des erreurs. En effet, à deux reprises dans les chapitres consacrés à cet événement, le personnage d’Aragorn exprime son impression d’être dépassé par les événements et le sentiment que tout ce qu’il fait va « de travers » [amiss17].

24La Fraternité se révélant une impasse dans le récit, rétrospectivement, le choix des personnages qui la composent apparaît comme une erreur : Boromir a tenté de dérober l’Anneau et ainsi provoqué la fuite de son Porteur légitime, tandis que Merry et Pippin n’ont pas su se défendre contre les Orcques et ont été enlevés. Ces trois personnages semblent ainsi avoir détourné Aragorn, Legolas et Gimli de leur objectif et rendu presque impossible la réussite de la mission de Frodo et de Sam. Au moment où Gandalf reparaît, la narration a délaissé la quête principale (la destruction de l’Anneau en Mordor) depuis presque cinq chapitres et les « Trois Chasseurs » [Three Hunters] peinent à retrouver la piste des deux Hobbits enlevés, qui se perd dans l’épaisse Forêt de Fangorn.

25Face à cette menace de dispersion du récit, le Magicien propose au contraire une interprétation unifiante des divers épisodes, qui donne un sens à la présence de chacun des neuf membres de la Fraternité. L’enlèvement des deux jeunes Hobbits par les Orcques leur a en effet permis d’arriver dans la Forêt de Fangorn et de rencontrer à temps Sylvebarbe, l’Homme-Arbre, déclenchant ainsi le soulèvement des Ents contre le traître Saruman.

26Plus généralement, la chute de Boromir et l’enlèvement de Merry et de Pippin ont eu pour effet la séparation de Frodo et d’Aragorn, permettant à ce dernier de suivre sa propre route vers Minas Tirith. De ce fait, à la veille du siège du Gondor, Gandalf peut dresser un bilan des événements en recourant à l’image de l’échiquier, sur lequel chaque pièce est désormais à la bonne place, y compris les pions, qui sont aussi importants que les autres éléments18.

27Les parties de l’histoire apparaissent donc subordonnées à une quête, chercher à détruire l’Anneau, si bien que la hâte qui anime les personnages n’est pas seulement une fuite erratique face à des ennemis et obstacles effrayants, mais la poursuite active d’un but.

28La tension entre, d’une part, une intrigue romanesque qui fédère les événements et les oriente vers une fin, et, d’autre part, la structure additionnelle d’épisodes relativement autonomes, trouve son expression la plus puissante dans la nature de « contre-quête » du schéma d’ensemble : ce que les personnages poursuivent n’est pas une réalisation positive, mais une destruction. Le récit se situe ainsi au cœur de la tension entre une entreprise active et une fuite. Cependant, le choix de détruire l’Anneau suppose une anticipation de ses conséquences à venir ; dans cette dynamique prospective, la fuite de ces futurs effets néfastes (fuite que constitue la destruction) se transmue en un acte positif. Ce dernier est décliné en une longue suite de choix qui vont précisément à rebours du mouvement naturel de fuite face aux effets immédiats de la possession de l’Anneau. Le déploiement de la quête exige donc à la fois une puissance susceptible de contrecarrer cette tendance spontanée forte dont l’œuvre se distingue résolument, et une téléologie dynamique qui réoriente vers un but défini le mouvement ainsi arraché à ses forces d’attraction naturelles.

29Or, dans Le Seigneur des anneaux, on interprète souvent ce double principe comme une tension entre deux intentionnalités supérieures (celle, négative, du Seigneur de l’Anneau et celle des puissances positives que sont Ilúvatar ou les Valar) auxquelles se combine le libre-arbitre des personnages. La différence entre les deux structures que Schiller, Goethe, Hegel, Staiger et Auerbach, identifient comme des marques génériques du drame et de l’épopée permet alors de saisir au niveau de sa construction narrative la complexité des enjeux symboliques du Seigneur des anneaux. D’une part en effet, le drame est ouvert à une temporalité présente, il est tourné vers l’avenir, capable d’anticipation, et il tend à proposer une intrigue cohérente. D’autre part, l’épopée présente des épisodes distincts, marqués du sceau de l’exceptionnel et qui ont une valeur en eux-mêmes ; ceux-ci ont une énergie propre, une force d’indépendance.

30Se pose alors la question suivante : la combinaison des deux fait-elle pencher l’ensemble vers le roman ou vers l’épopée ? Une première possibilité serait de considérer l’œuvre comme un roman du fait de la présence d’une intrigue qui unifie l’ensemble. Une telle interprétation est toutefois démentie par la force des épisodes épiques, précisément la marque du spectaculaire, de l’exceptionnel qui se répète, qui se joue dans des actions successives, si bien que le principe fédérateur de l’ensemble doit lui-même être à la hauteur de ce caractère extraordinaire et rivaliser en puissance avec ses parties.

31À l’heure de la rencontre entre roman et épopée se jouerait donc peut-être non la disparition de cette dernière, mais sa reconfiguration, qui offre une réponse à la question posée par Walter Scott (et après lui par de nombreux auteurs et critiques du xixe siècle). Celui-ci s’interrogeait en effet sur la manière de retrouver une expérience équivalente à celle procurée par les textes anciens tout en évitant ce qu’il percevait comme leurs imperfections de style et en particulier les défauts d’articulation entre les épisodes19.

32De son union avec le roman, l’épopée ressurgit donc paradoxalement plus homogène : l’œuvre déploie davantage le lien entre les épisodes et les ordonne à un même but sans que la cohérence et l’unité interne de chacun en soient diminuées. Réciproquement, et de manière tout aussi paradoxale, l’intrigue romanesque gagne en intensité proprement dramatique au contact de l’énergie épique. La dialectique du roman et de l’épopée n’aurait donc pas pour résultat le triomphe de l’un sur l’autre ou le nivellement des deux mais plutôt une exploration des caractères propres de chacun dans la combinaison unique d’une œuvre.

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Notes

1 Áron Kibédi Varga, « Le roman est un anti-roman », Littérature, 1982, no 48, p. 4.

2 Sur cette définition du roman, voir Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin, 1967, vol. 1, p. 162.

3 György Lukács, La Théorie du roman, traduit par Jean Clairevoye, Paris, Éditions Denoël, 1968, p. 84 [Die Theorie des Romans [1916], Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2009, p. 68].

4  Ce texte est publié dans György Lukács, Écrits de Moscou, traduit par Claude Prévost, Paris, Éditions Sociales, 1974 (Moskauer Schriften [1935], Frankfurt am Main, Sendler Verlag, 1981).

5  Philippe Baudorre, « Les enjeux du dialogue Bakhtine-Lukács » dans L’Héritage de Mikhaïl Bakhtine, dir. Jean-Louis Cabanès et Catherine Depretto, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997, p. 78.

6 Cité dans l’introduction de Gisèle Mathieu-Castellani à l’ouvrage qu’elle a édité, Plaisir de l’épopée, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2000, p. 17.

7 Johann Wolfgang von Goethe et Friedrich von Schiller, Correspondance 1794-1805, traduit par Lucien Herr, Paris, Gallimard, 1994, vol. 1 (1794-1797), no 404, 23 décembre 1797, p. 504 (Der Briefwechsel zwischen Schiller und Goethe, en ligne sur http://www.briefwechsel-schiller-goethe.de).

8  Ibid., no 301, 21 avril 1797, p. 365. Dans cette conception, Goethe et Schiller anticipent et préparent le cours d’esthétique de Hegel professé entre 1818 et 1829 et où il affirme : « Un monde conçu sous cet aspect à la fois aussi total et aussi individuel, doit, dans sa réalisation, se dérouler sans hâte, ou, plutôt, sans la hâte dramatique d’arriver à un but et à des résultats, de façon à nous permettre de contempler tranquillement ce qui, à chaque moment donné, passe sous nos yeux […]. Tout le cours de la représentation reçoit ainsi, dans son objectivité réelle, la forme d’un défilé extérieur, qui a cependant sa raison et sa limite dans la nature intime du sujet choisi, sans qu’il soit nécessaire d’indiquer expressément cette raison et cette limite » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, traduit par Samuel Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979, vol. 4, p. 101) [Solch eine totale und doch ebensosehr und individuell zusammengefasste Welt muss dann in ihrer Realisierung ruhig fortschreiten, ohne praktisch und dramatisch dem Ziele und Resultat der Zwecke entgegenzueilen, so dass wir bei dem, was vorgeht, verweilen, uns in die einzelnen, Gemälde des Ganges vertiefen und sie in ihrer Ausführlichkeit geniessen können. Dadurch erhält der ganze Verlauf der Darstellung in seiner realen Objektivität die Gestalt eines aüsserlichen Anreihens, dessen Grund und Grenze aber im Innern und Wesentlichen des bestimmten epischen Stoffs enthalten sehn muss, und nur nicht ausdrücklich hervorgehoben ist.] (Georg Wilhelm Friedrich Hegel’s Werke, Berlin, Duncker und Humblot, 1838, vol. 3, p. 331-332).

9 Emil Staiger, Les Concepts fondamentaux de la poétique [1946], traduit par Michèle Gennart et Raphaël Célis, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1990, p. 88-89 (Die Grundbegriffe der Poetik, Zürich, Atlantis, 1946, p. 124 et 127).

10  Ibid., p. 89 [Der Dramatiker überbietet nicht. Er fesselt auch nicht, sondern er spannt. (p. 127)]

11 Ibid., p. 90 (Die Grundbegriffe der Poetik, p. 129).

12 Voir Homère, Odyssée, traduit par Victor Bérard, Paris, Gallimard, 1999, p. 28, v. 76-77.

13 Voir E. Staiger, Les Concepts fondamentaux de la poétique, op. cit., p. 83 (Die Grundbegriffe der Poetik, p. 116).

14 Pour une analyse du premier livre du Seigneur des anneaux autour du schème de la « spirale », voir David M. Miller, « Narrative Pattern in The Fellowship of the Rings », dans A Tolkien Compass, dir. Jared Lobdell, Chicago, Open Court, 2003, p. 93-103.

15 Tolkien John Ronald Reuel, Le Seigneur des anneaux, traduit par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1972-1973 (1992) [ci-après SdA], V, 6, p. 899 ; « The Battle of the Pelennor Fields », The Lord of the Rings [1954-1955], Londres, HarperCollins Publishers, 2002 [ci-après LoR], p. 821.

16 C’est le cas de la bataille des Rohirrim devant Minas Tirith dont « un auteur de Rohan » fera le sujet d’un « chant sur les Tertres de Munburg » SdA, V, 6, p. 908 ; « a maker in Rohan said in his song of the Mounds of Mundburg » (LoR, p. 321).

17 SdA, III, 1, p. 449 et 451 ; LoR, p. 403 et 405.

18  SdA, V, 1, p. 814 ; LoR, p. 743.

19 W. Scott explicite sa pensée dans Essay on Imitations of the Ancient Ballad en 1830 : pour lui, l’imitation réussie combine une « impression » d’ancienneté et un « raffinement moderne » (cité dans Simon Dentith, Epic and Empire in Nineteenth Century Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2006).

Pour citer ce document

Marguerite Mouton, « L’épique intempestif à l’ère du roman », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

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Quelques mots à propos de :  Marguerite Mouton

Marguerite Mouton est docteur en Littérature générale et comparée (thèse sous la direction de Vincent Ferré, Université Paris-Est Créteil), agrégée de Lettres modernes, PRAG à l’ESPE de l’université de Picardie. Elle a publié « Notre-Dame de Paris ou la continuation de l’épique par d’autres moyens » (Romantismes, 2016-2, p. 26-34), « L’épopée moderne : épopée “symphonique” » — Hugo et Tolkien », Le Recueil Ouvert, dir. F. Goyet, en ligne, sept. 2016, (http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr), « La Légende des siècles ou l’éclatement de l’épique », dans La Conversation des genres. Mélanges et circonvolutions, dir. P. Buffaria et P. Mougeole, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2017, p. 17-30.