Sommaire
2 | 2022
Corps, normes, genre. Discours et représentations de l’Antiquité à nos jours
Ce numéro de la revue électronique de l’ERIAC Synthèses & Hypothèses est le point d’arrivée d’un séminaire qui s’est poursuivi sur deux années (2017-2019), dans le cadre du Programme 2 de l’ERIAC : « Formes, expériences, interprétations », et des deux Journées d’étude qui l’ont conclu (en 2018 et 2019), sous le titre « Corps, normes, genre : discours et représentations de l’Antiquité à nos jours ». Les séances de séminaire ont donné la parole à des enseignants-chercheurs, de l’Université de Rouen Normandie et d’autres Universités, à des doctorants ou de jeunes docteurs, à des étudiants de Master, spécialistes de différentes périodes historiques et de questions très variées (le corps dans l’Antiquité, le roman mexicain contemporain, la vie des femmes indiennes, les pratiques sportives aux États-Unis, etc.), dans une approche résolument transdisciplinaire, qui correspond au profil de notre unité de recherche.
- Catherine Baroin et Anne-Florence Gillard-Estrada Introduction
- Ambiguïté sexuelle et normes de genre : fictions et pratiques
- Isabelle Gassino Le corps paradoxal de l’orateur antique : l’exemple de Favorinos d’Arles
- Christelle Ha Soon-Lahaye Transgression de la norme chez Maxine Hong Kingston
- Pauline Doucet La binarité des sexes à l’épreuve du Corps naufragé d’Ana Clavel
- Peter Marquis Protégées mais surveillées. Les débats sur la mixité sportive au prisme des normes de féminité pour les compétitrices cisgenres, intersexuées et transgenres.
- Discours et images sur la nudité, le masculin et le féminin
- Florence Gherchanoc Des corps nus, athlétiques et féminins dans l’imagerie attique classique. Déconstruire le genre ou décliner des discours conventionnels grecs sur la vraie beauté ?
- Ginette Vagenheim Nudité et mixité dans le De arte gymnastica (1573) de Girolamo Mercuriale. Le dilemme du médecin humaniste et du chrétien
2 | 2022
Introduction
Catherine Baroin et Anne-Florence Gillard-Estrada
1Ce numéro de la revue électronique de l’ERIAC Synthèses & Hypothèses est le point d’arrivée d’un séminaire qui s’est poursuivi sur deux années (2017-2019), dans le cadre du Programme 2 de l’ERIAC : « Formes, expériences, interprétations », et des deux Journées d’étude qui l’ont conclu (en 2018 et 2019), sous le titre « Corps, normes, genre : discours et représentations de l’Antiquité à nos jours ». Les séances de séminaire ont donné la parole à des enseignants-chercheurs, de l’Université de Rouen Normandie et d’autres Universités, à des doctorants ou de jeunes docteurs, à des étudiants de Master, spécialistes de différentes périodes historiques et de questions très variées (le corps dans l’Antiquité, le roman mexicain contemporain, la vie des femmes indiennes, les pratiques sportives aux États-Unis, etc.), dans une approche résolument transdisciplinaire, qui correspond au profil de notre unité de recherche.
2Le but de ce séminaire et de ces Journées d’étude était de réfléchir sur le corps grâce à la question des normes et à celle du genre. Nous avons préféré le terme de « normes » à celui de lois, car les normes peuvent aussi désigner les usages, les codes, les règlements, les prescriptions ou encore les modèles qui déterminent et régissent tout ce qui a trait au corps (anatomie, aspect, gestuelle, vêtements…). Selon les contextes (privés ou publics) et les pratiques (vestimentaires, alimentaires, sexuelles, sportives, etc.), les normes peuvent être morales et/ou sociales, politiques, religieuses, esthétiques. Il s’agissait aussi de s’interroger sur ce qui fait apparaître les normes, qui ne sont pas toujours explicites et dites comme telles, mais qui sont souvent révélées par des transgressions et par les réactions des individus à ces écarts et déviations. En effet, les normes peuvent être rassemblées dans une liste de prescriptions objectives ou bien être construites par le regard que portent les membres de la société les uns sur les autres. Enfin, les normes peuvent régler et organiser des pratiques, mais les pratiques peuvent aussi produire des normes.
3La question des normes s’est enrichie d’un croisement avec celle du genre : les normes sont-elles les mêmes pour les hommes et pour les femmes ? Selon les domaines, est-ce qu’un genre sert de modèle à l’autre ? Mais aussi, dans quelle mesure les normes servent-elles à définir un « bon » et un « mauvais » genre (dans les vêtements, la conduite en société, etc.) ?
4Pour répondre au caractère pluridisciplinaire de l’ERIAC et surtout pour couvrir un large champ, nous avons envisagé que cette recherche pût être faite sur tout type de corpus (textes de fiction, documents administratifs, matériel iconographique...) et abordée selon des perspectives variées : littéraire, historique, artistique, anthropologique, sociologique, etc., tout en concernant des périodes diverses (de l’Antiquité à nos jours) et des sphères géographiques différentes. Les points de contact entre ces différents sujets, si différents qu’ils soient, n’ont pas manqué.
5C’est aussi le cas dans les articles qui composent ce volume. En effet, une première ligne de force se dégage de cet ensemble : celle de l’ambiguïté sexuelle et du brouillage des normes de genre, dans les œuvres de fiction (articles de Christelle Ha Soon Lahaye et Pauline Doucet) comme dans les discours et les pratiques allant de l’Antiquité (Isabelle Gassino) – dans la mesure où les textes antiques nous donnent accès à celles-ci – à l’époque moderne (Peter Marquis). L’article d’Isabelle Gassino consacré à Favorinos d’Arles, représentant de la Seconde Sophistique, spécialiste de l’éloquence épidictique, montre que, dans l’Antiquité, critiquer un homme qui prend la parole en public en le taxant d’effémination est un moyen de le disqualifier, car l’effémination constitue « une déviance par rapport à la norme ». Elle ne constitue pas un mode d’être des femmes, mais un mauvais genre des hommes. Si Favorinos était, d’après l’un de ses rivaux, « né sans testicules », les modalités de ses performances oratoires étaient plus importantes que sa particularité anatomique. Notons enfin que les mots qui servent à le critiquer sont toujours ceux de ses adversaires, ceux des autres.
6C’est à une réappropriation du langage sur soi et sur son identité, par le moyen de l’écriture, que se livre la romancière américaine Maxine Hong Kingston, en travaillant la notion d’orientalisation, longtemps appliquée de l’extérieur aux membres de la communauté américaine d’origine chinoise, et en donnant à voir les stéréotypes occidentaux sur “la femme asiatique”, comme ceux sur “la femme américaine”, pour les réviser profondément. Ici, l’hybridité explorée par la littérature est à la fois ethnique, culturelle et sexuelle, avec les personnages masculins du roman China Men comme avec celui de la femme-guerrière dans l’œuvre du même nom, qui invente un nouveau modèle, allant au-delà des normes de genre traditionnelles – même s’il fait référence à la légende ancienne de Mu Lan –, comme le montre C. Ha Soon Lahaye.
7C’est aussi par la fiction et grâce à l’écriture que le roman Cuerpo naufrago d’Ana Clavel, dont l’incipit est analysé par Pauline Doucet, explore l’identité de genre et l’identité personnelle. La remise en cause des stéréotypes de sexe et de genre passe aussi par la création d’une image hybride, à partir de la représentation néoclassique d’une nudité de jeune fille, qui fait la couverture du livre. Comme le personnage central du roman, une femme métamorphosée en homme, les lectrices et les lecteurs sont conduits à remettre en cause la binarité des sexes. La masculinité ou la féminité du corps ne sont pas seulement, ou pas essentiellement, déterminées par des attributs anatomiques dont la visibilité ne fait pas de doute, mais par les normes sociales et les discours tenus sur les corps. La « bicatégorisation des sexes » est autant affaire de culture que de nature.
8L’article que Peter Marquis consacre aux pratiques et à l’idéologie sportives depuis la deuxième moitié du xixe siècle jusqu’aux récents Jeux Olympiques de Tokyo (en 2021) montre à son tour que le sexe biologique n’est pas une évidence, ni naturelle ni scientifique, puisque les “re-catégorisations”, si l’on peut dire, en personnes cisgenres, intersexuées et transgenres rebattent les cartes du dimorphisme sexuel. Cependant, les instances nationales et internationales du sport tendent à maintenir une ségrégation hommes-femmes, qui est biologiquement inexacte et a pour effet, voire pour finalité, de maintenir le sport dit “féminin” à un rang subalterne. Ce fonctionnement contribue, sous couvert de « sexisme bienveillant », à maintenir les stéréotypes de sexe et de genre et la domination masculine sur les corps des femmes, bien au-delà de la sphère sportive.
9La couverture du roman Cuerpo Naufrago présente, on l’a dit, la nudité d’une allégorie néoclassique (La Source d’Ingres) retravaillée par une référence à l’urinoir de Marcel Duchamp, associant les signes traditionnels du féminin et du masculin. La question de la nudité en relation avec les attributs sexuels, mais aussi culturels des hommes et des femmes et celle de leur représentation apparaissent également dans deux articles, celui que Florence Gherchanoc consacre aux femmes figurées en athlètes sur des vases et dans des textes grecs antiques, et celui de Ginette Vagenheim sur le médecin de la Renaissance Girolamo Mercuriale. F. Gherchanoc s’interroge sur le sens que peuvent avoir les images de telles femmes représentées totalement ou partiellement nues sur les vases de banquet attiques (vie-ive siècles av. J.-C.) d’après un modèle masculin, dans des sociétés où c’est la nudité masculine qui est valorisée et érigée en modèle de beauté, pour autant que cette nudité soit athlétique et réponde à certaines normes, et où les femmes sont généralement exclues du monde du gymnase. Or il existe, en dehors du mythe d’Atalante, des exemples de pratiques sportives féminines dans certaines cités (Lacédémone, Olympie, Brauron). Cependant, de tels référents ne constituent pas nécessairement le modèle des femmes associées, sur les vases, au monde du gymnase. Ces images représentent bien plutôt un moyen de réfléchir sur les normes de genre et de beauté.
10Ce sont aussi des images et des textes antiques sur certaines pratiques sexuées de l’exercice physique, de la nudité et des repas partagés qui suscitent les interrogations et les réflexions du médecin humaniste G. Mercuriale, dans son Art de la gymnastique chez les Anciens, réflexions menées dans le but de concilier les préceptes de la médecine antique et de la morale chrétienne, dans l’esprit de la Contre-Réforme. Cela le conduit, explique G. Vagenheim, à insister sur le fait que la nudité des athlètes du monde grec ancien a été, du moins à certaines périodes, seulement partielle, et à lire les textes antiques, grecs et latins, sur les thermes en suivant les Pères de l’Église, qui condamnent les bains mixtes – ici, Mercuriale ajoute à des raisons morales des motifs médicaux. Enfin, dans la même perspective, Mercuriale s’appuie sur les travaux de l’antiquaire Pirro Ligorio pour réinterpréter les lieux (bains et triclinia) et les attitudes physiques des utilisateurs antiques, hommes et femmes.
11La dernière partie de ce volume est consacrée à la mise en images et en scène de corps féminins, masculins et transgenres. L’article de Nadine Bernard est consacré au personnage de la vieille femme qui apparaît dans les comédies athéniennes de la fin du ve et du ive siècles, notamment celles d’Aristophane, et dans des représentations figurées (masques, figurines, vases italiotes). Sur la scène comique comme sur les vases, la vieille femme est synonyme de laideur physique et morale. Elle a des caractéristiques en partage avec des figures mythologiques monstrueuses (les Grées, Mormô, Empousa). Chez Aristophane, outre les éléments du dialogue théâtral, les masques et les costumes participent de la constitution de cette figure. Ces personnages de vieilles, marqués par la voracité sexuelle, contreviennent aux normes de la morale commune. Le personnage et les représentations figurées de la vieille femme rendent aussi compte d’un traitement différent du grand âge selon l’identité sexuée.
12Les hijras indiennes, des hommes devenues femmes, auxquelles est consacré l’article de Caroline Trech Le Coguic, ont elles aussi partie liée avec la mythologie et elles peuvent de la même façon susciter des réactions de rejet et de crainte ; cependant, elles sont aussi considérées avec respect. Paradoxes vivants et personnages hors normes, les hijras sont à la fois, dans la société indienne, exclues (au moins depuis la colonisation britannique) et incluses – et désormais protégées par la loi. Le cinéma indien de Bollywood ainsi que le cinéma British-Asian mettent en scène différentes figures de hijras, notamment celle de Shabnam Mausi, premier transgenre à avoir exercé des fonctions électives dans un État indien. Ce personnage, tel qu’il apparaît dans le film, brouille les stéréotypes de genre en se disant plus viril que les hommes qui veulent faire de lui leur victime. L’étude d’un personnage transgenre inspiré d’une hijra dans un film British-Asian est un autre exemple de la variété avec laquelle le cinéma peut traiter ces personnages.
13Enfin, l’article de Pietro Milli étudie une œuvre musicale éminemment transgressive, la Passion selon Sade de Sylvano Bussotti, qui associe différentes références littéraires (Sade, Louise Labé, au premier chef) et musicales (Bach, en particulier), qui utilise à la fois la matérialité du livret et de la partition, la performance de la représentation et le travail de la voix chantée, en l’occurrence, pour la création de l’œuvre, celle de Cathy Berberian, afin de donner corps, tant par les mots que par la musique, à un objet à la fois ancien (de la musique de chambre) et radicalement neuf. La voix et le corps, dotés d’une forte dimension érotique, sont ici alternativement objet et sujet de pouvoir. L’analyse d’une mise en scène récente de cette œuvre met en valeur les rapports de pouvoir qui régissent les corps des femmes, mais aussi des hommes.
14Au terme de ce parcours, au-delà de l’écart temporel entre l’Antiquité et l’époque contemporaine et de la variété des sources, des liens se tissent entre les représentations dans le temps long de la binarité (on non binarité) des sexes, entre les réflexions et les discours sur les troubles dans le genre, sur les pratiques sociales du sport et les représentations grecques antiques de la masculinité au gymnase, sur la nudité, sur la mixité ou non mixité de certaines pratiques, sur la beauté et la laideur des corps, sur le caractère transgressif des formes romanesques ou musicales les plus contemporaines. Laissons maintenant les lecteurs et les lectrices de ces différents articles exploiter toutes les relations possibles entre les questions qu’ils posent sur le corps, les normes, les genres et les identités.
15Tous les intervenants des séminaires ou des Journées d’étude n’ont pas pu ou pas souhaité participer à ce numéro, mais leur communication a enrichi notre réflexion et nous tenons à les en remercier. Ont ainsi pris part à ces travaux : Giuseppe Bardascino, Camille Bera, Samantha Faubert, Constance Faure, Caroline Husquin, Joséphine le Men, Odette Louiset, Marc Martinez, Paola Pacifici, Mélissa Richard, Hamidou Richer, Anne-Claire Sanz-Gavillon, Caroline Trenda, Anne Vial-Logeay.
16Nous remercions aussi les “répondantes”, dont nous avions instauré la présence dans les séances de séminaire, et qui nous ont permis d’avoir une discussion riche et documentée : Anne Besnault, Claire Gheeraert-Graffeuille, Sandra Gondouin, Betty Lefèvre, Odette Louiset.
17Nous ne pouvons ici citer les noms de celles et ceux qui ont accepté de relire pour expertise les articles publiés, mais nous tenons également à leur exprimer notre reconnaissance.
18Enfin, nous remercions Benoît Roux, docteur en histoire et ingénieur d’études de l’ERIAC, pour sa disponibilité, sa précision et ses multiples compétences.
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Quelques mots à propos de : Catherine Baroin
Catherine Baroin est maître de conférences HDR en langue, littérature latines et civilisation romaine, membre de l’ERIAC et membre associé d’ANHIMA (UMR 8210). Ses travaux, menés dans une perspective anthropologique, portent sur la mémoire (Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, 2010), sur les vêtements, le corps et les normes de la présentation de soi dans le monde romain de la fin de la République et du Haut-Empire.
Quelques mots à propos de : Anne-Florence Gillard-Estrada
Anne-Florence Gillard-Estrada est maître de conférences HDR et membre de l’ERIAC. Ses travaux portent sur la littérature, l’esthétique, la critique d’art et les arts visuels dans la Grande-Bretagne de la seconde moitié du xixe siècle et plus précisément sur la question de l’Antiquité, de la Grèce et de l’Hellénisme dans le Mouvement esthétique. Son ouvrage en cours de publication intitulé Le Corps grec dans la peinture britannique de l’Antiquité (1860-1900) : entre idéal et fantasme, porte sur la question du corps dans la peinture victorienne de la Grèce antique et dans sa réception critique.