2 | 2022
Corps, normes, genre. Discours et représentations de l’Antiquité à nos jours

Ce numéro de la revue électronique de l’ERIAC Synthèses & Hypothèses est le point d’arrivée d’un séminaire qui s’est poursuivi sur deux années (2017-2019), dans le cadre du Programme 2 de l’ERIAC : « Formes, expériences, interprétations », et des deux Journées d’étude qui l’ont conclu (en 2018 et 2019), sous le titre « Corps, normes, genre : discours et représentations de l’Antiquité à nos jours ». Les séances de séminaire ont donné la parole à des enseignants-chercheurs, de l’Université de Rouen Normandie et d’autres Universités, à des doctorants ou de jeunes docteurs, à des étudiants de Master, spécialistes de différentes périodes historiques et de questions très variées (le corps dans l’Antiquité, le roman mexicain contemporain, la vie des femmes indiennes, les pratiques sportives aux États-Unis, etc.), dans une approche résolument transdisciplinaire, qui correspond au profil de notre unité de recherche.

  • Catherine Baroin et Anne-Florence Gillard-Estrada  Introduction

Ambiguïté sexuelle et normes de genre : fictions et pratiques

Le corps paradoxal de l’orateur antique : l’exemple de Favorinos d’Arles

Isabelle Gassino


Résumés

Favorinos fut un célèbre sophiste et philosophe du iie siècle de notre ère, et l’un des plus remarquables représentants de la Seconde Sophistique. Le succès remporté par les conférences qu’il donnait peut paraître étonnant, dans la mesure où l’homme, de par ses particularités physiques — il était né sans testicules — ne semblait pas correspondre aux critères prisés des théoriciens de la rhétorique pour définir l’orateur idéal. Favorinos, plus qu’aucun autre peut-être, prêtait le flanc à l’accusation d’être efféminé – susceptible d’être brandie par tout personnage public voulant discréditer son adversaire. Cet article tente de préciser ce que cette accusation toute faite recouvre, et ce qu’il faut entendre par “masculin” et “féminin” dans le cadre de la rhétorique antique. On verra que ces qualificatifs ne renvoient pas à des caractéristiques physiques, mais sont plutôt employés pour établir une distinction entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.

Texte intégral

1Philosophe et sophiste selon les critères de Philostrate, intellectuel et remarquable représentant de la Seconde Sophistique pour les érudits modernes1, Favorinos fut l’un des conférenciers grecs2 les plus célèbres du iie apr. J.-C. Il était même une véritable vedette, qui déclenchait l’enthousiasme des foules partout où il se produisait et qui multipliait les voyages à travers l’empire romain, faisant des “tournées” pour assurer des conférences un peu partout. Personnage très en vue, il était lié avec quelques-uns des esprits les plus brillants de son époque, notamment Plutarque et Aulu-Gelle, dont il a été l’un des maîtres. Il s’est aussi attiré quelques solides inimitiés, notamment celle de Polémon de Laodicée, qui a laissé sur lui un jugement sans appel, dans un portrait qui relève de la physiognomonie3 :

Praeditus erat inflata fronte, genae eius molles, os latum, cervix longa tenuis, crura crassa, pedum caro multa. Clamor eius mulieris clamorem aequiparabat, et item ceteri artus eius omnes atque artuum extremitates omnes molles erant, neque erectus incedere solebat, sed artus et membra eius laxa erant. Magnam sui ipsius curam habebat crines [alendo] abundantes et corpori intricando medicamenta, denique quamvis rem [colendo] quae libidinis et coitus desiderium excitat.

Il était doté d’un front bombé, ses joues étaient flasques, sa bouche, large, son cou, long et maigre, ses jambes épaisses, ses pieds charnus. Sa voix était une voix de femme, et, de même, tous ses membres et toutes ses extrémités étaient flasques ; il marchait voûté, ses membres et ses articulations étaient relâchés. Il prenait grand soin de lui-même, entretenait une abondante chevelure et usait et abusait de cosmétiques, bref, il cultivait tout ce qui fait naître le désir de débauche et de sexe.

2Nous voici introduits au “mystère” Favorinos. Il y a quelque chose d’étrange, en effet, à imaginer un personnage aussi peu conforme à l’idéal antique de l’orateur – dont, à en croire Cicéron, par exemple, on attend « un maintien énergique et mâle » (inflexione laterum hac forti ac uirili4) – remporter le succès retentissant que Favorinos a connu. Certes, un conférencier tel que Favorinos – dont l’objectif était avant tout de distraire son auditoire – n’avait pas nécessairement à être conforme au modèle de l’orateur s’occupant d’éloquence politique ou judiciaire tel que Cicéron l’envisage, mais il n’en demeure pas moins que ce modèle était toujours une référence au moins implicite à l’époque impériale, comme peuvent en témoigner les insultes qu’un Lucien – qui pratique une éloquence épidictique, lui aussi – adresse à ses adversaires5. Aujourd’hui encore, nous imaginons volontiers celui qui prend la parole en public et sait capter l’attention de l’auditoire comme un personnage charismatique, capable de galvaniser une foule, nécessairement plein d’énergie et, si possible, plutôt pas trop contrefait. Force est de constater qu’à s’en tenir au portrait dressé par Polémon, Favorinos ne correspondait pas du tout à cette description. Cependant, un autre témoignage – celui de Philostrate – atteste que Favorinos « charmait » ses auditeurs, y compris ceux qui ne comprenaient pas le grec6 :

Kαὶ ὅσοι τῆς Ἑλλήνων φωνῆς ἀξύνετοι ἦσαν, οὐδὲ τούτοις ἀφ᾽ἡδονῆς ἀκρόασις ἦν, ἀλλὰ κἀκείνους ἔθελγε τῇ τε ἠχῇ τοῦ φθέγματος καὶ τῷ σημαίνοντι τοῦ βλέμματος καὶ τῷ ῥυθμῷ τῆς γλωττῆς.

Même à ceux qui ne comprenaient pas le grec, ses conférences ne laissaient pas de donner du plaisir ; il les charmait, eux aussi, par le son de sa voix, l’expression de son regard et le rythme de ses phrases.

3Comment comprendre le paradoxe d’un orateur qui a remporté un succès considérable alors même qu’il présentait des défauts qui le rendaient, selon les spécialistes de rhétorique, pour ainsi dire inapte à l’art oratoire ? En particulier, en quoi le fait d’avoir des caractéristiques identifiées comme indignes d’un homme – la voix, ou encore la mollesse7 signalées par Polémon – pouvait-il être un obstacle insurmontable ? Que faut-il comprendre quand on lit que l’orateur doit être « viril » ?

4Dans le cas précis de Favorinos, deux éléments font obstacle à cette « virilité ». Pour commencer, Favorinos présentait une particularité physique8, qui, au regard des normes en vigueur à l’époque, aurait pu le mettre au ban de la société : il était né sans testicules, autrement dit, il était un “monstre”, un “prodige”, c’est-à-dire ni un homme ni une femme, mais une chose que l’on montrait du doigt et qui était potentiellement dangereuse. Les Romains considéraient en effet les individus présentant une ambiguïté sexuelle comme un fléau, car ils introduisaient une confusion dans la distinction entre les sexes et, partant, dans la répartition des tâches sociales. Sous la République, le sort qui leur était ordinairement réservé consistait à être enfermés dans une caisse et immergés9. Même si les choses ont évolué sous l’Empire10, et même si les êtres relevant des deux sexes à la fois peuvent être tenus pour sources de plaisirs, tout préjugé à leur égard est loin d’avoir disparu, car l’ambiguïté sexuelle reste un élément perturbateur de l’ordre social11.

5L’Eunuque de Lucien se fait l’écho de cette défiance vis-à-vis d’un être qui brouille les frontières “naturelles” entre les sexes, un hybride qui défie les classifications. Le texte rapporte en effet une joute oratoire opposant deux prétendants à une chaire vacante de philosophie, Dioclès et Bagoas : ce dernier (identifié comme étant Favorinos) est désigné comme un eunuque, et son adversaire prétend exploiter ce fait pour le faire déclarer inapte à l’exercice de la philosophie. Plus généralement, il soutient que les eunuques doivent être tenus à l’écart de la vie publique car,

δυσοιώνιστόν τι ἀποφαίνων καὶ δυσάντητον θέαμα, εἴ τις ἕωθεν ἐξιὼν ἐκ τῆς οἰκίας ἴδοι τοιοῦτόν τινα. καὶ πολὺς ἦν ὁ περὶ τούτου λόγος, οὔτε ἄνδρα οὔτε γυναῖκα εἶναι τὸν εὐνοῦχον λέγοντος, ἀλλά τι σύνθετον καὶ μικτὸν καὶ τερατῶδες, ἔξω τῆς ἀνθρωπείας φύσεως.

C’est, a-t-il déclaré, un présage mauvais, une rencontre funeste de tomber sur un être pareil en sortant le matin de chez soi. Et il s’est étendu sur ce point, disant qu’un eunuque n’est ni homme ni femme, mais une créature composée, mélangée, monstrueuse, étrangère à la nature humaine12.

6En second lieu, de nombreux témoignages font état, chez Favorinos, de caractéristiques plus directement en rapport avec son exercice de l’art oratoire identifiées comme féminines : Lucien par exemple dit que Bagoas parle d’une voix « faible et féminine » (λεπτόν τι καὶ γυναικεῖον ἐφθεγξαμένος13), qui est ailleurs décrite comme très haut perchée, en contradiction avec les préceptes rhétoriques14.

7Peut-être dans l’espoir de contrebalancer l’effet produit et d’acquérir une certaine respectabilité, Favorinos portait les cheveux longs, ce qui était une marque distinctive des philosophes : peut-être cherchait-il à être identifié comme tel. Néanmoins, il n’eut jamais de barbe – alors que celle-ci est tout autant un « marqueur philosophique »15. Sa pilosité détonnait donc elle aussi, étant en somme l’affirmation que, s’il avait des prétentions à la philosophie, il ne pouvait être, là encore, qu’un philosophe “incomplet”. Bref, le personnage, du moins dans son apparence physique, présentait une grande ambiguïté.

8Si j’ai parlé, dans mon titre, de “corps paradoxal de l’orateur”, c’est que, de fait, de par sa naissance, Favorinos ne semblait pas promis au destin qu’il a eu et que, de plus, il se plaisait, d’après Philostrate, à souligner les paradoxes dont sa vie avait été jalonnée, se décrivant comme « un Gaulois qui parlait grec, un eunuque poursuivi pour adultère, un homme qui avait survécu à un différend avec l’empereur »16. C’est ce paradoxe incarné que je me propose d’examiner ici : en quoi la rhétorique antique était-elle de genre exclusivement masculin ? Comment définir, dans le cadre de l’art oratoire, cette part de féminin qui, selon les préceptes des orateurs, aurait dû être un obstacle insurmontable pour Favorinos et qui est présentée comme un repoussoir absolu ? En d’autres termes, en quoi consiste l’opposition masculin/féminin appliquée à la rhétorique ?

La règle de l’orateur : un corps maîtrisé et masculin

9C’est un fait entendu : la rhétorique antique est une affaire d’hommes, ce qui est logique si l’on songe que, dans l’Athènes classique, les femmes étaient presque totalement exclues de la vie publique, exception faite de cérémonies religieuses dans lesquelles elles avaient un rôle précis, et parfois prépondérant, à remplir17. Ainsi, l’éloquence politique leur était inaccessible du fait qu’elles ne pouvaient accéder à la citoyenneté pleine et entière, et elles ne pouvaient pas davantage pratiquer l’éloquence judiciaire, étant tenues de se faire représenter si elles étaient amenées à plaider devant un tribunal18.

L’orateur athénien idéal : une gestuelle toute en retenue, un corps peu présent

10La rhétorique est donc une affaire d’hommes, mais les codes de la pratique oratoire invitent plutôt l’orateur à ne pas faire étalage de sa masculinité ni de son corps. Si, d’un côté, la performance oratoire est un élément très important de la rhétorique, impliquant directement le corps de l’orateur, de l’autre, on a l’impression que l’idéal visé est plutôt celui d’un corps invisible : la seule présence perceptible du corps se résume à la voix. Ainsi, Aristote (Rhétorique 1403b27) dit que « l’action (ὑπόκρισις) réside dans l’usage de la voix en fonction de chaque sentiment »19. Cette position se confirme lorsque l’on regarde les textes : l’idéal de l’orateur grec est en effet un orateur dont le corps est absent. Si l’on prend l’exemple de l’homme politique le plus célèbre du ve s., Périclès, c’est un fait que, à lire Thucydide, on a l’impression que Périclès n’a pas de corps20. Que ce soit dans l’oraison funèbre (ii, 35-46), dans le discours qu’il prononce à l’assemblée (ii, 60-64) ou dans son adresse aux soldats (ii, 88-89), aucun détail n’est donné sur sa manière de prononcer le discours ou sur les gestes qui auraient pu l’accompagner, de sorte que le lecteur a l’impression que c’est une voix désincarnée qui se fait entendre. Et le fait qu’il s’agisse, comme Thucydide le dit d’emblée (i, 22), de discours reconstitués plutôt que rapportés ne change rien à l’affaire : il est certain que Thucydide construit de Périclès une image élogieuse21, et le fait que l’historien représente l’homme d’État faisant preuve, en toutes circonstances, d’une absolue maîtrise de lui-même – qui se traduit, dans l’action oratoire, par une grande économie de gestes – est hautement significatif. Plutarque note aussi la “force tranquille” qui émane du personnage, évoquant son « visage grave, qui ne s’abandonnait jamais au rire, une démarche calme, une décence dans ses vêtements qu’aucune émotion ne dérangeait quand il parlait, une diction posée et imperturbable »22.

11Aristote, quant à lui, considère que l’art du discours commence à dégénérer avec Cléon, qui gesticule à la tribune23. Eschine fait également l’éloge des « anciens » orateurs – Périclès, Thémistocle, Aristide – qui, à l’instar du législateur athénien Solon, évitaient certains gestes et effets de vêtements et parlaient en gardant la main à l’intérieur de leur manteau – à l’inverse de Timarque, qui a mêlé gesticulation et exhibition dans un lieu – l’assemblée du peuple – où elles étaient totalement déplacées :

Cet individu, tout récemment, l’autre jour, a arraché son manteau et, dépouillé de celui-ci (γυμνός), s’est livré à une démonstration de lutte (ἐπαγκρατίαζεν) en pleine assemblée24.

12Cette anecdote est mise par Eschine sur le compte de l’état d’ivresse dans lequel se trouvait Timarque et, plus généralement, de la vie débauchée qu’il menait et qui lui ôtait tout sens des convenances. Il est bien clair, dans le discours, que Timarque est, par excellence, l’exemple à ne pas suivre ; or, c’est justement un orateur dont le corps est trop présent – sans doute parce que, s’étant prostitué dans sa jeunesse, il a acquis des habitudes tout autres que celles des citoyens exemplaires – nous y reviendrons. Ainsi, le corps de cet homme envahit autant la sphère publique que le procès dont il fait l’objet : son comportement, ses gestes sont passés au crible, dans un mouvement d’extrapolation à partir de quelques observations qu’Eschine présente comme irréfutables25.

13De manière générale, lorsque des caractères physiques de l’orateur sont soulignés, cela est fait par l’adversaire, et dans le but manifeste de discréditer la partie adverse. Comme le montre Nancy Worman26 à propos d’Eschine et de Démosthène, chacun qualifie négativement la bouche de l’autre, et, par métonymie, son style, en l’associant à un comportement excessif, qui présente un risque pour la cité et qui est, par conséquent, répréhensible. Chacun des deux considère que l’autre se comporte comme un corps à vendre. Démosthène insiste notamment sur la manière dont Eschine a vendu ses talents au théâtre et dans la parole publique (Sur la couronne 131 ; 262). Eschine, lui, laisse entendre que les activités orales de Démosthène s’étendent à des pratiques plus avilissantes (Sur l’ambassade infidèle 23 ; 88), suggérant qu’il a la passivité et la complaisance coupables du kinaidos27.

L’orateur romain : une gestuelle contrôlée

14Si l’on se tourne vers le monde romain et les traités de rhétorique postérieurs à Aristote, on constate que le corps a un rôle plus grand au sein de l’actio, puisque celle-ci passe non seulement par la voix et par les expressions du visage, mais aussi par le gestus (les gestes, le maintien corporel, les déplacements), qui doit, cependant, être toujours parfaitement maîtrisé. Pour Cicéron, par exemple, l’absence de retenue dans ce domaine poserait problème car l’orateur ressemblerait alors à un acteur sur scène, chose qu’il convient d’éviter28 :

Omnis autem hos motus subsequi debet gestus, non hic uerba exprimens scaenicus, sed uniuersam rem et sententiam non demonstratione, sed significatione declarans, laterum inflexione hac forti ac uirili, non ab scaena et histrionibus, sed ab armis aut etiam a palaestra; manus autem minus arguta, digitis subsequens uerba, non exprimens; bracchium procerius proiectum quasi quoddam telum orationis; supplosio pedis in contentionibus aut incipiendis aut finiendis. Sed in ore sunt omnia, in eo autem ipso dominatus est omnis oculorum.

Tous ces mouvements de l’âme doivent être accompagnés de gestes, non de ce geste qui traduit toutes les paroles, comme au théâtre, mais de celui qui éclaire l’ensemble de l’idée et de la pensée en les faisant comprendre plutôt qu’en cherchant à les exprimer ; les attitudes seront énergiques et mâles, empruntées non pas à la scène et aux acteurs, mais à l’escrime ou même à la palestre. La main sera moins expressive ; les doigts accompagneront les mots sans les traduire ; le bras sera projeté assez en avant, comme une sorte de trait lancé par l’orateur ; le pied frappera le sol dans les endroits pathétiques, quand ils commencent ou finissent. Mais tout dépend de la physionomie et dans la physionomie même ce sont les yeux qui jouent le rôle prépondérant.

15Cet avis est largement partagé et on retrouve notamment chez Quintilien l’idée que l’orateur doit se distinguer nettement de l’acteur29 :

Abesse enim plurimum a saltatore debet orator, ut sit gestus ad sensus magis quam ad uerba accommodatus, quod etiam histrionibus paulo grauioribus facere moris fuit. Ergo ut ad se manum referre, cum de se ipso loquatur et in eum quem demonstret intendere et aliqua his similia permiserim, ita non effingere status quosdam et quidquid dicet ostendere. Neque id in manibus solum sed in omni gestu ac uoce seruandum est.

L’orateur, en effet, doit se distinguer nettement du danseur et son geste s’harmoniser avec le sens plus qu’avec les mots : c’est d’ailleurs ainsi que procédèrent les comédiens mêmes qui se sont fait de leur art une idée un peu plus sérieuse. Donc, je permettrais que l’on tourne la main vers soi, quand on parle de soi, qu’on la tende vers celui qu’on veut désigner, que l’on fasse d’autres gestes semblables, mais non pour figurer certaines attitudes, et illustrer tout ce que l’on dira. Ce n’est pas seulement à l’égard des mains, mais aussi de tous les gestes et de la voix qu’il faut observer ces règles.

16Il est important de maintenir la distance entre l’orateur et l’acteur en observant une certaine retenue dans les gestes et les attitudes corporelles. Pour l’auteur de la Rhétorique à Hérennius, un excès dans ce domaine relève d’une uenustas trop voyante :

Motus est corporis gestus et uultus moderatio quaedam, quae probabiliora reddit ea, quae pronuntiantur. Conuenit igitur in uultu pudorem et acrimoniam esse, in gestu nec uenustatem conspiciendam nec turpitudinem esse, ne aut histriones aut operarii uideamur esse.

Le mouvement du corps consiste en un certain contrôle du geste et de la physionomie qui rend plus plausible ce que nous disons. Aussi, il faut qu’il y ait sur le visage de la réserve et de la détermination et que les gestes ne se signalent pas par une afféterie ou un laisser-aller qui nous feraient passer pour des histrions ou des ouvriers30.

17Une uenustas de ce genre est récusée, étant considérée comme indigne de l’orateur car caractéristique de l’acteur. En dehors du contexte oratoire, elle est également identifiée comme féminine notamment par Cicéron, par opposition à la dignitas proprement masculine31 :

Cum autem pulchritudinis duo genera sint, quorum in altero uenustas sit, in altero dignitas, uenustatem muliebrem ducere debemus, dignitatem uirilem.

Comme il existe deux formes de beauté – dans l’une se trouve la grâce et, dans l'autre, la dignité –, nous devons tenir la grâce pour une qualité féminine, et la dignité pour une qualité masculine.

18La retenue dans les gestes et les expressions, considérée comme masculine, doit donc être privilégiée par l’orateur en toutes circonstances.

Le mauvais orateur, un mélange des genres

19Un reproche couramment adressé au mauvais orateur, ou à l’adversaire qu’on cherche à discréditer, est d’être « efféminé ». C’est une insulte courante chez les orateurs grecs du ive s. av. J.-C., qui reprennent le vocabulaire développé avant eux dans la comédie ancienne et dans la poésie iambique32 – et ce cliché de l’orateur médiocre et efféminé perdure bien au-delà de l’époque classique. Que recouvre-t-il au juste ?

Un être efféminé

20Quand un orateur taxe son adversaire d’être efféminé, il vise avant tout son maintien et sa voix : ainsi, à la même époque que Favorinos, un autre orateur célèbre, Aelius Aristide, dans son discours Contre ceux qui profanent la rhétorique33, fustige le comportement « amolli et enivré » des sophistes, qui « se tortillent comme des danseuses »34. À cette gestuelle jugée vulgaire sont associées des acrobaties vocales : l’adversaire visé s’était en effet mis à chanter, en ajoutant la même formule à la fin de chaque phrase, comme un refrain35.

21La comparaison avec des danseuses montre qu’aux yeux d’Aelius Aristide, les adversaires qu’il dénonce ont franchi une ligne rouge, celle qui sépare les orateurs respectables de ceux qui ne visent qu’à donner du plaisir au public. Le même effet était recherché par Cicéron parlant de Gabinius comme du consul saltator, les deux termes étant perçus comme antithétiques, et l’expression, comme une alliance de mots révélatrice d’un fait scandaleux36.

22Tel est bien, en effet, le nœud du problème, comme le montre la récurrence du verbe χαρίζομαι (« faire plaisir ») dans le texte : chercher à donner du plaisir au prix de sa propre volonté, en passant outre ce qui est jugé digne et en consentant à ce qui est avilissant, est un comportement considéré comme typiquement féminin37. Aristide oppose ainsi la démarche des sophistes à celle d’un Ulysse ou d’un Zopyros qui ont consenti des souffrances physiques pour faciliter la prise d’une ville38 :

οὗτοι δ᾽, ἐξὸν ἄνευ πραγμάτων καὶ ταλαιπωρίας τὴν ὑπόθεσιν διασῴζειν τὴν ἑαυτῶν, αἱροῦνται μαλακίζεσθαι, πῶς οὐχὶ δικαίως ὁτιοῦν ἂν πάθοιεν; ἐγὼ μὲν γὰρ ἁκεῖνοι σφᾶς αὐτοὺς ἔδρασαν, ταῦτ᾽ εἰκότως ἂν τούτους ὑπὸ τῶν ἄλλων παθεῖν οἴομαι, πορνείας ἕνεκα καὶ ὕβρεως τῆς εἰς τοὺς λόγους. κομιδῇ γ᾽ ἂν ἐκείνους μιμήσαιντο ὑπὲρ τοῦ τὴν τάξιν μὴ λιπεῖν, οἳ νῦν ἐπὶ τῷ λιπεῖν πάντα ποιοῦσιν, ἵνα μὴ λέγω πάσχουσιν. ἔτι τοίνυν Ὀδυσσεὺς μὲν καὶ Ζώπυρος οὐκ οὔσης ἴσως ἄλλης ἁλώσεως αὐτοῖς τῶν πολεμίων οὕτω ταῦθ᾽ ὑπέστησαν: οὗτοι δὲ τί καὶ φήσουσι; πότερον οὐκ εἶναι τοῖς βελτίστοις καὶ τοῖς ὀρθοτάτοις λόγοις ἄγειν καὶ πείθειν ἀνθρώπους; ἀλλ᾽ αἰσχρὸς λόγος, οὐ μόνον ψευδής. ἀλλ᾽ ἐξὸν ἐκείνως ἄγειν οὕτως μᾶλλον αἱρεῖσθαι; περιττὴν ἄρα τὴν αἰσχύνην προστίθενται.

Ces individus, alors qu’ils pouvaient s’en tenir à leur sujet sans problème et sans souffrance, préfèrent la solution de facilité : ils ont eu ce qu’ils méritaient ! Je pense en effet, pour ma part, qu’il serait normal que ces sophistes subissent de la part d’autrui ce qu’Ulysse et Zopyros se sont infligé à eux-mêmes, pour cause de racolage et d’insulte faite à la rhétorique. Les auraient-ils imités jusqu’au bout dans leur effort pour ne pas abandonner leur poste, eux qui à présent font tout – ou plutôt, qui se laissent tout faire – pour l’abandonner ? De plus, Ulysse et Zopyros ont accepté leur sort parce qu’il n’y avait aucun autre moyen de prendre la place ennemie ; mais les sophistes, que diront-ils ? qu’il n’était pas possible de recourir aux propos les meilleurs et les plus justes et de convaincre les gens ? Non, leur discours est honteux, et non pas simplement mensonger, car ils choisissent d’agir comme ils le font, quand ils pouvaient faire autrement. Ils s’attirent donc un opprobre bien inutile.

23Pour Aelius Aristide, il y a d’un côté les bons orateurs, qui mettent tous leurs efforts à convaincre leurs auditeurs en développant des arguments et en se fondant sur la vérité, et les autres, ceux à qui il s’en prend, qui recourent à la séduction (voire, comme le dit l’extrait, au « racolage », πορνεία) plutôt qu’à la persuasion – exactement comme le font les femmes, selon un cliché antique tenace39. Finalement, ce que l’“effémination” a de blâmable, c’est moins qu’elle brouille les frontières entre les genres qu’entre une forme acceptable et une forme inacceptable de discours. Le féminin, en rhétorique, est moins ce qui est caractéristique d’une femme que l’emblème de tout ce qui est répréhensible et doit être évité40. “Efféminé” est une étiquette large, qui englobe tout ce qui n’est pas conforme au modèle de l’orateur ; il est le signe d’une déviance par rapport à la norme.

Un être débauché

24Le Maître de rhétorique de Lucien présente, de manière satirique, deux conceptions opposées de la rhétorique incarnées par deux hommes qui sont de prime abord aussi peu convaincants l’un que l’autre. La première voie menant à la rhétorique est ouverte par un homme « robuste, à la démarche virile, exhibant une peau tannée par le soleil, au regard mâle, à l’air énergique » (καρτερός τις ἀνήρ, ὑπόσκληρος, ἀνδρώδης τὸ βάδισμα, πολὺν τὸν ἥλιον ἐπὶ τῷ σώματι δεικνύων, ἀρρενωπὸς τὸ βλέμμα, ἐγρηγορώς41). Ce maître prône l’apprentissage de l’art oratoire selon une méthode mêlant étude systématique des anciens orateurs, discipline et rigueur. C’est visiblement à lui que va la préférence de Lucien, mais force est d’admettre qu’il n’est pas du tout attirant et qu’il semble même tout faire pour être rébarbatif : Lucien fait rire le lecteur aussi bien de lui que de son adversaire, qui lui est opposé en tous points.

25En effet, le second orateur propose une méthode d’apprentissage radicalement différente, faite de recettes prêtes à l’emploi et d’expédients visant à assurer un succès à bon compte. Pour ce qui est de l’apparence, il recommande les tenues vestimentaires provocantes (vêtements transparents, chaussures de femme, § 15) ; et pour ce qui est du comportement général, voici les conseils à retenir :

Sois joueur, ivrogne, débauché, adultère, ou du moins vante-toi de l’être […]. Ne vois-tu pas comme les femmes sont plus bavardes que les hommes et supérieures à eux dans le maniement des injures ? (ὁρᾷς ὡς λαλίστεραι αἱ γυναῖκες καὶ λοιδοροῦνται περιττῶς καὶ ὑπὲρ τοὺς ἄνδρας;) Si tu te laisses faire ce qu’on leur fait, même en ce point, tu l’emporteras sur tous les autres. Il faut donc te faire épiler tout entier, si possible, en tout cas aux endroits nécessaires. Que ta bouche aussi s’ouvre pour tout indifféremment, et que ta langue ne serve pas seulement pour les discours, mais pour tous les ministères dont elle est capable. Or elle est capable non seulement de faire des solécismes et des barbarismes, de dire des inepties, de commettre des parjures, d’injurier, de calomnier, de mentir, mais encore de rendre la nuit d’autres services, surtout si tu ne suffis pas à tes nombreux amours. Il faut qu’elle sache tout faire, qu’elle hâte les fonctions génitales et ne répugne à rien42.

26L’originalité de Lucien consiste ici à substituer à l’insulte habituelle (taxer un mauvais orateur d’être efféminé) une recommandation, formulée par l’orateur lui-même, si provocatrice qu’elle est impossible à suivre : il s’agirait en effet – chose inconcevable – d’imiter délibérément les femmes afin de pratiquer une forme de rhétorique bavarde et fondée avant tout sur l’injure, mais aussi une rhétorique aguicheuse, prête à toutes les formes possibles d’avilissement pour séduire. Lucien renoue également avec l’association traditionnelle entre la bouche et toute forme d’excès, que celui-ci soit oratoire, sexuel ou en lien avec la nourriture. L’association est en effet constante, notamment dans les textes grecs, entre parole et sexe : la bouche est une métonymie de l’excès et est fréquemment associée dans cette fonction avec les fesses. Lorsqu’un orateur est qualifié d’εὐρύπρωκτος, ce n’est pas nécessairement par référence à une activité sexuelle répréhensible, mais simplement par association avec la parole43. Néanmoins, l’évocation de pratiques sexuelles orales par un professionnel de la parole est particulièrement choquante, car elle donne clairement à comprendre que sa bouche est souillée et par conséquent indigne de toute activité oratoire44.

Un être asservi

27Féminité et débauche sont, en effet, souvent synonymes, et l’accusation de débauche fait partie de l’arsenal habituellement utilisé pour perdre un adversaire de réputation : c’est notamment le cas du faux prophète Alexandre45, accusé par Lucien de s’être prostitué dans sa jeunesse. Mais c’est dans le Contre Timarque d’Eschine qu’on trouve l’exemple le plus emblématique de ce type d’accusation. Dans l’Athènes classique, en effet, un orateur pouvait se voir interdire de prendre la parole en public en raison de son comportement sexuel : tout l’argumentaire d’Eschine vise à prouver que c’est le cas de Timarque. C’est le subterfuge qu’a trouvé l’orateur pour ne pas avoir à répondre à l’accusation de haute trahison que Timarque, partisan de Démosthène, a portée contre Eschine.

28Que reproche-t-on exactement à Timarque ? De s’être prostitué. Mais contrairement à ce qu’une lecture trop rapide pourrait faire croire, le problème n’est pas qu’il se soit prostitué à des hommes : l’homosexualité n’est pas objet de réprobation systématique, même si elle n’est pas non plus aussi universellement admise dans le monde grec que nos contemporains l’imaginent parfois46. Dans le cas de Timarque, c’est le lien entre prostitution et prise de parole en public qui fait problème. Être prostitué et être citoyen sont deux choses incompatibles. En effet, pour être citoyen dans l’Athènes démocratique, il faut être libre. Or, la prostitution implique un asservissement aux désirs du client, asservissement qui est en contradiction absolue avec l’exercice de la citoyenneté : ce qu’on reproche à Timarque est moins de s’être comporté « comme une femme » que comme un esclave. Ce qu’on apprécie chez un jeune amant (éromène), c’est une certaine docilité, voire, une certaine passivité, comme chez une femme, mais avec certaines limites. Dans l’homosexualité, certaines pratiques sont acceptables, d’autres sont considérées comme humiliantes et indignes d’un homme libre. Mais à l’exception de cette passivité considérée comme excessive, et inacceptable pour un citoyen47, jamais Timarque n’est qualifié d’efféminé en raison de caractères physiques évoquant une femme ; Eschine dit de lui qu’il est « dans la fleur de l’âge » (ὡραῖος, § 42), « bien en chair » (εὔσαρκος, § 41), il a une allure qui le distingue des autres (τὴν ὄψιν ἑτέρων διαφέρον, § 75). Ce qui le disqualifie pour l’art oratoire, et donc, en l’occurrence, pour la politique, c’est une forme de servitude volontaire incompatible avec le bon exercice de la citoyenneté. En d’autres termes, ce qu’il a de commun avec une femme est un statut qui fait bon marché de la volonté individuelle et de la liberté.

29Donc, de même qu’on exclut de la parole publique les débauchés, on associe à la débauche et à la féminité toute forme de rhétorique transgressant les normes établies, comme le fait Aelius Aristide, considérant que les sophistes avaient pour seul but de plaire aux foules, avec l’idée qu’ils aguichaient leur public, autrement dit, qu’ils s’adonnaient à une forme de prostitution.

30Débauche et asservissement aux désirs d’autrui, associés à la femme et à la servitude : ces éléments se trouvent combinés dans une image qui a fait florès dans la littérature d’époque impériale, tout particulièrement celle de la courtisane, incarnation d’une certaine rhétorique – et pas la plus recommandable.

La courtisane, ou la rhétorique « mauvais genre »

31Le rapprochement du féminin et de la rhétorique mène à un double échec, dans la mesure où le discours échoue alors à convaincre et où la femme qui s’y essaye est assimilée, plus ou moins directement, à une dépravée. C’est ce que montre Lucien dans la Double accusation. Au terme d’une série de procès variés, un même personnage – appelé simplement « le Syrien » mais dans lequel il est très tentant de reconnaître Lucien48 – est l’accusé de deux procès successifs, dont le premier lui est intenté par la Rhétorique : celle-ci lui reproche de l’avoir séduite, puis abandonnée alors qu’elle était devenue son épouse légitime.

32Le discours qu’elle prononce produit un double effet : le premier est qu’il la discrédite complètement, car les arguments qu’elle développe ne peuvent qu’être jugés faibles et rebattus par les juges – qui, naturellement, sont des hommes. En effet, l’accusation présentée est, en résumé, l’histoire d’une femme tombée amoureuse, qui a tout quitté pour celui qui est devenu son mari et lui a prodigué tous les soins dont elle était capable, avant d’être abandonnée par lui49 :

Je dirai donc, juges, que cet homme était un très jeune garçon, encore barbare de langage et quasiment encore vêtu d’un caftan à la mode assyrienne, quand je l’ai trouvé errant en Ionie ne sachant que faire de lui-même. Je l’ai pris en charge, je l’ai éduqué, et comme il me paraissait studieux et me regardait avec attention (en ce temps-là il me craignait, était aux petits soins et n’admirait que moi), je plantai là tous les autres qui me faisaient la cour, riches, beaux, d’illustre lignage. Je me fiançai à cet ingrat, pauvre, inconnu, tout jeune, et je lui apportai une dot appréciable, quantité de discours remarquables. Puis je l’épousai, je le fis enregistrer en fraude auprès des membres de la tribu et j’en fis un citoyen. Aussi ceux qui n’avaient pu obtenir ma main en eurent-ils le souffle coupé.

33L’argumentaire de Rhétorique est d’autant plus fragile qu’il comprend quelques arguments hautement fantaisistes – comme l’idée qu’une femme aurait eu la possibilité de faire de son mari un citoyen athénien : l’hypothèse est d’autant plus ridicule que, comme on le sait, les femmes athéniennes ne pouvaient être des citoyennes elles-mêmes.

34Second effet du discours d’accusation : pour sa défense, « le Syrien » aura beau jeu de mettre en cause sa version des faits et de dire que, loin d’être l’épouse irréprochable qu’elle prétend, Rhétorique s’est conduite comme une femme de mauvaise vie, cherchant à aguicher les hommes. Ainsi, la tentative de Rhétorique d’obtenir justice a l’effet opposé à celui qu’elle recherchait en montrant que, même si elle est l’incarnation de l’art oratoire, elle est incapable de le pratiquer de manière efficace ; pire encore, les arguments qu’elle avait avancés ont été retournés contre elle, de sorte qu’elle finit par apparaître comme une femme légère.

35Si Lucien associe discours qui échoue à convaincre et mœurs légères, à travers l’allégorie de la rhétorique en épouse aux mœurs dépravées, de son côté, Aelius Aristide, toujours dans son discours Contre ceux qui profanent la rhétorique, compare l’art oratoire à de la magie érotique en raison du pouvoir de fascination – relevé depuis longtemps, par Platon50 notamment – qu’il exerce sur l’auditeur (§ 26) – le bon orateur, lui, étant comparé à un bon soldat ou aux athlètes d’Olympie (§ 23). Il compare les mauvais orateurs aux hommes qui se mutilent ou se font castrer pour le plaisir des autres (§ 12-13), soulignant ainsi l’intention et l’attitude servile qui sous-tendent l’action.

36Quand les orateurs tentent de gagner les faveurs de la foule en lui accordant des plaisirs scandaleux, ils construisent une relation malsaine, ils recherchent le public (ἐρῶντες51) comme nous dirions familièrement qu’ils le « draguent ». Il y a, à l’époque impériale, un développement de l’image de la courtisane pour figurer la mauvaise rhétorique.

37Il peut arriver que la courtisane représentant la mauvaise rhétorique soit opposée à une femme respectable52 incarnant la bonne rhétorique, auquel cas la courtisane est présentée sous un jour entièrement négatif. C’est le cas chez Denys d’Halicarnasse, qui oppose frontalement la courtisane incarnant la rhétorique « moderne », et pervertie, à la femme de naissance libre incarnant la rhétorique ancienne, éminemment recommandable (Les Orateurs antiques I, 1, 3-6). Le point de vue de Denys est entièrement négatif, il ne met en avant aucun aspect attirant de la courtisane. Elle est présentée comme vulgaire, pénible (φορτική τις πάνυ καὶ ὀχληρὰ), insupportable et grossière (ἀφόρητος καὶ ἀνάγωγος), attirant l’attention pour de mauvaises raisons (ἀναιδείᾳ θεατρικῇ) – on dirait peut-être aujourd’hui qu’elle a le goût de la provocation : le point de vue exprimé ici est clairement un point de vue critique.

38Cependant, l’accent est bien plus souvent mis sur l’aspect séducteur et attirant de la rhétorique dépeinte en courtisane, comme chez Aelius Aristide :

Καὶ γὰρ αὖ κἀκεῖνο, οὐ μόνον τὸν αὐτὸν τρόπον, οἶμαι, τῷ τε ῥήτορι καὶ φιλοσόφῳ καὶ πᾶσι δὴ τοῖς ἐπὶ τῆς ἐλευθερίου παιδείας προσήκει τέρπειν τοὺς ὄχλους καὶ τοῖς ἀνδραποδώδεσι τούτοις όρχησταῖς, μίμοις, θαυματοποιοῖς· ἀλλὰ τούτοις μὲν πολλὴ συγγνώμη καὶ ποιεῖν ὁτιοῦν καὶ λέγειν, ἡμῖν δ᾽, εἰ τὰ τούτων κακὰ μιμοίμεθα, πῶς εὐπρεπῶς ἕξει; ὅπου γὰρ οὐδ᾽έλευθέρᾳ γυναικὶ καὶ ἑταίρᾳ ταὐτὰ δοκεῖ πρέπειν οὐδ᾽ἔτι μᾶλλον ταὐτά γε ἀνδράσι καὶ γυναιξίν, κομιδῇ τοῖς γε ἀνδράσι ταὐτὰ πρέπειν ἅπερ ταῖς ἑταίραις οὐ φήσομεν.

L’orateur, le philosophe, et tous ceux qui participent à l’éducation libérale ne doivent pas, à mon sens, séduire les foules comme le fait ce ramassis d’esclaves – danseurs, mimes, montreurs de tours. Ceux-ci doivent être excusés quoi qu’ils disent ou fassent, mais comment serait-il convenable que nous imitions leurs méfaits ? Puisque le même comportement ne sied pas, semble-t-il, à la femme libre et à la courtisane, et encore moins aux hommes et aux femmes, nous dirons que le même comportement ne sied pas aux hommes et aux courtisanes53.

39La courtisane est de nouveau associée à ce que la rhétorique a de plus méprisable, et la comparaison est travaillée de manière à bien mettre en lumière toute la distance qui sépare l’orateur qui a le respect de lui-même de celle-ci : la phrase montre bien qu’il y a entre eux une différence de plusieurs degrés (entre la femme libre et la courtisane, entre les hommes et les femmes, et peut-être aussi, même si cela n’est pas formulé clairement, entre un homme ordinaire et l’orateur).

40L’eunuque, la femme et la courtisane incarnent tous trois, dans des contextes variables, l’écart par rapport à la norme de la “bonne rhétorique”, de la rhétorique telle qu’elle doit être pratiquée : l’eunuque est à opposer à l’homme “complet”, la femme à l’homme, et la courtisane à la femme respectable. En d’autres termes, on se réfère moins aux caractères de ces trois types de personnages qu’on ne projette sur eux l’absence de certains autres, considérés comme appartenant en propre à l’orateur modèle. Le féminin est alors tenu pour l’antithèse, nécessairement négative, d’un masculin érigé en modèle à suivre.

41Le point commun à la femme, à l’eunuque et à la courtisane, selon l’imaginaire antique, est une propension au plaisir, une incapacité à réfréner ses pulsions, en particulier sexuelles54, ce qui est perçu comme totalement incompatible avec l’exercice de l’art oratoire qui, comme nous l’avons vu, exige retenue et maîtrise de soi.

42La critique faite à une certaine rhétorique de chercher à séduire par des moyens jugés illicites prolonge la critique platonicienne de la rhétorique des sophistes : « la rhétorique est ouvrière de persuasion » (πειθοῦς δημιουργός ἐστιν ἡ ῥητορική, Gorgias 453a), « qui fait croire, et non savoir » (πιστευτικῆς καὶ οὐ διδασκαλικῆς, 455a). La persuasion n’est en effet pas nécessairement un processus purement intellectuel, mais elle se rapproche de la séduction. Ainsi, la déesse Peithô a une fonction érotique bien attestée, qui se manifeste par le fait que Peithô et Aphrodite étaient honorées dans un sanctuaire commun, à Athènes. Chez Hésiode55, c’est Peithô qui, avec les Grâces, veille à rendre Pandore attirante ; chez Sappho, elle est identifiée à la séduction et dotée d’une force « quasi-magique »56.

43Or, un orateur ne peut se passer de persuader, ce qui revient à dire que pour mener à bien cette activité foncièrement masculine qu’est la rhétorique, il doit posséder un petit quelque chose de féminin. Il semble que, lorsque les théoriciens de la rhétorique sont amenés à traiter cette question, ils aient conscience d’avoir une marge de manœuvre très étroite : Cicéron – par la voix de Crassus – explique que l’actio consiste pour l’orateur à agere cum dignitate et uenustate57 « prononcer le discours avec dignité et grâce », alors qu’il a expliqué ailleurs que la dignitas est masculine, et la uenustas féminine58. Il est ainsi amené à considérer que la uenustas de l’orateur lui est spécifique – et échappe donc à toute féminité déplacée – pourvu qu’elle reste dans les limites de la moderatio59, comme s’il était prêt à inventer de nouvelles distinctions pour éviter à tout prix de dire qu’un orateur devait avoir, même à un degré infime, des qualités proprement féminines. Ainsi, dans le De Oratore I, 243, Antoine fait remarquer à Crassus qu’il a remporté la plupart de ses procès grâce au « sel », au charme et aux plaisanteries de son discours (sal, lepos, politissimae facetiae), à l’enjouement (festiuitas) et à la grâce (uenustas) de sa parole, jointe à sa remarquable puissance (uis), qui ont été plus efficaces que sa connaissance du droit civil. De même, au paragraphe 103 du livre iii, il revient sur la suauitas, sans laquelle, selon lui, il ne peut y avoir d’orateur, à condition, encore une fois, qu’elle lui soit bien spécifique :

Ita sit nobis igitur ornatus et suauis orator – nec tamen potuit aliter esse – ut suauitatem habeat austeram et solidam, non dulcem atque decoctam.

Que l’orateur ait donc du brillant et du charme (sans ces qualités, il ne serait pas orateur), mais un charme sévère et réel, qui ne soit ni douceâtre ni fade60.

44En somme, pour les orateurs en général, et pour Cicéron en particulier, la rhétorique idéale passerait par une puissance de conviction qui ferait l’économie de toute forme de séduction. Il semble néanmoins que, malgré tous les efforts faits pour montrer que la rhétorique est “ virile ”, elle ne puisse se passer d’une petite touche féminine ou prétendue telle ; tant il est vrai qu’une certaine forme de séduction, éminemment féminine, est nécessaire au bon fonctionnement du processus de persuasion.

45Revenons à Favorinos. Comment comprendre qu’il ait remporté un tel succès comme orateur, alors même qu’il ne correspondait pas aux canons en vigueur ? alors qu’il était un être pour le moins ambigu, et que la rhétorique était identifiée comme un genre masculin ?

46On pourrait dire que l’un n’empêche pas l’autre, dans la mesure où les traits moqués par Polémon – comme par n’importe quel orateur cherchant à critiquer son adversaire – n’ont pas nécessairement partie liée avec l’anatomie de celui-ci : la voix haut perchée, la “mollesse” du corps, sont des reproches susceptibles d’être formulés envers tous ceux qu’on juge être de mauvais orateurs. Être efféminé est plus une affaire de comportement que d’anatomie et constitue une étiquette large, arbitrairement appliquée.

47Peut-être y avait-il, chez les admirateurs de Favorinos, une certaine curiosité malsaine qui a pu contribuer à grossir les foules venues l’écouter, peut-être même pour rire de lui ; mais on ne peut douter qu’il fut aussi un orateur excellent, pleinement investi dans son art et qui, à en croire le témoignage d’Aulu-Gelle, a pu mener une réflexion sur la langue de son époque61.

48Si l’orateur est définitivement masculin, on peut et on doit en conclure, avec F. Dupont et M. Gleason62, que la masculinité est quelque chose de construit, et non donné d’emblée. En d’autres termes, il est erroné de dire que l’art oratoire est réservé aux individus de sexe masculin ; il serait plus juste de dire que quiconque pratique cet art, même s’il n’est pas né homme, peut le devenir. On peut estimer aussi que si les textes insistent autant sur la nécessaire virilité de l’orateur, c’est précisément parce que celle-ci n’avait pas grand-chose à voir avec une donnée naturelle, anatomique et physiologique, mais devait être réaffirmée constamment, face à l’indispensable élément féminin auquel la rhétorique ne pouvait se dispenser de recourir.

Notes

1 Cf. Philostrate, Vie des sophistes 489 ; Simone Follet, in Richard Goulet (dir.), Dictionnaire des philosophes antiques, CNRS Éditions, vol. iii, 2000, s.v. Favorinus d’Arles, p. 418-422, considère qu’il était « au mieux, un demi-philosophe », proche plutôt de la Nouvelle Académie ; Eugenio Amato (voir introduction générale, in Favorinos d’Arles, Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, 2005), en parle comme d’un « intellectuel grec du iie s. ap. J.-C. » et un « représentant de tout premier ordre de la Seconde Sophistique ».

2 On sait que Favorinos connaissait aussi très bien le latin (il y fait lui-même allusion), même si nous n’avons pas de preuve qu’il ait fait des discours dans cette langue. Il affichait toutefois une prédilection pour le grec, qu’il jugeait bien supérieur. Voir E. Amato, op. cit., en particulier p. xli, n. 35.

3 Cf. Polémon, in Richard Förster (éd.), Physiognomonica Pseudaristotelis, Graece et Latine, Adamantii cum epitomis Graece, Polemonis e recensione Georgii Hoffmani Arabice et Latine continens, Berlin, Boston, De Gruyter, 1994, vol. 1, p. 160-162 ; traduction personnelle.

4 De Oratoreiii, 220, éd. Henri Bornecque, trad. Edmond Courbaud et Henri Bornecque [1930], Paris, Les Belles Lettres, 1961. Traduction légèrement retouchée ici. Le passage cité est attribué à l’orateur Crassus.

5 Voir notamment Le Pseudologiste, 18 sq : Lucien met en doute, par son ton très ironique, « la virilité » (ἀνδρεία) de son adversaire, dont il contera ensuite les multiples débauches ; le sujet de la dispute qui les oppose est d’ordre linguistique (il s’agit de savoir si l’emploi que Lucien a fait d’un mot précis est acceptable ou non en grec de bon aloi).

6 Voir Philostrate, Vies des sophistes 491 (Texte grec J. Henderson, Loeb Classical Library, Cambridge (Mass.) et Londres, 1921 ; traduction personnelle).

7 Voir Caroline Husquin, L’Intégrité du corps en question. Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 123, n. 11 : la mollesse peut être entendue comme un caractère féminin. Voir aussi Florence Dupont et Thierry Éloi, L’Érotisme masculin à Rome, Paris, Belin, 2001, p. 15 : la “mollesse” (mollitia) consiste en une « conduite incompatible avec les valeurs de la vie dans la collectivité civique, c’est un manque de masculinité sociale ». En somme, le féminin serait une sorte de masculin dégradé, ce que C. Husquin synthétise en constatant (op. cit., p. 122) que, pour de nombreux auteurs grecs et latins (notamment Aristote et Pline l’Ancien), la femme est quelque chose comme « un homme défectueux ».

8 On pourra consulter à ce sujet Bruno Sudan, « Favorinus d’Arles : corps ingrat, prodigieux destin » in Jérôme Wilgaux et Véronique Dasen (dir.), Langages et métaphores du corps dans le monde antique, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 169-182, plus spécialement p. 169-171.

9 Voir Annie Allély, « Les enfants malformés et considérés comme prodigia à Rome et en Italie sous la République », Revue des Études Anciennes, 105, 1, 2003, p. 127-156 ; voir en particulier le tableau des pages 132-134 ainsi que la description du rituel de l’élimination empruntée à Tite-Live, xxvii, 37, p. 5. Voir également Luc Brisson, Le Sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1997, qui montre bien que l’hermaphrodisme suscite, selon les contextes, terreur ou fascination.

10 Voir Annie Allély, « Les enfants malformés et handicapés à Rome sous le principat », REA, 106, 2004, p. 73-101 : les sources relatives aux trois premiers siècles de l’empire ne font état d’aucune mesure d’élimination des hermaphrodites. Pline l’Ancien (vii, 34) mentionne même que ceux-ci sont désormais considérés non plus comme des prodiges, mais comme des sources de plaisir (olim (…) in prodigiis habitos, nunc uero in deliciis).

11 Voir C. Husquin, op. cit., p. 62 sq.

12 Voir L’Eunuque 6, traduction Émile Chambry, Paris, Garnier, 1933.

13 Voir L’Eunuque 7, traduction personnelle.

14 Voir notamment Quintilien xi, 3, 19 et 32.

15 Voir Pierre Brulé, Les Sens du poil (grec), Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 134, n. 51 et Bruno Sudan, art. cité, p. 177-178.

16 Cf. Philostrate, Vie des sophistes 489. Traduction empruntée à Maud Gleason (Sandra Boehringer et Nadine Picard, traductrices), Mascarades masculines. Genre, corps et voix dans l’Antiquité gréco-romaine, EPEL, 2013, p. 36.

17 On songe par exemple au rôle joué par les ergastines et les canéphores lors des Panathénées ou, plus largement, à la célébration des Thesmophories. Sur le rôle joué par les femmes dans la religion grecque, voir par exemple Claude Mossé, La Femme dans la Grèce antique, Paris, Albin Michel, 1983, appendice iii, « les femmes et la religion », p. 152-154 ; Louise Bruit Zaidman, « Les filles de Pandore. Femmes et rituels dans les cités grecques », dans Pauline Schmitt Pantel, Histoire des femmes en Occident. I : L’Antiquité, Paris [Plon 1991], Perrin 2002, p. 441-493.

18 C’était en effet l’un des rôles du κύριος, du « tuteur » dont une femme dépend toute sa vie durant. Selon la formule désormais classique de C. Mossé, op. cit., p. 51, la femme grecque, athénienne en particulier, est « une éternelle mineure », soumise à une tutelle masculine durant toute sa vie. Voir aussi Aurélie Damet, « La domination masculine dans l’Athènes classique et sa remise en cause dans les crises intrafamiliales », Siècles [En ligne], 35-36 | 2012, mis en ligne le 04 mars 2014, consulté le 18 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/siecles/1503, en particulier le paragraphe 9.

19 Traduction Pierre Chiron, Paris, Flammarion, 2007.

20 Voir Noémie Villacèque, « Brailler, se débrailler : la rhétorique de l'outrance, le théâtre et la démocratie athénienne », in Valérie Huet et Florence Gherchanoc (dir.), De la Théâtralité aux corps des dieux dans l'Antiquité, CRBC, Brest, 2014, p. 23-35.

21 Voir notamment le jugement de Thucydide sur Périclès exprimé en ii, 65.

22 Vie de Périclès, 5,1. Traduction d’Anne-Marie Ozanam, Plutarque, Vies parallèles, Paris, Gallimard, 2001.

23 Voir la Constitution des Athéniens XXVIII : « Cléon, fils de Cléainétos, qui paraît avoir le plus corrompu le peuple par ses emportements et qui le premier cria à la tribune, y employa les injures et parla de tout en se débraillant (περιζωσάμενος ἐδημηγόρησε), alors que les autres orateurs gardaient une tenue correcte ( τῶν ἄλλων ἐν κόσμῳ λεγόντων ) » (traduction Georges Mathieu et Bernard Haussoulier revue par Claude Mossé, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 1999).

24 Voir Contre Timarque 26. Traduction personnelle.

25 Les commentateurs ont maintes fois souligné l’absence totale de preuves formelles susceptibles d’étayer l’accusation d’Eschine ; du reste, Eschine lui-même anticipe le moment où ses détracteurs lui opposeront cette faiblesse de son discours et réclameront des témoins (Contre Timarque 71). Comme le souligne Ruth Webb (« Eschine et le passé athénien : narration, imagination et construction de la mémoire », Cahiers des études anciennes [En ligne], xlvi | 2009, mis en ligne le 13 mars 2010. URL : http://journals.openedition.org/etudesanciennes/173, consulté le 23 avril 2020), Eschine, dans le Contre Timarque, est face à un double défi : les actes sur lesquels il se fonde pour accuser Timarque n’ont pas eu de témoin, et, en outre, étant donné la nature de ces actes, il est impossible de les évoquer directement devant un tribunal, pour des questions de décence et parce que l’orateur qui donnerait trop de détails serait soupçonné d’avoir lui-même participé aux actes qu’il prétend dénoncer.

26 Voir Nancy Worman, Abusive Mouths in Classical Athens, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2008, en particulier le chapitre 5 et la page 240.

27 Sur le kinaidos/cinaedus, voir Florence Dupont et Thierry Éloi, (op. cit. , p. 14-15) qui définissent le cinaedus comme « un danseur aux gestes féminins et dont la danse est une provocation érotique ». Ce qui le rend infâme, ce n’est pas sa passivité sexuelle, mais sa servilité, sa soumission au plaisir de l’autre. Sur cette question, voir infra, ii, 3, « Un être asservi ».

28 Voir De Oratore iii, 220-1, trad. E. Courbaud et H. Bornecque [1930], Paris, Les Belles Lettres, 1961. À propos de ce passage, voir le commentaire de D. Mankin, Cambridge University Press, p. 314 : la question du gestus est abordée à plusieurs reprises dans le De oratore ; elle est aussi évoquée dans la Rhétorique à Hérennius iii, 26-7, et fait l’objet d’un traitement approfondi par Quintilien xi, 3, 82-149.

29 Nous ne reproduisons ici qu’un court extrait tiré d’un vaste développement consacré à ce que l’art de l’orateur emprunte à celui de l’acteur, tout en s’en distinguant nettement. Voir Quintilien, Institution oratoire, tome vi, livres x et xi, texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, xi, 3, 89-90. Sur tout ce qui sépare l’acteur de l’orateur, malgré les rapprochements fréquemment faits entre l’un et l’autre, voir Florence Dupont, L’Orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, P.U.F., 2000 ; pour une position plus nuancée, voir notamment Esther Martin, « Théorie et pratique du discours chez Cicéron : une dramaturgie du réel », in Xavier Bonnier et Ariane Ferry (dir.), Dramaturgies du conseil et de la délibération, Publications numériques du CÉRÉdI, 16, 2016. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/IMG/pdf/martin-2.pdf. Sur la question très complexe et abondamment discutée de la gestuelle de l’orateur, on pourra consulter Gregory S. Aldrete, Gestures and Acclamations in ancient Rome, Baltimore/London, The Johns Hopkins University Press, 1999 et Fritz Graf, « Gestures and Conventions : the Gestures of Roman Actors and Orators », dans Jan Bremmer et Herman Rodenburg (dir.), A Cultural History of Gesture, New York, Cornell University Press,1992, p. 36-57.

30 Voir Rhétorique à Hérennius iii, 26, texte établi et traduit par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1983. La uenustas est cependant nécessaire à l’actio : voir Rhétorique à Hérennius, I, 3.

31 Voir De Officiis, I, 130 (texte établi par Maurice Testard, traduction de Stéphane Mercier, Paris, Les Belles Lettres, Classiques en Poche, 2014). Toutefois, dans le De oratore III, 200, Cicéron fait dire à Crassus que l’orateur doit faire preuve de uenustas dans ses mouvements, comme le font ceux qui manient les armes. Sur la uenustas nécessaire à l’orateur selon Cicéron, voir C. Lévy, « La uenustas, un concept rhétorique cicéronien », dans Pierre Chiron et Carlos Lévy (dir.), Les noms du style dans l’antiquité Gréco-latine, Louvain-Paris-Walpole, Peeters, 2010, p. 165-177. Je remercie chaleureusement Catherine Baroin pour son éclairage sur le sujet.

32 Voir N. Worman, op. cit., p. 10 et passim. L’auteur met en évidence l’association entre démagogue, sophiste et femme pour servir de repoussoirs et élaborer un modèle masculin positif ; voir en particulier p. 12-13.

33 Cf. Dindorf l = Behr xxxiv.

34 Dindorf 407 = Behr 23 ; traduction empruntée à M. Gleason et traductrices, op. cit., p. 224.

35 Dindorf 412 = Behr 47.

36 Voir F. Dupont, op. cit., p. 61.

37 Voir Kenneth J. Dover, L’Homosexualité grecque [London, 1978], Paris, 1982, iie partie, C., « Nature et société » : être passif, c’est agir comme une femme.

38 Dindorf 405 (= Behr 16-18). Zopyros était un satrape perse qui s’infligea mutilations et blessures (il se coupa le nez et les oreilles, lacéra tout son corps de coups de fouet) pour pouvoir jouer les transfuges et permettre à Darius ier de prendre Babylone (voir Hérodote iii, 154) ; Ulysse s’infligea également des blessures et revêtit des haillons pour pouvoir pénétrer dans Troie et espionner les Troyens sans être reconnu (voir Odyssée iv, 244-249).

39 L’idée de la femme séduisante et dangereuse – et dangereuse parce que séduisante – est aussi ancienne que le mythe de Pandora ou que celui des Sirènes.

40 Voir F. Dupont, op. cit. p. 80 : « Le féminin n’est pas le propre des femmes […], le féminin désigne l’autre ».

41 Voir Le Maître de rhétorique 9, traduction personnelle.

42 Voir Le Maître de rhétorique 23, traduction Chambry.

43 Voir N. Worman, op. cit., p. 16 : « In ancient performance settings the defaming speaker invokes his target’s mouth or related organs less to denigrate his actual physical habits than to suggest moral excesses that should exclude him from public office or aristocratic symposia and relegate him to the agora or (worse) the city gates ».

44 Voir à ce sujet F. Dupont et T. Éloi, op. cit., p. 201.

45 Voir Lucien, Alexandre ou le faux prophète 5.

46 Voir à ce propos l’ouvrage fondamental de K. J. Dover, op. cit.

47 Un comportement sexuel passif disqualifie les citoyens pour une carrière politique à Athènes à l’époque classique : voir David M. Halperin, Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec, Paris, Epel, 2000, p. 121-135 ; John J. Winkler, Désir et contraintes en Grèce ancienne, Paris, Epel, 2005 ; M. Gleason, op. cit., p. 229 : « Consentir à livrer son corps au plaisir des autres est bien entendu la chose par excellence qu’un citoyen mâle et adulte qui souhaite jouer un rôle respectable dans la vie publique doit absolument éviter de faire ».

48 Pour un commentaire plus détaillé de ce passage, voir Isabelle Gassino, « Le mélange des genres chez Lucien : le cas de la rhétorique judiciaire », dans Émeline Marquis et Alain Billault (dir.), Mixis. Le mélange des genres chez Lucien de Samosate, Paris, Demopolis, 2017, p. 203-221, et plus spécialement p. 208-211. Sur la question de l’identification du Syrien à Lucien, voir les précisions et réserves de Myriam Diarra, « La mise en scène de soi chez Lucien. De la fausse (auto)biographie à la véritable autofiction », ibid., p. 149-169.

49 Voir La Double accusation 27 ; trad. Jacques Bompaire (Lucien, Œuvres, tome iv, Paris, Les Belles Lettres, 2008) retouchée.

50 Le pouvoir de fascination exercé par la rhétorique est souligné notamment par l’emploi des mêmes termes tantôt attribués à Socrate, tantôt revendiqués par les sophistes eux-mêmes, comme le verbe γοητεύω, « ensorceler » (voir Gorgias 484a et Ménexène 235a).

51 Voir §50 Behr : φασὶ μὲν γὰρ τοὺς πολλοὺς ἐρᾶν αὑτῶν, φαίνονται δ᾽ αὐτοὶ τούτων ἐρῶντες, εἴ γ᾽ ἵνα τούτους ἀρέσωσιν ἀκολασταίνουσι : « Ils affirment que beaucoup de gens sont amoureux d’eux, mais il est clair que c’est eux qui sont amoureux d’eux, puisque c’est en vue de leur plaire qu’ils adoptent une conduite indécente » (traduction personnelle).

52 On trouve chez Cicéron (Orator 78), une image voisine, celle de la femme qui plaît sans avoir aucune parure, pour renvoyer à la rhétorique qui fait de même sans déployer de grands moyens.

53 Discours xxxiv Behr, § 55-56, traduction personnelle.

54 Voir M. Gleason, op. cit., p. 102 : « Ce qui est « efféminé » [chez un homme ayant une sexualité débridée, avec des partenaires aussi bien masculins que féminins] est sa poursuite incontrôlée du plaisir » ; voir également Pierre Brulé, Les Grecs et leur monde, Paris, Gallimard, 1998, p. 35 : « Toute marque – physique ou mentale – d’un attachement trop grand aux choses de l’amour est connoté négativement comme caractère féminin. » Le même auteur, dans Les Femmes grecques à l’époque classique, Paris, Hachette, 2001, évoque un « féminin de convention », fait de clichés sur les femmes qui passent de génération en génération chez les Grecs, et qui repose en premier lieu sur l’intempérance (p. 56-57) : « La femme est un ventre affamé, de nourriture et de sexe, qui se gonfle de l’amaigrissement des autres ». L’image non seulement évoque la Pandora d’Hésiode (dont le ventre dévore le produit du travail d’autrui, voir Théogonie, 599), mais elle est aussi reprise dans le corpus hippocratique où est développée, par exemple, l’idée que la lascivité des femmes leur vaut de vivre moins longtemps que les hommes (p. 112).

55 Voir Les Travaux et les Jours, 73-74.

56 Voir Vinciane Pirenne-Delforge, « Le culte de la persuasion : Peithô en Grèce ancienne », Revue de l’histoire des religions, 208-4, 1991, p. 395-413.

57 De Oratore i, 142.

58 Voir De Officiis i, 130, cité supra.

59 Voir aussi Rhétorique à Hérennius (texte établi et traduit par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1983) I, 3 : Pronuntiatio est uocis, uultus, gestus moderatio cum uenustate. « L’action oratoire consiste à discipliner et à rendre agréables la voix, les jeux de physionomie et les gestes ».

60 Traduction Courbaud (CUF, 1930) retouchée.

61 Voir Aulu Gelle i, 10, où sont rapportés les remontrances et les conseils que Favorinos adresse à un jeune homme qui parlait une langue surannée en raison de son admiration pour les mœurs anciennes : Viue ergo moribus praeteritis, loquere uerbis praesentibus, « Vis donc selon les mœurs du passé, mais parle la langue d’aujourd’hui » (traduction personnelle). L’idée qu’il faut éviter les archaïsmes linguistiques n’est pas totalement originale, et on la trouve chez d’autres auteurs de la même époque (voir par exemple Lucien, Lexiphanès 20, Le Maître de rhétorique 17, Démonax 26) ; néanmoins, le fait qu’Aulu-Gelle ait jugé cette anecdote digne d’être consignée est un indice de la valeur que pouvaient avoir les dires de Favorinos.

62 Voir M. Gleason, op. cit., p. 29 : « Toute la carrière de Favorinus peut être vue comme un effort couronné de succès pour gagner, en dépit d’un corps dépourvu de certains attributs de la virilité, une identité masculine fondée sur la force de la paideia, le courage et l’éloquence », ibid., p. 299, postface de F. Dupont : « Dans la Rome républicaine, le genre masculin n’était défini ni par le sexe ni par la sexualité, mais par le statut social, la classe d’âge et le comportement civique ».

Pour citer ce document

Isabelle Gassino, « Le corps paradoxal de l’orateur antique : l’exemple de Favorinos d’Arles » dans « Corps, normes, genre. Discours et représentations de l’Antiquité à nos jours », « Synthèses & Hypothèses », n° 2, 2022 Licence Creative Commons
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International. Polygraphiques - Collection numérique de l'ERIAC EA 4705

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/eriac/index.php?id=863.

Quelques mots à propos de :  Isabelle Gassino

Isabelle Gassino est maître de conférences en langue et littérature grecques, membre de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur les Aires Culturelles (Université de Rouen-Normandie) ainsi que du groupe de recherche « Graecia capta » (Universitat de Barcelona). Ses travaux portent sur la littérature grecque d'époque impériale, et plus spécialement sur Lucien de Samosate. Elle a notamment consacré plusieurs articles aux Histoires vraies ; elle prépare actuellement la publication d’un volume portant sur les images chez Lucien.