Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Raoul de Cambrai ou le refus de la temporalité du divin

Maïmouna Kane


Résumés

Raoul de Cambrai est une violente chanson de geste dont l’action se déroule sur plusieurs générations. Étudier la temporalité dans Raoul de Cambrai revient à prendre en compte les différentes périodes qui s’y succèdent dans le temps. Mais au Moyen Âge le temps n’appartient-il pas à Dieu ? On pourrait appeler temporalité divine ce qui dans l’espace-temps se rapporte à Dieu. Cet espace-temps contrôlé par la divinité fonctionne en corrélation avec le futur. Ainsi dans notre chanson, le narrateur fait souvent référence au futur et à ce qui va se passer dans l’avenir. Mais Raoul de Cambrai, lui, vit dans la négation de ce temps divin.

Time and temporality are fundamental and universal notions though difficult to grasp mainly because of the subjective aspect of time. Raoul de Cambrai, a violent gesture song which action extends through several generations, is not spared by the rule of the genre. In this bloody song dominated sometimes by an unclear chronology ones can see the overlapping of several periods from the advent of Raoul Taillefer to the death of Guerri li sor. However doesn’t time belong to God in the Middle Ages? One could call divine temporality all that relates to God, in space time. Even though it is not submitted to the unique religious inspiration, this gesture song is marked by the temporality of the divine. During the Medieval times the divine was of paramount importance but Raoul keeps denying it. Carried away by his lack of moderation and his wrath, he refuses to comply with the divine time. This refusal will be expressed at various times. He denies the time of the church and does not respect religious prohibitions. He will go as far as ordering a real feast for dinner on Holy Friday, disregarding the fast. However, this divine time spreads through medieval time, the Bible story that is the basis of the epic story. That space-time controlled by the divine is bound to the future. Thus in our song the narrator often refers to the future and what will happen therein. Raoul de Cambrai dwells in the rejection of this divine time. This even transpires in the wording of his threats of revenge. When the various characters formulate a threat they never fail to include God. Raoul de Cambrai is a man without God. He never includes the divine in his threats. That will precipitate his demise.

Texte intégral

1Le temps et la temporalité sont des notions fondamentales et universelles, mais difficiles à cerner surtout à cause de la dimension subjective du temps. Le temps médiéval tel qu’il est noté dans les romans et les épopées échappe à l’exactitude chronologique, ainsi que l’a rappelé Jacques Ribard dans le chapitre consacré à la symbolique du temps dans son ouvrage Le Moyen Âge. Littérature et symbolisme.

2Raoul de Cambrai n’échappe pas à la règle du genre. Dans cette violente chanson où règne parfois un flou chronologique, on arrive à distinguer plusieurs périodes qui se superposent, depuis l’avènement de Raoul Taillefer jusqu’à la disparition de Guerri li sor. Mais le temps médiéval n’est-il pas soumis au divin ? Au Moyen Âge, le temps n’appartient-il pas à Dieu ? Parler de la temporalité revient par conséquent à parler du temps divin. On pourrait appeler temporalité divine ce qui dans l’espace-temps se rapporte à Dieu.

3Cet espace-temps contrôlé par la divinité est souvent lié au futur, à l’avenir. Ainsi le temps divin fonctionne en corrélation avec le futur. Dans notre chanson, le narrateur fait souvent référence au futur et à ce qui va se passer dans l’avenir. Toutefois Raoul de Cambrai vit dans la négation du temps divin. Il nie le temps divin et le temps de l’Église dont il ne respecte pas les interdits religieux.

4Après une présentation du découpage de cette chanson de geste dans le temps, nous verrons comment le récit et les faits à venir sont présentés dans la narration avant de terminer par l’examen du refus de Raoul de Cambrai de s’inscrire dans la temporalité divine.

Déroulement de la chanson de geste dans le temps

5Lorsque l’on s’intéresse à la temporalité dans Raoul de Cambrai, on s’aperçoit que plusieurs époques se superposent dans la chanson :

  • le temps de Raoul Taillefer (le père de Raoul de Cambrai),

  • le temps de Raoul de Cambrai lui-même,

  • le temps de Gautier, le neveu de Raoul,

  • le temps des petits-fils de Guerri (Julien et Henri).

6Ce qui permet aux différentes époques de se superposer et de se suivre, c’est la présence d’une partie des protagonistes d’une période donnée dans la période suivante. L’astuce consiste à toujours conserver une partie des protagonistes qui seront les acteurs de la période suivante. Guerri est celui qui possède la plus grande longévité. Il traverse toutes les époques. D’ailleurs il ne meurt pas, à la fin de la chanson, il disparaît (v. 8531-8534)1 :

Quant il fu nuis, par verté le vos di,
Li sor G[uerris] de la cité issi
Sor son cheval si ala en escil,
Mais on ne set, certes, que il devint ;

Le temps de Raoul Taillefer (le père de Raoul de Cambrai)

7C’est une époque que n’ont pas connue la plupart des protagonistes de la chanson. Seuls Aalais, la mère de Raoul de Cambrai, le roi Louis et Guerri y ont pris part. C’est une période qui sert de justification aux actes de Raoul. Le texte s’attarde très peu dessus. On pourrait considérer cette période comme celle du mythe d’origine. Elle est très brève puisqu’elle occupe environ une dizaine de vers. Le mariage de Taillefer et sa mort sont évoqués en l’espace de quatre vers (v. 26-29) :

noces en firent tex con poés oïr
dedens la cort au fort roi Loeys ;
puis vesqui tant qu’ill ot le poil flori
et quant Dieu plot del ciecle departi.

8Cette période de Raoul Taillefer qui a si peu duré, correspond à un paradis perdu que les membres du clan de Raoul de Cambrai, Raoul à leur tête, essaieront désespérément de retrouver.

Le temps de Raoul de Cambrai lui-même

9C’est la période centrale de la chanson de geste. Elle s’achève par la mort de Raoul qui a lieu dès le premier tiers de la chanson. Mais ce dernier, même mort, sera toujours d’actualité. E. Baumgartner et L. Harf-Lancner rappellent que « Raoul de Cambrai, comme La Chanson de Roland, perd son héros au début du récit, mais Raoul comme Roland, domine toute la chanson2. »

10Nous proposons une subdivision de cette période en trois parties :

  1. les enfances de Raoul,

  2. l’adoubement de Raoul et la revendication de la terre,

  3. le conflit avec le clan de Bernier suivi de la mort de Raoul.

11Dans la période des enfances, les indications temporelles sont très vagues (v. 94-95) :

[……….] ans et des mois et des dis
[………….] ans, ce conte li escris.

12Les années qui passent sont évoquées en une formule lapidaire (v. 252-253) :

Puis passa molt et des ans et des dis
qe il n’ot noise ne plait en cel païs.

13Puis en l’espace de deux vers, Raoul atteint l’âge de quinze ans (v. 254-255) :

Qans .xv. ans ot R[aous] de Cambrizis
a grant mervelle fut cortois et gentis ;

14Les indications temporelles sont tout aussi vagues dans ce qui suit. Comme le fait remarquer Emmanuèle Baumgartner3, ces indications temporelles sont des transitions qui ont pour but de permettre à Raoul ou Gautier de grandir, de parvenir à l’adoubement pour pouvoir se lancer dans la bataille.

Le temps de Gautier, le neveu de Raoul

15Après la mort de Raoul, s’ouvre une période de conflits et de guerres entre Bernier et son clan d’un côté et Gautier épaulé par Guerri, de l’autre. On assiste à un combat entre Gautier et Bernier suivi de l’appel du roi à la Pentecôte. Ensuite il y a un nouveau duel entre Gautier et Bernier qui se clôt par une réconciliation. Pour finir, les ennemis réconciliés se liguent contre le roi, la source de tous leurs malheurs.

16Ici encore on ne trouve pas de datation chiffrée. Jean-Pierre Martin faisait remarquer que, « Comme il est de règle dans la chanson de geste, les événements rapportés dans Raoul ne font l’objet d’aucune datation chiffrée. Si un nombre d’années est ici ou là évoqué, c’est uniquement pour mesurer l’écart entre deux épisodes4 ».

Le temps des petits-fils de Guerri, Julien et Henri

17Emmanuèle Baumgartner, dans les Mélanges René Louis5 distinguait dans cette partie

quatre épisodes, la transition de l’un à l’autre étant assurée par la formule rituelle, Puis fu ainsi .I. an etc. Se succèdent ainsi l’épisode du mariage de Bernier et de Béatrice (jusqu’au vers 6585), l’épisode riche en péripéties du pèlerinage à Saint-Gilles qui s’achève par de rapides indications sur la naissance et la prime enfance du deuxième fils, Henri (jusqu’au vers 7630), la quête du fils aîné, Julien (jusqu’au vers 8326) et l’épisode final du meurtre de Bernier par Guerri qui déclenche la dernière phase de la lutte entre ceux d’Artois et ceux de Vermandois.

18Gautier meurt dans cette période. Bernier, père de Julien et Henri, disparaît également. Il a connu trois époques : le temps de Raoul, le temps de Gautier, et le temps des petits-fils de Guerri, ses propres enfants, Julien et Henri.

19Quant à Guerri, il traverse toute la chanson, de bout en bout. Il partage toutes les époques. Il appartient à la préhistoire de cette chanson de geste, au temps de Raoul Taillefer. Atemporel, il appartient à un passé jamais dépassé. Sa disparition à la fin du récit laisse présager un futur pour Guerri l’omniprésent. Il ne meurt pas, mais disparaît. Ainsi il n’y a pas de conclusion définitive à cette chanson, ce qui permettrait, comme le suggère William Kibler6, le retour de Guerri dans une chanson de geste qui viendrait prendre la suite de celle-ci.

20Après avoir rappelé le découpage de cette chanson de geste dans le temps, nous allons à présent nous intéresser de plus près au temps du récit ainsi qu’au temps de la narration.

Le temps du récit, le temps du narrateur

Le temps du récit

21Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question du temps du récit dans les chansons de geste. Ainsi Sarah Kay7 s’est intéressée à la représentation du passé dans quelques chansons de geste. Il ressort de son étude que les chansons de geste présentent un passé assez flou. Ce passé dit historiographique est repris par les chroniqueurs mais elle en signale les manquements qui font qu’elle s’interroge sur les contradictions que présentent certains textes comme Raoul de Cambrai. Elle remarque que

dans les chansons de geste étudiées, le passé est parfois brumeux et même irrécupérable là où la mémoire des auteurs ou des personnages fait défaut ; en revanche les grandes lignes de l’avenir sont claires comme le jour pour l’auteur, qui les entonne en une série d’annonces explicites, et souvent accessibles par des intuitions, des avertissements ou des songes, à ses héros.

22Elle conclut que « L’orientation vers le futur plus que vers le passé, répond, dans les poèmes, à une esthétique qui préfère les aventures à leurs causes et les dénouements aux scènes d’exposition ».

23Le temps du récit médiéval est dominé par la subjectivité du narrateur, par sa sensibilité narrative. Aussi allons-nous à présent nous focaliser sur l’examen du temps du narrateur dans Raoul de Cambrai.

Le temps du narrateur

24Après l’incendie d’Origny et avant la bataille sur la plaine, le narrateur se présente ainsi : « Bertolais dist qe chançon en fera, jamais jougleres tele ne chantera ». Quelques vers plus loin, il ajoute (v. 2268-2275) :

De la bataille vit tos les gregnors fais ;
chançon en fist-n’oreis milor ja mais,
puis a esté oïe en maint palais-
del sor G[uerri] et de dame A[alais]
et de R[aoul]-siens fu liges Cambrais,
ces parins fu l’evesqes de Biauvais :
B[erniers] l’ocist, par le cors saint Girvais
il et Ernaus q[u]i fu liges Doais.

25Certains chercheurs ont vu dans cette mise en abyme la narration authentique de la genèse du poème, mais les critiques modernes pensent avec Bédier que c’est tout simplement un « procédé littéraire d’authentification de la vérité du récit ». Qui plus est, dans « chançon en fera », le verbe fera peut tout aussi bien désigner la récitation de la chanson8.

26Le narrateur anticipe le déroulement des scènes à venir par une série de formules et d’annonces dont l’action se passe au futur. Ainsi, lors de l’adoubement de Raoul, il prévient (v. 342-343) :

Tex en fist goie qe puis en fu dolant,
con vos orrez ce longuement vos chant.

27Au moment de l’adoubement de Bernier, l’auditoire est de nouveau mis en garde (v. 423-424) :

Mais puis en fu R[aous] grainns et irez,
sifaitement con vos dire m’orrez.

28Lorsque Bernier tue Raoul, son père et ses oncles se réjouissent, mais encore une fois, le narrateur nous fait entrevoir la suite du récit (v. 2933-35) :

Li fil H[erbert] en sont lié et goiant ;
tex en ot goie qi puis en fu dolans,
con vos orrés se longement vos chant.

29Comme le souligne Régine Colliot, « le conteur vit dans le temps global, concomitant et divin. Il rapproche des moments très éloignés de la vie, il annonce à l’avance trahisons et catastrophes, tout en laissant ses personnages dérouler jour après jour leur destin9. »

30Les anticipations et annonces peuvent être prises en charge par d’autres voix que celle du narrateur, par exemple par celle des protagonistes. Dans un article récent, Jean-Pierre Martin étudiant les procédés d’anticipation dans les chansons de geste souligne que « d’autres voix peuvent de temps à autre annoncer explicitement ou allusivement les événements à venir, à commencer par celle du songe, mais aussi à diverses reprises celles des protagonistes eux-mêmes10 ». C’est ainsi qu’Aalais, annonce très tôt à Raoul son funeste destin (v. 911-915) :

Oit le la dame, qide vive esraigier ;
A haute vois commença a huchier :
« Bien le savoie, a celer nel vos qier,
ce est li hom dont avras destorbier,
c’il en a aise, de la teste tranchier. »

31Dans ce récit de Raoul que l’auditoire prenait tant de plaisir à entendre, ces annonces et anticipations relèvent d’une temporalité qui à notre sens mérite d’être examinée de plus près. Il s’agit de la temporalité du divin, qui occupe une place importante dans l’œuvre.

La temporalité du divin

32Cette chanson de geste, même si elle n’est pas soumise à la seule inspiration religieuse, est marquée de part en part, par la temporalité du divin. Le temps médiéval n’appartient qu’à Dieu11. Le divin occupe une place importante au Moyen Âge, mais Raoul le nie constamment. Emporté par sa démesure et sa fureur, il refuse de s’inscrire dans le temps divin. Or ce temps divin traverse l’épopée médiévale, le récit biblique fondant le récit épique. Ainsi Marsent est liée au temps divin par le livre du temps de Salomon qu’elle tient (v. 1130-1131) :

Marcens ot non la mere Berneçon
Et tint un livre de[s] le tans Salemon ;

33Les reliques présentées par l’abbé de Saint-Germain correspondent à une redécouverte du temps divin (v. 5111-5112) :

chieres reliqes aporta a plenté,
de saint Denis et de saint Honnoré

34Toutefois, Raoul de Cambrai refuse constamment ce temps divin.

Raoul nie le temps de l’Église

35Le refus de Raoul de s’inscrire dans le temps divin sera manifesté à plusieurs occasions. Tout d’abord lorsqu’il ordonne à ses hommes d’installer sa tente à l’intérieur de l’abbaye d’Origny. Son lit trônerait devant l’autel et il pourrait ainsi s’adosser au crucifix (v. 1058-1064) :

Mon tré tendez en mi liu del mostier
[…] devant l’autel faites aparillier
un riche lit ou me volrai couchier ;
au crucefis me volrai apuier […].

36L’abbaye étant la maison de Dieu, la profaner participerait de cette négation de la temporalité divine par le héros. Ses hommes rappelés à leur foi chrétienne par le son des cloches de l’Église, refusent de lui obéir et installent les tentes en dehors de l’abbaye (v. 1073-1079) :

Vers Origni prene[n]t a aproichier.
Li saint sonerent sus el maistre mostier,
de Dieu lor menbre le père droiturier
tos les plus fox convint a souploier ;
ne vossent pas le corsaint empirier.
Sa fors es prez fisent lor tré drecier ;

37Même si Raoul nie le temps du culte de Dieu, ses hommes profondément marqués par leur croyance en un Dieu du salut, préfèrent ne pas le suivre et désobéissent à ses ordres. Le son des cloches les sort de l’état léthargique dans lequel ils étaient plongés et les amène à prendre en compte le temps de l’Église.

38Raoul poursuit sa fureur et son refus du temps divin. Ainsi le Vendredi saint, il s’attaque à la maison de Dieu en y faisant mettre le feu et regarde tranquillement les servantes de Dieu en train de brûler (v. 1289) :

Le fu cria – esquier l’ont touchié ;

39Avant d’ordonner l’incendie de l’abbaye, il avait promis à Marsent, la mère de Bernier qu’il ne s’en prendrait pas aux nonnes. Mais il ne respecte pas la parole donnée et fait mettre le feu à Origny. Il s’en prend ainsi à celle qui, comme le démontre Jean-Pierre Martin, est la représentante de Dieu sur terre12, ce qui participe également de son refus du temps de l’Église.

Raoul ne respecte pas les interdits religieux

40Pour couronner le tout, le blasphémateur ne respecte pas les prescriptions alimentaires du vendredi saint et commande un véritable festin pour le dîner (v. 1382-1383) :

Poons rostiz et bons cisnes pevreis
et venoison a molt riche plenté.

41Quand son sénéchal lui rappelle, en se signant, que c’est jour de carême, Raoul lui rétorque tout en l’invectivant : « mais le qaresme avoie oublïé ». Raoul aurait donc oublié ce qui se rapporte au temps divin. Ses hommes également, mais si dans un premier temps ces derniers le suivent dans son projet blasphématoire, ils se ressaisissent rapidement, rappelés au souvenir de Dieu par les cloches de l’Église.

Dieu absent des formules de menaces de Raoul

42Son refus du temps divin se retrouve jusque dans ses formules de menaces de vengeance. Lorsque les différents protagonistes formulent une menace, ils ne manquent jamais d’y associer Dieu13. Ainsi Lorsque Guerri se trouve devant les corps sans vie de ses fils, il envisage la vengeance avec l’aide de Dieu (v. 2381) : « mais ce Dieu plaist, je vos qit bien vengier ». Bernier souhaite également se venger de Raoul avec l’aide de Dieu (v. 1519) : « Dex me laist vivre tant q’en soie vengiés ! » dit-il à Raoul.

43Raoul de Cambrai, lui, est un homme sans Dieu. Il n’associe jamais la divinité à ses menaces. Le comble est atteint lorsqu’il lance à Ernaut de Douai, alors que celui-ci, à qui il vient de couper le poing, le supplie de ne pas l’achever (v. 2836-2840) :

« – Voir, dist R[aous], il te covient fenir,
a cest’ espee le chief del bu partir.
Terre ne erbe ne te puet atenir,
ne Diex ne hom ne t’en puet garantir,
ne tout li saint qe Dieu doivent servir ! »

44Raoul vient de signer sa perte. Comme le souligne le narrateur, il vient de renier Dieu (v. 2842-2844) :

Li quens R[aous]ot tout le sens changié.
Cele parole l’a fortement empirié
q’a celui mot ot il Dieu renoié.

45Paradoxalement, l’un des rares moments où Raoul de Cambrai invoque Dieu est quand il promet de réduire Origny à l’état de ruines (v. 1246-1250) :

R[aous] l’oï, le sens qida changier.
A vois c’escrie : « Ferez, franc chevalier-
je vuel aller Origni pesoier !
Puis q’il me font la guere comencier,
se Diex m’aït, ils le comparront chier ! »

46Pourquoi associer Dieu à cette menace ? Raoul, considérant sans doute qu’il est dans son bon droit puisqu’il a été spolié de sa terre et que cette terre-ci lui a été promise par le roi à titre de réparation, se permet d’évoquer Dieu lorsqu’il menace les fils d’Herbert de Vermandois. C’est l’un des rares moments dans la chanson où il se conforme à ce qui relève de Dieu et que nous avons appelé le temps divin.

47Contrairement à Raoul, Bernier, lui, tente de se conformer à la temporalité divine. Il refuse de trahir son suzerain. Il respecte l’ordre établi sur terre par la divinité et reste fidèle à Raoul jusqu’au moment où ce dernier le frappe à la tête, lui donnant l’occasion de le quitter et de rejoindre le camp paternel.

48À la fin de la chanson, Bernier, après maintes aventures, décide de se tourner vers le divin. Il effectue le pèlerinage de Compostelle en compagnie de Guerri pour se faire pardonner ses péchés, notamment celui qui le lie à la mort de Raoul. Mais il finit par se faire assassiner par Guerri, sur la plaine d’Origny même où il avait tué Raoul. Ainsi le seul protagoniste de la chanson qui avait choisi de se référer à Dieu échoue dans sa quête du temps divin. La temporalité divine n’est pas respectée par Raoul, et Bernier qui tente de s’y conformer échoue finalement à s’inscrire dans le temps divin.

49En conclusion, Raoul de Cambrai, homme sans Dieu, refuse le divin. Il nous le rappelle constamment dans ses propos et ses actes. Même ses projets et ses menaces laissent transparaître son refus de se soumettre au temps divin. En revanche, d’autres protagonistes de cette chanson, comme Bernier, essaient avec peine de s’inscrire dans la temporalité divine. Mais malgré tous ses efforts, Bernier, sans doute souillé par le meurtre de Raoul, ne réussira jamais à s’élever vers le divin.

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Rychner, Jean, La Chanson de geste, essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1999.

Notes

1 Raoul de Cambrai, éd. Sarah Kay, trad. William Kibler, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres Gothiques », 1996.

2 Emmanuèle Baumgartner, Laurence Harf-Lancner, Raoul de Cambrai, l’impossible révolte, Paris, Champion, 1999, p. 111.

3 Emmanuèle Baumgartner, « Quelques remarques sur l’espace et le temps dans Raoul de Cambrai », dans La Chanson de geste et le mythe carolingien, Mélanges René Louis publiés par ses amis et ses élèves à l’occasion de son 75e anniversaire, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, t. 2, p. 1010-1019.

4 « L’imaginaire de la temporalité dans Raoul de Cambrai », dans Dominique Boutet (dir.), Raoul de Cambrai entre l’épique et le romanesque, Littérales no 25, 1999, p. 25-44 ; citation p. 26.

5 Emmanuèle Baumgartner, « Quelques remarques sur l’espace et le temps dans Raoul de Cambrai », art. cité, p. 1010-1019.

6 William Kibler, « Les fins de Raoul de Cambrai », dans Dominique Boutet (dir.), Raoul de Cambrai, entre l’épique et le romanesque, op. cit.

7 Sarah Kay, « Le Passé indéfini : problèmes de la représentation du passé dans quelques chansons de geste féodales », dans Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Xe Congrès international de la société Rencesvals pour l’étude des épopées romanes, vol. 1 : Strasbourg, 1985, volume 2 : Aix en Provence, CUERMA, 1987, p. 697-715.

8 Jean Rychner, La Chanson de geste, essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1999 [1955], p. 19-20.

9 Régine Colliot, « Durée, moments, temps romanesques, d’après quelques intrigues des XIIe et XIIIe siècles » dans Yvonne Bellanger (dir.), Le Temps et la durée dans la littérature au Moyen Âge et à la Renaissance, Actes du colloque organisé par le Centre de Recherche sur la Littérature du Moyen Âge et de la Renaissance de l’Université de Reims (novembre 1984), Paris, Nizet, 1986, p. 41-55.

10 Jean-Pierre Martin : « Dire l’avenir. À propos des procédés d’anticipation dans les chansons de geste », dans Chanter de geste, l’art épique et son rayonnement, hommage à Jean-Claude Vallecalle, Paris, Champion, 2013, p. 261-278.

11 Voir à ce sujet, Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, « Au Moyen Âge : temps de l’Église et temps des marchands », Paris, Gallimard, 1977, p. 46-65.

12 Jean-Pierre Martin, « L’imaginaire de la temporalité dans Raoul de Cambrai », art. cité.

13 Voir à ce sujet Maïmouna Kane, « La menace de vengeance dans Raoul de Cambrai », Revue électronique internationale de sciences du langage Sud Langues, no 22, décembre 2014.

Pour citer ce document

Maïmouna Kane, « Raoul de Cambrai ou le refus de la temporalité du divin », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=158

Quelques mots à propos de :  Maïmouna Kane

Maïmouna Kane est enseignante-chercheure en Langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ses travaux portent sur la littérature courtoise, et les épopées.
Elle a publié « La menace de vengeance dans Raoul de Cambrai », Revue électronique internationale de sciences du langage Sud langues, no 22, décembre 2014, p. 88-99 ; « L’amitié de Tristan et Lancelot : une topique narrative récurrente depuis Roland et Olivier », Topiques de l’amitié dans les littératures françaises d’Ancien Régime, Topiques, Études satoriennes, volume 1, études réunies et présentées par Hélène Cazes, Université de Victoria (Canada), 2015 ; « Du Vers à la prose : le roi Marc un vrai caméléon », dans Aimer, haïr, flatter… en moyen français, Actes du colloque de l’AIEMF (Association internationale d’étude du moyen français), Helsinki, 2014, études réunies par Elina Suomela-Härma, Paris, Champion, 2017, p. 53-64.