Les Temps épiques
Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée

sous la direction de Claudine Le Blanc (maître de conférences HDR en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et de Jean-Pierre Martin (professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge à l’Université d’Artois)

Le volume constitue les actes du septième congrès du Réseau Euro-Africain de Recherches sur les Épopées (REARE), organisé conjointement par Ursula Baumgardt (INaLCO/Llacan), Romuald Fonkoua (Paris-Sorbonne), Claudine Le Blanc (Sorbonne Nouvelle/CERC) et Jean-Pierre Martin (Université d’Artois/Textes et Cultures), qui s’est tenu à Paris les 22, 23 et 24 septembre 2016 à l’INaLCO et  à la Sorbonne. Il propose une exploration de la question de la temporalité dans l’épopée, question qui reste paradoxalement peu étudiée de façon systématique, en vingt-sept études couvrant un très vaste empan géographique et historique (de l’Afrique à l’Inde, de l’Antiquité aux séries contemporaines), précédées d’une introduction par les coordinateurs.

Les temps épiques
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Dédicace
  • Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin  Introduction

Le régime temporel dans la narration de l’épopée

Jean Derive


Résumés

Chaque genre narratif est régi par un régime temporel qui lui est propre et qui peut, entre autres critères, participer à la définition de son identité. Cet article s’attache donc à établir, à partir de quelques épopées issues de différentes cultures, (épopées homériques, épopées médiévales, épopée finnoise, épopées africaines) la structure temporelle type du récit épique à partir des temps de la conjugaison (aoristes, présents gnomiques…) et de l’organisation chronologique de la succession événementielle des faits rapportés dans le récit. Une attention toute particulière est portée d’une part aux grands cycles cosmiques qui règlent la scansion du temps épique (notamment l’alternance nuit/jour), d’autre part aux prolepses et analepses qui permettent la réduplication de certains épisodes du récit épique. Sont également examinées les incidences chronologiques de la récurrence de séquences formulaires identiques qui visent à accréditer l’idée d’un monde stable puisque les personnages, les choses et les événements y sont toujours dotés des mêmes qualités. Au fur et à mesure que ces propriétés narratives sont ainsi mises au jour, est analysée la façon dont chacune d’elles contribue à éclairer les grandes fonctions culturelles généralement attribuées à l’épopée.

Each narrative genre is governed by a series of temporal rules which are specific and which contribute to the establishment of its identity. This paper intends therefore to describe, from some epic poems in different cultures (homeric, medieval, finnish, african epics) the pattern of an epic temporal structure, by studying the system of verbal conjugation (aorists, gnomic present…) and chronological ordering in series of events in the story-telling. A special focus deals with the main cosmic cycles which govern the scansion of epic temporality (especially the alternation of night/day) and with prolepsis and analepsis which repeat (several times) the same narrative episodes. The formulaïc style is also studied in order to show how it contributes to establish the idea of an immutable world since characters, things and events always have the same features. Each temporal property noted in the paper will be related to the main cultural functions alloted to the epic genre.

Texte intégral

1La structuration spécifique du cadre spatio-temporel d’un récit est souvent un indice, parmi d’autres, de l’appartenance de ce récit à un genre donné. Les genres narratifs ont en effet des régimes spatio-temporels respectifs qui les caractérisent. Cela est particulièrement sensible dans l’oralité. Dans une publication antérieure, j’ai déjà eu l’occasion d’étudier les différents régimes spatiaux de quelques genres oraux, dont d’ailleurs l’épopée (Derive, 2010). Je voudrais cette fois examiner l’éventualité d’un régime temporel propre à la narration épique (par comparaison à d’autres genres narratifs tels que le conte, le roman, etc.) à partir de quelques illustrations empruntées à des épopées emblématiques en diverses cultures.

2Bien sûr, ces exemples sont une goutte d’eau dans l’océan du corpus épique universel mais, si ténus soient-ils, je les pense suffisamment représentatifs pour indiquer des tendances susceptibles d’ébaucher un archétype structural de la temporalité du récit épique. Il ne s’agira évidemment pas de l’élaboration d’un moule rigide prétendant rendre compte de toutes les réalisations épiques et auquel toutes devraient se conformer sous peine d’exclusion du genre. En littérature comme en d’autres domaines, on sait que la construction de tels modèles (ou patterns selon la terminologie anglo-saxonne) à un certain degré d’universalité s’expose à se voir contredite sur tel ou tel point par une infinité d’exemples non conformes. Et c’est tant mieux car la réalité, en littérature comme ailleurs, ne se laisse pas réduire à une modélisation. Toute l’histoire littéraire fait apparaître qu’au fil du temps les œuvres catégorisées dans un genre donné le font évoluer et en redéfinissent perpétuellement les contours. Devrait-on en conclure à l’inanité de toute entreprise cherchant à établir des canons génériques ? Je ne le pense pas, à condition de se souvenir que les genres ne sont pas des catégories essentielles données de toute éternité, mais des catégories relatives soumises au déterminisme de l’histoire (ils naissent, vivent et meurent) et à celui de l’espace culturel (l’interculturalité des genres est loin d’aller de soi).

3Les hypothèses formulées ci-après cherchent donc à repérer quelques traits canoniques de la temporalité narrative épique, sachant qu’ils dessinent un horizon virtuel et non un modèle prescriptif. Chaque œuvre épique, suivant son époque, sa culture, prend ses distances par rapport à cet horizon canonique, mais le pari est que toutes ont quelque chose à voir avec lui qui signe leur appartenance au genre épique. L’objectif de cette étude va être non seulement de tenter d’ébaucher les contours de ce régime temporel, mais aussi de chercher à en expliquer la nature à la lumière des grandes fonctions culturelles habituellement prêtées à l’épopée.

4Une première question, essentielle, est celle de la situation du récit épique par rapport à l’axe temporel linéaire. Dans la plupart des récits, tous genres confondus, on rencontre des verbes conjugués à différents temps qui permettent de leur donner leur relief temporel, mais il y a cependant un temps de référence, celui par rapport auquel se situent tous les autres. On s’accorde généralement à considérer que le temps de base du récit, celui auquel les autres sont subordonnés, c’est classiquement l’accompli (en français le passé simple et secondairement le passé composé). C’est par rapport à la référence de ce temps de la conjugaison que les autres temps trouvent leur fonction : le passé antérieur ou le plus-que-parfait marquent une antériorité par rapport au temps de base de l’histoire, l’inaccompli (l’imparfait dans la conjugaison française) permet de représenter des états, des situations installées sous forme de durée ou de répétitions habituelles, le présent lorsqu’il se rapporte au récit (et non à un discours sur celui-ci) prend une valeur d’actualisation d’un épisode, momentanément destiné à créer un effet de « direct » chez l’auditeur ou le lecteur, etc.

5Dans l’épopée, tous ces temps sont bien présents mais suivant une hiérarchie quelque peu différente. S’il y a bien des accomplis dans les œuvres épiques pour rendre compte des actions et événements qui ont eu lieu en certains épisodes, c’est rarement le temps de référence du récit. Ces accomplis se trouvent généralement subordonnés à un temps de base mettant l’accent sur une situation ou un état présentés comme des données naturelles (dans la mesure où il n’est pas possible de les situer ni d’en mesurer la durée) plus que sur une ponctualité événementielle. Dans les épopées homériques, l’importance des aoristes (ce temps de la conjugaison grecque à valeur de passé mais sans possibilité de situation précise sur l’axe chronologique) a été mise en lumière à plusieurs reprises (Bérard, 1931 ; Létoublon, 2002 ; Nagy, 1996). Dans La Chanson de Roland le temps dominant est le présent de narration comme le fait apparaître l’édition qu’en donne Jean Dufournet (1993). Il en va de même du Kalevala si l’on en croit la traduction qu’en donne Gabriel Rebourcet (1991). Dans les grandes épopées africaines traduites, ce sont encore les présents de narration ou les inactuels qui semblent former la charpente temporelle du récit1.

6Par ailleurs, il est notable que dans les épopées de toute culture se rencontrent des présents gnomiques qui sont portés par de fréquentes maximes formulaires venant régulièrement interrompre la narration proprement dite. De telles formules sentencieuses, qu’elles soient à porter au crédit de l’interprète (l’aède, le barde) ou d’un personnage de l’histoire, abondent dans les récits épiques : « Qui mal veut, mal lui vient », « La honte n’est pas de saison quand on manque de tout »… (épopées homériques) ; « vaillance sensée n’est pas folie », « mieux vaut mesure que témérité », « le traître perd soi-même et les autres », « maudit le cœur qui dans la poitrine prend peur »… (gestes médiévales) ; « la bouillie de fer, qui peut en boire le jus n’est pas toujours capable d’en manger la pâte », « la guerre et celui qui la provoque ne se séparent pas en bons termes », « le jeu et le sérieux ne sont pas pareils »… (épopées mandingues).

7Cette abondance de discours à propos du récit, sous forme de maximes de portée générale récurrentes, témoigne d’une volonté de prendre une distance par rapport à l’histoire racontée, de lui donner une valeur exemplaire valable pour tous les temps, comme le suggèrent le présent gnomique et la reprise systématique des formules. L’épopée n’est pas un récit anecdotique, ce n’est pas une chronique de faits divers. Si elle est inscrite dans l’histoire, elle la déborde largement. C’est aussi pour transcender cette ponctualité événementielle que, dans la relation des épisodes, priorité est donnée à l’inactuel.

8Un autre trait remarquable de la gestion de la chronologie, dans un grand nombre de récits épiques est l’insistance sur le caractère cyclique de l’écoulement du temps, notamment pour ce qui est de l’alternance nuit/jour qui scande régulièrement ce déroulement temporel. La plupart des grandes épopées connues développent à ce propos des motifs stéréotypés2 qui se répètent à l’envi. On connaît bien le modèle homérique analysé, entre autres, par Françoise Létoublon (1997, p. 138-146) qui note que « la fin du jour comme son début donne lieu à un formulaire très abondant et très varié » dont elle fournit de nombreuses illustrations (p. 145). De cet appareil formulaire, le grand public aura surtout retenu la fameuse formule : « Lorsque au petit matin parut l’aurore aux doigts de rose… » qui se décline parfois en quelques variantes avec de nouvelles épithètes : « l’aurore au trône d’or » ou « l’aurore en robe de safran »…

9Avec des formulations qui leur sont propres, d’autres épopées, pour exprimer la même réalité, ont, elles aussi, recours à des stéréotypes qui se répètent. Ainsi dans La Chanson de Roland (à l’instar d’autres épopées médiévales), la scansion de l’écoulement du temps par le passage du jour à la nuit se fait régulièrement à l’aide de quelques formules récurrentes, qu’on trouve généralement à l’attaque de certaines laisses :

Tresvait le jur, la noit est aserie (le jour s’en va, la nuit est tombée : laisse 56, v. 1)

Tresvait la noit e apert la clere albe (la nuit s’en va et point l’aube claire : laisse 58, v. 1)

Passet la noit e apert le cler jor (la nuit passe et le jour clair de lève : laisse 267, v. 1)3

10Dans le Kalevala finnois de même, le repérage des jours dans le temps se fait toujours au moyen d’expressions stéréotypées qui se répètent comme « à l’aurore du jour de tierce », « à l’aurore du jour de quarte »…

11En prenant cette fois pour référence une épopée d’Afrique noire, La Prise de Dionkoloni (épopée bambara de Ségou)4, on trouvera à nouveau la présence de scansions temporelles, formulées sous forme de clichés. Dans ce récit, il y a deux moments cosmiques qui reviennent régulièrement comme repères chronologiques de l’action : il s’agit d’une part du passage de la nuit au jour et d’autre part du zénith, motifs tous deux évoqués selon des modèles conventionnels. Pour l’avènement de l’aube, on a toujours :

  • soit le blanchiment du village :

Quand le village eut blanchi rapidement à l’orée du matin » (v. 320)

Alors quand le village eut ainsi blanchi (v. 617)

Quand le village eut blanchi (v. 913)

  • soit le chant du coq :

Ils parlèrent ensemble jusqu’au chant des coqs (v. 587-588)

Au deuxième chant du coq, Nieba s’adressa à lui (v. 590-591)

Au premier chant du coq (v. 2283)

12Pour le midi, on retrouve systématiquement la référence du soleil au zénith, avec deux modèles principaux :

Au moment où brûlait le soleil au plus haut dans le ciel (v. 17-18)5

13ou bien :

Quand le soleil fut au-dessus de nos têtes (v. 1291)6

14Toutes ces mentions ont pour effet d’accréditer l’idée que le temps de l’épopée est un temps cosmique, ce qui laisse entendre que l’histoire contée a elle aussi une dimension cosmique qui transcende le contexte socioculturel de son énonciation.

15Une autre caractéristique de la structure temporelle narrative typique de l’épopée est l’importance de l’ellipse. L’épopée est la narration d’une « histoire à trous » dont plusieurs épisodes disjoints sont recousus ensemble, ainsi que le suggère le terme même de « rhapsodie ». Cette chronologie brisée, pleine d’ellipses, tient à la nature orale originelle du genre épique qui implique des performances limitées aux bornes d’une séance de récitation. D’ailleurs les réalisations orales contemporaines, comme on en rencontre encore en diverses cultures, nous montrent que, selon les modalités de la performance, une épopée peut se décliner en des versions plus ou moins complètes comportant un nombre plus ou moins grand d’épisodes. Il en a sans doute été toujours ainsi depuis l’origine. Après tout, l’Iliade n’est jamais qu’un épisode très limité de toute la tradition orale autour de la guerre de Troie et on est en droit d’imaginer qu’il y a eu bien des performances relatives à ce conflit, comme le suggèrent les séquences relatives aux prestations des aèdes Démodocos et Phémios dans l’Odyssée. Donc, au lieu d’être construite suivant les principes d’une intrigue cohérente avec un début et une fin, comme dans le conte ou dans le roman, la chronologie narrative de l’épopée relève d’une temporalité discontinue et souvent interrompue, sans véritable dénouement.

16Par ailleurs, pour ce qui est du déroulement des événements dans un genre narratif, le développement des travaux en narratologie nous a appris depuis longtemps qu’il n’y avait pas nécessairement coïncidence entre la chronologie de l’histoire (la succession des événements tels qu’ils sont censés s’être déroulés dans la réalité suivant le pacte narratif) et la chronologie du récit : on peut raconter une histoire en commençant par la fin ou par le milieu (ce qui impliquera un certain nombre de rétrospections), annoncer des événements avant qu’ils ne se soient produits (prolepses), revenir dessus après leur réalisation (analepses), etc. Le genre épique implique-t-il des stratégies narratives particulières en matière de gestion de la chronologie ? Sans prétendre rendre compte de tous les cas de figure, je voudrais mettre au jour quelques caractéristiques fondamentales de ce que semble être le régime temporel de la narration épique. Il relève d’un mode de composition qui consiste à démultiplier les événements de l’histoire par un jeu de prolepses et d’analepses prises en charge soit par la bouche du poète-narrateur lui-même, soit par celle d’un personnage. Les exemples d’événements annoncés par prolepse sous forme de prédictions, projets, conseils, mises en garde, dont la réalisation est ensuite montrée dans la diégèse, abondent dans les textes épiques.

17Ainsi au chant V de l’Odyssée, Zeus, puis Hermès annoncent le retour d’Ulysse à Ithaque, retour qui ne sera effectif qu’au chant XIII. Toujours dans l’Odyssée, Circé prépare Ulysse à l’épisode des sirènes et lui explique comment faire pour échapper à leurs chants, explication relayée en termes presque identiques par Ulysse à l’intention de ses compagnons, avant que, troisième occurrence, l’événement soit enfin présenté sous sa forme vécue dans la diégèse au chant XII. C’est Circé encore qui indique à Ulysse comment faire pour consulter le devin Tirésias (chant X), ce que le héros réalisera au chant XI.

18Un principe analogue régit la mise en place du stratagème des Sarrasins au début de La Chanson de Roland. Ce stratagème est d’abord exposé sous forme de projet par Blancandrin au conseil de Marsile : on couvrira Charles de cadeaux (énumérés dans le détail), Marsile promettra sa conversion et sa soumission à Charles qu’il prétendra rejoindre plus tard à Aix et, pour donner confiance à l’empereur, on lui laissera des otages qui seront éventuellement sacrifiés. Ce projet, exposé pour la première fois à la laisse 3 est repris pour tout ou partie aux laisses 4 et 6 (Marsile rapporte pour ses hommes les propos de Blancandrin) et on assiste à sa réalisation en des termes très proches, à l’occasion de l’ambassade de Blancandrin auprès de Charles (laisses 9 et 10).

19Pour ce qui est de l’épopée africaine, celle de Soundjata7, par exemple, est fondée sur le principe même d’un ensemble de prolepses prédisant la grandeur à venir du héros qui trouvent ensuite progressivement leur réalisation, à partir du moment où Soundjata, longtemps paralysé, se lève enfin et va déraciner un baobab pour venger l’humiliation faite à sa mère.

20Ce procédé de démultiplication d’un procès peut se présenter sous une forme symétriquement inverse : la diégèse nous montre d’abord un événement qui survient, qui sera ensuite repris dans un récit a posteriori (analepse). Par exemple, la fin du chant V de l’Odyssée nous décrit d’abord, par la bouche de l’aède, l’arrivée réelle d’Ulysse chez les Phéaciens, puis sa découverte par Nausicaa (chant VI) avant que celui-ci ne raconte ensuite ces péripéties à peu près dans les mêmes termes au chant VII. De même, dans La Chanson de Roland, au terme de l’ambassade de Blancandrin, le récitant nous montre Charles étendre ses mains vers Dieu en signe de piété (diégèse : fin de la laisse 9). Cette posture de l’empereur est redécrite par Blancandrin lorsqu’il fait le compte rendu de son ambassade à Marsile (analepse, laisse 32, v. 419-420). Dans La Prise de Dionkoloni, l’épopée bambara de Ségou, les exploits de Silamakan à Dionkoloni, relatés dans un premier temps par le griot interprète du poème (diégèse : v. 1318-1645) sont ensuite rapportés à l’identique au roi de Ségou par la captive que le héros a enlevée dans cette ville (analepse : v. 1755-1787).

21Mais le plus souvent, la réduplication narrative du procès se fait par une combinaison de prolepses et d’analepses encadrant la diégèse. Ainsi, dans l’Odyssée, se rencontre une vingtaine d’occurrences de l’annonce du châtiment des prétendants par divers protagonistes (prolepses), avant que ce châtiment voie enfin sa réalisation au chant XXII (diégèse) et qu’il soit ensuite repris dans deux récits (analepses), l’un d’Euryclée à Pénélope (chant XIII), l’autre de l’ombre d’Amphimédon (prétendant tué par Ulysse) à l’ombre d’Agamemnon (chant XXIV). Il en va de même pour l’épisode du massacre des bœufs du Soleil, évoqué par le narrateur à l’ouverture de l’Odyssée alors que l’événement s’est déjà produit. L’auditeur ou le lecteur est ensuite progressivement préparé à cette péripétie par les mises en garde de Tirésias (chant XI), puis par celles de Circé (chant XII), enfin par celles d’Ulysse à ses compagnons (chant XII). Ces recommandations insistantes, fonctionnant comme autant de prolepses, mettent la puce à l’oreille et font craindre qu’elles ne puissent empêcher une transgression. De fait, malgré ces mises en garde proleptiques, la réalisation du massacre est racontée par Ulysse aux Phéaciens, par un procédé de rétrospection, à la fin du chant XII (diégèse rapportée). Dans ce même chant, ce forfait est ensuite rappelé par le Soleil (v. 377-383) avant d’être réévoqué par Ulysse lui-même au chant XIX (analepses).

22Un procédé de même nature se retrouve avec la trahison de Ganelon dans La Chanson de Roland. Elle est d’abord suggérée par Roland à la laisse 14 (prolepse), puis devient effective (diégèse : laisses 38-52) avant d’être à plusieurs reprises réévoquée par Roland, Olivier ou Charles (analepses). Dans La Prise de Dionkoloni, épopée ouest-africaine déjà convoquée à titre d’illustration, un épisode concernant le rituel qu’il faut nécessairement accomplir pour pouvoir vaincre la cité de Dionkoloni est répété pas moins de douze fois. Il y a d’abord la révélation au roi de Ségou par différentes sortes de mages des prescriptions rituelles à suivre pour défaire Dionkoloni (deux prolepses aux vers 138-150 et 153-164), puis une série de réalisations diégétiques infructueuses du fait de la couardise des soldats du roi qui donnent lieu à plusieurs analepses : les échecs sont racontés. Viennent alors de nouvelles prolepses pour conseiller de procéder autrement (confier la mission au héros Silamakan). Avant de réaliser avec succès sa mission (diégèse accomplie), celui-ci annonce à ceux qu’il est venu combattre le rituel auquel il doit se livrer (prolepse) ; enfin son exploit est raconté a posteriori par la captive qu’il a ramenée avec lui à Ségou (analepse, v. 1755-1760).

23Cette réduplication si fréquente des procès par un recours aux prolepses et aux analepses suggère que ceux-ci sont inscrits de toute éternité dans le cours du temps historique. De ce fait, ils sont d’abord des signes avant d’être des événements au sens accidentel et ponctuel du terme. Le fait qu’on y revienne ainsi par analepse construit dans le récit un temps cyclique qui fait de ce procès une sorte de « lieu de mémoire » emblématique pour le temps de l’énonciation par ce qu’il acte ou ce qu’il annonce de l’évolution de la situation sociale concomitante au moment de la performance. Le temps historique linéaire est porteur de signes et l’épopée a charge de les lire et de leur donner du sens.

24J’ajouterai que l’utilisation systématique des fameuses épithètes formulaires pointée par Milman Parry, bien que ne correspondant pas en soi à une indication temporelle, participe néanmoins du régime temporel du récit épique dans la mesure où elle contribue elle aussi à cet effet cyclique par sa présence récurrente. Quelle que soit la nature de l’événementiel, le jour est toujours « clair », la nuit « belle », l’aurore a « des doigts de rose » et le héros est toujours doté des mêmes qualités qui sont parfois interchangeables (lorsqu’il s’agit de dire sa vaillance) ou qui le caractérisent plus personnellement (« Athéna , la déesse aux yeux pers », « Nestor, le dompteur de cavales », « Charles à la barbe blanche et la tête fleurie », « Da Monzon, maître des eaux, maître des hommes »). De la même façon, la reprise d’épisodes récurrents décrits dans les mêmes termes (scènes de libation, de festin, scènes de l’équipement du guerrier, scènes de combat etc.) accrédite elle aussi l’idée d’un monde stable qui se répète à l’identique.

25Ces considérations me conduisent à penser qu’il y a bien un régime temporel narratif propre au genre épique. À la différence d’autres genres narratifs comme le conte, son déroulement n’est pas linéaire. Ce régime se caractérise par trois qualités essentielles : il est elliptique, il est cosmique et il est cyclique.

26Il est elliptique car les versions proposées par les récits épiques sont toujours fragmentaires par rapport au fonds épico-mythique qui forme le substrat culturel d’une société. C’est ce que fait bien apparaître la comparaison entre les différentes performances ou les différents manuscrits d’une même épopée lorsqu’on a la chance de pouvoir disposer de plusieurs d’entre elles.

27Il est cosmique parce qu’il est scandé par les repères fournis par les grands cycles de la nature, en particulier l’alternance nuit / jour, régulièrement évoquée dans les récits. Cette propriété donne à l’épopée un statut « en majesté » qui signe sa valeur transcendante. Bien qu’inscrite, à la différence du mythe, dans la temporalité historique, elle ne se résume pas à une simple chronique anecdotique, elle participe du mouvement naturel du monde d’où elle tire une certaine pérennité.

28Il est cyclique parce que ses traits macro-stylistiques impliquent des retours incessants sur les événements. L’épopée affirme ainsi, par sa structure narrative même, sa résistance à l’entropie engendrée par l’écoulement du temps qui, du coup, devient lu comme le déroulement d’un destin qui, au-delà des individus, engage la communauté tout entière.

Bibliographie

Bérard, Victor, L’Odyssée d’Homère, étude et analyse, Paris, Mellotée éditeur, 1931.

Derive, Jean, « Typologie et fonction de quelques genres oraux du Manding à l’aune du critère de la spatialité », L’Expression de l’espace dans les langues africaines II, Journal des Africanistes 79, fasc. 11, 2010, p. 201-222.

Dufournet, Jean, La Chanson de Roland, Paris, GF-Flammarion, 1993.

Dumestre, Gérard et al., La Prise de Dionkoloni, Classiques Africains 16, Paris, Armand Colin, 1975.

Jansen, Jan et al., L’Épopée de Sunjara, d’après Lansine Diabaté, Leyde, CNWS, 1995.

Kesteloot, Lilyan et Dieng, Bassirou, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.

Létoublon, Françoise, « Le jour et la nuit. Formulaire épique et problèmes de narratologie homérique », dans F. Létoubon (dir.), Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique, Amsterdam, Gieben, 1997, p. 137-146.

Létoublon, Françoise, « L’épopée homérique » dans J. Derive (dir.), L’Épopée, unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002, p. 11-29.

Nagy, Gregory, Poetry as performance. Homer and Beyond, Cambridge, Cambridge Univerdity Press, 1996.

Rebourcet, Gabriel, Le Kalevala, épopée des Finnois par Elias Lönnrot, trad. G. Reboucet, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1991.

Notes

1 Pour s’en rendre compte à partir d’un échantillon suffisamment vaste, consulter l’anthologie de Lilyan Kesteloot et Bassirou Dieng, Les Épopées d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997.

2 On sait depuis les travaux de Milman Parry et ceux de l’école de l’Oral Poetry qui lui ont succédé que l’épopée est un genre éminemment formulaire.

3 On retrouvera encore des formules plus ou moins analogues à l’initiale des laisses 11, 79, 184, 192, 240, 246…

4 Gérard Dumestre et al., La Prise de Dionkoloni, Classiques Africains 16, Paris, Armand Colin, 1975.

5 Cette première formule se trouve reprise par exemple avec une légère variante au vers 1169 : « Quand le soleil brûla au zénith ».

6 Modèle repris quant à lui avec d’infimes variantes aux vers 2027 et 2071.

7 Édition de référence : Jan Jansen et al., L’Épopée de Sunjara, d’après Lansine Diabaté, Leyde, CNWS, 1995.

Pour citer ce document

Jean Derive, « Le régime temporel dans la narration de l’épopée », dans Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, sous la direction de Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Martin, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018 Licence Creative Commons

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=122

Quelques mots à propos de :  Jean Derive

Jean Derive est professeur émérite à l’université de Savoie et chercheur au LLACAN (Langages, Langues et Cultures en Afrique Noire). Comparatiste spécialisé en études littéraires africaines, il a beaucoup travaillé sur les littératures orales du continent d’où son intérêt pour l’épopée. Il est l’auteur de plusieurs articles sur des versions africaines de Soundjata et de L’Épopée de Ségou ainsi que d’un ouvrage comparatiste consacré au genre : L’Épopée, unité et diversité d’un genre, Paris, Karthala, 2002.