Sommaire
1 | 2020
Polygraphies antiques. Variété des formes, unité des œuvres
Si l’on entend par « polygraphie » la pratique conjointe, par un même auteur, de plusieurs genres littéraires, la polygraphie antique se caractérise par un double paradoxe : en premier lieu, parce qu’elle désigne une réalité bien attestée dans les lettres grecques et latines, tout spécialement à l’époque impériale, alors que le terme même de πολυγραφία, peu usité, véhicule un sens différent. D’autre part, si la définition moderne du polygraphe est fondamentalement péjorative, renvoyant à un dilettantisme supposé, nombreux sont cependant les auteurs anciens que l’on peut qualifier de « polygraphes ». Plus généralement, l’écriture polygraphique pourrait même se révéler consubstantielle au statut d’écrivain, en étant la condition sine qua non de l’existence des Belles Lettres à travers les âges. Le volume qui suit cherche à éclairer la définition de la polygraphie antique en explorant les pratiques de différents auteurs, grecs et latins. Les contributions ici présentées montrent comment le recours à des genres littéraires différents, loin d’être un pis-aller, permet de multiplier les angles d’approche afin de ne laisser dans l’ombre aucun aspect d’une question ; on verra également que la variété inhérente à la pratique polygraphique ne fait pas obstacle, tant s’en faut, à l’élaboration d’une œuvre cohérente, marquée du sceau de l’unité.
- Isabelle Gassino et Dimitri Kasprzyk Introduction
- Pratiques polygraphiques : variété des formes, variété des thèmes
- Pilar Gómez Lucien et la polygraphie de la mort
- Isabelle Gassino Plutarque polygraphe : morale et tragédie dans la Vie d’Antoine
- Alexandre Jacquel Damis le polygraphe : saisir la σοφία totale
- Polygraphie et constitution d’un corpus : des œuvres à l’œuvre
- Mélanie Lucciano Parler des philosophes grecs en tant qu’avocat, philosophe ou correspondant : les pratiques du polygraphe Cicéron
- Smaranda Marculescu Philon polygraphe ? Quelques pistes de réflexion sur les usages et enjeux d’une notion polysémique
- Michel Briand Lucien ou la polygraphie comme genre : des œuvres à l’œuvre
- Francesca Mestre Unité et variété dans la polygraphie de Philostrate
Polygraphie et constitution d’un corpus : des œuvres à l’œuvre
Unité et variété dans la polygraphie de Philostrate
Francesca Mestre
Les œuvres qui nous sont parvenues sous le nom de Philostrate appartiennent à une grande variété de genres : dialogue, bios, récit, essai, lettre, discours, description. Elles présentent des formes diverses : recueil de pièces courtes, catalogue ou récit biographique plus longs ; elles se placent dans des coordonnées locales et temporelles variées : le présent et le passé ont une grande importance, les deux à la fois; les différentes localisations géographiques n’évoquent que des voyages mais donnent du sens à l’argumentaire, etc.
Polygraphie « externe » donc, mais aussi « interne » : le dialogue est à la fois catalogue et récit ; le catalogue comprend des passages dialogués, des récits, des lettres ; le récit biographique contient évidemment des dialogues, mais aussi des discours et des lettres ; l’essai dresse le catalogue des disciplines athlétiques et des athlètes les plus réputés, de jadis et d’aujourd’hui; les descriptions font jaillir des récits…
Toute une variété qui montre sans ambages une formation de sophiste et d’homme de lettres ; mais Philostrate fait-il simplement une démonstration de maîtrise rhétorique, ou a-t-il vraiment quelque chose à dire à son public ? Dans la polygraphie de Philostrate il y a une unité de pensée et l’expression de son parti-pris sur la question des changements de tous ordres qu’il voit autour de lui.
1L’argumentaire que les organisateurs de ce colloque ont rédigé parle d’« une explosion de l’activité polygraphique à l’époque impériale ». Ce n’est pas un hasard, et ceci pour plusieurs raisons : la plus évidente, me semble-t-il, n’a probablement rien à voir avec les démarches des auteurs, mais avec le crible opéré à l’époque hellénistique en vue de l’élaboration du canon, qui a une claire tendance à associer chaque auteur à un seul genre pour en faire précisément le modèle canonique. Or, l’exemple de Xénophon montrerait, peut-être, que la polygraphie avant l’époque hellénistique n’était pas tellement rare.
2Ainsi, l’époque impériale, du fait qu’elle est post-canonique, nous a légué un corpus beaucoup plus représentatif de l’activité des auteurs — surtout les prosateurs mais pas seulement — au point qu’il est presque impossible d’affirmer que la fidélité à une seule des formes que nous considérons comme des genres soit vraiment un souci pour les écrivains et même que cette notion de genre ait une signification quelconque pour eux, ou en tout cas, qu’ils se voient contraints de les respecter : la notion de genre appliquée aux formes en prose, si elle existe telle que nous la concevons, devait être, pour les Anciens, surtout à l’époque impériale, d’après les témoignages que nous sommes en mesure d’analyser, un simple cadre ouvert à la réélaboration et à l’innovation — l’exemple de Lucien et de son dialogue, d’après ce qu’il explique lui-même à travers la voix de ses personnages-masques, en est une preuve, dirais-je.
3J’ai l’impression, d’ailleurs, que la polygraphie est beaucoup plus un point positif — qui se fait norme — qu’un signe de médiocrité ou une faiblesse. L’auteur se plaît à varier, à faire autrement, ce qu’il a déjà abordé ailleurs ; son souci principal n’est donc pas de rester attaché à un genre, mais plutôt l’inverse.
4En revanche, ce à quoi l’auteur consacre toute son énergie, c’est à élaborer, à bâtir, un répertoire propre, personnel, un répertoire de thèmes et de sujets, auquel il reste très attaché — ce dont témoignent, en fait, les multiples réitérations d’histoires, de personnages, d’anecdotes, etc., chez les polygraphes comme Lucien, Philostrate, et autres. L’auteur, donc, depuis l’aisance, le confort, que son répertoire lui fournit, tâche de présenter les éléments de ce répertoire sous des formes, ou des genres, divers ; le résultat, souvent, n’est autre que des focalisations différentes du répertoire personnel.
5Il s’ensuit que l’affirmation d’auteur vient, à mon avis, du répertoire, qui est la façon que l’auteur choisit pour exprimer sa pensée et ses inquiétudes et se présenter lui-même, bien plus que des genres à travers lesquels il les diffuse, les transmet.
6Ceci n’est qu’une hypothèse qui peut trouver sa confirmation dans l’analyse du parcours de la quantité et la variété de l’œuvre de certains auteurs, mais qui a aussi besoin, bien sûr, de l’exposition des éléments qui sont à l’origine de cette démarche, qui en sont la cause, dans le contexte culturel où nos auteurs se trouvent ; retracer ces causes servira peut-être à mieux définir le phénomène de la polygraphie à l’époque impériale.
7Pour moi, la clé de cette manière d’aborder la création littéraire repose nettement sur la paideia, c’est-à-dire sur un système d’apprentissage qui met en place toute une série de pratiques, scolaires certes, mais qui modèlent, façonnent, et font partie désormais de la structure de la pensée des individus qui s’y sont formés. Ces pratiques scolaires informent donc des pratiques non scolaires, post-scolaires, parce qu’elles ont généré une façon de s’exprimer et d’aborder les sujets à travers l’addition, la combinaison, l’intersection, d’une douzaine de formes fixes, mais très variées, les progymnasmata (fable, récit, chrie, maxime, contestation, confirmation, lieu commun, éloge, parallèle, prosopopée, description, thèse, proposition de loi1) ; dans ce sens la lecture des Traités de progymnasmata qui nous sont parvenus (Théon, Hermogène, Aphthonios, Nicolas de Myra2) est très éclairante. Autrement dit, ce qui explique, en partie au moins — mais, à mon avis, une très grande partie — la polygraphie, c’est l’empreinte, la marque ineffaçable de la formation reçue, et surtout son application, en forme d’exercices très strictement réglés, cernés, codifiés, de la paideia rhétorique, et ceci pour deux raisons.
8Les progymnasmata ne sont pas eux-mêmes des genres, au contraire, ce sont des petites compositions-outils qui, par la méthode de la mosaïque, par l’addition pure et simple ou par la juxtaposition enchaînée, visent l’élaboration d’un ensemble qui sera le résultat final. Le résultat final devrait être en principe le discours rhétorique, qui est le principal but à accomplir pour l’orateur, mais aussi, par imitation, n’importe quel autre genre ou forme rhétorique : poésie, historiographie, dialogue, etc.3. Ils constituent donc un répertoire de formes qui s’ajoute au répertoire de sujets.
9Les pratiques textuelles en sont complètement contaminées, au point de déterminer une pragmatique littéraire, voire intellectuelle, qui est la base de toute forme d’expression4. Ceci nous amène à une constatation paradoxale : la nature absolument rigide du système d’éducation donne lieu à des pratiques littéraires tout à fait ouvertes, à une grande capacité de création à partir de l’imitation, et rend possible, somme toute, une pensée richement versatile, bien qu’itérative.
10Je vous propose, afin de vérifier ces hypothèses, de visiter l’œuvre de Philostrate. Mon but est d’essayer de montrer que la polygraphie de Philostrate présente les trois aspects que voici : en premier lieu, une unité de pensée qui cherche des voies différentes pour exprimer son parti-pris sur la question des changements de tous ordres qu’il voit autour de lui ; deuxièmement, la façon dont il véhicule cette pensée est, la plupart du temps, un exemple continuel de l’enchaînement de formes progymnasmatiques, qui ont été, bien sûr, le cœur et l’âme de sa propre formation ; et troisièmement, cette démarche a pour but de compléter à son tour une tâche formative, pédagogique, pour ses étudiants éventuels ou, qui sait, pour tous les pepaideumenoi hellénophones de l’Empire.
11En effet, le nom de Philostrate évoque tout de suite le métier de sophiste ; Philostrate le sophiste, oui, comme ceux dont il parle dans ses Vies de sophistes ; ces hommes qui, nous dit-il, étaient connus, célébrés et applaudis pour leurs déclamations publiques — dont nous conservons quelques exemples, après leur fixation par écrit, bien sûr —, et qui étaient connus et reconnus pour être les disciples ou les maîtres d’autres sophistes également célébrés5 — malheureusement, mis à part quelques anecdotes racontées par Philostrate lui-même, nous connaissons très mal ce en quoi consistait cette activité pédagogique. Mais il s’agit aussi de Philostrate le maître, car dans son cas, la partie enseignante du sophiste nous est bien plus connue que celle de l’orateur public ; ses ouvrages, en effet, sont à lire, à mon avis, comme une clé de la pédagogie hellénique par ce qu’ils expriment, et comme une clé de la paideia appliquée par la façon dont ils sont conçus.
12Les œuvres qui nous sont parvenues de cet auteur — sans tenir compte de l’identité unique ou plurielle que ce nom suggère6 —, sont au nombre de cinq ou six, plus deux déclamations et un bon nombre de lettres. Elles appartiennent à une grande variété de ce que nous appelons « genres » : dialogue, bios, récit, essai, lettre, discours, description. Elles présentent, de même, des formes diverses : recueil de pièces courtes, catalogue ou récit biographique plus longs, récit que font les interlocuteurs des dialogues, discours à l’intérieur des récits, etc.
13En outre — et voici un autre aspect polygraphique intéressant — ces pièces se placent dans des coordonnées locales et temporelles variées : le présent et le passé ont une grande importance, les deux à la fois ; ils apparaissent fusionnés, c’est-à-dire que dans toutes les œuvres de Philostrate il y a quelque chose du présent qui est l’alibi pour tourner le regard et l’esprit vers le passé ; et d’autre part, les différentes localisations géographiques évoquent des voyages certes, mais ce sont des voyages qui donnent du sens à l’argumentaire, qui représentent l’aujourd’hui de l’hellénisme, autrement dit, l’Empire dans toute son extension territoriale7.
14Jas Elsner8, parmi d’autres, remarque la pluralité de genres littéraires cultivés sous le nom de Philostrate. Il insiste sur le fait que Philostrate est conscient du genre qu’il utilise chaque fois et des interrelations à l’intérieur de son œuvre ; c’est un auteur, affirme-t-il, presque obsédé par la variété, puisqu’il ne revient que rarement au même genre deux fois et que sa résistance à la répétition générique est systématique. Elsner ajoute néanmoins que cette utilisation des genres implique aussi, chez Philostrate, une exigence de transformation d’où s’ensuit un résultat à la fois traditionnel et innovant.
15Je suis, en principe, d’accord avec Elsner, mais je crois que, du point de vue des attitudes « polygraphiques », il y a encore plus : il me paraît important de signaler que, à cette polygraphie évidente à la simple observation de la forme initiale abordée dans chaque ouvrage, il faut ajouter que cette forme-là n’est qu’un cadre, une espèce de contenant dont l’intérieur est le creuset où mélanger d’autres formes ou plus exactement l’espace où développer une succession de formes, par simple addition ou juxtaposition, qui donnent parfois une certaine impression de désordre, d’absence de plan.
16En effet, sous la rubrique Philostrate — et vraisemblablement écrits par un seul et même auteur —, nous sont parvenus :
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les Vies des Sophistes — forme issue des βίοι traditionnels, proches d’une certaine façon du De uiris illustribus de Suétone ;
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la Vie d’Apollonios de Tyane9, qui rappellerait, encore, les Vies des douze Césars de Suétone, et, bien sûr, les Vies parallèles de Plutarque, où se mêlent apologie, éloge et synkrisis ou parallèle ;
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le Gymnastikos, un essai historico-didactique sur la préparation pour les jeux athlétiques ;
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les Tableaux, merveilleuse collection d’ekphraseis ;
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un ou deux dialogues, très différents l’un de l’autre : l’Héroïkos, qui a toujours été attribué à Philostrate, et le Néron, que la tradition manuscrite nous a légué avec les œuvres de Lucien, mais dont la critique considère maintenant qu’il pourrait être de Philostrate. Voilà deux exemples de dialogues assez différents : le Néron, dialogue court, qui a plutôt l’air d’un exercice sophistique (je ne vais pas m’en occuper maintenant10), tandis que l’Héroïkos a bien d’autres prétentions, par sa longueur, par son sujet, par ses personnages, et, d’après ce que d’aucuns affirment, parce qu’il est un exemple d’époque impériale de ce qu’on appelle le dialogue philosophique — définition bien vaste — associé à Platon11 ;
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deux déclamations ;
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une collection de lettres.
17Polygraphie « externe » donc, comme cette liste le montre explicitement, mais aussi interne : le dialogue est à la fois catalogue et récit ; le catalogue comprend des passages dialogués, des récits, des lettres ; le récit biographique contient évidemment des dialogues, mais aussi des discours et des lettres ; l’essai dresse plusieurs catalogues et s’étend sur des descriptions ; les descriptions font jaillir des récits, etc.
18En voici quelques exemples concrets :
19Le Gymnastikos a été défini comme un essai historico-didactique sur la préparation pour les jeux athlétiques12. Mais comment s’organise-t-il13 ? L’écrit commence par la mention des disciplines qui, d’après son auteur, ont besoin d’un maître : ce sont justement les disciplines qui reçoivent le nom de σοφίαι. Ensuite, le texte s’organise sur la base de questions auxquelles la réponse développe à son tour une succession d’arguments en forme de thèses (θέσεις) ou de récits (διηγήματα).
20La question initiale (θέσις) est de savoir si l’art d’enseigner aux athlètes est une σοφία14 ou autre chose. La réponse est affirmative, il s’agit d’une σοφία, bien sûr (περὶ δὲ γυμναστικῆς, σοφίαν λέγωμεν οὐδεμιᾶς ἐλάττω τέχνης, §215), et les arguments qui étayent cette réponse partent de la noblesse de l’athlétisme — puisque l’antiquité lui confère le prestige —, même si au moment présent cette activité subit une décadence de valeurs évidente. Voilà donc pourquoi la thèse initiale est pertinente, et se voit complétée par l’exposé des raisons de cette décadence. Le raisonnement suit en forme de confirmation (κατασκευή) — l’athlétisme est une σοφία — et sont présentés à titre de témoins les anciens athlètes, de Milon de Crotone — disciple de Pythagore — à Pélée, père d’Achille, ou Héraclès, dont l’excellence, et pas seulement athlétique, ne fait aucun doute. Une fois confirmée la légitimité de l’athlétisme comme σοφία, l’auteur met en question ce qui pourrait être une contestation (ἀνασκευή), c’est-à-dire, la corruption actuelle des athlètes (ἦρξε δὲ ἀθληταῖς καὶ τῆς ὑπὲρ χρημάτων παρανομίας καὶ τοῦ πωλεῖν τε καὶ ὠνεῖσθαι τὰς νίκας, §4516). Cependant, la contestation devient confirmation (κατασκευή / ἀνασκευή) et est contestée, à son tour, par l’introduction de l’argument selon lequel c’est à cause d’une mauvaise formation, d’un mauvais entraînement, que les athlètes sombrent aujourd’hui dans des pratiques néfastes (§25 : καὶ ταυτὶ μὲν κατὰ καπηλευόντων εἰρήσθω μοι, καπηλεύουσι [scil. οἱ γυμνασταί] γάρ που τὰς τῶν ἀθλητῶν ἀρετὰς τὸ ἑαυτῶν εὖ τιθέμενοι17). Donc, le γυμναστής, le maître des athlètes, une espèce d’entraîneur, conseiller, guide, mentor, est le coupable de tout. Vient ensuite un aperçu des vertus et des vices du métier de γυμναστής, et un exposé de ses devoirs professionnels, qui sont comparés, mis en parallèle (σύγκρισις), avec ceux du παιδοτριβής, d’une part, et ceux du médecin, de l’autre (§14). Ensuite, sont énumérées en catalogue les différentes spécialités de l’athlétisme (course simple, course double, pancrace, lutte, etc.), ce qui permet l’emploi de la description (ἔκφρασις) afin de révéler quels sont les corps les plus adaptés à chaque spécialité, et comment le γυμναστής doit appliquer aux entraînements le résultat de l’observation des corps (§§26-42).
21On voit bien de quoi il s’agit : le Gymnastikos est un très bel exemple de polygraphie interne, et, en outre, il est assez facile d’y repérer les différents progymnasmata qui sont à la base de chaque partie du texte : thèse, parallèle, confirmation et contestation, description, etc. ; c’est remarquable dans ce sens que l’auteur ne se soucie même pas de trouver des liens ou des transitions pour coudre cette mosaïque, cette succession de formes fixées par la pragmatique scolaire et rhétorique.
22Deuxième exemple, le plus évident du point de vue de l’utilisation des progymnasmata : la Galerie de Tableaux. En effet, ces Εἴκονες sont bel et bien des ἐκφράσεις, telles qu’elles sont décrites dans les manuels de progymnasmata : « la description est un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître », dit Aélius Théon18. Cependant, à l’intérieur de ces descriptions de tableaux il y a aussi d’autres formes rhétoriques, au-delà de l’ekphrasis pure et, surtout, au-delà de ce qu’un tableau peut montrer stricto sensu ; Pierre Hadot l’explique très bien : « le discours de Philostrate ajoute, à l’illusion de voir un tableau, l’illusion même de la suppression de l’illusion, l’impression de participer à un événement qui se déroule effectivement »19. Il y a donc une application claire de l’éthopée ou de la prosopopée (ἠθοποιΐα) : les personnages des tableaux parlent et agissent par la bouche de l’auteur ; ou bien aussi application claire du récit (διήγημα) car le tableau n’est que le prétexte pour que l’auteur devienne narrateur d’un épisode mythique ou historique du passé.
23En revanche, tout comme nous avons remarqué dans le Gymnastikos que la description du corps des athlètes est très présente, il est vrai que les descriptions physiques inondent la prose de Philostrate, ailleurs que dans la Galerie de Tableaux.
24Troisième exemple. L’Héroïkos, qui est en principe un dialogue, contient la description physique de tous les héros grecs et troyens ; mais du point de vue des descriptions de lieux, magistrale est aussi celle de l’endroit où le héros Protésilas se présente, chaque nuit, comme un revenant, chez le vigneron ; ou encore, les Vies des sophistes et la Vie d’Apollonios de Tyane contiennent aussi un bon nombre de descriptions physiques de personnes et d’endroits.
25Dernier exemple : la Vie d’Apollonios de Tyane, texte très complexe du point de vue de la polygraphie interne. La forme-cadre est un βίος, mais la succession de formes, issues elles aussi des progymnasmata, est énorme : description — nous venons d’en parler — mais aussi maximes, récits, contestation et confirmation, parallèle, etc. Or le genre qui apparaît le plus souvent, inséré dans ce long βίος, c’est le discours judiciaire d’accusation et, encore plus, de défense — l’apologie. On a l’impression que, au fil du récit biographique, l’auteur, pour mieux faire l’éloge (ἐγκώμιον) de son personnage, a besoin de montrer ses talents oratoires, à tel point que, vers la fin de l’ouvrage, après les huit longs livres qui le composent, nous trouvons un long discours : la défense qu’Apollonios avait préparée pour la prononcer devant l’empereur Domitien, qui l’a mis en prison. Cependant, le récit à un certain point prend une autre direction : Apollonios réussit à s’échapper, si bien que le discours n’est pas prononcé — ce qui n’empêche pas Philostrate de l’inclure dans son récit (VA 8.7), en disant, tout simplement : « Cette apologie, que Domitien n’a pas eu l’occasion d’entendre, je la rapporterai ici ». Étant donné, par conséquent, que le discours n’a pas été prononcé, son addition brise la ligne du βίος, puisqu’il correspond à une circonstance qui n’a pas eu lieu ; ce discours constitue une espèce de supplément, de cadeau, que l’auteur, avide de montrer la compétence déclamatoire d’Apollonios, ou la sienne propre, offre au lecteur, mais qui reste en dehors des realia sur lesquels s’appuie le récit biographique. Cette surprenante incohérence, néanmoins, ne fait que confirmer la volonté encomiastique de la Vie, qui aurait dû choisir entre Apollonios thaumaturge — il est capable de disparaître — et Apollonios excellent déclamateur qui plaide sa cause devant l’empereur lui-même. Philostrate, comme auteur, n’a pas voulu faire le choix et a préféré inclure les deux.
26Ce ne sont là que quelques exemples — ce n’est pas le lieu de faire un exposé de la structure, très complexe, des formes abordées dans tous les textes de Philostrate — qui suffisent à indiquer toute la variété polygraphique interne.
27Cela montre également la formation de Philostrate — formation de sophiste, d’homme de lettres — et aussi, sans doute, son attitude pédagogique. C’est un bel exemple du système scolaire de la paideia grecque qui, moyennant la maîtrise d’un bon nombre d’exercices partiels — une description, une comparaison, une chrie, etc. —, rend l’élève capable de construire un discours, ou toute autre composition quelconque (un récit historiographique, un roman, une biographie, un essai philosophique, etc. 20).
28Comment faut-il interpréter cette variété : est-ce un simple étalage de maîtrise rhétorique, ou bien Philostrate a-t-il vraiment quelque chose à dire à son public? Si on opte pour la seconde solution, en quoi consiste son message? Et quelle attitude d’auteur prend-il pour transmettre ce message ?
29Je veux signaler, d’ores et déjà, que de la polygraphie « externe » de Philostrate s’ensuit que nous sommes face à un ensemble très cohérent : ses personnages sont souvent présentés comme des héros, ou comme sujets héroïques21, et, à travers leur présentation, l’auteur façonne une espèce d’histoire culturelle de son époque et pour son époque. L’alternance passé/présent, révision ou correction de la tradition, récupération des mœurs de jadis, expression de la continuité de l’hellénisme, etc., y sont donc des motifs récurrents, en vue d’opérer une fixation de l’identité hellénique dans un monde, celui de Philostrate, qui se pluralise de plus en plus, et qui éventuellement commence à se sentir menacé22. Cette cohérence, néanmoins, trouve, dans chaque ouvrage — et sans doute le genre choisi y est-il pour quelque chose — une approche différente : du σοφός, θεῖος ἀνήρ, presque saint, Apollonios (Vie d’Apollonios de Tyane), au catalogue des sophistes (Vies des sophistes) qui commence au ve siècle av. J.-C., pour éclairer et donner du sens aux sophistes de la deuxième sophistique23, en passant par la vive critique contre la dévalorisation d’une des valeurs les plus essentielles de l’hellénisme, c’est-à-dire l’athlétisme ; et, encore, le cadre visuel hellénique — les Tableaux —, qui bâtit un espace de l’imaginaire, ou, finalement, la révision de tout ce qui concerne le monde héroïque, c’est-à-dire, d’un côté, culte et religion, et de l’autre, récits mythiques panhelléniques — l’Heroïkos.
30Chacun de ces thèmes reçoit donc une approche différente qui se montre à travers une forme de discours différent : le βίος d’Apollonios, le catalogue de βίοι des sophistes, les ekphraseis des Tableaux, l’essai didactique du Gymnastikos, et le dialogue de l’Héroïkos.
31Il serait, en outre, relativement facile de repérer, de façon transversale, tout au long des écrits de Philostrate, les lignes qui sont à la base de cette cohérence :
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Révision de l’hellénisme :
32Philostrate trace quelques lignes qui passent en revue et, éventuellement, corrigent des aspects-clés de la révision de l’hellénisme : la tradition homérique prise dans sa littéralité historique ou même symbolique (Vie d’Apollonios, Héroïkos)24 ; notre auteur montre également de manière visible, à travers l’image et la description d’images, les aspects sur lesquels bâtir le cadre d’une identité, au-delà même de la réinterprétation des mythes et des histoires de la tradition25, mais aussi à travers la création de « milieux helléniques » (Tableaux)26.
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Construction, description et présentation de modèles d’hellénisme, humains ou surhumains :
33La révision de l’hellénisme dont je viens de parler implique, la plupart du temps, la présentation de modèles humains ou surhumains, en tant que paradigmes de l’hellénisme. En ce sens, il est bon de rappeler que Philostrate, tout au long de son travail, se consacre à l’élaboration de ces nouveaux modèles, ajoutant parfois des éléments de sa propre création à ceux que la tradition a figés (Protésilas, Achille, Hector, et, en général tous les héros évoqués, dans l’Héroïkos), ou bien, dans d’autres cas, en amendant quelques prétendues erreurs de la tradition (injustice contre Palamède de la part d’Ulysse et des Achéens, dans l’Héroïkos et la Vie d’Apollonios), et, enfin, encore, en créant de nouveaux personnages paradigmatiques par leur activité (la plupart des sophistes des Vies des sophistes, Apollonios dans la Vie d’Apollonios, le vigneron dans l’Heroïkos, etc.).
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Pratiques et mode de vie :
34À travers les révisions des récits de la tradition et la caractérisation de nouveaux personnages ou de personnages réinterprétés et transmis, est exposée toute une série de pratiques, certaines helléniques mais d’autres non, qui sont revendiquées pour les temps nouveaux, c’est-à-dire : l’athlétisme, le culte héroïque, la paideia et la tendance à respecter tout enseignement ancien, l’austérité des mœurs — vêtements, repas, nourriture, etc. Toutes ces pratiques constituent les éléments de base de la conception d’un mode de vie, d’une large portée générale, bien au-delà de ce qu’avaient été ou étaient encore les paradigmes de modes de vie propres de chaque école philosophique, et, beaucoup plus, des classes aisées de l’Empire auxquelles appartenaient les intellectuels. Des pratiques et un mode de vie qui, en dépit d’être contaminés dans les temps qui courent, doivent et peuvent être récupérés ; alors, c’est pour cela que Philostrate n’hésite pas à indiquer, à côté des aspects positifs vers lesquels il faut viser, tout ce qu’il y a de négatif et qui inonde les pratiques du présent et qui devrait être mis à l’écart (en particulier Gymnastikos, mais aussi Vie d’Apollonios, Héroïkos et Vie des sophistes)27.
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Un hellénisme pour son temps :
35Le point commun de toutes ces propositions que Philostrate prône doit être, à mon avis, tout simplement d’adapter, avec des indications claires, évidentes, authentiques, sa propre image de l’hellénisme, en la projetant comme idéologie hellénique vers la mentalité de ses contemporains, qui sont, peut-être, incapables de discriminer entre ce qui y contribue et ce qui l’affaiblit, surtout en tenant compte de l’existence, chaque fois plus manifeste, d’autres propositions, d’autres modes de vie qui ont émergé récemment et qui possèdent des atouts pour atteindre leur consolidation dans ce troisième siècle de notre ère. Ce sont les propositions alternatives qui mettent en danger le statu quo gréco-romain28, ou qui tout en empruntant les noms et les histoires de la tradition gréco-romaine virent vers d’autres idéologies qui n’ont rien à voir avec cette tradition. L’œuvre de Philostrate tente donc d’aborder sous de multiples angles — d’où la variété des genres et des approches — la légitimité et, surtout, la supériorité de l’hellénisme sur d’autres propositions. Son travail est présenté comme une galerie éclectique dans la littérature et l’herméneutique, qui vise, dans son ensemble, à l’exhaustivité, à la globalité, afin de fixer et de faire perdurer l’idéologie qui est à la base de l’Empire, et qui soutient la ligne introduite par les Sévères.
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Stratégies littéraires :
36Récit biographique de deux natures différentes, dialogue, essai, description de peintures sont les points de départ littéraires de l’œuvre philostratéenne. La transformation et la mixité de ces formes constituent, à mon avis, la valeur la plus importante, du point de vue littéraire, de l’ensemble. Il existe deux aspects communs qui apparaissent comme de nouvelles stratégies : d’abord la présence de l’auteur-narrateur ou de son alter ego dans l’œuvre elle-même29, ainsi que la mention claire d’un premier destinataire — sous forme de dédicace explicite à une personne concrète (Gordien, dans les Vies des sophistes), ou implicite (Julia Domna, pour la Vie d’Apollonios), ou, encore, d’adresse interne (le jeune fils de l’hôte et ses camarades, qui sont les bénéficiaires de l’explication orale des images de l’auteur-narrateur, dans les Tableaux) ; et, deuxièmement, l’appel en tant que destinataires aux élites impériales et pairs dans la paideia, mais avec la nouveauté consistant à incorporer de nouvelles collectivités que le gouvernement des Sévères protège, encourage et détermine (savants indiens, égyptiens, etc., dans la Vie d’Apollonios)30.
37Le principe unificateur est donc, me semble-t-il, très clair du point de vue des objectifs visés. En ce qui concerne la figure de l’auteur, très variée aussi dans l’ensemble des œuvres, elle recouvre un large éventail de modalités qui va du je du locuteur qui, par exemple, dans la Galerie de Tableaux s’adresse directement au jeune homme fils de son hôte pour lui faire voir, à travers ce qui est représenté dans les tableaux, toute la richesse des mythes et leur signification, aux paroles du héros Protésilas rendues par la voix du vigneron dans l’Héroïkos ; dans ce cas, le dénominateur commun est que nous avons toujours affaire à une voix enseignante, de maître — maître de savoir ou même maître d’initiation à une sophia déterminée —, dont le but consiste à redresser les fondements de l’hellénisme. Les écrits philostratéens, chacun à leur manière, apportent, dans leur ensemble, un programme de ce que la culture grecque devrait être, selon leur auteur, dans le monde romain — et même, peut-être, de ce que Philostrate, de la façon un peu visionnaire qui lui est propre, croyait que la culture grecque était en réalité.
38Quant à la polygraphie interne, dont nous avons évoqué quelques exemples, le lien avec l’attitude enseignante de l’auteur n’en est que renforcé : d’abord parce qu’elle repose sur la mise ensemble de différents progymnasmata qui sont, pour le destinataire, parfaitement reconnaissables compte tenu de sa formation scolaire, et ensuite parce que la composition moyennant l’utilisation de ces progymnasmata est précisément la façon la plus « normale » d’agir, dans le contexte de la paideia.
39J’arrive à présent à quelques conclusions.
40Il y a, chez Philostrate, un intérêt pédagogique, ce qui explique sa polygraphie et en fait une norme. Dans chacune des œuvres de notre auteur il y a toujours un ou plusieurs personnages qui enseignent : Apollonios, les sophistes, le vigneron et Protésilas, le je des Tableaux, ce qui fait que le regard sur l’ensemble de l’œuvre présente une démarche d’enseignant ; il s’agit d’éclairer, de mettre au point uniquement ce qu’est la tradition hellénique hic et nunc.
41L’auteur de tous ces textes, donc, se conduit lui aussi en maître, tantôt d’une façon explicite, comme le je de la Galerie de Tableaux, en rendant tout à fait évident le rapport réel maître/disciple ; tantôt en remarquant la grande importance — du point de vue du prestige — qu’être le maître ou le disciple d’un tel représente (Vies des sophistes) ; tantôt en mettant l’accent sur le métier de maître, qui est crucial pour la transmission des σοφίαι (c’est le cas maintenant du Gymnastikos) ; et finalement en créant des personnages-maîtres comme Apollonios, dans la Vie d’Apollonios, ou comme Protésilas ou le vigneron, dans l’Héroïkos.
42Le résultat de cette attitude pédagogique détermine aussi la polygraphie interne — mise en œuvre des progymnasmata —, et remplit de sens sa polygraphie externe puisqu’il transmet son projet unifié de préservation de l’hellénisme, de ré-hellénisation, face aux menaces contemporaines, depuis les différentes focalisations que les genres traditionnels lui offrent. La polygraphie qu’entraîne la variété de progymnasmata peut être considérée comme « faible », ayant une source fondamentalement rhétorique et, de ce fait, l’œuvre de Philostrate est souvent jugée « scolaire » ; en revanche, la diversité des œuvres ainsi produites relève d’une polygraphie externe « forte », ce qui oblige à une réévaluation de leur caractère scolaire.
1 En grec μῦθος, διήγημα, χρεία, γνώμη, ἀνασκευή, κατασκευή, τόπος (κοινὸς τόπος), ἐγκώμιον, σύγκρισις, ἠθοποιία (προσωποιία), ἔκφρασις, θέσις, νόμος.
2 Aélius Théon (ier siècle apr. J.-C. ?), cf. Michel Patillon, Aélius Théon. Progymnasmata, Paris, Les Belles Lettres, 1997 ; Hermogène (iie siècle apr. J.-C.) et Aphthonios (ive siècle apr. J.-C.), cf. Michel Patillon, Corpus Rhetoricum. Anonyme. Préambule à la Rhétorique ; Aphthonios. Progymnasmata, Pseudo-Hermogène. Progymnasmata, Paris, Les Belles Lettres, 2008 ; Nicolas de Myra (ve siècle apr. J.-C.), cf. Joseph Felten, Nicolai Progymnasmata, Leipzig, Teubner 1913. Georges Kennedy, Progymnasmata. Greek Textbooks of Prose Composition and Rhetoric, Atlanta, SBL, 2003, contient une traduction en anglais de tous ces Traités ainsi que du commentaire à Aphthonios de Jean de Sardes (ixe siècle). Très utiles aussi sont les exemples de progymnasmata rédigés par Libanios ; voir Richard Foerster, Libanii Opera, vol. VIII, Leipzig, Teubner, 1915. Voir aussi l’article de Malcolm Heath, « Theon and the History of the Progymnasmata », Greek, Roman and Byzantine Studies, vol. 43, 2002-3, p. 129-160.
3 Cf. Aélius Théon, Prog. 60 ; et aussi 70.24-71.1 : ταῦτα μὲν οὖν παρεθέμην, οὐ νομίζων μὲν ἅπαντα εἶναι πᾶσιν ἀρχομένοις ἐπιτήδεια, ἀλλ’ ἵνα ἡμεῖς εἰδῶμεν, ὅτι πάνυ ἐστὶν ἀναγκαῖον ἡ τῶν γυμνασμάτων ἄσκησις οὐ μόνον τοῖς μέλλουσι ῥητορεύειν, ἀλλὰ καὶ εἴ τις ἢ ποιητῶν ἢ λογοποιῶν ἢ ἄλλων τινῶν λόγων δύναμιν ἐθέλει μεταχειρίζεσθαι. ἔστι γὰρ ταῦτα οἱονεὶ θεμέλια πάσης τῆς τῶν λόγων ἰδέας, καὶ ὡς ἂν αὐτά τις ὑπάγηται τῇ τῶν νέων ψυχῇ, ἀνάγκη τὸν αὐτὸν τρόπον καὶ τὰ μετὰ ταῦτα συμβαίνειν· διόπερ χρὴ πρὸς τοῖς εἰρημένοις καὶ αὐτὸν τὸν διδάσκαλον ἀνασκευάς τινας καὶ κατασκευὰς [μάλιστα] κάλλιστα ποιησάμενον προστάξαι τοῖς νέοις ἀπαγγεῖλαι, ὅπως τυπωθέντες κατὰ τὴν ἐκείνων ἀγωγὴν μιμήσασθαι δυνηθῶσιν [Je n’ai pas fait cet exposé parce que je pensais que tout y convenait à tous les débutants, mais pour que nous sachions que l’entraînement à ces exercices est absolument nécessaire non seulement aux futurs orateurs, mais encore à tous ceux qui veulent pratiquer l’art des poètes, des historiens ou d’autres écrivains. En effet, ce sont là en quelque sorte les fondements de toute forme de discours, et la façon dont on les aura jetés dans l’esprit des jeunes gens déterminera nécessairement la qualité aussi de la suite : aussi faut-il qu’en plus des exemples susdits le maître lui-même compose en particulier certaines contestations et confirmations parfaites et qu’il les fasse réciter par les jeunes gens, afin qu’ils soient façonnés par la méthode de ces modèles et deviennent capables de les imiter.] (trad. Patillon).
4 Je tâche d’expliquer un exemple de cette démarche dans Francesca Mestre, « Exercices scolaires : un moyen de réfléchir sans émotion et sans danger », Rursus vol. 9, 2016, http ://rursus.revues.org/1200.
5 Sur l’importance accordée au fait d’être « maître ou disciple de », voir Francesca Mestre et Pilar Gómez, « Les sophistes de Philostrate », in Nicole Loraux et Carles Miralles (dir.), Figures de l’intellectuel en Grèce ancienne, Paris, Belin, 1998, p. 359-360 ; Glenn Bowersock, « Artemidorus and the Second Sophistic », in Barbara B. Borg, Paideia : The World of the Second Sophistic, Berlin & New York, 2004, p. 24.
6 Sur les différents Philostrate, cf. Ludo De Lannoy, « Le problème des Philostrate (État de la question) », ANRW II 34.3, 1997, p. 2363-2449 ; Ewen Bowie, « Philostratus : the life of a sophist », in Ewen Bowie et Jás Elsner (dir.), Philostratus, Cambridge & New York, Cambridge University Press, 2009, p. 19-32.
7 La géographie est un élément qui caractérise la sophistique de l’Empire, c’est une façon de mettre la culture sur une carte ; quelques études intéressantes sur ce sujet sont : Sergio Brillante, « La géographie et la seconde sophistique : un parcours entre histoire, rhétorique et périplographie », in Michèle Coltelloni-Trannoy et Sébastien Morlet (dir.), Histoire et géographie chez les auteurs grecs du iie siècle av. J.-C. au vie siècle apr. J.-C., Paris, De Boccard, 2018, notamment p. 109-120 ; Abraham Roshan, « The geography of culture in Philostratus’ Life of Apollonius of Tyana », Classical Journal, vol. 109.4, 2014, p. 465-480 ; Adam Kemezis, « Narrative of cultural geography in Philostratus’ Lives of the Sophists », in Thomas Schmidt et Pascale Fleury (dir.), Perceptions of the Second Sophistic and its times. Regards sur la Seconde Sophistique et son époque, Toronto, University of Toronto Press, 2011, p. 3-22 ; Laura Nasrallah, « Mapping the world : Justin, Tatian, Lucian and the Second Sophistic », The Harvard Theological Review, vol. 98.3, 2005, p. 283-314.
8 Jás Elsner, « A Protean corpus », in Ewen Bowie et Jás Elsner (dir.), op. cit., p. 3-18 ; voir aussi Simon Swain, « Culture and Nature in Philostratus », ibid., p. 33-46.
9 Il faut dire, néanmoins, que le titre de cette œuvre, tel qu’il nous a été transmis, est, tout simplement, τὰ ἐς τὸν Ἀπολλώνιον Τυανέα, sans qu’il soit question de βίος, où l’article au neutre pluriel vise un ensemble d’éléments au-delà de la biographie stricte, et où la préposition ἐς semble indiquer une volonté d’éloge, comme on verra par la suite.
10 Sur Néron, voir Tim Whitmarsh, « Greek and Roman in dialogue : The Pseudo-Lucianic Nero », Journal of Hellenic Studies, vol. 119, 1999, p. 142-160.
11 Voir Teresa Mantero, Ricerche sull’Heroikos di Filostrato, Gênes, Università di Genova, Istituto di filologie classica e medioevale, 1966, p. 145-168 ; Simone Follet, Philostrate, Sur les héros, Paris, Les Belles Lettres, 2017, p. XXVII-XXVIII.
12 Sur le Gymnastikos, voir Julius Jütner, Philostratos über Gymnastik, Lepzig, Teubner, 1909 ; Alessandro Caretta, Filostrato di Lemno. Il manuale dell’allenatore, Novara, Interlinea, 1995 ; Zahra Newby, Greek Athletics in the Roman World : Victory and Virtue, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Jason König, « Greek Athletics in the Severan Period : Literary Views », in Simon Swain, Stephen Harrison et Jás Elsner (dir.), Severan Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 135-145.
13 Voir, pour une première tentative pour expliquer la relation entre le Gymnastikos et les progymnasmata, Francesca Mestre, « Filóstrato y los progymnasmata », in José Antonio Fernández Delgado, Francisca Pordomingo et Antonio Stramaglia (dir.), Escuela y literatura en Grecia antigua, Cassino, Edizioni dell’Università degli Studi di Cassino, 2007, p. 523-556.
14 Sur l’utilisation du mot sophia par Philostrate, cf. Francesca Mestre, « La sophia de Philostrate. Quelques idées sur le Gymnastikos », in Francesca Mestre et Pilar Gómez (dir.), Three Centuries of Greek Culture under the Roman Empire, Barcelona, Edicions i Publicacions de la Universitat de Barcelona, 2014, p. 287-299.
15 « …quant à la gymnastique, affirmons que cette science n’est inférieure à aucun autre art… » ; j’emprunte la vieille traduction de Ch. Daremberg (Didot 1838), et l’édition de Kayser, chez Teubner, 1871 (réimpr. Hildesheim 1964).
16 « … les athlètes commencent aussi à violer les lois qui regardent l’argent, à vendre et à acheter la victoire ».
17 « Voilà ce que j’avais à dire contre les gymnastes qui se font marchands, car ils vendent les bonnes qualités des athlètes pour garantir leurs propres intérêts », et un peu plus loin §46 : « de cette manière, les gymnastes, comme des maîtres maladroits, enlèvent aux garçons le sautillement propre à leur âge, en les formant à la paresse, à la lenteur, à la torpeur, et à être moins audacieux que ne le comporte leur âge ».
18 Théon, Prog. 7 : Ἔκφρασις ἐστὶ λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ’ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον (éd. et trad. Patillon).
19 Pierre Hadot, « Préface », in Philostrate, La Galerie de tableaux, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. VII-XXII (ici VIII-IX).
20 Cf. supra n. 3.
21 Dans l’Héroïkos, ainsi que dans les images, ce sont de « vrais » héros de la mythologie qui sont présentés, évidemment, mais les sophistes des Vies (notamment Hérode Atticus, mais aussi Dion de Pruse, par exemple) ou Apollonios de Tyane sont souvent présentés comme des héros, au sens où ils sont exemplaires, la pure définition de l’hellénisme.
22 La revendication du héros Palamède et de ses savoirs, et son sacrifice par les Achéens permet peut-être un certain rapprochement avec quelques idées chrétiennes (le sacrifice du Christ, les martyrs, etc.) et pourrait être un exemple de la défense de valeurs semblables sans quitter l’hellénisme ; cf. Francesca Mestre et Pilar Gómez, « The Heroikos of Philostratus : a novel of heroes, and more », in Marilía Futre Pinheiro, David Konstan et Bruce D. MacQueen, (dir.), Cultural Crossroads in the Ancient Novel, Boston & Berlin, Walter de Gruyter, 2018, p. 107-122.
23 Sur les Vies des sophistes, voir Maud Gleason, Making men : sophists and self-presentation in ancient Rome, Princeton N.J., Princeton University Press, 1995 ; Tim Whitmarsh, The Second Sophistic, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; Thomas A. Schmitz, « Narrator and Audience in Philostratus’ Lives of the Sophists », in Ewen Bowie, Jas Elsner (dir.), op. cit., p. 49-86 ; Jason König, « Competitiveness and anti-competitiveness in Philostratus’ Lives of the sophists », in Nick Fisher, Hans Van Wees, William Allan, (dir.), Competition in the ancient world, Swansea, Classical Press of Wales, 2011, p. 279-300.
24 Sur la Vie d’Apollonios, voir Kristoffel Demoen et Danny Praet (dir.), Theios Sophistes : Essays on Flavius Philostratus’ Vita Apollonii, Mnemosyne Supplement, Leiden & Boston, Brill, 2009 ; Jaap-Jan Flinterman, Power, Paideia & Pythagoreanism. Greek Identity, Conceptions of the Relationship between Philosophers and Monarchs and Political Ideas in Philostratus’ Life of Apollonius, Amsterdam, Dutch Monographs on Ancient History and Archaeology, 1995 ; sur l’Héroïkos : Ellen B. Aitken et Jennifer K. B. Maclean (dir.), Philostratus’ Heroikos : Religion and Cultural Identity in the Third Century CE, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2004 ; Peter Grossardt, Einführung, Übersetzung und Kommentar zum Heroikos von Flavius Philostrat, Bâle, Schwabe Basel, 2006 ; Owen Hodkinson, Authority and Tradition in Philostratus’ Heroikos, Lecce, Pensa Multimedia, 2011.
25 Voir le tout récent livre de Graeme Miles, Philostratus : interpreters and interpretation, Abingdon & New York, Routledge, 2018, intéressante étude de l’ensemble des œuvres de Philostrate du point de vue de l’auteur-interprète de ce qui est raconté.
26 Sur la création de milieux helléniques, voir Francesca Mestre, « Espace géographique, espace mythique, espace hellénique chez Philostrate », in Montserrat Jufresa (dir.), Ouranós - Gaia. L’espai a Grècia III : anomenar l’espai, Tarragona, ICAC, 2013, p. 51-57 ; voir aussi Ernst Kalinka et Otto Schönberger, Philostratos : Die Bilder, Munich, Königshausen & Neumann, 1968.
27 Dans le Gymnastikos, c’est la mauvaise influence du gymnastēs, dont il a été question plus haut, qui est évoquée ; dans la Vie d’Apollonios les exemples sont nombreux : adoption de coutumes nuisibles — Apollonios reproche aux Athéniens leur goût pour les pantomimes et les gladiateurs (VA 4.21-22) ou aux prêtres égyptiens les sacrifices souillés de sang (VA 5.25) ; dans l’Héroïkos c’est surtout l’oubli des anciennes traditions qui est blâmable et qui peut provoquer la colère des héros (Achille se révolte contre les Thessaliens qui négligent son culte (Her. 53.14-23), un oubli qui, malheureusement, a tourné en ignorance et qui a besoin de nouvelles initiations) ; et finalement, dans les Vies des sophistes, nous trouvons des sophistes maladroits qui, à cause de leur mauvais caractère et de leur vanité, subissent des situations embarrassantes (voir par exemple le cas de Philagros, VS 578-581).
28 L’avènement des Sévères a été considéré comme un revirement substantiel des éléments culturels qui ont soutenu l’idéologie impériale jusque-là, surtout en ce qui concerne l’utilisation du passé ; voir Drora Baharal, Victory of Propaganda. The dynastic aspect of the Imperial propaganda of the Severi : the literary and archaeological evidence AD 193-235, Oxford, Tempus Reparatum, 1996 ; Jaap-Jan Flinterman, « Sophists and Emperors : A Reconnaissance of sophistic Attitudes », in Barbara E. Borg, (dir.), Paideia, op. cit., p. 359-376. D’autre part, au début du iiie siècle, et surtout en Syrie, il est bien probable que la pression du christianisme, déjà certainement enraciné comme un mode de civilisation, se trouve à la base de certaines nouveautés réactives, voir Marc Van Uytfanghe, « La Vie d’Apollonios de Tyane et le discours hagiographique », in Kristoffel Demoen et Danny Praet (dir.), Theios Sophistes, op. cit., p. 335-374.
29 Voir Adam Kemezis, « Roman politics and the fictional narrator in Philostratus’ Apollonius », Classical Antiquity, vol. 33.7, 2014, p. 61-101 ; Thomas A. Schmitz, « Narrator and Audience in Philsotratus’ Lives of the Sophists », art. cit., p. 49-68 ; Tim Whitmarsh, « Philostratus », in Irene J. F. De Jong, Rene Nünlist, Angus Bowie (dir.), Narrators, Narratees, and Narratives in Ancient Greek Literature, Mnemosyne Supplementa, Leyde & Boston, Brill, 2004, p. 423-439.
30 Sur la « nouvelle » politique des Sévères comme stratégie légitimatrice, voir Orietta D. Cordovana, « Between History and Myth : Septimius Severus and Leptis Magna », Greece & Rome, vol. 59.1, 2012, p. 56-75 ; et, en général, sur la culture aux temps des Sévères, voir Simon Swain, Stephen Harrison, et Jás Elsner (dir.), Severan Culture, op. cit.
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Quelques mots à propos de : Francesca Mestre
Université de Barcelone (Graecia capta)