2 | 2022
Corps, normes, genre. Discours et représentations de l’Antiquité à nos jours

Ce numéro de la revue électronique de l’ERIAC Synthèses & Hypothèses est le point d’arrivée d’un séminaire qui s’est poursuivi sur deux années (2017-2019), dans le cadre du Programme 2 de l’ERIAC : « Formes, expériences, interprétations », et des deux Journées d’étude qui l’ont conclu (en 2018 et 2019), sous le titre « Corps, normes, genre : discours et représentations de l’Antiquité à nos jours ». Les séances de séminaire ont donné la parole à des enseignants-chercheurs, de l’Université de Rouen Normandie et d’autres Universités, à des doctorants ou de jeunes docteurs, à des étudiants de Master, spécialistes de différentes périodes historiques et de questions très variées (le corps dans l’Antiquité, le roman mexicain contemporain, la vie des femmes indiennes, les pratiques sportives aux États-Unis, etc.), dans une approche résolument transdisciplinaire, qui correspond au profil de notre unité de recherche.

  • Catherine Baroin et Anne-Florence Gillard-Estrada  Introduction

Ambiguïté sexuelle et normes de genre : fictions et pratiques

La binarité des sexes à l’épreuve du Corps naufragé d’Ana Clavel

Pauline Doucet


Résumés

À travers l’étude du paratexte et de l’incipit du roman Cuerpo náufrago d’Ana Clavel, cet article montre comment l’autrice engage un dialogue audacieux avec une tradition littéraire et artistique afin de questionner nos méthodes d’appréhension et nos représentations des corps sexués. Outre la réflexion sur les normes artistiques et corporelles à laquelle elle invite, cette expérience visuelle et textuelle troublante introduit également une critique du lien (onto)logique entre l’identité de genre et l’identité de la personne.

Texte intégral

Introduction

1Le roman Cuerpo náufrago1 (2005), de l’écrivaine mexicaine Ana Clavel2, s’inscrit dans une longue tradition littéraire de récits de métamorphoses3, puisque son personnage principal, Antonia, se réveille un matin dans le corps d’un homme. À travers l’étude du paratexte (de l’illustration de couverture notamment) et de l’incipit du roman, nous allons analyser comment l’autrice dialogue avec la tradition littéraire et artistique à la fois pour questionner nos représentations et notre appréhension des corps sexués et pour examiner le lien entre l’identité de genre et l’identité de la personne. Nous montrerons que la double expérience visuelle et textuelle, par le jeu trans-textuel et trans-artistique qu’elle instaure, trouble la lecture spontanée des corps anatomiques censés porter les marques du dimorphisme sexuel et met à l’épreuve l’affirmation de Freud selon laquelle « masculin ou féminin est la première différence que vous faites quand vous rencontrez une autre créature humaine et vous êtes habitués à effectuer cette distinction avec une assurance dénuée d’hésitation »4

Les seuils

2Le thème du corps est omniprésent dans le roman d’Ana Clavel, à tel point qu’il déborde les frontières du corps textuel pour envahir les seuils du livre et disséminer dans l’espace paratextuel des indices anatomiques – parfois cohérents, souvent troublants et contradictoires –, ouvrant ainsi la réflexion et la curiosité du lecteur / observateur. Avant même de déchiffrer le titre du roman, ce dernier découvre en couverture un corps de femme dans une curieuse mise en scène savamment élaborée par l’autrice et son complice Paul Alarcón5. L’illustration intitulée La censura también es fuente6 reprend La Source (1820-1856), de Jean Auguste Dominique Ingres, représentant « une jeune fille nue qui a les bras levés, qui hanche, et dont une des jambes fait un peu retraite, tandis que l’autre porte en plein »7, mais en complétant la figure féminine d’accessoires incongrus : un ruban signalant « zona de riesgo, prohibido pasar » enroule désormais le corps de la femme, et la source qu’elle soutient et d’où jaillit l’eau n’est plus une urne, mais un urinoir8, celui de Duchamp.

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3Cette réélaboration de l’œuvre néoclassique présente un ensemble d’éléments visuels hétéroclites et de signifiance plurivoque qui brouille la lecture du corps genré. D’une part, la nymphe peinte par Ingres coïncide avec l’idéal de beauté de la statuaire grecque par la perfection des courbes et la proportion des formes. Cependant, si le spectateur reconnaît dans le soin typiquement néoclassique de la ligne et du dessin la valorisation des modèles antiques, le velouté des contours et les nuances de couleurs apportent par ailleurs l’illusion de la chair, donnent vie et texture à cette silhouette féminine. Dans la critique d’art pour le Moniteur Universel citée précédemment, Théophile Gautier résume ainsi les multiples références qui viennent à l’esprit en observant « cette charmante composition où l’idéal et la nature se fondent en proportions parfaites » :

Sur un fond de roche grise rayé de quelques stries, égayé de quelques filaments de plantes, pariétaires d’un vert discret, se dessine, dans la chaste nudité de ses quinze ans, une figure à la fois mythologique et réelle, une nymphe ou une jeune fille, si vous l’aimez mieux. Un païen y verrait la naïade du lieu ; un chrétien du moyen âge, l’ondine des légendes ; un sceptique de nos jours, une belle enfant qui s’est baignée dans la source, et avant de reprendre ses habits confie quelques instants sa beauté à la solitude9.

4C’est cette synthèse entre la perfection des contours et de la posture (« une ondulation serpentine d’une suavité extrême »), et la chaleur de la carnation (« la beauté suprême de la couleur »), entre l’idéal de beauté et le réalisme du corps représenté, qui fascine particulièrement l’écrivain :

Jamais chairs plus souples, plus fraîches, plus pénétrées de vie, plus imprégnées de lumière ne s’offrirent au regard dans leur pudique nudité. L’idéal, cette fois, s’est fait trompe-l’œil. C’est à croire que la figure va sortir du cadre et reprendre ses vêtements suspendus à un arbre10.

5Ainsi, plus qu’un modèle archétypique et marmoréen du corps féminin, la nymphe apparaît dans toute sa corporéité, dans le poids et les fragilités de son squelette, dans la fermeté ou la morbidesse de sa chair, dans la finesse et la transparence de sa peau.

6Par ailleurs, ce corps mis en scène et reproduit en couverture du roman d’Ana Clavel porte les indices – quoique naissants – du dimorphisme sexuel. Citons de nouveau la prose critique de Théophile Gautier qui, bien qu’insistant sur l’image d’un corps en transition et aux formes « insexuelles », fait preuve d’une exaltation qui outrepasse le simple éloge destiné à un peintre et semble démentir sa propre affirmation selon laquelle la nudité féminine « n’éveille pas plus de désir qu’un bouton de fleur » :

La nymphe de M. Ingres a quinze ans tout au plus ; hier, c’était un enfant ; aujourd’hui, c’est une jeune fille, et rien de la femme n’apparaît encore dans ses formes pures, virginales, insexuelles même, — si l’on peut risquer un tel mot ; — le sein petit, à peine éclos, teinté à sa pointe d’une faible lueur rose, n’éveille pas plus de désir qu’un bouton de fleur. Le reste du torse, chastement nu, est vêtu de sa blancheur marmoréenne comme d’une tunique de pudeur. On sent qu’on n’a pas devant les yeux des organes, mais des expressions d’idéal : innocence, jeunesse, fraîcheur, beauté ! La vie vierge, la perfection immaculée, une palpitation et une rougeur dans un marbre de Paros !11

7Sa ferveur et son emportement dans la description semblent bien au contraire confirmer le caractère sexuellement marqué du corps représenté. Cependant, aux signifiants corporels déjà ambivalents que revêt le corps de la nymphe (entre idéal statuaire et indéniable corporéité, « perfection immaculée » de jeune fille et sensualité de femme), viennent se greffer, dans le paratexte constitué par l’illustration de couverture, d’autres éléments, qui perturbent encore davantage la troublante nudité.

8Si, malgré la réserve aux allures de prétérition de Gautier, nous postulons l’indéniable féminité du corps, cette dernière est mise en question par un double effet de contraste. Le premier contraste tient à l’origine contextuelle des deux ajouts faits à la représentation néoclassique. L’urinoir de Duchamp, créé en 1917 et considéré comme l’œuvre précurseur de l’art contemporain, ainsi que le ruban évoquant la réalité tout aussi prosaïque d’une scène de crime, supposent un jeu de références intertextuelles / inter-artistiques au sein de l’Histoire de l’Art. Mais au-delà de l’audace anachronique, le caractère voyant de la banderole et provocateur de l’œuvre de Duchamp appelle irrémédiablement l’attention du spectateur et futur lecteur et suggère les bases d’une réflexion sur les normes artistiques et corporelles. En effet, l’autre jeu contrastif naît de l’aspect symbolique de l’objet-urinoir, considéré cette fois per se : non seulement comme œuvre provocatrice de l’Histoire de l’Art, mais comme objet rituel de l’Histoire des hommes.

9Ainsi, la réunion de la part d’Ana Clavel de ces deux œuvres emblématiques du xixe et du xxe siècle confronte deux représentations – relevant d’esthétiques radicalement différentes – de « corps » (ou expressions corporelles) féminin ou masculin : une corporéité féminine idéalisée chez Ingres, une corporéité masculine réduite aux fonctions excrétoires à travers l’objet-réceptacle de l’urinoir.

10Déjà, et sans considérer le contexte de création des deux œuvres, la proximité d’un symbole de masculinité porté par la nymphe trouble la lecture originale du corps féminin, incorpore visuellement un indice discordant dans l’appréhension du corps sexué. Parallèlement, si l’on adopte une lecture prenant en compte l’Histoire de l’Art, le ready-made de Duchamp semble questionner non seulement la tradition artistique qu’incarne Ingres – en tant que représentant d’un néoclassicisme reproduisant de manière parfois stéréotypée les éternels modèles antiques – mais aussi et surtout les canons du nu féminin.

11Cette dernière lecture, interprétant le montage artistique comme une invitation à reconsidérer les normes de représentations corporelles, est renforcée textuellement par les fragments de message d’avertissement figurant sur le ruban : « zona de riesgo », « prohibido pasar ». Ces messages suspendent le regard du spectateur et l’invitent à adopter un regard critique sur la figure qu’il s’apprête à observer, ainsi qu’à réfléchir non seulement sur les méthodes de représentation classique du corps anatomique, mais aussi sur ses propres mécanismes d’appréhension lui permettant d’identifier inconsciemment, instantanément un corps comme masculin ou féminin.

12L’expérience visuelle offerte par cette composition hétéroclite et riche de symboles préfigure l’expérience textuelle qui commencera dès l’incipit, lorsque le lecteur découvrira en même temps qu’Antonia le nouveau corps de celle-ci et devra déchiffrer les indices corporels du masculin ou du féminin.

13Dans l’intervalle qui sépare l’illustration de la couverture et les premiers mots du narrateur, le lecteur rencontre d’autres indices paratextuels qui précisent nos précédentes interprétations : outre l’adjectif « naufragé » du titre, qui suggère un rapport problématique au corps, l’épigraphe de Judith Butler annonce une réflexion portant sur le lien entre apparence corporelle et identité de la personne, entre les signes anatomiques et le moi : « ¿Cómo figura un cuerpo en su superficie la invisibilidad misma de su profundidad escondida? »12. Enfin, le titre du premier chapitre introduit l’événement de la métamorphose : « Mudar de cuerpo » qui sera relatée dans les premières lignes, dans une sorte de transfiguration textuelle réalisant narrativement l’expérience visuelle initiale.

« Ella »

14Si les références à Duchamp et Judith Butler, – deux figures du monde artistique et intellectuel connues pour la radicalité de leurs idées et de leurs pratiques – laissent présager un regard novateur, critique, provocateur sur le corps sexué, il n’en demeure pas moins que les éléments exposés dans l’incipit répondent effectivement au premier principe d’appréhension des corps : la bicatégorisation des sexes.

Ella – porque no cabía duda sobre su sexo, aunque las presiones de la época contribuyeran a que asumiera otros roles – estaba dormida en la cama [...]. Ella – a quien conoceremos en breve como Antonia – [...]13.

15La toute première phrase du roman met en exergue un corps sexué féminin, marqué positivement par le genre : « Ella – porque no cabía duda sobre su sexo […] ». Le pronom personnel féminin fait l’objet d’une mise en relief visuelle et stylistique. Non seulement il ouvre la narration, mais il est séparé visuellement du reste de la phrase par le tiret qui introduit une insertion / assertion sur l’intégrité du personnage dont l’anatomie atteste de sa qualité de femme. De plus, ce pronom personnel et sa mise en page sont répétés anaphoriquement, ce qui affirme à nouveau l’identité du personnage comme féminin. L’autre élément intéressant dans la présentation du personnage comme marqué par le genre, est que le lecteur découvre ses caractéristiques de sexe et de genre avant même de connaître son nom. Ce n’est en effet qu’à la ligne huit, après la répétition anaphorique du pronom « Ella », que nous pouvons lire, dans une insertion entre tirets qui donne à l’information un caractère presque anecdotique : « Ella  a quien conoceremos en breve como Antonia – ». Dans le contexte d’exposition de l’incipit, cette affirmation radicale de l’identité corporelle du personnage déterminée par son sexe semble valider les propos de Freud cités en introduction de cette étude, puisque le sexe d’Antonia ne fait apparemment aucun doute.

Le sexe et le genre

16À première vue, le sexe anatomique semble jouir du statut de « réel incontournable »14 et se présente comme fondement de l’identité de la personne – grammaticale du moins. Cependant, parallèlement à cette première affirmation, le lecteur attentif perçoit des sous-entendus, des indices ambigus qui invitent à suivre un deuxième niveau de lecture. En effet, l’insistance avec laquelle est affirmée l’identité anatomique du personnage semble suspecte, et, au sein même de cette première phrase, certains éléments apparaissent en contrepoint pour saper l’idée d’intégrité corporelle du personnage féminin, l’idée d’un corps anatomique essentialisé, comme « souche identitaire »15 du personnage.

17La première mise en garde réside dans la référence intertextuelle : l’incipit de Cuerpo náufrago se présente comme une réécriture inversée de celui de l’Orlando de Virginia Woolf16, ce qui ne laisse pas présager une conception du corps sexué comme élément stable et fermé. La seconde marque disruptive vient de la forme concessive – déjà présente dans l’hypotexte woolfien – qui suit immédiatement l’affirmation catégorique sur le sexe : « […] no cabía duda sobre su sexo, aunque las presiones de la época contribuyeran a que asumiera otros roles […] ». Enfin, après le rêve initial d’Antonia, on découvre une série d’informations qui s’organisent dans son esprit, et qui laissent plutôt apparaître l’identité de genre, le rôle social du personnage, son apparence (vestimentaire) indépendamment de son anatomie :

En su lugar, empezaron a ordenarse algunos datos: la junta con el director de relaciones públicas del instituto, el pago vencido del teléfono, la cita con la ginecóloga. Y la ropa que debía ponerse, entre un repertorio de blusas, trajes sastre, medias, zapatillas, comenzó a alternarse en una vertiginosa exhibición con modelos invisibles17.

18La conjonction concessive aunque, qui suit immédiatement l’assertion catégorique sur le sexe du personnage, introduit le thème des normes et du poids de la société dans la construction d’une identité et suggère d’ores et déjà la possibilité d’une discordance entre sexe anatomique et genre. De plus, la référence aux rôles introduit la conception du genre comme représentation théâtrale, comme comédie, et la forme plurielle « otros roles » permet d’envisager une multiplicité de genres ou, en tout cas, va à l’encontre de l’affirmation radicale et univoque ou exclusive de la féminité du personnage. Cela dit, bien que la précision concessive introduise une vision socialement construite du genre féminin et qu’elle rompe le lien logique duel entre sexe et genre, selon lequel le genre féminin découle naturellement du sexe anatomique féminin, la notion même de sexe n’est pas remise en cause. Au contraire, la mise en valeur du caractère construit du genre peut avoir pour effet rétroactif de re-naturaliser le sexe anatomique, de lui redonner son rôle de « réel incontournable », comme le rappelle Elsa Dorlin :

La distinction entre le sexe et le genre trouve ainsi sa limite dans le fait que la dénaturalisation des attributs du féminin et du masculin a, en même temps, re-délimité et par là réaffirmé les frontières de la nature. En dénaturalisant le genre, on a aussi réifié la naturalité du sexe18.

19De la même manière que la références aux « roles » joués par la femme, l’énumération d’informations qui s’organisent dans l’esprit d’Antonia met l’accent sur l’identité de genre du personnage, entendu comme ensemble d’obligations et de normes vestimentaires et comportementales correspondant à un rôle assurant sa visibilité et son intelligibilité au sein de la société, indépendamment de la nature physique / biologique. Malgré l’insistance sur des conventions sociales et superficielles, une des informations nous ramène fatalement à l’anatomie : le rendez-vous gynécologique. Un élément qui fait office de retour du naturel et signifie le sexe anatomique comme réalité inexorable.

L’Altérité anatomique / Le rêve d’Antonia

20Nous allons maintenant voir dans quelle mesure – et malgré les quelques éléments de brouillage évoqués plus haut – la conception des identités sexuelles suggérée dans cet incipit coïncide (ou non) avec le schéma traditionnel binaire qui envisage lesdites identités dans un rapport d’exclusion mutuelle.

21La scène d’ouverture nous présente donc un personnage de sexe féminin, catégoriquement défini par le genre grammatical « ella » en accord avec son sexe incontestable, en train de dormir. Dans une espèce de mise en abîme fictionnelle, l’action décrite correspond au rêve du personnage, rêve également marqué par les sexes et les genres :

[…] tres niños se alejaban del salón de clases y a una señal desenfundaban sus sexos nacientes para medir su poderío. Ella [...] veía la escena como si fuera cada uno de ellos. Finalmente, se decidía por el chico que aún mantenía oculto su sexo con la mano. Al contemplar el tamaño de los otros se animaba a mostrar su pene larvario sin temor. El sonido de una chicharra escolar, o más bien la alarma de un despertador, apremiaba a los niños a una maniobra desesperada: saltaban a unas cuerdas que pendían del techo y desde ahí se columpiaban en un remolino del que manaba luz. La pequeña Antonia, con el sexo colgante, percibía que una fuerza avasalladora se apoderaba de su cuerda y la hacía temblar19.

22Le rêve d’Antonia, habité par « trois garçons », met en scène l’altérité masculine. D’une part, cette altérité se manifeste de manière symbolique à travers le rituel masculin très stéréotypé de « mesurer leur pouvoir », ou encore la tendance irrépressible de « contempler la taille des autres »20. Ces deux gestes / attitudes évoquent des comportements répondant à des conventions sociales et des influences communautaires masculines, tout en renvoyant très directement à l’anatomie masculine. Mais l’Autre masculin est aussi représenté dans sa matérialité la plus organique, avec des références précises aux génitoires des garçons : « desenfundaban sus sexos nacientes » ; « mantenía oculto su sexo con la mano » ; « su pene larvario » ; « el sexo colgante ». Par ailleurs, l’anatomie masculine est signifiée de manière diffuse à travers un réseau de correspondances analogiques autour de la forme phallique. Nous pouvons ainsi relever le motif de la corde et les actions correspondantes: « unas cuerdas que pendían », « se columpiaban », « colgante », « su cuerda », « la cuerda ».

23La métaphore filée se poursuit même après le rêve, et les formes anatomiques vont jusqu’à s’emparer des éléments vestimentaires qui signifiaient l’identité de genre féminin du personnage. En effet, le choix et la répétition du verbe « colgar » (pendre) ne sont sûrement pas anodins dans les phrases suivantes : « modelos que de pronto colgaban de cuerdas suspendidas », « el techo donde una lámpara translúcida colgaba indiferente […] »21, et ce verbe préfigure la transformation du réveil.

24L’espace parallèle du rêve fonctionne comme une porte d’entrée vers l’altérité, il ménage un accès progressif à cet Autre : tout d’abord, Antonia reste dans un rôle passif d’observatrice, mais elle s’identifie déjà aux garçons : « como si fuera cada uno de ellos ». Le rêve permet ainsi le passage d’une unité / identité féminine à une pluralité d’hommes. Ensuite, Antonia prend part à ce que l’on pourrait qualifier de rite initiatique de la masculinité dans son rêve, l’exhibition et la mesure de ses parties génitales : « mantenía su sexo oculto », puis « se animaba a mostrar su pene larvario ». Signalons que l’identification progressive à une altérité masculine par le biais de l’anatomie ne signifie pas (encore) une remise en question de cette dernière : au contraire, la frontière demeure entre identité et altérité, féminin et masculin, même si un franchissement de cette frontière s’apprête à avoir lieu. La représentation des corps dans cet incipit onirique maintient encore les principes de binarité et d’exclusion mutuelle22.

25Du point de vue de la trame narrative, la scène du rêve fait office de transition onirique préparant l’événement de la métamorphose : après la pluralité de pénis larvaires, le regard se focalise / resserre sur le « nouveau sexe » d’Antonia qui apparaît à son réveil :

Antes de salir de la habitación alcanzó a percibir una figura desconcertante en el espejo de cuerpo entero que acababa de pasar. Tuvo que volver sobre sus pasos. Frente al espejo, se frotó una y otra vez los ojos. De seguro había caminado dormida y seguía soñando. El niño que había sido en el sueño ahora era un hombre. Ella misma, pero indudablemente un hombre: ahí entre sus piernas, plantado como una señal irreductible, su nuevo sexo23.

L’échelle des sexes

26Après l’expérience spéculaire inédite de son corps métamorphosé, Antonia est en proie à un doute métaphysique (« Y tras el asombro inicial, vinieron las preguntas »24) et s’interroge sur la permanence de son identité dans une série de réflexions rappelant celles du personnage éponyme du célèbre roman de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles :

Est-ce que j’étais bien la même quand je me suis levée ce matin, s’interroge-t-elle en contemplant son corps qui a changé. Je crois me rappeler que je me suis sentie un peu différente. Mais si je ne suis pas la même, la question qui se pose est la suivante : Qui puis-je bien être ? Sur quoi elle se mit à passer en revue dans sa tête toutes les filles de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle avait pu être changée en l’une d’elle25.

27Dans son essai sur les monstres dans l’art moderne, Jean Clair convoque Lewis Carroll pour découvrir dans l’œuvre de certains artistes l’expression « de ces angoisses, de ces peurs existentielles qui habitent l’être humain, et de son besoin incessant de se trouver des mesures, des étalons, pour se situer parmi les êtres vivants, dans une évolution qui va de la naissance à la maturité et à la mort »26. Si la préoccupation de la jeune Alice peut être reformulée ainsi : « Où se situe-t-elle dans l’échelle des vivants ? »27, l’état de perplexité où se trouve Antonia après sa métamorphose pourrait être reformulé et adapté de la manière suivante : « Où se situe-t-elle dans l’échelle des sexes ? ».

28Pour répondre à cette éternelle question, « Qui puis-je bien être ? », Antonia observe son reflet dans le miroir pour y déceler les marques du féminin ou du masculin, révélant de ce fait le rapport obligatoire entre l’identité de sexe et l’identité de la personne :

Se miró a los ojos en busca de algún rastro que aún le permitiera reconocerse, saber quién era, ¿o es que había dejado de ser Antonia por el hecho de haber cambiado de sexo de noche a la mañana28?

29Après l’apparition de ce nouveau membre, l’inquiétude d’Antonia pour savoir qui elle est, ce qu’elle est, ou même si elle est / existe indépendamment de son sexe, font écho aux réflexions de Judith Butler qui, après avoir démontré comment le genre applique ses grilles de lecture sur les corps sexués, révèle le lien inextricable, ou plutôt la stricte équivalence entre identité de la personne et identité de genre :

Mais alors de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« identité » ? Et qu’est-ce qui nous fait croire que les identités sont identiques à elles-mêmes, qu’elles le restent dans le temps, dans leur unité et leur cohérence interne ? Question plus importante encore, comment de telles suppositions structurent-elles les discours sur l’« identité de genre » ? Il serait faux de penser qu’il faudrait d’abord discuter de l’« identité » en général pour pouvoir parler de l’identité de genre en particulier, et ce pour une raison très simple : les « personnes » ne deviennent intelligibles que si elles ont pris un genre (becoming gendered) selon les critères distinctifs de l’intelligibilité de genre29.

30Comme consciente de la théorie butlérienne, et pour répondre à la question de « savoir qui elle est », Antonia cherche une cohérence à ce nouveau corps et, face au miroir, entreprend le recensement des indices corporels convergeant vers le masculin, s’accordant à « son nouveau sexe ».

Le catalogue des indices du dimorphisme

31Dans une sorte de vision inversée de la nymphe d’Ingres, le lecteur découvre alors à travers le regard d’Antonia un corps entier reflété de la tête aux pieds dans la psyché (« el espejo de cuerpo »), un corps nouveau qu’il doit déchiffrer :

Bueno, si aquello que le sucedía no era un sueño, si además del misterio del pene, sus espaldas se habían ensanchado levemente, si el vello en brazos y piernas que siempre había tenido en exceso para ser mujer, ahora se había incrementado, si la mandíbula se le había hecho un poco más cuadrada y una nuez de Adán le colgaba ligera pero indudable de la garganta...30

32L’entreprise herméneutique, dont l’objectif est de faire « parler les signes et de découvrir leur sens »31, menée par Antonia consiste en une évaluation comparative du nouveau corps par rapport au corps féminin d’avant la métamorphose, et permet d’isoler des éléments ayant effectivement subi une altération qualitative ou quantitative. Cette méthode et les constats qui en résultent apparaissent à travers le comparatif de supériorité « más » et les verbes exprimant un changement d’état comme ensanchar, incrementar, qui dévoilent un corps plus volumineux, plus carré, plus velu, et plus… « pendant » (« colgante ») avec deux protubérances nouvelles : la « nuez de Adán » et ce signe planté entre ses jambes. Le passage du féminin au masculin s’exprime ainsi en termes d’ajout : « una onza de carne » supplémentaire, qui pèse davantage dans la balance des identités corporelles.

33Toujours selon la même méthode comparative, la confirmation du changement d’état et l’assomption de son nouveau corps clairement identifié exigent un recensement inverse des indices opposés, ceux de sa condition antérieure. Antonia se remémore les caractéristiques physiques de sa féminité très normale : « No es que antes Antonia no disfrutara su imagen de mujer de 27 años (en especial, le agradaban sus senos redondos y pequeños y las piernas fuertes pero de líneas suaves) »32.

34Cette méthode comparative fait apparaître deux corps en contraste, dont les qualificatifs répondent à la caractérisation traditionnelle des corps selon le sexe. On retrouve en effet les notions de rondeur, de douceur et de fluidité pour décrire les normes corporelles féminines, quand le canon masculin se caractérise par son ampleur et l’aspect rigide et anguleux de ses lignes.

35Ainsi, la scène du miroir nous présente un personnage qui reproduit le « modèle discursif / épistémique hégémonique d’intelligibilité du genre » décrit par Butler, dans la mesure où l’on perçoit chez Antonia cette volonté que son « corps [fasse] corps et [ait] un sens, un sexe stable traduisible en un genre stable (le masculin traduit le mâle, le féminin traduit le femelle) »33, et nous offre une double vision présentant deux corps marqués de manière très normée et conventionnelle par la différence et dans un rapport d’exclusion mutuelle.

36Au sein du catalogue binaire des indices corporels avant et après la métamorphose, le pénis fait office de « réel incontournable ». L’organe viril est signifié stylistiquement et syntaxiquement par différents procédés de mise en valeur dans la phrase qui suggèrent le caractère irréfutable du changement de sexe du personnage : « Ella misma, pero indudablemente un hombre: ahí entre sus piernas, plantado como una señal irreductible, su nuevo sexo ». Remarquons tout d’abord l’adjectif et l’adverbe « irreductible » et « indudablemente » qui font écho à la formule de Colette Guillaumin pour désigner le sexe anatomique comme « incontournable », comme fait corporel et matériel brut indiscutable. De plus, la première phrase nominale (« Ella misma, pero indudablemente un hombre ») présente une structure en miroir inversé, qui, si elle semble paradoxale, n’en affirme pas moins l’idée de bicatégorisation des sexes et des identités de genre. À la première extrémité de la phrase, la marque du genre se répercute encore sur le pronom personnel « Ella ». Une identité de genre féminin renforcée par l’adjectif « misma », et à laquelle répond le substantif « hombre » qui conclut la phrase nominale dans un jeu d’oppositions ontologique et morphosyntaxique. La phrase figure ainsi les deux pôles opposés du féminin et du masculin. Et si, malgré le caractère assertif de l’adverbe « indudablemente », il demeure encore entre ces deux pôles incommensurables une zone de flottement et d’incertitude, la marque du genre – masculin cette fois – s’imprimera dans la phrase suivante, non pas dans la grammaire de la langue, mais dans le corps du personnage : « ahí entre sus piernas, plantado como una señal irreductible, su nuevo sexo ». On remarque de nouveau une mise en relief syntaxique de l’anatomie masculine, qui retarde l’apparition de l’évidence, crée un effet de suspens avec la postposition du sujet grammatical d’un verbe elliptique, qui n’apparaît qu’après deux compléments circonstanciels de lieu / manière. Ces deux compléments circonstanciels antéposés à l’objet auquel ils se rattachent semblent mimer le regard du personnage, qui parcourt – hésitant et dubitatif – la géographie du corps, pour finalement se fixer sur le signe de sa nouvelle identité corporelle.

« Une douce hésitation » 

37Cependant, malgré l’évidence du pénis et des « témoins »34 de sa virilité, le recensement corporel tend davantage à remettre en question la pertinence des critères anatomiques censés valider des « faits corporels » irréfutables et radicalement marqués par le genre.

38Tout d’abord, plus que les stigmates d’une métamorphose radicale, le corps d’Antonia présente une « douce hésitation »35 des traits. L’usage des adverbes (« levemente » ; « un poco más » ; « ligera » ; « un poco más » ; « menos ») suggère que la différence entre les sexes est affaire de degrés, et non d’oppositions radicales, et s’inscrit dans un continuum (relevant du modèle « unisexe » pré-moderne plutôt que du modèle « des deux sexes incommensurables », pour reprendre la terminologie de Thomas Laqueur36), ce que confirme le constat concluant la scène du miroir :

[…] sino que se asombraba de la frágil frontera de las diferencias, de cómo un poco más de tensión, una curva menos acentuada, una turgencia resuelta en plomada, podían inclinar el límite de la balanza37.

39De plus, lorsqu’Antonia scrute et passe en revue les anciens attributs corporels de sa féminité et les nouveaux attributs de sa masculinité, certains éléments échappent à la caractéristique panoplie de l’homme ou de la femme et ne correspondent pas tout à fait à la grille de lecture du corps anatomique arché-typiquement genré. En effet, avant ce que nous désignons encore par le terme de « métamorphose », Antonia présentait quelques caractéristiques que l’on attribuerait davantage à l’autre sexe, et qui correspondent même à de typiques attributs virils : le poil et la vigueur musculaire : « […] el vello en brazos y piernas que siempre había tenido en exceso para ser mujer […] la piernas fuertes […] ». Ainsi, plus qu’ils ne confirment la binarité des corps sexués, les deux corps d’Antonia témoignent de la variabilité des traits anatomiques :

[…] bien qu’il y ait une différence moyenne entre mâles et femelles pour une série de traits, les champs de variations de ces traits se recouvrent considérablement. Il y aura toujours, par exemple, certaines femmes plus grandes que certains hommes bien qu’en moyenne les hommes soient plus grands que les femmes. Mais l’idée que hommes et femmes sont deux catégories mutuellement exclusives doit provenir de quelque chose d’autre qu’une opposition « naturelle » inexistante. Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression des similitudes naturelles38.

40L’examen de son nouveau corps et le recensement équivoque des indices du dimorphisme confirment l’intuition de G. Rubin, révèlent que le discours bicatégoriel des sexes anatomiques (présentant les corps mâles et femelles comme deux opposés s’excluant mutuellement), n’a pas d’ancrage dans la réalité, et ne résiste pas ici à l’épreuve de la fiction. L’événement de la métamorphose fait surgir un corps à l’état brut, i.e., qui n’a fait l’objet d’aucune assignation, d’aucun commentaire instituant son identité (son sexe), un corps inédit qui n’a pas reçu le premier adoubement performatif de la naissance qui consiste à dire / à faire : « c’est un garçon / c’est une fille »39. Ce corps qui surgit ex nihilo de la fantaisie de l’autrice et dont l’indétermination des contours trouble son/sa « propriétaire » démontre que le corps anatomique comme matière brute n’existe pas, qu’il ne saurait relever d’une « facticité anatomique prédiscursive »40, qu’il est toujours pris dans un réseau de discours (émanant d’entités familiale, médicale, administrative, etc.) qui, dès sa naissance, ont tâché de lui donner un sens, i.e., de le confirmer dans un sexe / dans un genre.

41En outre, si la scène de la psyché démontre quelque chose, c’est l’incapacité de la méthode d’appréhension des corps – héritée des pratiques anatomiques et reposant exclusivement sur la perception visuelle41 – à mener à bien une entreprise de catégorisation binaire elle-même artificielle. En effet, remarquons l’insertion du champ lexical de la vue42 au sein de phrases interrogatives et encadrées par deux termes exprimant une erreur de jugement : « los malentendidos » en début de paragraphe, et le verbe « equivocarse » qui clôt l’énumération visuelle avant l’assertion sur la force du désir :

Los malentendidos empiezan con la apariencia. ¿Somos lo que parecemos? ¿La identidad empieza por lo que vemos? ¿Y qué fue lo que vio Antonia al salir de la cama y descubrirse en el espejo? El cuerpo de su deseo. Entonces habría que admitir que tal vez nos equivocamos: la identidad empieza por lo que deseamos43.

42La description des formes androgynes d’Antonia, et surtout la défaillance de l’examen visuel pour les interpréter, pour trancher les différences anatomiques, nous rappellent les réflexions de J. Butler au sujet du corps drag :

Ce corps peut être préopératoire, transitoire ou postopératoire [ou pré ou post-métamorphique] ; même le fait de « voir » le corps pourrait ne pas régler la question : car quelles sont les catégories qui nous permettent de voir ? Au moment où nos perceptions culturelles ancrées au quotidien échouent, lorsqu’on n’arrive pas à lire avec certitude le corps que l’on voit, c’est précisément le moment où l’on n’est plus sûr·e de savoir si le corps perçu est celui d’un homme ou d’une femme. L’expérience que nous faisons dudit corps consiste précisément à hésiter entre ces catégories44.

43Même si la balance penche finalement plus d’un côté sous le poids du pénis, cette « once de chair », l’opération de déchiffrage du corps est loin d’être évidente, contrairement à ce que prétendait Freud45. L’indétermination de la chair d’Antonia nous permet de compléter l’affirmation du père de la psychanalyse sur l’évidence de la différence sexuelle par cette citation de Dorothy L. Sayers, en exergue du chapitre premier de La Fabrique du sexe :

La première chose qui frappe l’observateur distrait, c’est que les femmes ne sont pas comme les hommes. Elles sont « le sexe opposé » (mais pourquoi « opposé », je n’en sais rien ; quel est le « sexe voisin » ?). Mais l’essentiel, c’est que les femmes ressemblent plus aux hommes qu’à n’importe quoi d’autre au monde46.

Conclusion : le « vrai sexe »

44La fiction d’Ana Clavel soumet ainsi la bicatégorisation des sexes à l’épreuve du « sur-naturel ». Le corps inédit d’Antonia, à la fois androgyne et vierge de discours, dévoile le caractère artificiel et non objectif du regard anatomique. La troublante proximité entre les corps avant et après la « métamorphose » invalide le discours scientifique des deux sexes incommensurables comme vérité naturelle47 et objective.

45Rappelons enfin que, si la métamorphose d’Antonia apparaît comme une réécriture de l’Orlando de Woolf, elle s’inscrit de manière plus générale dans une large tradition de récits (antiques, médiévaux et renaissants) de femmes à qui il pousse un membre viril48. Ce type de récits suppose une conception du corps radicalement différente de la représentation du corps moderne stable et fermé. Le reprise par Ana Clavel de ce motif littéraire souligne ainsi le caractère arbitraire et historiquement marqué de nos représentations corporelles, puisque, comme le rappelle Thomas Laqueur, le succès et la grande diffusion de ces histoires révèlent que « la question moderne, du ‘vrai sexe’ d’une personne, n’avait aucun sens à cette époque » et que « le sexe biologique n’offre pas de base solide à la catégorie culturelle du genre »49. Dans la suite du roman, Ana Clavel dévoilera sa propre définition du « vrai sexe », qui ne se découvre pas dans une anatomie elle-même fluctuante et indécise, mais dans un autre organe qui résout la question de la « différence des sexes »50 :

Más que en los cuerpos, es en el corazón donde reside el secreto y la diferencia. El verdadero sexo y la auténtica identidad se abren camino desde ahí dentro. Lo demás, son sólo ropajes, vestiduras, disfraces. Cuesta mucho trabajo ir desnudos, el corazón expuesto...51

46Reprenant la distinction d’Hélène Cixous entre le « sexe » et le « cœur »52, l’autrice de Cuerpo náufrago53 écarte définitivement la pertinence de l’anatomie pour affirmer le cœur comme lieu de la véritable identité.

Notes

1 Ana Clavel, Cuerpo náufrago, México D.F., Alfaguara, 2005.

2 Née à Cuidad de México en 1961, Ana Clavel est l’autrice de plusieurs romans, de recueils de nouvelles et d’essais. Son œuvre littéraire se caractérise par un intérêt pour les thèmes du genre et du corps et par une exploration des désirs tabous (« ‘dark’ desires ») et des sexualités « hors-normes » (« ‘outlaw’ sexualities »), ce qui confère à son œuvre une étrangeté (« queer aesthetics ») et une portée transgressive. Si ses textes de fiction inquiètent les normes morales et sexuelles, Ana Clavel trouble également les frontières des genres littéraires et artistiques dans une œuvre « multimédia » qui incorpore illustrations, photographies digitales et performances au texte. Ces deux aspects – thématique et formel – de l’œuvre de Clavel sont analysés dans l’étude monographique approfondie de Jane Elizabeth Lavery, The Art of Ana Clavel, Ghosts, Urinals, Dolls, Shadows and Outlaw Desires, Oxford, Legenda Books (Studies in Hispanic and Lusophone Cultures, 6), 2015. Voir également le site de l’autrice-artiste qui rassemble ses projets multimédias autour de ses romans : http://www.anaclavel.com/index.html

3 Dans un échange courriel avec Jane Elizabeth Lavery, l’autrice signale que le personnage de Cuerpo náufrago, Antónia, est « héritière d’une tradition littéraire (Ovide, Apulée, Woolf, Kafka) qui voit dans le phénomène de la métamorphose une possibilité fictionnelle de connaissance, d’exploration et d’apprentissage », J. E. Lavery, op. cit., p. 79-80 (note 11) (nous traduisons). Sur l’héritage littéraire revendiqué par l’autrice, voir aussi Ana Clavel, A la sombra de los deseos en flor. Ensayos sobre la fuerza metamórfica del deseo, Ciudad de México, UACM (éd.), 2008.

4 Sigmund Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse [1933], trad. R. M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1984, p. 152-153.

5 L’artiste Paul Alarcón a collaboré avec Ana Clavel pour de nombreuses images / photos intégrées dans le roman.

6 Ana Clavel, La censura también es fuente, à partir de La Source (1856) de J. A. D. Ingres et de Fontaine (1917) de Marcel Duchamp. Réalisation de Paul Alarcón. Voir illustration en annexe.

7 Théophile Gautier, Le Moniteur universel, « Exposition du boulevard italien – La Source, tableau de M. Ingres », 18 février 1861. Texte collecté et transcrit par Carine Dreuilhe dans le cadre d’un mémoire de D.E.A (septembre 2000) et consulté le 13/04/20 sur http://www.theophilegautier.fr/dossier-ingres/.

8 L’urinoir est l’un des motifs incontournables du roman. Antonia, devenue homme, développe une véritable obsession pour ces objets, symboles d’hybridité par la sensualité de leurs formes et par l’usage proprement viril qui en est fait. Sur les 23 images insérées dans le corps du texte, pas moins de 15 représentent des urinoirs. Pour le lecteur / observateur, l’expérience visuelle des urinoirs est similaire à celle de l’illustration de couverture : elle interroge les normes d’identification, les critères anatomiques du masculin et du féminin, voire de l’humain et de l’animal ou de l’inanimé.

9 T. Gautier, op. cit.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 « Comment un corps figure-t-il sur sa surface l’invisibilité même de sa profondeur cachée ? ». Toutes les traductions sont personnelles.

13 « Elle – car son sexe ne faisait aucun doute, bien que les pressions de l’époque l’incitassent à assumer d’autres rôles – était endormie dans le lit […]. Elle – que nous connaîtrons bientôt sous le nom d’Antonia – […]. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 11.)

14 Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2008, p. 40. Expression de Colette Guillaumin, citée par Nicole-Claude Mathieu, « Les transgressions du sexe et du genre », dans Marie-Claude Hurtig (dir.), Sexe et genre, Paris, cnrs, 1991, p. 79.

15 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité [1990], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2017, p. 17.

16 « Il – car son sexe ne faisait aucun doute quoique la mode du temps contribuât un peu à le travestir – affrontait à grand coups d’épée la tête d’un Maure qui se balançait aux chevrons. » Virginia Woolf, Orlando [1928], Paris, Librairie Générale Française, 2016, p. 13.

17 « À leur place, des informations commencèrent à s’organiser : la réunion avec le directeur des relations publiques de l’institut, la facture du téléphone, le rendez-vous avec la gynécologue. Et les vêtements qu’elle devait mettre, parmi un répertoire de chemisiers, de tailleurs, de collants, de chaussures, commencèrent à se succéder dans un défilé vertigineux de modèles invisibles. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 12.)

18 E. Dorlin, op. cit., p. 40. Nous soulignons.

19 « […] trois garçons s’éloignaient de la salle de classe et, à un signal, dégainaient leurs sexes naissants pour mesurer leur pouvoir. Elle […] voyait la scène comme si elle était chacun d’eux. Finalement, elle se décidait pour le garçon qui cachait encore son sexe de sa main. En contemplant la taille des autres elle se décidait à montrer son pénis larvaire sans peur. Le son de la sonnerie, ou plutôt l’alarme d’un réveil, poussait les garçons à une manœuvre désespérée : ils sautaient à des cordes qui pendaient du toit et ils se balançaient en un tourbillon qui émettait de la lumière. La petite Antonia, avec le sexe pendant, sentait qu’une force écrasante s’emparait de sa corde et la faisait trembler. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 11).

20 Dans son parcours dans le monde viril, Antonia cédera elle aussi à ce réflexe voyeuriste et narcissique.

21 « Des modèles qui soudain pendaient à des cordes suspendues » ; « le toit d’où pendait indifféremment une lampe transparente » (Ibid., p.12.)

22 Principes selon lesquels « on ‘est’ son genre pour autant que l’on ne soit pas du genre opposé » et qui supposent que l’unité de la personne se maintient et s’affirme « envers et contre le ‘sexe opposé’ ». Judith Butler, Trouble dans le genre [1990], trad. Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2006, p. 91-92.

23 « Avant de sortir de la chambre, elle aperçut une figure déconcertante dans le miroir de corps devant lequel elle venait de passer. Elle dut revenir sur ses pas. Devant le miroir, elle se frotta les yeux, une fois, puis une autre. Elle devait certainement avoir marché dans son sommeil et elle rêvait encore. Le garçon qu’elle avait été en rêve était maintenant un homme. Elle-même, mais indéniablement un homme : là entre ses jambes, comme une marque irréductible, son nouveau sexe. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 12.)

24 « Et après la stupeur initiale, vinrent les questions » (Ibid., p. 13.)

25 Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles [1865], trad. J. Papy, Paris, Gallimard, 1996, p. 19. Cité par Jean Clair, Hubris, La fabrique du monstre dans l’art moderne, Homoncules, Géants et Acéphales, Paris, Gallimard, 2012, p. 96.

26 Ibid.

27 Ibid.

28 « Elle se regarda dans les yeux à la recherche d’un indice qui lui permettrait encore de se reconnaître, de savoir qui elle était. Ou bien avait-elle cessé d’être Antonia pour avoir changé de sexe du jour au lendemain ? » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 14.)

29 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 83. Nous soulignons.

30 « Eh bien, si ce qui lui arrivait n’était pas un rêve, si au-delà du mystère du pénis, son dos s’était légèrement élargi, si le duvet sur les bras et les jambes qu’elle avait toujours eu en excès pour une femme, était maintenant devenu plus dense, si la mâchoire était devenue un peu plus carrée et qu’une pomme d’Adam, discrète mais indéniable, pendait au milieu de sa gorge… » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 13.)

31 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 44.

32 « Antonia appréciait pourtant son image de femme de 27 ans (particulièrement, ses seins ronds et petits et ses jambes fortes mais délicatement courbées) » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 13).

33 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 66.

34 Pour reprendre les jeux fréquents en latin sur l'homonymie de testes, qui désigne les « témoins » ou bien les « testicules ». Voir Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine [1923], Paris, Klincksieck, 1967, p. 689 et James N. Adams, The Latin Sexual Vocabulary, Londres, Duckworth, 1982, p. 67.

35 Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton [1968], Paris, Les Éditions de Minuit, 2019, p. 35. Cette formule est extraite de la tirade du dealer sur le « sexe d’un homme ».

36 Voir Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident [1992], Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2013.

37 « […] elle s’étonnait plutôt de la fragile frontière des différences : comment un peu plus de tension, une courbe moins accentuée, pouvaient incliner la balance. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 13.)

38 Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe [2010], Paris, EPEL, 2019, p. 49. Nous soulignons. Nous complétons ce constat de G. Rubin sur la variabilité des morphologies masculines et féminines par un extrait de la pièce de Koltès, qui évoque plus précisément – et très poétiquement – la variabilité de l’anatomie génitale : « aucun sexe, passé le temps où l’homme a appris à s’asseoir et à se reposer tranquillement dans sa solitude, ne ressemble à aucun autre sexe, pas plus qu’un sexe mâle ne ressemble à un sexe femelle ; qu’il n’est point de déguisement à une chose comme celle-là, mais une douce hésitation des choses, comme les saisons intermédiaires qui ne sont ni l’été déguisé en hiver, ni l’hiver en été. » (B.-M. Koltès, op. cit., p. 35.)

39 Cette idée de la performativité du langage comme discipline du genre est développée par Judith Butler, (dans Trouble dans le genre et aussi dans Le pouvoir des mots [1997], Paris, Amsterdam, 2004) qui s’inspire des réflexions du philosophe du langage John Austin. Voir John Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1991.

40 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 71.

41 D. Le Breton, op. cit., p. 20 : « La conception [du corps] la plus couramment admise dans nos sociétés trouve sa formulation dans la représentation anatomo-physiologique, c’est-à-dire le savoir bio-médical. » Sur l’influence de la pratique anatomique dans nos représentations corporelles et le monopole visuel, voir notamment le chapitre 2 « Aux sources d’une représentation moderne du corps : l’homme anatomisé », ibid., p. 39-81.

42 « la apariencia » ; « parecemos » ; « lo que vemos » ; « lo que vio » ; « descubrirse en el espejo ».

43 « Les malentendus commencent avec l’apparence. Sommes-nous ce que nous paraissons ? L’identité commence-t-elle par ce que nous voyons ? Et qu’est-ce qu’a vu Antonia en sortant de son lit et en se découvrant dans la glace ? Le corps de son désir. Il faudrait alors admettre que peut-être nous nous trompons : l’identité commence par ce que nous désirons. » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 12-13).

44 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 46.

45 Voir la citation concluant notre introduction.

46 Dorothy L. Sayers, « The Human-not-quite-human », citée par T. Laqueur, op. cit., p. 25.

47 L’idée selon laquelle la bicatégorisation des sexes ne provient pas de l’expérience spontanée / de la nature apparaît chez G. Rubin, dans une réflexion facétieuse qui fait écho à la précédente citation de Dorothy L. Sayers sur la proximité des sexes : « Hommes et femmes sont, bien sûr, différents. Mais ils ne sont pas aussi différents que le jour et la nuit, la terre et le ciel, le yin et le yang, la vie et la mort. En fait, si l’on s’en tient à la nature, les hommes et les femmes sont plus proches entre eux qu’ils et elles ne le sont de quoi que ce soit d’autre – par exemple les montagnes, les kangourous ou les cocotiers. L’idée que les hommes et les femmes sont plus différents les uns des autres qu’ils et elles ne le sont de n’importe quoi d’autre doit provenir d’un lieu qui n’est pas la nature. » G. Rubin, op. cit., p. 48.

48 Citons à titre d’exemple l’histoire de Marie-Germain, dont l’apparition de génitoires masculins alors qu’elle chassait un pourceau est racontée par deux éminences intellectuelles / savantes du xvie siècle : Michel de Montaigne, qui porte personnellement témoignage de la métamorphose dans un rajout aux Essais et le chirurgien-chef de Charles ix, Ambroise Paré dans un recueil de récits et d’observations cliniques.

49 T. Laqueur, op. cit., p. 203.

50 E. Dorlin, op. cit., p. 62. Cette formule visant à souligner le caractère dogmatique de cette « vérité » universellement admise est de la philosophe et psychanalyste Sabine Prokhoris, Le Sexe prescrit. La différence sexuelle en question, Paris, Flammarion, 2000, p. 243-244.

51 « Plus que dans les corps, c’est dans le cœur que réside le secret et la différence. C’est de là que le véritable sexe et l’identité authentique s’ouvrent un chemin. Le reste, ce ne sont que des costumes, des vêtements, des déguisements. Il est très difficile de se dénuder, le cœur ouvert… » (A. Clavel, Cuerpo náufrago, op. cit., p. 174-175).

52 Voir Hélène Cixous, Mireille Calle-Gruber, Hélène Cixous, Photos de racines, Des Femmes, 1994. Hélène Cixous y propose sa définition du cœur comme « sexe humain », commun aux deux sexes.

53 Autrice également d’un petit traité du cœur : Ana cit, Breve tratado del corazón, México D.F., Alfaguara, 2019.

Pour citer ce document

Pauline Doucet, « La binarité des sexes à l’épreuve du Corps naufragé d’Ana Clavel » dans « Corps, normes, genre. Discours et représentations de l’Antiquité à nos jours », « Synthèses & Hypothèses », n° 2, 2022 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Pauline Doucet

Pauline Doucet est agrégée d’espagnol et docteure de l’Université de Rouen Normandie. Dans sa thèse, co-dirigée par Marie-José Hanaï (Université de Rouen Normandie) et Maricruz Castro Ricalde, du Tecnológico de Monterrey (Mexique), et intitulée L’hétéronormativité à l’épreuve de la fiction : corps, genres et sexualités dans le roman mexicain contemporain, elle analyse les stratégies scripturales de remise en question des normes corporelles et sexuelles dans les romans d’Ana Clavel, de Cristina Rivera Garza, d’Ana García Bergua, de Fabio Morábito et d’Enrique Serna.