Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Construire l’instant : poétique de la répétition dans l’épopée occidentale

Pascale Mougeolle


Résumés

Cet article se donne pour perspective d’étudier le traitement de l’instant dans un genre, celui de l’épopée, qui semble à première vue peu apte à le recevoir. Dans l’épopée cependant, qui alterne concentration et dilatation pour favoriser l’intensité narrative, l’instant paraît artificiellement isolé en une suspension régie selon le principe que Jean Molino décrit sous le nom de « transfert imaginaire » Ce choix du poète, étudié ici dans quatre passages relatifs à une scène de mort d’un guerrier (Éreuthalion dans l’Iliade, Atys dans la Thébaïde de Stace, Vivien dans Aliscans, ainsi que les chevaliers de la salle d’armes de Lusace dans « Éviradnus », La Légende des siècles) entre donc dans une stratégie auctoriale, discursive et idéologique, qui tend à réitérer l’instant passé dans l’illusion tout à la fois de la performance et de l’acte héroïque. Il se crée à l’intérieur d’un dialogue le plus souvent efficient mais souvent inavoué avec d’autres auteurs dont les œuvres fonctionnent comme des modèles génériques, voire de réels hypotextes.

This article aims to study the way moment is evocated in epic genre which seems at first sight unable to receive it. Intended to celebrate the memory of men, from the hero to the “asémantème” character, the narrative poetry is first turned towards the description of the universal link of the generations enshrined in a continuity both horizontal and vertical. As for the strict plan of the fable, it imagines the action in his haste or his anticipation and more generally, in his linear path. But in the epic that alternates dilation and concentration to promote narrative intensity, the moment seems a moment artificially isolated by the light of the story, a suspension governed by the principle enunciated by Jean Molino under the name of “transfert imaginaire”. Traduction en Anglais This choice of the poet, studied here in four passages relating to a scene of death of a warrior (Éreuthalion in the Iliad, Atys in the Thébaïde of Stace, Vivien in Aliscans, as well as the knights of the hall of arms of Lusatia in “Éviradnus” in Hugo’s La Légende des siècles) enters into an auctorial, discursive and ideological strategy, which tends to reiterate the moment spent in the illusion of both performance and heroic act. It is created within a dialogue most often efficient but often unavowed with other authors whose works are considered as generic models, even real hypotextes. Thus the western epic invents by the treatment of the moment a poetic of the repetition which in fine builds the moment in a ritual of renewal.

Texte intégral

1Le temps fictionnel s’élabore à partir celui de celui des réalités humaines dont il évince les discordances pour lui substituer une logique qui répond à ses propres visées. Depuis Ricœur il est coutume de considérer cet agencement comme une configuration permettant la mise en intrigue du récit1. L’épopée, en tant que poésie narrative, utilise les caractéristiques du temps fictionnel, à savoir, l’ordre, la durée et la double référence temporelle mais elle en fait un usage sensiblement différent des autres genres narratifs. Cela tient principalement à la dimension anthropologique de ce type de poésie qui cherche à montrer la pérennité des époques et qui inscrit son discours dans un propos plus universel, en partie seulement coupé du moment de la performance orale. L’épopée introduit la densité temporelle, c’est-à-dire qu’elle complexifie toutes les présentations temporelles, jouant sur les variations imaginaires qui modulent le rythme du récit comme la dilatation ou la condensation des événements, sur ce qu’on pourrait appeler la refiguration de l’expérience temporelle du lecteur et du poète et enfin, sur la sphère sociale qu’elle imagine et qui confond en elles toutes les époques. Ainsi, alors même que le genre est ancré dans une atemporalité globale, il recompose des segments temporels précis dont la fin est l’intensité narrative. C’est pour cette raison que l’instant qui opère dans la continuité temporelle, une « abstraction » selon Husserl2 et une « suspension3 » pour Molino est traité de manière systématique. La rétention facilite la coïncidence entre la réalité fictionnelle et la réalité du lecteur, autrement dit le « transfert imaginaire4 » qui permet le passage à l’illusion littéraire. Au contraire du roman qui exige parfois en regard d’une ellipse narrative, de faire acte de complétion, c’est-à-dire de reconstituer le segment manquant, l’épopée sature les espaces récitatifs jusqu’à relater l’indicible, l’instant, en le détaillant et en démultipliant ses aspects. La temporalité épique ne peut être détachée de sa perspective ontologique car elle décrit l’homme dans ce qui le définit au-delà des époques, des circonstances et le saisit dans ce qui lui échappe avec régularité, à savoir, l’immédiateté. Ainsi, non seulement elle reproduit le temps cosmologique mais encore le temps physique, non seulement le temps de la narration mais celui de l’énonciation.

2L’hypothèse de travail serait donc que l’épopée de l’Europe occidentale invente par le traitement de l’instant une poétique de la répétition où in fine, elle construit l’instant comme un rituel de reconduction. La question de la temporalité appliquée à l’épopée est une question riche et sans doute épineuse. Je tenterai de porter un regard attentif sur cette contradiction apparente de l’épopée d’allier grandes et petites perspectives. Le traitement du temps me semble dépendant d’un travail de reconstruction qui s’accompagne d’un jeu esthétique et dans lequel s’applique un principe poétique, celui de la reconduction. Je m’appuierai sur trois passages d’épopées d’époque et de langue différentes traitant de la mort du héros : celle d’Atys intervenant dans La Thébaïde de Stace (vii, 120-160), celle de Vivien dans Aliscans (xxii-xxviii) et la vision funèbre des panoplies de la salle d’armes de Lusace dans La Légende des siècles de Victor Hugo (v, viii, 430-532).

Le travail de reconstruction

3Le temps fictionnel se veut un temps mimétique du fait humain et pour cette raison, il recompose les actions dans leur déroulement et leur cohérence.

4Ce travail de reconstruction apparaît d’abord dans la conduite de la séquence narrative. L’épopée procède par tranches, comme le veulent à la fois la tradition des rhapsodes ou récits cousus et la pratique de la recitatio qui nécessite la sélection de passages privilégiés. Ainsi les poètes anticipent les épisodes attendus et considérés comme des morceaux de bravoure pour le poète comme pour le personnage5. Une certaine collusion semble alors possible entre ces parties souvent choisies pour leur qualité dramatique et le traitement de l’instant. Particulièrement propices à cette mise en œuvre se trouvent être les scènes décrivant l’élan au combat ou la mort du héros. L’instant paraît alors artificiellement découpé en phases ; il suit les segments de l’ordre logique, la nature consécutive du langage lui interdisant l’immédiateté syncrétique de l’image picturale et donc toute concomitance des actions. La Thébaïde de Stace illustre très bien ce phénomène. Le passage retenu montre l’élan au combat d’un guerrier peu expérimenté s’attaquant aux plus faibles puis, dans sa grande naïveté, la recherche de la belle mort contre Tydée. L’affrontement donne lieu à un échange préliminaire avec l’ennemi et la chute d’Atys s’accompagne d’une réaction de la masse. Ces étapes forment alors un passage clos. Ensuite, l’instant s’abstrait de toute logique temporelle en se situant hors du temps en une sorte d’aiôn. C’est ainsi que le poète de La Légende des siècles présente par la synecdoque une image arrêtée des hommes d’armes qui génère l’amalgame entre une réalité passée et la réalité du moment : le vers « Deux files de chevaux avec leurs chevaliers » (v, viii, 434) laisse à croire au spectateur comme à l’auditoire que l’instant de leur action guerrière est saisi alors même qu’il ne s’agit là que d’une vision funèbre. La description des attitudes et des postures mimétiques de ce qu’elles furent du vivant de leur propriétaire oscille entre un passé révolu « antre obscur des vieux temps » (v, viii, 430) et un présent qui les place en écho de personnages défunts, éternellement là paradoxalement : « Chevaux et chevaliers sont des armures vides. / Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier. » (v, viii, 460-461). Ces panoplies symbolisent encore le futur, en présentant aux générations suivantes comme celle à laquelle appartient Éviradnus, l’idéal chevaleresque auquel elles doivent tendre, la belle mort qui grave la geste guerrière. La cohérence de l’ensemble tient pour cette fois à l’unification des temporalités. Enfin, le lecteur assiste à une démultiplication de l’instant. La chanson de geste d’Aliscans procède en trois temps : la reprise en décrivant Vivien, l’ajout analeptique, en rappelant le vœu de bravoure qui avait été le sien lors de son adoubement et la progression en évoquant ses funérailles. L’instant, pour pouvoir être traité, est amplifié par la démultiplication.

5La reconstruction est toujours orientée dans la mesure où la manière de dérouler la séquence est révélatrice des objectifs littéraires de l’auteur et de sa conception de la temporalité dans l’épopée. Trois postures apparaissent alors. Le poète fait le choix de ce que j’appellerais « l’unité séquentielle ». La représentation est coordonnée en ce qu’elle observe une succession logique mais une faible évolution du récit, même si les personnages de Stace ou d’Aliscans passent de vie à trépas. Une autre possibilité est l’emploi de la « série », soit la pérennité du fait humain transcrit par l’atemporalité du récit fictif. Hugo y a souvent recours et la série qu’il invente à l’échelle de l’ensemble de La Légende des siècles6, il la reporte sur l’extrait que j’étudie. Les personnages se dédoublent tandis que les époques se superposent. La chanson de geste favorise aussi « le récit répétitif7 » au sens où l’entendait Genette. La reprise du compte rendu de l’agonie de Vivien vise alors une modification des champs interprétatifs. Ces différentes postures permettent d’élaborer une réflexion sur le rôle de la temporalité humaine dont l’épopée ne propose qu’un reflet. Le regard du poète qui alimente la réflexion et l’émotion du public s’entrevoit encore dans la défragmentation qui privilégie la multiplicité des points de vue. Le poète peut bénéficier d’une présence indirecte dans son récit en utilisant un personnage-relais. C’est ainsi que le point de vue interne de Guillaume soutient le portrait de Vivien : « Il éprouve les plus grandes difficultés avant de parvenir à le soulever8 » (xxviii, 1023). Le pathétique naît de la juxtaposition des regards, ceux du poète et du personnage qui convergent vers le héros. Mais l’auteur peut être présent par delà le récit et infléchir le sens de la scène proposée. Le public se trouve alors placé du côté du héros sans focalisation interne : « Le jeune guerrier s’élance au premier rang9. » En accompagnant son récit, il lui donne de l’authenticité et de l’animation. Enfin, le poète intervient directement et juge des actions qu’il relate. La simple interjection « hélas10 » introduit en incise le commentaire du narrateur, la neutralité attendue du narrateur étant perturbée par l’action dramatique. Chez Victor Hugo, le procédé est étendu à l’ensemble du passage et les connotations péjoratives forment la critique du poète tandis que le rejet de l’adjectif « effroyables » (v, viii, 464) qui qualifie la vigueur des anciens chevaliers prend parti plus clairement encore. Sa voix se veut être celle de l’unisson : « l’âme tremble » (v, viii, 468). Le constat est sans appel : la vertu guerrière des chevaliers errants a disparu au profit de la volonté de tuer. L’immédiateté est ainsi saisie sous divers angles, engendrant une condamnation de la violence.

6Enfin le traitement du temps implique la recherche du conditionnement de l’auditoire à un sentiment, le pathétique. Or certains sujets paraissent plus propices à ce type de développement et sont à distinguer des morceaux de bravoure habituels comme la description du bouclier qui ont une fonction informative et suspensive du récit, voire une fonction d’embellissement, mais qui sont dépourvus de pathétique. La participation du lecteur est engendrée par trois principes poétiques. Le premier tient à l’alternance concentration-dilatation de la scène. Stace montre en quelques 34 vers la mort d’Atys mais s’empêche d’en faire une simple mention comme c’est le cas du personnage asémantème. À l’inverse, la chanson de geste détaille l’agonie de Vivien, limitant toutefois son exposé au début du texte. Le second principe est la description des aspects physiques et cliniques de la mort. L’odeur de violette dégagée par le corps du saint est évoquée directement dans le texte médiéval : « une odeur suave, plus douce que le baume et les épices11 » (xiv, 827). La dimension concrète de la mort est rendue chez Hugo par le symbole. La répétition du terme « vide », y compris dans la rime « livide », la mention du « spectre » et les couleurs tranchées, le blanc et le noir, matérialisent l’absence. Le dernier principe est le contraste tel qu’il peut exister entre « l’homme de gloire » et « l’homme navré » que j’ai décrit dans une autre étude12. L’allusion par exemple à l’armure d’Atys qui répond aux soins attentifs et précieux d’une mère souligne le dérisoire en s’opposant au résultat, à savoir, le héros gisant13. De même l’assimilation des « brassards » à des « tombeaux » (v, viii, 478-479) chez Hugo condense, en un acte discursif, les deux images et le lecteur peut constater que l’auteur a substitué à l’exposition traditionnelle du bouclier celle de la panoplie, donc à une image active une vision de l’inerte.

7La reconstruction du réel s’élabore également à partir de la transcription de la parole. Reconstruire consiste à faire coïncider le moment décrit avec le moment d’énonciation. La dimension discursive de l’épopée narrative que Platon avait su comprendre en la plaçant sur le même plan que le dithyrambe et que la pièce de théâtre14 est visible dans la multiplicité des prises de parole comme l’apostrophe, l’insulte, la harangue, le conseil de guerre, l’avertissement, la prière, l’imprécation, le songe, la prophétie, la querelle, la réconciliation, la plainte, l’hommage funèbre et le récit d’événements. Dans le traitement de l’instant, ces divers aspects apparaissent mais ponctuellement. Plus que reproduction de la nature, la parole poétique se veut surtout transposition et l’auteur, le chef d’orchestre de la polyphonie des voix. Dans cette perspective, on distingue la parole-résumé comme les prières de Vivien à Dieu dans Aliscans, du développement du propos dans le face à face, qu’il s’agisse de celui de Vivien et de Guillaume ou d’Atys et de Tydée. De même la parole directe censée être authentique comme celle de Tydée à Atys au sujet de la belle mort15 et où le poète joue le rôle de témoin oculaire, est différente de la parole passée et indirecte telle qu’on la lit sur le bouclier de Welf dans La Légende des siècles, « Ma peur se nomme Aucune » (v, viii, 508). Puis on peut encore opposer l’intrusion directe du poète par la comparaison16 ou par la question à la parole récitante de l’auteur qui sert de parole d’arrière-plan. Le discours est inscrit dans le temps, mais un temps sans ancrage défini qui donne de ce fait l’illusion de l’épaisseur.

Le jeu esthétique

8La temporalité dans l’épopée dépasse le cadre si souvent soulevé de l’anachronisme ; s’il s’agit de dessiner les contours d’une sphère idéale dans laquelle la notion de temps est omniprésente tout autant qu’elle est abolie, il faut au genre parvenir à imposer le moment comme espace poétique.

9Le jeu esthétique avec le temps apparaît dans l’exposition d’une tension dramatique qui s’obtient paradoxalement par l’intrusion du contretemps dans le dynamisme du récit. Alors que le sens de celui-ci est linéaire et tourné vers le résultat des combats, il est interrompu par une sorte d’épyllion. La suspension du récit qui est amenée à régir le plaisir du public est visible dans les trois textes, à la rupture rythmique introduite. Le poète a recours souvent au détour spatio-temporel. Éviradnus venu chasser les despotes du château de Lusace passe par la salle d’armes et contemple les panoplies qui l’ornent. Cette description rompt la linéarité et le jeu esthétique naît de cette confusion momentanée des époques. Le poète choisit aussi le détour narratif. Les aristies de Guillaume dans la chanson médiévale sont suspendues pour évoquer le soin qu’il porte à la dépouille de Vivien. L’intérêt de l’auditoire est perturbé dans la mesure où lui sont présentés deux foyers d’attention, Guillaume ou Vivien. Enfin, il est aussi parfois question d’un détour éthique. Atys qui est un personnage de masse fait l’objet d’un portrait en action qui favorise l’anticipation de son sort. Le contraste ainsi établi fait la démonstration de la vanité humaine et dénonce, par l’ironie tragique, le mythe de la pulchra mors. Tous ces atermoiements miment des retards plausibles mais en réalité servent l’impulsion du récit. Ce jeu esthétique n’est pas sans conséquence sur l’auditoire : la fiction secondaire est chargée de renouveler « l’unité d’intérêt » que souhaite Hugo. La surprise ainsi engendrée crée une modulation du récit qui en décline les vues. L’épopée dans son ensemble développe un argumentaire qui consiste à défendre l’importance de la vie et l’épisode sert alors d’exemple. La chanson de geste, qui s’ouvre sur la mort de Vivien, illustre ainsi la soumission de l’homme à sa stricte humanité. La tension dramatique s’élabore donc à partir du « transfert imaginaire » dont parle Molino ; le public peut se représenter l’espace-temps décrit et cela tient particulièrement au traitement temporel qui isole des figures.

10L’autre particularité du jeu est d’être fondée sur un détournement narratif. Le public est convoqué à se soumettre à l’image donnée qui engendre de la sorte un piège temporel. Celui-ci prend trois aspects ; le premier repose sur des effets dilatoires à partir d’un segment narratif ténu comme la mort du personnage dans la Thébaïde ou dans Aliscans. Le second insiste sur les aspects visuels les plus poignants. Ainsi, les gestes sont saisis au vol : « il ouvre les doigts17 » ou replacés dans le contexte : « les mains blanches croisées sur la poitrine18 » (xxiii, 792). La chute physique et morale est décrite : « Ces hauberts, autrefois pleins d’un souffle irrité, / sont venus s’échouer dans l’immobilité. » (v, viii, 529-530) Le dernier aspect est la substitution d’un monde clos narratif – le face à face des chevaliers errants, le combat singulier, la solidarité amicale – à un monde clos énonciatif entre le poète et l’auditoire. Le détournement repose également sur les interférences temporelles. Le public devient spectateur-coopérant de faits passés fictifs. L’actualisation aide à la mise en place de cette interaction. Ce sont d’abord les formules énonciatives qui placent le propos dans l’immédiateté avec des verbes de parole comme ait, « dit-il » ou des présentatifs comme « voici » tout comme le présent de narration qui traverse la chanson de geste. Le rythme temporel crée l’illusion de l’instant par des variations ou anisochronies. Stace choisit l’accélération en ayant recours aux adverbes temporels comme mox « bientôt » (577) ou vix « à peine » (viii, 790) ; le poète médiéval tend plutôt au ralentissement en insistant sur la focalisation interne par l’isotopie du regard là où Hugo use du paradoxe en traitant des morts comme s’ils étaient vivants : « […] pas un ne bouge » (v, viii, 469), « la halte des marcheurs/mystérieux » (v, viii, 469-470). L’épopée ne peut donc être séparée du public auquel elle est destinée. L’instant génère un espace de possibilités et étend l’horizon d’attente du lecteur par des convocations multiples à des temps immémoriaux.

11Le traitement de l’instant est donc dépendant de la volonté du poète qui recherche la collaboration du public et l’obtient par ce jeu esthétique qu’il met en place. Mais cet exercice dépasse la simple illusion. Il trouve son origine dans la dimension rituelle de l’épopée.

La reconduction comme principe poétique

12Stratégie auctoriale, discursive et idéologique, la réitération de l’instant passé recompose artificiellement la performance orale et l’acte héroïque à la fois. Ainsi la poétique de la répétition dans l’épopée occidentale se traduit par le principe de la reconduction19.

13La parole dans le traitement épique du temps est une parole ritualisée dans la mesure où elle a déjà été énoncée et où elle porte les marques d’un certain nombre de clichés. On peut distinguer deux cas : soit elle répète ce que le poète a dit, soit elle reprend ce que le personnage a exprimé. Dans la première situation, l’auteur en vient à rappeler son propre récit, s’autocitant, non dans une intention ludique ou esthétique comme Genette l’a vu chez Homère mais dans une volonté d’intensité. Aliscans par exemple présente de nombreuses reprises, littérales ou légèrement modifiées, afin de conditionner le public à l’information que la chanson délivre car si la déclamation entraînait une certaine disparate en s’effectuant par séances successives, elle ne justifie pas cette pratique systématique. Cette saturation entre en fait dans la dynamique du récit20. Il peut arriver également qu’il s’agisse d’intertextualité et le cas le plus étonnant est sans doute celui de Stace. En employant « sic ait », « il dit » (viii, 592), il renvoie le lecteur au texte homérique21. Ainsi les discours épiques d’époque et de lieux différents se faisant écho, ils deviennent universels. Dans la seconde situation, le personnage est symbolisé par sa parole héroïque. « Avançons » (v, viii, 506) devient un stéréotype de l’allant épique et l’instant fige doublement cette parole. Le langage épique a donc une fonction particulière puisqu’il favorise le retour d’une pensée immémoriale et qu’il l’exprime. En l’associant à l’instant, c’est-à-dire à un moment fugace mais défini, il fait résonner l’universalité du discours humain. La parole répétitive, parce qu’elle est justement réitérative et variée à la fois, fige le temps collectif dans un temps immobile.

14La reconduction trouve son origine dans l’ancrage générique de l’épopée qui est la recitatio du monde. La dimension démonstrative de la langue poétique a en effet pour but de faire sortir de l’oubli les figures de l’humanité et s’approprie ainsi une phénoménologie de l’instant. Le récit et la parole se présentent comme des concrétisations d’archétypes ainsi que l’a montré Mircea Eliade. C’est pourquoi ils s’attachent à donner des descriptions de situations précises. Les personnages reçoivent ainsi des références dénominatives – Othon, Atys, Guillaume… – et subissent des événements vraisemblables, tels que le déroulement du combat. L’instant décline alors l’homme pérenne. Par ailleurs, les épopées coupées de la performance orale ne le sont souvent qu’en partie. La chanson médiévale, même dans une lecture contemporaine, doit être comprise comme un ensemble associant un texte à une prestation et établissant un lien entre le poète récitant et le public. Quant aux épopées, qui, parce qu’elles sont comme celles de Stace ou de Hugo maintenues hors de toute récitation sont considérées comme artificielles, elles restent mimétiques des temps où celle-ci était pratiquée. Stace maintient la structure du texte homérique tandis que Hugo en garde la grandeur verbale. Reproduire toutes les paroles, de celle du héros à celle du simple mortel, de celle du poète à celle de son prédécesseur crée « la polyphonie des voix » que Florence Goyet évoque22 et qui est liée à une crise politique mais qui se fonde aussi, comme on le voit, sur la crise même du personnage.

15Cette étude invite à penser que la temporalité épique reproduit à l’intérieur de courts segments la pensée et la parole rituelles. Cela tient au caractère originellement performatif de l’epos, voire atropaïque. L’épopée, en tant que forme littéraire, dépasse toutefois ce modèle originel pour aborder le temps dans sa fulgurance et pour cette raison, elle a recours dans le traitement de l’instant, à des artifices de composition qui mêle atemporalité et surtemporalité.

16Le genre de l’épopée, peu apte à première vue, à recevoir le traitement de l’instant dans la mesure où il est d’abord tourné vers la description du lien universel des générations, l’utilise à des fins ontologiques et esthétiques. Reconstruction, jeu mais surtout édification d’une parole qui retient l’instant, intéressent le public qui y voit un moyen de rendre compte de l’humanité dans une temporalité qui lui échappe toujours, qu’elle soit chronologique ou circulaire. Ainsi la poétique de reconduction participe de l’épopée en général et se trouve en particulier illustrée par un de ses maillons, la séquence narrative de l’instant. La volonté de représenter l’univers imposant de rendre compte de l’être dans ce qu’il a plus universel comme dans ce qu’il a de plus particulier, c’est dans le moment présent que s’élabore avec délicatesse la rhétorique du poète qui tend à faire valoir la perspective historique dans laquelle s’inscrit la parole humaine.

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Notes

1 Paul Ricœur, Temps et récit. II. La Configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984.

2 Edmund Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps [1905], trad. Henri Dussort, Paris, PUF, 1964.

3 Jean Molino et Raphaël Molino-Lafailhl, Homo Fabulator. Théorie et analyse du récit, Montréal-Arles-Léméac, Actes Sud, 2003, p. 249-280.

4 Op. cit., p. 257.

5 Roger Lesueur rappelle ce point dans son introduction à la Thébaïde de Stace et Pierre Miniconi dans sa préface de La Guerre Punique de Silius Italicus met en lumière l’importance des petits morceaux dans la tradition baroquiste qui lie Stace à Silius et dont le rôle serait aussi d’évoquer le tragique de la condition humaine.

6 Voir le travail de Claude Millet sur la notion de série et l’avatar palingénésique dans Victor Hugo et La Légende des siècles, Paris, PUF, coll. « Études littéraires », 1995.

7 « Frontières du récit », Communications, 8, 1966. Recherches sémiologiques : l’analyse structurale du récit, p. 152-163. En ligne : www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_8_1_1121. DOI : https://doi.org/10.3406/comm.1966.1121.

8 Mout ot grant poine ainz quel poïst lever.

9 Ruit primis inmixtus. (viii, 562)

10 (Heu !) (viii, 569)

11 Plus soef fleire que basme ne piment.

12 Pascale Mougeolle, Poétique de l’épopée d’Homère à Hugo. Une esthétique de la violence, Paris, ADRA, Éditions De Boccard (à paraître).

13 […] Tunc auro phaleras auroque sagittas / cingulaque et manicas à opposer à […] : instabat pubes Tegeaea iacenti. (599)

14 République, 394c.

15 Magnum cupis, leti nomen. (582)

16 Ceu spectatur agit : « il agit comme s’il était regardé. » (Thviii, 564) ; « sont-ce des larves ? » (ls, v, viii, 463).

17 Digitis (imbelle) solutis (VIII, 784).

18 Ses blanches mains desor son piz croisant.

19 Mircea Eliade explique que tout objet ou tout acte ne devient réel dans les sociétés anciennes que s’il « imite ou répète un archétype céleste » (Le Mythe de l’éternel retour, « Archétypes et répétition », Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1997, p. 48).

20 Sur l’importance de l’art formulaire et de la répétition, se reporter à l’étude de Jean Rychner, La Chanson de geste, Essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955. L’auteur montre que les artifices d’exposition relèvent d’un travail poétique.

21 Homère a recours à des expressions rituelles qui rythment les interventions discursives traduites par « il dit », comme Ως φάθ' (Il. XV, 442, XVI, 130 etc.), Ως ἐφάθ' (XV, 168, 468, 727 etc.), Ως εἰπών (XV, 262, XVII, 183 etc.). Elles apparaissent en tête de la nouvelle strophe, alors même qu’elle renvoie à ce qui précède.

22 « De l’épopée canonique à l’épopée “dispersée” : à partir de l’Iliade ou des Hōgen et Heiji monogatari, quelques pistes de réflexion pour les textes épiques notés », Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines [En ligne], 45 | 2014, mis en ligne le 30 juin 2014, consulté le 28 juin 2017. URL : http://emscat.revues.org/2366 ; DOI : 10.4000/emscat.2366.

Pour citer ce document

Pascale Mougeolle, « Construire l’instant : poétique de la répétition dans l’épopée occidentale », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=172

Quelques mots à propos de :  Pascale Mougeolle

Pascale Mougeolle, chargée de cours à l’Université de Lorraine, est l’auteur d’une thèse de littérature comparée menée sous la direction de Jeanne Dion et Florence Fix, à paraître aux éditions De Boccard sous le titre Poétique de l’épopée d’Homère à Hugo. Une esthétique de la violence. Ses recherches portent sur la fabrique des textes, tout particulièrement sur la résurgence et la variation de l’épopée de l’Antiquité à la modernité. Elle est directrice d’ouvrage et a publié La Conversation des genres. Mélanges et circonvolutions aux éditions Garnier.