Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Des bardes pressés, ou de l’urgence d’écrire au xviiie siècle des « épopées d’actualité »

Dimitri Garncarzyk


Résumés

Texte intégral

1En fait de poésie épique, le xviiie siècle est largement aristotélicien. C’est ainsi qu’y est encore valable la distinction posée dans la Poétique entre l’épopée et l’histoire :

Ils diffèrent en ce que l’un dit ce qui a été fait, et l’autre ce qui a pu, ou dû, être fait : et c’est pour cela que la Poésie est beaucoup plus philosophique et instructive [ϕιλοσοϕώτεϱον καὶ σπουδαιότεϱον] que l’Histoire. Celle-ci peint les choses dans le particulier : la Poésie les peint dans le général1.

2En d’autres termes, l’épopée est certes porteuse d’une commémoration, mais moins par une stricte adhésion à l’ordre des faits qu’à travers le pouvoir heuristique de la fiction, qui agit comme un révélateur de possibles.

3Si l’objet du récit épique est moitié passé, moitié virtuel, une épopée traitant de l’actualité militaire immédiate semble problématique. Des événements présents dans la mémoire immédiate de la nation, relayés par la presse ou le colportage, faisant encore l’objet de procédures institutionnelles (traités de paix, cours martiales e. g.), se prêtent a priori mal au type de manipulation narrative qui caractérise l’apport philosophique de l’épopée.

4Les données empiriques, cependant, contredisent cette difficulté théorique, et l’on peut constituer dans la littérature européenne du xviiie siècle un corpuscule d’« épopées d’actualité ». Côté français, on y trouve Minorque conquise, d’un auteur anonyme, publié en 1756 et relatant le siège de Port-Mahon au printemps de la même année2. Côté serbe paraît en 1791 Boj zmaja sa orlovi [Le Combat du dragon avec les aigles] de l’archimandrite Jovan Rajić, qui raconte différentes étapes de la guerre de la coalition austro-russe contre l’empire ottoman3 – « la première épopée de la littérature serbe4 ».

5L’existence des épopées d’actualité impose un double constat. Celui d’abord d’un désir d’épopée, qui fait que des poètes sont pressés de chanter les victoires militaires de leur camp. Celui ensuite qu’il doit exister une solution à la difficulté théorique aristotélicienne relevée plus haut. Mais la combinaison de ces deux constats soulève une nouvelle difficulté : s’il y a désir d’épopée, c’est que le genre répond à une attente ; mais celle-ci ne saurait être le « travail épique » défini par Florence Goyet5, dans la mesure où l’épopée d’actualité ne saurait être à la fois métaphore et récit de la crise contemporaine.

6On esquissera donc ici une poétique de l’épopée d’actualité. Avant de lire les textes, un état de la concurrence générique peut s’avérer utile : si l’association de la poésie et de la guerre fait quasi automatiquement penser à l’épopée, il existe en réalité une concurrence de plusieurs autres genres sur le marché de la poésie militaire (et aussi une concurrence d’autres objets pour l’épopée). On passera ensuite à la lecture de Minorque conquise, qui sera surtout celle des pièces introductives (une préface et une épître) dans lesquelles le poète expose les difficultés qu’il a rencontrées, qui sont du premier intérêt pour le poéticien. Dans un troisième temps, on examinera dans quelle mesure l’épopée serbe se conforme à la poétique induite du texte français, et si elle propose des solutions originales pour l’écriture épique du présent militaire.

Des textes qui ne sont pas des épopées d’actualité

7Dans un siècle parcouru par autant de guerres que le xviiie, les prétextes à poésie guerrière ne manquent pas. Les textes épiques y sont pourtant rares : le champ de la poésie militaire est envahi par d’autres genres littéraires. Un inventaire s’impose, où il faudra préciser comment on peut savoir (d’un point de vue poétique) que la plupart de ces textes ne sont pas des épopées, et quel critère fait que ces textes supplantent l’épopée sur un terrain qui semble être le sien par définition.

Avatars de l’épopée

8Passons rapidement sur les usages de l’épopée au xviiie siècle. Soit l’action épique se situe dans un passé héroïque et fondateur – La Henriade (1721) de Voltaire, Wojna chocimska (1780) d’Ignacy Krasicki – soit elle traite des événements récents d’ordre privé ou anecdotique qui sont constitutifs du détournement héroïcomique – Le Lutrin (1674) de Boileau, The Rape of the Lock (1714) d’Alexander Pope. La concurrence véritable pour le traitement de l’actualité militaire se situe ailleurs.

Question d’échelle et de merveilleux : l’épyllion

9Certains textes poétiques narratifs traitant l’actualité militaire sont courts, et traitent un sujet également circonscrit : c’est le cas de The Campaign (1704) de Joseph Addison et du Poème de Fontenoy de Voltaire (1745), qui relatent une bataille (Höchstädt ou Fontenoy), et furent publiés l’année même de la victoire qu’ils célèbrent. La parenté avec le genre épique est soulignée par l’intitulé générique (le sous-titre « a Poem » ou le titre « Poème de… »), car « poème se dit aussi absolument et particulièrement du poème épique6 ». Ces deux poèmes comptent chacun environ trois cents vers : c’est manquer au critère d’« étendue » (la longueur de l’ouvrage), mais cela n’empêche pas Voltaire de vouloir inscrire son texte dans « le genre héroïque7 ». On peut décrire ces textes comme des épyllion ; mais peut-on leur refuser le titre d’épopée sur un autre critère que la seule étendue ?

10La tradition savante occidentale a fait du merveilleux un critère générique de l’épopée. On trouve l’exigence chez Boileau, et elle est reconduite au xviiie siècle par l’abbé Batteux, qui définit l’épopée comme « le récit poétique d’une action merveilleuse », quand l’histoire est « le récit véritable d’actions naturelles8 ». Les faits ne suffisent pas à l’épopée, et le merveilleux manifeste textuellement cet écart. Or Voltaire le refuse dans le discours préliminaire au Poème de Fontenoy :

Il faut des divinités dans un poème épique, et surtout quand il s’agit de héros fabuleux. Mais ici le vrai Jupiter, le vrai Mars, c’est un Roi tranquille dans le plus grand danger, et qui hasarde sa vie pour un peuple dont il est le père. C’est lui, c’est son fils, ce sont ceux qui ont vaincu sous lui, et non Junon et Juturne qu’on a voulu, et qu’on a dû peindre. D’ailleurs, le petit nombre de ceux qui connaissent notre poésie, savent qu’il est bien plus aisé d’intéresser le Ciel, les Enfers et la Terre à une bataille, que de faire reconnaître et distinguer, par des images propres et sensibles, des carabiniers qui ont de gros fusils rayés, des grenadiers, des dragons qui combattent à pied et à cheval, de parler de retranchements faits à la hâte, d’ennemis qui s’avancent en colonne ; d’exprimer enfin ce qu’on n’a guère dit encore en vers9.

11Renouant avec la problématique (abordée dans La Henriade) de l’interférence entre divinités païennes et contexte chrétien, Voltaire propose ici d’évacuer purement et simplement le merveilleux au profit de l’éloge du roi-père de la patrie et de son armée pour mieux « louer ceux qui ont si bien servi la patrie dans ce grand jour10 ». Cela exige un tableau réaliste de la guerre moderne (« des carabiniers qui ont de gros fusils rayés ») dont Voltaire souligne la difficulté. Ainsi, le merveilleux conventionnel réclamé par les poéticiens classiques constitue-t-il une solution de facilité, quand le poète contemporain doit « dire en vers » une guerre de plus en plus technique, et d’autant moins poétique qu’elle est proche.

12L’épyllion d’actualité rencontre donc la difficulté du réalisme : s’il veut commémorer les exploits du souverain et des troupes, il ne saurait transférer le mérite sur le Ciel et l’Enfer. Ce faisant, Voltaire isole la principale difficulté formelle de l’épopée d’actualité : elle interfère avec la fonction encomiastique de la poésie lyrique et de l’ode héroïque.

Louer les vainqueurs : la poésie lyrique héroïque

13De fait, la poésie militaire du xviiie siècle est surtout, d’abord, lyrique. Quand à une Histoire du siège de Gibraltar (1783), « un officier français » adjoint une pièce de poésie, c’est une « Ode sur la prise du fort Saint-Philippe », « composée dans le temps11 » de la bataille (i. e. en 1756) – pas une épopée. Au contraire de l’auteur d’épyllion, le poète ici ne respecte pas non plus l’ordre des faits : « on n’écrit point ici l’histoire du siège de St-Philippe. Un poète lyrique n’est pas gazetier12 ». On lira donc la transcription d’une expérience subjective (qui commence ainsi : « Malheureux ! Je voguais sur les antres profonds13… »), associée à l’éloge des soldats français, « trop peu appréciés14 » : la lyrique militaire est avant tout encomiastique. Le manifeste pourrait en être l’Épître IV de Boileau :

En vain pour te louer, ma Muse toujours prête
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête15

14Le texte associe deux personnes dans une conversation idéale qui grandit le souverain : il n’adopte certainement pas le point de vue totalisant du narrateur épique.

15La poésie lyrique à thème militaire adopte parfois des formats surprenants. Ainsi de Ode on the late naval war, and the siege of Gibraltar, publiée à Hull en 1784. L’auteur (« T. Knight, Comedian ») compose « de la poésie faite pour être récitée en public [poetry intended for public delivery] », où alternent déclamation (par un récitant) et parties chantées (par un chœur), mesurées sur des airs patriotiques bien connus (Rule Britannia, Anacreon in heaven). Le comédien-poète observe dans sa préface :

The Critic will observe, the subject is rather new for lyric poetry : not more because it is of war ; than, as it is descriptive of progressive events ; but we have no reason to think, this kind of poetry should be appropriated ; nor, are there any defined rules for writing it16.

Les critiques remarqueront que le sujet est plutôt nouveau pour de la poésie lyrique : moins parce qu’il y est question de la guerre, que parce qu’on y décrit le déroulement des événements ; mais nous n’avons pas de raison de croire qu’il faille réserver ce genre de poésie à certains sujets ; et il n’y a pas non plus de règles définitives pour l’écrire.

16Il est vrai que les genres lyriques, traditionnellement, peuvent parler de la guerre, mais il y a là une revendication théorique de liberté d’écriture typique de la fin du siècle : il aurait sans doute été beaucoup plus difficile cinquante ans plus tôt d’écrire qu’il n’y a aucune raison de penser que la narration soit limitée à certains genres. La concurrence est ici nette : le récit lyrique entraîne le lecteur dans une mémoire émotionnelle et univoque ; il n’est pas le récit épique, parce qu’il n’instaure pas la distance (de la troisième personne ou du merveilleux) qui en fait la valeur.

17Il existe donc au xviiie siècle de la poésie à thématique militaire comme des épopées ; mais la première manque trop d’étendue, de merveilleux, ou d’une dimension narrative affirmée pour être épique, et les épopées déclarées traitent rarement l’histoire militaire récente : Minorque conquise et Boj zmaja sa orlovi constituent, en somme, une combinaison de critères plutôt rare.

Genre

Exemples

FORME

FOND

D’une certaine étendue ?

Récit merveilleux ?

Dominante narrative ?

Événement militaire ?

Événement récent ?

épopée héroïque

Voltaire, La Henriade (1720)

Krasicki, Wojna chocimska (1780)

non

épopée comique

Boileau, Le Lutrin (1675)

Pope, The Rape of the Lock (1714)

non

épyllion

Addison, The Campaign (1704)

Voltaire, Poème de Fontenoy (1745)

non

non

ode héroïque

d’Arçon, Ode sur la prise du fort Saint-Philippe (1754 ?)

Knight, Ode on the Late Naval War (1784)

non

non

pas seulement (encomias-tique)

épopée d’actualité

 ?, Minorque conquise (1756)

Jovan Rajić, Boj zmaja sa orlovi (1791)

Minorque conquise : théoriser l’épopée d’actualité dans le contexte des poétiques normatives

18L’épopée, dans la France du xviiie siècle, est un genre bien défini, voire « surcodifié17 ». L’auteur de Minorque conquise en est conscient au point de porter en épigraphe un vers où Horace défend l’idée que certaines fautes sont pardonnables :

Nec semper feriet, quodcumque minabitur, arcus
la flèche qui part ne frappe pas toujours le but18.

19L’œuvre est donnée comme une tentative ambitieuse, mais susceptible de faiblesse. L’épigraphe est révélatrice : malgré « le respect [qu’il a] porté et porter[a] toujours aux règles de l’art19 », le poète sait qu’il formule une proposition originale. Dans sa « Lettre à M. *** en lui envoyant ce poème », il atténue cette audace en assurant avoir réintroduit dans le traitement de son sujet la distance qui semble caractériser l’épopée :

Tout ce que je puis vous dire, Monsieur, c’est que j’ai écrit avec la même liberté que si mon sujet avait mille ans20.

20Reste à voir si cela est effectivement possible, et si le désir d’épopée qui suscite la composition ne repose justement pas sur l’alliance inédite de la forme épique et d’un objet nouveau.

Assumer un cadre générique

21Le titre de l’œuvre en revendique le genre : Minorque conquise, poème héroïque en quatre chants. De fait, le poème contient le récit (merveilleux) de la victoire navale et terrestre de l’armée française sur les Anglais à Minorque lors du siège de Mahon. Si le sujet semble indiqué, l’auteur envisage un premier défaut : l’étendue du poème.

Le poème que je donne au public, ne diffère de l’épopée que par la longueur ; du reste, il est entièrement dans le goût épique21.

22Le scrupule est compréhensible (le poème fait un peu plus de 1200 alexandrins), mais une comparaison avec les substituts de l’épopée relevés plus haut suffit cependant à classer ce poème parmi les plus longs de la période portant sur un sujet contemporain (ce dont la division en quatre chants est en soi un indice).

23En somme, le genre épique impressionne mais ne décourage pas. L’importance de commémorer l’événement par une épopée est par ailleurs si sensible qu’elle sert d’argument aux éventuels défauts du poème :

J’abandonne aux critiques équitables toutes les fautes qu’ils remarqueront dans cet ouvrage, qui demandait d’être écrit promptement22.

24Il y a là un appel au jugement bienveillant, mais aussi à une certaine sympathie avec l’enthousiasme du poète, dont l’initiative est la traduction poétique d’une ferveur commune.

Défendre un sujet contemporain

25Le principal défaut formel du poème est la récence de son sujet ; mais, paradoxalement, il en fait la valeur. Dans l’épître dédicatoire, le poète feint d’annuler cette immédiateté ; dans la préface, son discours est plus revendicatif :

on pourra regarder mon projet comme téméraire ; les restrictions de la poésie ne permettant pas de broder sur un fond aussi nouveau.
Quelle étrange nécessité de ne pouvoir louer un Héros en face, et qu’il faille, pour chanter ses belles actions, attendre qu’il soit allé dans l’autre monde […]23 !

26L’héroïsme, en somme, n’a pas besoin de la sanction de la postérité pour se faire reconnaître, et la grandeur du sujet est à la mesure de sa nouveauté. C’est « l’un des plus beaux [sièges] dont l’histoire parlera jamais, et qui vient de couvrir d’une gloire immortelle Monsieur le maréchal de Richelieu24 », et le poète, s’étant emparé le premier d’un sujet aussi important que nouveau, le poète » [se] croi[t] très excusable sur [sa] conduite25 » dans l’entorse qu’il a faite aux règles ; son ambition a le caractère de l’évidence.

27Cela dit, où est formulée la règle qui tient l’épopée à distance du contemporain ? L’exigence ne se trouve pas dans le Traité du poème épique (1675) de Le Bossu ; Voltaire la rejette explicitement dans l’Essai sur la poésie épique (1727), et Boileau dans l’Art poétique ne semble pas exclure les héros contemporains :

Que ses faits surprenants soient dignes d’être ouïs :
Qu’il soit tel que César, Alexandre ou Louis26.

28On tentera une hypothèse. Quand Boileau fait l’apologie de la fable antique, il la double d’un avertissement sur l’onomastique :

La fable offre à l’esprit mille agréments divers ;
Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers […]
Ô le plaisant projet d’un poète ignorant,
Qui de tant de héros va choisir Childebrand !
D’un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre
Rend un poème entier ou burlesque ou barbare27.

29Les sujets plus récents (et Boileau s’arrête au Moyen Âge) proposent des noms moins musicaux qui se prêtent mal au ton de l’épopée. On peut se demander si certains catalogues héroïques de Minorque conquise ne justifient pas le pressentiment de Boileau :

Le même espoir charmait Talaru, Puisigneux,
Et surtout Monteynard qu’ils secondaient tous deux.
Leur succès dépendait du sort de Roquépine,
Qui devait de Mahon avancer la ruine28.

30Ce catalogue a sa source dans le patriotisme scrupuleux et la déférence de l’auteur :

j’aurais été au désespoir que l’on eût eu à me reprocher d’avoir laissé dans l’oubli des gens de naissance, et qui ne se seront pas moins distingués que ceux dont il est parlé29.

31Le poète en somme est pris entre deux exigences : d’une part, la poéticité ; d’autre part, l’hommage patriotique, qui constitue l’irréductible dimension encomiastique de l’épopée d’actualité : l’urgence poétique se heurte à la familiarité des noms.

32La « restriction de la poésie » a donc bien des aspects concrets, mais il semble qu’elle tienne surtout à l’usage. On notera que le poète prend pour modèle la Gerusalemme liberata du Tasse (« j’ai décrit mes batailles à la manière du Tasse, que l’on trouve parfait en ce genre30 »), poème moderne, traitant un sujet médiéval, comme s’il avait délibérément choisi dans le canon ce qu’il y avait de plus proche du présent. Un premier dysfonctionnement se fait donc jour entre l’ampleur de l’événement et la non-poéticité intrinsèque du présent. Thomas Pavel diagnostiquait, dans le xviie siècle français, une tendance à habiter par la littérature toutes les époques possibles, du moment qu’elles ne soient pas le contemporain : un habitus culturel qui constitue un véritable « art de l’éloignement31 ». Le problème qu’on rencontre ici au xviiie siècle n’en semble pas fondamentalement différent.

Négocier avec le référent : épopée et gazettes

33Les noms propres constituent une difficulté de la diction épique ; la fiction, quant à elle, souffre de la proximité du référent. Le poète est responsable de son initiative poétique : en cela, il est soumis aux règles de l’art ; mais il est d’abord lecteur de « la gazette32 », dont dépend son information. Régularité et fidélité se contredisent donc, et la première semble devoir prendre le pas sur la seconde : « personne n’ignore les privilèges de la poésie sur le chronisme33 » ; les réconcilier sera la fonction du paratexte.

34Une première solution est la superposition du texte épique et du document historique ; ainsi vient à la suite de la préface un tableau d’honneur contenant les « Noms des principaux officiers qui se sont trouvés au siège de Mahon, avec leurs qualités et le rang qu’ils y tenaient34 ».

35Pour maintenir le lien entre l’épopée et l’histoire, le poète se fait éditeur de son poème, en y ajoutant des annotations qui donnent la clef de certaines périphrases : le lecteur est par exemple invité à reconnaître « M. de la Galissonière, commandant l’escadre française » dans

ce brave Français, dont la sagesse extrême
Nous le fait croire instruit par Neptune lui-même35.

36Des écarts plus importants sont évoqués dans la préface, concernant ce que l’on pourrait appeler la redistribution des personnages et des événements. Pour les personnages, le poète affirme :

J’ai fait aussi mourir et blesser nos officiers à ma bienséance, et je ne m’excuserai point encore sur ce chapitre. Je suis fâché seulement de n’avoir pu placer dans ce poème tous ceux dont les gazettes ont parlé36.

37Du côté français, le poète affirme donc une liberté et un devoir de mémoire. C’est attendu, mais insuffisant, car de là peut provenir un déséquilibre :

ayant décrit ce siège en forme de poème épique, il fallait bien, pour garder les proportions, puisque je diversifiais les personnages d’un côté, que je tâchasse aussi de les diversifier de l’autre37.

38Il faut donc se tourner vers de nouvelles sources qui évitent au poète « l’embarras de donner des noms aux Anglais », comme « la relation de l’amiral Byng38 ». Ce nouvel ancrage référentiel est à la fois une nouvelle garantie historique et une ressource nécessaire à l’équilibre du poème, mais ne couvre que la partie navale. Le poète est contraint de

donner un nom au plus brave des officiers anglais qui a été tué [lors de la sortie des Anglais] ; liberté, que je réparerai très aisément, dès que j’aurai trouvé l’occasion de savoir son nom véritable ; les gazettes n’ont conservé que ceux des nôtres39.

39À la notion poétique d’équilibre des parties se superpose une notion d’équité poétique : l’épopée d’actualité substitue à la partialité de la presse un équilibre de l’héroïsme (qui prime l’exactitude onomastique). Si le duc de Fronsac est un héros, Jefferies, le commandant en second des forces terrestres anglaises, ne démérite pas.

Le merveilleux et l’allégorisation du présent

40La principale altération du référent historique tient évidemment au merveilleux, qui a pour but la poétisation de la réalité ; on en distinguera rapidement les manifestations locales et la fonction structurante.

41Au niveau local, il arrive que les notes soulignent le merveilleux. Ainsi :

les flottes s’approchaient : la superbe Amphitrite*
En faveur d’Albion se soulève et s’irrite.
* Nous eûmes les vents contraires au commencement du combat. Et comme les poètes doivent tirer avantage de tout, on s’est cru dans l’obligation de faire quelque chose de merveilleux de cet incident si ordinaire40.

42La métaphorisation d’un aléa naturel est un cas d’école recensé par Boileau41 : les notes soulignent, plus que l’originalité, la régularité du poème.

43Caractère générique déterminant, le merveilleux a un rôle structurant : le poème étant dans le « goût épique » consiste à ce que « la fiction s’y trouve mêlée avec la vérité42 ». Le poète défend dans l’épître dédicatoire un merveilleux in modo antiquo, faisant fonds des dieux de la Fable, plutôt que le merveilleux chrétien, condamné par Boileau, mais promu par Voltaire dans La Henriade. La principale divinité mise en avant est l’Amour, patron de la France galante :

toute la fiction de mon second chant est allégorique. Il est très vrai que tous les Minorquains se sont soumis d’eux-mêmes et avec plaisir à la domination française43.

44L’action de la divinité se traduit dans les prosopopées des Minorquines (et des Minorquins), qui ressentent son influence lors de la promenade vespérale, l’atmosphère galante inspirée par Amour se transformant en éloge de la civilisation française. À l’instar des divinités homériques, le dieu se fait aussi guerrier : au chant III, il appuie, « caché dans un nuage44 », le duc de Fronsac dans un combat singulier.

45L’équilibre poétique s’exerce aussi dans le merveilleux, mais ici sans se doubler de justice poétique : les figures allégoriques servent à personnifier les torts et les raisons. Ainsi la Discorde, au chant I, est la cause de l’hostilité des Anglais, qu’elle apostrophe dans une prosopopée :

Qu’êtes-vous devenus, Anglais si magnanimes*
* L’épithète magnanime, qui serait très mal dans la bouche de tout autre, ne doit point souffrir de critique dans celle de la discorde, qui ne doit qu’applaudir aux forfaits qu’elle a inspirés45.

46Il semble difficile de réconcilier le patriotisme de cette note avec l’éloge de la bravoure anglaise : dans l’épopée d’actualité se font jour des dysfonctionnements idéologiques dont le merveilleux est à la fois le masque et le révélateur.

Boj zmaja sa orlovi : une épopée d’actualité en forme de synthèse des traditions savante et orale

47On a induit de Minorque conquise une poétique de l’épopée d’actualité ; reste à vérifier qu’elle est exportable sur d’autres textes. On en fera ici l’épreuve sur Boj zmaja sa orlovi, écrit (à en croire la page de titre) en 1789, soit immédiatement après le siège victorieux de Belgrade par l’armée impériale46. Le contexte culturel n’est évidemment pas le même qu’en France ; l’esthétique du poème est largement baroque. Elle constitue cependant la première épopée écrite de la littérature serbe, opérant une synthèse entre la pratique épique des guslari et la tradition savante d’Europe centrale. Elle peut donc, mutatis mutandis, témoigner de la pertinence de la poétique vue plus haut ; et elle permet de mieux cerner l’urgence et l’actualité épiques.

De la croisade à l’apologue

48Toute la fiction du chant I de Boj zmaja… est, à l’instar de celle du chant II de Minorque, allégorique ; avant les actions militaires des chants II (siège d’Otchakiv), III (siège de Belgrade) et IV (siège de Bender), elle fait office de prélude, et met en place les différents éléments merveilleux du poème. Les premiers vers sont consacrés à présenter le bestiaire volant du titre :

Zmaj se ljuti gotovi
s orli vojevati
47.

Le dragon furieux se prépare
à affronter les aigles.

49Ce « furieux dragon arabe [aravitski ljuti zmaj] »48 est d’inspiration théologique : symbole chrétien du Mal, il évoque le serpent du paradis (zmija), et l’adjectif aravitski l’associe aux hérétiques musulmans. La clef de l’allégorie est ensuite livrée explicitement, sur un ton didactique, par le poète :

A tko je taj ljuti zmaj,
što se tako jari ?
Muhamed onaj hitri,
varalica stari
49.

Et qui est ce furieux dragon
qui se déchaîne ainsi ?
C’est Mahomet le rusé,
ce vieil escroc.

50Le dragon symbolise donc le Prophète, plutôt que l’Empire ottoman ou le Sultan ; cela confirme l’interprétation de départ, mais présente une difficulté poétique : un élément merveilleux (le dragon, animal fabuleux) symbolisant un personnage merveilleux (Mahomet dans le poème appartient, comme on le verra plus bas, au plan du divin, et non de l’action humaine).

51Les aigles sont tout aussi clairement identifiées. Leur source héraldique est d’abord soulignée : ce sont les aigles bicéphales des armoiries russes (« orao ruski dvojeglavni50 ») et impériales.

Orao orla poziva,
opet dvojeglavna,
sa zapada u pomoć
s orlići preslavna
.

L’aigle appelle une aigle,
bicéphale également,
venue de l’ouest à son secours
avec ses aiglons, auréolée de gloire.

52Pour les lecteurs qui n’auraient pas compris qui est l’aigle occidentale, une note vient préciser l’ensemble :

Saglasivši se orli (b)
na zmaja ustaše
(b) Austrija na alijanciji s Rosijom objavila rat porti 1788 januarija 29. po starom i publicirala po svoj granici
51.

Les aigles s’étant mises d’accord,
se dressèrent contre le dragon (b)
(b) L’Autriche, alliée à la Russie, déclara la guerre au Sultan le 29 janvier 1788 (ancien style) et l’annonça dans ses frontières.

53Où l’on retrouve les mêmes stratégies que dans Minorque : les notes livrent la clef de l’allégorie, permettant au lecteur d’associer sans aucune ambiguïté le texte poétique et la réalité politique.

54L’allégorie du dragon et des aigles est donc a priori une métaphore simple qui renvoie au modèle de la croisade : les puissances chrétiennes (symbolisées par leur blason) affrontent Mahomet, assimilé au Malin. Il ne s’agit cependant que d’une donnée de départ qui s’étoffe progressivement. On a ainsi vu l’aigle autrichienne arriver avec ses aiglons, en lesquels il est facile de reconnaître les territoires autrichiens des Balkans (Bucovine e. g.). Quant au dragon, s’il est d’abord un symbole biblique, il est rapidement rattaché à l’imaginaire mythologique, ayant pour alliés « Jehidnova poroda », la progéniture d’Échidna (la nymphe anguipède mère des monstres dans la Théogonie52), et convoquant à son appui « što gamzi po zemlji [ce qui rampe sur la terre] 53 ». Ce qui donne lieu à une prosopopée de l’aigle :

Gusenice i pruge
ti na me izvodiš,
neg’ li mojim orlićem
večeru gotoviš
54.

Tu mènes sur moi
des colonnes de chenilles,
mais en réalité tu apprêtes
le dîner de mes aiglons.

55La rencontre de la vermine mythologique et des aigles héraldiques résulte en une fable dans le goût ésopique qui naturalise la suite des événements (en ce sens qu’elle présente le rapport de force stratégique comme fonction du rapport naturel des signifiants allégoriques).

Mythologie et urgence culturelle

56On a relevé plus haut une difficulté : si les aigles (allégoriques) symbolisent des empires (réels), le dragon allégorise non l’Empire ottoman, mais Mahomet, un personnage qui relève lui aussi de la dimension merveilleuse (plutôt qu’humaine) du poème. Le Prophète personnifie le Dar al-Islam, mais du point de vue de l’économie poétique des figures allégoriques, sa présence introduit un déséquilibre.

57Si la fable du dragon et des aigles résume le poème, elle n’en constitue pas le merveilleux opératoire. En d’autres termes, l’allégorie animalière est une strate du merveilleux, mais les décisions supérieures qui (sur le modèle homérique) influencent le cours des choses humaines sont prises dans une autre strate, où évoluent Mahomet et les dieux de la Fable.

Muhamed u jarosti
protrkuje ada
55

Mahomet dans sa rage
arpente l’Hadès

Tumarajuć’ po paklu,
dođe do Neptuna
56.

Errant par l’enfer,
il arrive chez Neptune.

58Comme le dragon, l’enfer de théologique devient mythologique : c’est l’Hadès, où l’on rencontre aussi les dieux de la mythologie. La scène infernale et l’association avec des faux dieux contamine Mahomet (s’il est en enfer et associé à Neptune, Pluton ou Jupiter, c’est qu’il est lui aussi un faux dieux). Cependant Neptune l’insulte (« Muhamede ludi ! [Fou de Mahomet !] 57 »), et tous les dieux prennent le parti des empires chrétiens. Jupiter, dont l’aigle est l’attribut, les protège particulièrement :

Zmaj se ti nazivaš :
ali u čije ti ptice
tako drsko diraš
58 ?

Tu te nommes dragon ;
mais aux oiseaux de qui
t’en prends-tu si effrontément ?

59En somme, la Fable est fausse, mais elle permet de mettre en scène un surnaturel non blasphématoire. Cette valeur d’usage de la mythologie est celle de Boileau dans l’Art poétique et de l’âge classique en général59. Elle est, cela dit, moins usitée dans la littérature serbe naissante qu’en Europe occidentale ou centrale, ou même dans la république de Raguse. C’est ainsi que les références mythologiques du texte sont annotées :

[Neptun] kod jazičnikov bio bog morski.
Pluto u jezičastvu nazivljao se pakleni kralj ili zapovednik.
Jupiter kod jazičnikov bio je najveći bog
60 […]

Neptune selon les philologues était le dieu de la mer.
Le souverain ou maître des enfers s’appelait Pluton dans la philologie.
Jupiter selon les philologues était le plus grand des dieux.

60À l’énonciation merveilleuse du barde épique se superpose donc l’énonciation savante de la philologie (jezičastvo) et des philologues (jazičnici). Ce discours médiateur ancre la composition et la lecture de l’épopée dans la littérature classique, affirmant ainsi les liens des chrétiens de Balkans avec la culture antique, d’une part, et avec la culture de l’Europe chrétienne, d’autre part.

61L’épopée d’actualité est ainsi le moyen d’un positionnement culturel : elle témoigne (pour le poète) et crée (pour le lecteur) une communauté de référence qui traduit littérairement l’allégeance politique. Ces références s’agglomèrent à la tradition épique serbe, manifeste dans la reprise d’éléments de l’énonciation traditionnelle des guslari, comme par exemple la formule « sitna knjiga » :

U Stambulu mlad Selim
sitnu knjigu piše
61.

À Stamboul le jeune Sélim
écrit une petite lettre.

62Bref, l’épopée d’actualité, composée dans un moment de recomposition des frontières, participe à la redéfinition de l’identité culturelle de ses lecteurs.

La guerre poétique

63Le siège de Belgrade mené par Laudon n’est pas plus intrinsèquement poétique que la bataille rangée de Fontenoy ; Rajić trouve cependant des ressources nouvelles pour poétiser la guerre moderne. À côté des termes techniques reduti, topove, baterije (redoutes, canons, batteries), etc., il file la métaphore aviaire dans le domaine de l’artillerie :

„Brže“, reče feldmaršal,
„prepelice dajte,
te s njima po budžaci
Turke pomlatajte.“
Kad one poletiše
po svima budžaci
62

« Plus vite, dit le Feldmarschall,
envoyez les cailles
et, avec leur aide, dans leurs réduits
écrasez les Turcs. »
Quand elles s’envolèrent
vers les réduits…

64Les cailles (prepelice) sont une arme tout indiquée pour les aigles : elles désignent ici sans doute une munition à fragmentation (image de la caille suivie de ses poussins), semblables à celles inventées par le major Shrapnell en 1784. Description technique et allégorie se rejoignent, donnant à l’imagerie du poème une grande cohérence.

Connaître et pleurer l’ennemi

65Y a-t-il chez Rajić une forme d’équité poétique ? Malgré la violence de la satire de Mahomet, celui-ci est, dans l’épopée, une figure familière, que la fréquentation des musulmans des Balkans amène le poète à ne pas si mal connaître :

U Muhamedliji, gdi je opisano Muhamedovo putešestvije na nebo po alkoran, upominje se da je na konju pošao, koji se nazivao Burak63.

Dans la tradition musulmane, quand est décrit le périple de Mahomet vers le ciel chercher l’alcoran, on raconte qu’il y alla sur un cheval qui s’appelait Bouraq.

66La note est bien exacte pour un archimandrite, qui fait la distinction entre le texte coranique (sourate 17) et la tradition des hadîth où apparaît le Bouraq.

67L’ennemi est donc détesté, mais pas inconnu. Cette détestation même est tempérée, à la fin du chant III, par un passage étonnamment pathétique, lorsque le Feldmarschall Laudon, ayant pris Belgrade, en expulse la population ottomane :

Teška tuga i pečal
svakoga tu nađe.
Povrviše iz grada,
ridajući stenju ;
idu, uzdišu, plaču,
u lađe se penju.
Obziru se lelečuć’
na svoje domove,
Dunav glede pred sobom,
kano i grobove.
Otidoše niz Dunav,
vodom svi bez traga,
do Ršave praćeni —
pošli do nedraga
64 !

Une grande peine et un grand chagrin
les trouvent là-bas.
Ils se répandirent hors de la ville,
gémissant, pleurant à chaudes larmes ;
ils vont, soupirant, pleurant,
montent dans les bateaux.
Ils se retournent en se lamentant
sur leurs demeures,
ils regardent le Danube devant eux,
comme ils regarderaient leur tombe.
Ils descendirent le Danube,
sur l’eau, sans laisser de traces,
escortés jusqu’à Ršava —
qu’ils aillent au diable !

68Le tableau poignant des Turcs apatrides s’oppose à la violence assumée du dernier vers, qui contredit directement la magnanimité de Laudon (qui fournit embarcations et escorte précisément pour qu’il n’arrive rien aux civils65). Il ne semble pas plus possible (ni souhaitable) de réconcilier ces contradictions que dans Minorque : l’épopée serbe multiplie les niveaux de merveilleux, mais elle multiplie aussi les strates idéologiques de l’énonciation.

Conclusion

69Certaine tradition posthégélienne voit dans l’épopée un genre célébratoire et monologique. Des travaux importants (notamment ceux de Florence Goyet) ont montré que l’épopée est au contraire un outil poétique qui sert à organiser la confusion du monde contemporain : les épopées d’actualité dont on a esquissé ici l’analyse confirment cette idée. Elles se distinguent de la lyrique héroïque par les contradictions idéologiques qu’elles formulent, et du didactisme de l’écriture historique par la poétisation qu’elles opèrent. Ceux qui les composent ne sont pas des poètes de circonstance sollicités par les institutions (sinon le poète de Minorque ne serait pas anonyme) : ces bardes pressés prennent l’initiative de chanter les armes et les hommes, et de jouer le rôle de médiateurs entre l’actualité et le collectif.

70Cette médiation, l’attention qu’ils portent au péritexte de leurs épopées la rend évidente. La philologie nous habitue à penser l’appareil des notes comme une conséquence de la distance temporelle ; les notes prouvent ici que l’épopée du présent n’est pas immédiatement accessible même aux lecteurs contemporains. En se faisant leurs propres éditeurs, les poètes épiques invitent leur lecteur à adopter un point de vue génétique : tâche heuristique qui présente le texte épique moins comme une donnée textuelle que comme un processus d’appropriation poétique du présent.

71Cette appropriation était peut-être d’autant plus urgente que les victoires chantées par ces poètes pressés furent de courte durée ; les Anglais récupérèrent Minorque par le traité de Paris en 1763, et les Ottomans Belgrade par le traité de Sistova en 1791. Les épopées d’actualité, monuments plus durables que les victoires qu’elles chantent, inscrivent ces dernières dans une énonciation poétique qui transforme un présent incertain en passé mythique : elles sont des antidotes à l’instabilité des affaires humaines.

Bibliographie

Minorque conquise, poème héroïque, en quatre chants, Paris, Veuve Delormel et fils, 1756.

Batteux, Charles, Principes de la littérature, nouvelle édition, Paris, Desaint et Saillant, 1753, 4 tomes.

Batteux, Charles, Les Quatre Poétiques d’Aristote, d’Horace, de Vida, de Despréaux, Paris, Desaint et Saillant, 1771, 2 tomes.

Boileau-Despréaux, Nicolas, Épîtres. Art poétique. Lutrin, éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1967.

Castellan, Georges, Histoire des Balkans, Paris, Fayard, 1991.

Goyet, Florence, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, coll. « BLGC », no 61, 2006.

Himmelsbach, Siegbert, L’Épopée ou la « case vide » : la réflexion poétologique sur l’épopée nationale en France, Tübingen, M. Niemeyer, 1988.

Knight, Thomas, Ode on the late naval war, and the siege of Gibraltar, Hull, 1784.

Madelénat, Daniel, L’Épopée, Paris, PUF, 1986.

Michaud d’Arçon, Jean-Claude Éléonore, Histoire du siège de Gibraltar, Cadix, Hermil frères, 1783.

Ogden, Daniel, Dragons, Serpents, and Slayers in the Classical and Early Christian Worlds, Oxford, OUP, 2013.

Pavel, Thomas, L’Art de l’éloignement, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1996.

Rajić, Jovan, Boj zmaja sa orlovi, éd. Mirjana D. Stefanović, Beograd, Službeni Glasnik, coll. « Nova srpska kniževnost/XVIII vek », 2008.

Sellier, Philippe, Essais sur l’imagination classique, Paris, Honoré Champion, 2005.

Voltaire, Œuvres complètes, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, t. 28B.

Notes

1 Aristote, Poétique [Πεϱὶ ποιητικῆς], 1451b ; traduction par Charles Batteux, Les Quatre Poétiques d’Aristote, d’Horace, de Vida, de Despréaux, Paris, Desaint et Saillant, 1771, t. I, p. 67.

2 Édition originale (et notre édition de référence en l’absence d’édition critique moderne) : Minorque conquise, poème héroïque, en quatre chants, Paris, Veuve Delormel et fils, 1756 ; ci-après MC. La critique d’attribution hésite entre Pierre-Nicolas Brunet (1733-1771) et un certain Maillet.

3 Édition critique moderne de référence : Јован Рајић, Бој змаја са орлови, припедила Мирјана Д. Стефановић, Београд, Службeни гласник, „Нова српска књижевност, XVIII век“, 2008 [édition originale : Vienne, 1791] ; ci-après BZO. Mes remerciements les plus sincères vont à Nađa Đurić, pour m’avoir fait découvrir ce texte et l’aide inestimable qu’elle m’a apportée pour le traduire.

4 « prvi ep u srbskoj književnosti », BZO, p. 109. Ici ep désigne l’épopée écrite et savante, par opposition à la tradition orale de la gusle.

5 Florence Goyet, Penser sans concepts : fonction de l’épopée guerrière, Paris, Honoré Champion, coll. « BLGC », no 61, 2006.

6 Dictionnaire de l’Académie, 1re édition, 1694.

7 « Discours préliminaire », dans Voltaire, Œuvres complètes, Oxford, Voltaire Foundation, 2008, t. 28B, p. 341.

8 Charles Batteux, Principes de la littérature, nouvelle édition, Paris, Desaint et Saillant, 1753, t. II, p. 16.

9 « Discours préliminaire », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 337-338.

10 Ibid., p. 336.

11 Jean-Claude Éléonore Michaud d’Arçon, Histoire du siège de Gibraltar, Cadix, Hermil frères, 1783, p. 100.

12 Ibid., n. 3 p. 103.

13 Histoire du siège, op. cit., p. 100.

14 Ibid., p. 104.

15 Nicolas Boileau-Despréaux, « Épître IV » (v. 1-2), dans Épîtres. Art poétique. Lutrin, éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 22.

16 Thomas Knight, Ode on the late naval war, and the siege of Gibraltar, Hull, 1784, « Preface », p. i.

17 Daniel Madelénat, L’Épopée, Paris, PUF, 1986, p. 20. Voir aussi Siegbert Himmelsbach, « Avant-propos », L’Épopée ou la « case vide » : la réflexion poétologique sur l’épopée nationale en France, Paris, M. Niemeyer, 1988.

18 Horace, Ars poetica, v. 350 ; traduction Charles Batteux, Les Quatre Poétiques, op. cit., t. I, p. 52.

19 MC, p. i.

20 MC, p. viii.

21 MC, p. i.

22 MC, p. v.

23 MC, p. i.

24 MC, p. iv.

25 MC, p. i.

26 Boileau, Art poétique, ch. III, v. 249-250, dans Épîtres. Art poétique. Lutrin, op. cit., p. 103.

27 Boileau, Art poétique, ch. III, v. 237-244, dans ibid.

28 MC, p. 81.

29 MC, p. v.

30 MC, p. viii.

31 Voir Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1996.

32 MC, p. ii.

33 MC, p. iii.

34 MC, p. ix sqq.

35 MC, p. 48.

36 MC, p. iii-iv.

37 MC, p. iii.

38 Ibid.

39 Ibid.

40 MC, p. 49

41 Boileau, Art poétique, éd. citée, ch. III, v. 175-192.

42 MC, p. i.

43 MC, p. i-ii.

44 MC, p. 59.

45 MC, p. 5.

46 Page de titre : BZO, p. 5. Pour les événements militaires dans les Balkans à la fin du xviiie siècle, lire Georges Castellan, Histoire des Balkans, Paris, Fayard, 1991, ch. VIII, p. 194 sqq.

47 BZO, ch. I, v. 1-2, p. 9.

48 BZO, ch. I, v. 5, p. 9.

49 BZO, ch. I, v. 61-64, p. 11.

50 BZO, ch. I, v. 13-14, p. 9.

51 BZO, p. 11.

52 Voir Hésiode, Théogonie ; sur la postérité de cette figure et plus généralement la transition symbolique du paganisme au christianisme, on consultera avec profit Daniel Ogden, Dragons, Serpents, and Slayers in the Classical and Early Christian Worlds, Oxford, OUP, 2013.

53 BZO, v. 9-11, p. 9.

54 BZO, ch. I, v. 29-32, p. 10.

55 BZO, v. 73-74.

56 BZO, ch. I, v. 113-114, p. 13.

57 BZO, ch. I, v. 30, p. 14.

58 BZO, ch. I, v. 286-288, p. 20.

59 Voir Philippe Sellier, « Une catégorie-clef de l’esthétique classique : le “merveilleux vraisemblable” », dans Essais sur l’imagination classique, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 97 sqq.

60 BZO, n. 4, p. 13 ; n. 12, p. 18 ; n. 13, p. 19.

61 BZO, ch. III, v. 61-62, p. 43.

62 BZO, ch. III, v. 469-476, p. 59.

63 BZO, n. 10, p. 17.

64 BZO, ch. III, v. 599-612, p. 64.

65 BZO, ch. III, v. 573-580, p. 63.

Pour citer ce document

Dimitri Garncarzyk, « Des bardes pressés, ou de l’urgence d’écrire au xviiie siècle des « épopées d’actualité » », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=254

Quelques mots à propos de :  Dimitri Garncarzyk

Dimitri Garncarzyk (Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / CERC) est agrégé de lettres et termine actuellement une thèse portant sur le genre épique dans l’Europe du xviiie siècle, en particulier en Europe centrale. Ses travaux sont consacrés à la poétique des genres littéraires au xviiie siècle, à l’histoire littéraire et intellectuelle de l’Europe médiane et à la traduction (il prépare en ce moment une traduction française de Boj zmaja sa orlovi).