1 | 2020
Polygraphies antiques. Variété des formes, unité des œuvres

Si l’on entend par « polygraphie » la pratique conjointe, par un même auteur, de plusieurs genres littéraires, la polygraphie antique se caractérise par un double paradoxe : en premier lieu, parce qu’elle désigne une réalité bien attestée dans les lettres grecques et latines, tout spécialement à l’époque impériale, alors que le terme même de πολυγραφία, peu usité, véhicule un sens différent. D’autre part, si la définition moderne du polygraphe est fondamentalement péjorative, renvoyant à un dilettantisme supposé, nombreux sont cependant les auteurs anciens que l’on peut qualifier de « polygraphes ». Plus généralement, l’écriture polygraphique pourrait même se révéler consubstantielle au statut d’écrivain, en étant la condition sine qua non de l’existence des Belles Lettres à travers les âges.

Le volume qui suit cherche à éclairer la définition de la polygraphie antique en explorant les pratiques de différents auteurs, grecs et latins. Les contributions ici présentées montrent comment le recours à des genres littéraires différents, loin d’être un pis-aller, permet de multiplier les angles d’approche afin de ne laisser dans l’ombre aucun aspect d’une question ; on verra également que la variété inhérente à la pratique polygraphique ne fait pas obstacle, tant s’en faut, à l’élaboration d’une œuvre cohérente, marquée du sceau de l’unité.

Pratiques polygraphiques : variété des formes, variété des thèmes

Damis le polygraphe : saisir la σοφία totale

Alexandre Jacquel


Résumés

Il est difficile de définir le genre de la Vie d’Apollonios de Tyane, car les sujets qu’elle aborde ou les genres auxquels elle emprunte sont variés. Cet article se propose de réfléchir sur la nature protéiforme de l’œuvre à travers la figure de Damis, compagnon d’Apollonios, source fictive de Philostrate, narrateur et personnage. Soucieux de ne rien omettre concernant Apollonios, Damis raconte, dans ses tablettes, bien plus que la vie du sage ; il apparaît, par le portrait de lui que dessine le récit, comme un écrivain polygraphe, double de Philostrate, et ses hupomnnèmata, comme une Vie d’Apollonios avant la Vie d’Apollonios, qui chercherait, en racontant la vie de sage, à saisir le monde dans sa variété : un livre impossible, au-delà des genres littéraires, renfermant la sagesse totale, conférant ce caractère si particulier à la Vie d’Apollonios de Tyane.

Texte intégral

1La Vie d’Apollonios de Tyane (VA) qui relate, de manière très romancée, la vie du sage cappadocien Apollonios ayant vécu au ier siècle apr. J.-C., est certainement l’un des écrits les plus singuliers de la littérature grecque de la Seconde Sophistique ; cette singularité vient en partie de la difficulté à définir le genre ou plutôt les genres auxquels ce récit appartient, comme le montrent les nombreux qualificatifs utilisés par la critique. E. Meyer, par exemple, considère la VA comme un Reiseroman, H.-C. Puech comme « un beau morceau d’hagiographie païenne », E. L. Bowie comme « a well-rounded and entertaining piece of literature » et G. Anderson comme « la meilleure anthologie de la littérature sophistique »1. Bien souvent, la critique propose des compromis génériques afin de cerner avec plus de précision la nature du récit de Philostrate. Ainsi B. P. Reardon définit-il la VA comme étant « presque un roman »2. P. Grimal envisage l’œuvre également comme un roman, mais un roman « dont tous les personnages sont réels », soulignant, de cette manière, l’étroit mélange entre réalité historique et fiction qui constitue le matériau narratif du récit3. Citons enfin la définition proposée par E. Schwartz, « romanhafte Heiligenbiographie », qui situe la VA au carrefour de trois genres : le roman, la biographie et l’hagiographie4.

2Ces quelques exemples de définition soulignent le caractère hybride de la VA qui apparaît comme une œuvre polygraphique5, sans qu’un genre l’emporte véritablement sur l’autre. Il est en effet tout à fait possible de considérer le récit philostratéen comme une biographie romancée ou comme un roman biographique, sans que l’une ou l’autre de ces appellations soit plus exacte que l’autre.

3Le présent exposé ne se donne évidemment pas pour objectif de trancher la question du genre de la VA, si tant est qu’une telle question puisse trouver une réponse ferme et définitive. Il se propose d’aborder le problème par un biais différent : la figure de Damis, compagnon fidèle du sage de Tyane et prétendue source de Philostrate, qui est dépeint dans le récit comme un auteur polygraphe, tentant d’écrire un livre impossible, un livre qui dirait tout sur Apollonios, sur ses paroles, sur ses actes, un livre qui renfermerait toute la σοφία de la Grèce.

La « Damis question »

4Damis l’Assyrien est le plus fidèle des compagnons d’Apollonios. Il fait sa rencontre à Ninive, première étape du grand voyage d’Apollonios vers les Indes, où il veut rencontrer les brahmanes qu’il considère comme les plus sages des hommes6. Littéralement subjugué par le charisme et la nature exceptionnelle du sage, Damis devient son compagnon de route, lui restant fidèle jusqu’au bout, et sera même emprisonné avec lui à Rome jusqu’au procès d’Apollonios face à l’empereur Domitien7. Honneur suprême, Damis assiste à ce que l’on peut appeler la résurrection d’Apollonios, privilège qu’il partage avec le philosophe Démétrios, qui est également un proche du sage8.

5Fidèle parmi les fidèles, Damis se donne pour tâche de raconter la vie du sage sur des tablettes (δέλτοι) qui, après être longtemps restées dans l’oubli, ont été offertes par l’un des parents de l’Assyrien à l’impératrice Julia Domna. Cette dernière aurait confié à Philostrate la tâche de les réécrire et d’en faire un récit agréable à lire9.

6L’existence ou non des tablettes ainsi que celle de leur auteur, dont nous ne savons rien en dehors du récit de Philostrate, ont été longtemps source de polémique et la critique dans sa grande majorité s’accorde aujourd’hui à dire qu’il s’agit d’un procédé romanesque (celui de la source miraculeusement retrouvée) semblable au fameux Éphéméride de Dictys de Crète10. Ainsi, bien loin de l’opposition vérité historique / fiction sur laquelle s’est concentrée la critique et dont la « Damis question », pour reprendre les termes d’E. L. Bowie11, a été le point névralgique, il convient de considérer Damis et son ouvrage comme des éléments du récit et du dispositif énonciatif complexe créé par Philostrate, puisque Damis est à la fois source du récit, narrateur secondaire et personnage12. Il participe donc activement à la construction du récit et de son sens et peut aider à mieux cerner et comprendre le caractère protéiforme et polygraphique de l’œuvre13.

Le livre dans le livre : Damis le polygraphe

7Un tel dispositif narratif où Damis est à la fois source, narrateur et personnage, rend cette figure très présente dans le récit ; les multiples références aux tablettes, que ce soit par un simple « Damis dit », et autres formules du même ordre qui jalonnent l’œuvre14, ou par des interventions de Philostrate lui-même à propos du travail de Damis, donnent assez vite l’impression que ces δέλτοι forment en quelque sorte un livre dans le livre. Au bout du compte, la VA aurait pour ainsi dire deux auteurs : Philostrate qui aurait « réécrit » le récit de Damis et le récit premier de Damis que les fréquentes mentions de Philostrate feraient apparaître en filigrane, comme un palimpseste mal effacé.

8Dans un article tiré d’un colloque consacré à l’autobiographie dans l’Antiquité, A. Billault avait clairement montré que les diverses interventions de Philostrate dans son récit dressaient un autoportrait de l’écrivain15. Il en est, d’une certaine manière, de même à propos de Damis. Lorsque Philostrate évoque ses choix narratifs, il le fait à de multiples reprises en référence au travail d’écrivain de l’Assyrien. Les trois extraits suivants permettent d’en connaître les principales caractéristiques.

I, 3, 1 : Τὰ δὲ ἀκριβέστερα ὧδε συνελεξάμην· ἐγένετο Δάμις ἀνὴρ οὐκ ἄσοφος τὴν ἀρχαίαν ποτὲ οἰκῶν Νῖνον· οὗτος τῷ Ἀπολλωνίῳ προσφιλοσοφήσας ἀποδημίας τε αὐτοῦ ἀναγέγραφεν, ὧν κοινωνῆσαι καὶ αὐτός φησι, καὶ γνώμας καὶ λόγους καὶ ὁπόσα ἐς πρόγνωσιν εἶπε. Καὶ προσήκων τις τῷ Δάμιδι τὰς δέλτους τῶν ὑπομνημάτων τούτων οὔπω γιγνωσκομένας ἐς γνῶσιν ἤγαγεν Ἰουλίᾳ τῇ βασιλίδι. Μετέχοντι δέ μοι τοῦ περὶ αὐτὴν κύκλου - καὶ γὰρ τοὺς ῥητορικοὺς πάντας λόγους ἐπῄνει καὶ ἠσπάζετο - μεταγράψαι τε προσέταξε τὰς διατριβὰς ταύτας καὶ τῆς ἀπαγγελίας αὐτῶν ἐπιμεληθῆναι, τῷ γὰρ Νινίῳ σαφῶς μέν, οὐ μὴν δεξιῶς γε ἀπηγγέλλετο.
Voici les informations les plus sûres que j’ai rassemblées. Il y avait un homme, Damis, non dénué de sagesse et qui avait vécu jadis dans l’antique Ninive16. Il devint le disciple d’Apollonios et consigna sous forme de récit ses voyages, auxquels il affirme avoir pris part lui aussi, ses pensées, ses paroles ainsi que toutes ses presciences. Un parent de Damis porta les tablettes contenant les mémoires de ce dernier, jusqu’alors inédites, à la connaissance de l’impératrice Julia17. Faisant partie du cercle de l’impératrice, qui admirait et aimait tout ce qui touche à l’éloquence, je reçus d’elle l’ordre de réécrire les travaux de Damis et d’en soigner particulièrement la narration, car le récit de l’homme de Ninive, bien qu’exact, n’est cependant pas des plus adroits18.

I 20, 3 : Ἀκριβολογίας μὲν δὴ ἕνεκα καὶ τοῦ μηδὲν παραλελεῖφθαί μοι τῶν γεγραμμένων ὑπὸ τοῦ Δάμιδος ἐβουλόμην ἂν καὶ τὰ διὰ τῶν βαρβάρων τούτων πορευομένοις σπουδασθέντα εἰπεῖν, ξυνελαύνει δὲ ἡμᾶς ὁ λόγος ἐς τὰ μείζω τε καὶ θαυμασιώτερα, οὐ μὴν ὡς δυοῖν γε ἀμελῆσαι τούτοιν, τῆς τε ἀνδρείας, ᾗ χρώμενος ὁ Ἀπολλώνιος διεπορεύθη βάρβαρα ἔθνη καὶ λῃστρικά, οὐδὑπὸ Ῥωμαίοις πω ὄντα, τῆς τε σοφίας, ᾗ τὸν Ἀράβιον τρόπον ἐς ξύνεσιν τῆς τῶν ζῴων φωνῆς ἦλθεν.
Par souci d’exactitude et pour ne rien omettre du récit de Damis, j’aurais aimé raconter aussi ce que dit et fit Apollonios lors de son voyage chez ces peuples barbares. Hélas, mon récit me presse de raconter des événements plus importants et plus merveilleux. Il est cependant deux points qu’il ne me faut pas laisser de côté : tout d’abord le courage dont fit preuve Apollonios en voyageant parmi des peuples barbares et pillards, qui alors n’étaient pas encore soumis à Rome ; puis, la sagesse grâce à laquelle, à la façon des Arabes, il parvint à comprendre le langage des animaux.

VII 28 : ἐγένετο καὶ ἕτερα ἐν τῷ δεσμωτηρίῳ τούτῳ ἐπεισόδια, τὰ μὲν ἐπιβεβουλευμένα, τὰ δέ, ὡς ξυνέπεσεν, οὔπω μεγάλα, οὐδ᾽ ἄξια ἐμοὶ σπουδάσαι, Δάμις δέ, οἶμαι, ὑπὲρ τοῦ μὴ παραλελοιπέναι τι αὐτῶν ἐπεμνήσθη
Il y eut aussi d’autres scènes dans cette prison, les unes voulues, les autres fortuites, mais en aucun cas importantes ni dignes que je m’y intéresse. C’est pour ne rien omettre, je pense, que Damis les a mentionnées.

9Ces trois extraits brossent un portrait assez précis de Damis l’écrivain. En premier lieu, au sujet de l’ouvrage lui-même, Philostrate utilise deux termes : δέλτοι et ὑπομνήματα. Le premier renvoie à l’ouvrage en tant qu’objet : il s’agit de tablettes, de carnets, de supports d’écriture. Le second évoque davantage le contenu. Les carnets de Damis sont, au sens propre, des « supports de mémoires », des notes prises pour retenir, se souvenir. La plupart des traducteurs ont rendu ce terme par « mémoires », ce qui laisse le champ libre à une grande variété possible de contenus. Damis a pris des notes, mais en quoi consistent-elles ? Philostrate donne là encore des renseignements : Damis a consigné ses voyages avec Apollonios, les pensées, les paroles et les presciences du sage.

10Au premier abord, les carnets de Damis ont l’air d’être une biographie puisque tout le contenu est centré sur Apollonios. Mais en racontant les voyages qu’il a faits en compagnie du sage, Damis s’inclut dans son récit, conférant un caractère autobiographique incontestable et fréquent dans les récits de voyage. Les merveilles du monde qu’Apollonios a pu voir, Damis les a vues aussi. Damis a entendu les paroles du sage (il est même l’interlocuteur privilégié d’Apollonios dans ce qui ressemble fort à des dialogues socratiques), il a assisté aux miracles qu’il accomplit, et vit les mêmes aventures qu’Apollonios. Il s’agit donc d’un témoignage personnel dans lequel Damis nous livre aussi ses émotions propres face aux événements. En racontant Apollonios, Damis se raconte aussi lui-même. Cette dimension autobiographique rapprocherait les carnets de Damis d’ouvrages comme l’Anabase de Xénophon, les Commentarii de César ou encore des récits de voyage comme ceux de Scylax ou d’Ion de Chios qui devaient certainement avoir une part autobiographique19. Il serait possible enfin de rapprocher ces notes des ὑπομνήματα des écrivains partis avec Alexandre jusqu’aux Indes, avec toutefois une différence de taille. Ces derniers devaient servir de base pour rédiger un ouvrage ultérieur, ce qui ne semble pas être le cas pour Damis. Comme le souligne Philostrate, si le récit de Damis est clair et sûr, il est écrit de manière maladroite (οὐ μὴν δεξιῶς γε), son grec n’est pas très bon et il n’est pas un bon styliste, précise-t-il un peu plus loin dans le récit20. La maladresse de Damis ne concerne pas seulement la maîtrise de la langue, mais aussi l’art de composer le récit. Philostrate n’a pas, en effet, seulement pour tâche de réécrire les notes de Damis dans un style élégant mais également, et c’est ce que montrent les extraits 2 et 3, de faire le tri dans celles-ci et de ne garder que les faits les plus grands et les plus merveilleux. Damis, au contraire, ne sélectionne pas. Il veut « ne rien omettre » de ce qui concerne Apollonios.

11Cette absence de sélection a pu être interprétée par la critique comme un exemple de la naïveté qui caractérise souvent Damis dans le récit de Philostrate21. À nos yeux, il n’en est rien. Ce souci d’exhaustivité absolue est un dessein esthétique et littéraire conscient de sa part, comme le suggère le chapitre 19 du livre I. Il s’agit d’un épisode clé de la VA, puisqu’il relate la rencontre entre le sage et Damis. Surtout, ce passage est le seul de l’œuvre où Damis est le protagoniste et, détail remarquable, il le met en scène en tant qu’écrivain.

I, 19, 3 : Ἡ γοῦν δέλτος ἡ τῶν ἐκφατνισμάτων τοιοῦτον τῷ Δάμιδι νοῦν εἶχεν· ὁ Δάμις ἐβούλετο μηδὲν τῶν Ἀπολλωνίου ἀγνοεῖσθαι, ἀλλ εἴ τι καὶ παρεφθέγξατο ἢ εἶπεν, ἀναγεγράφθαι καὶ τοῦτο, καὶ ἄξιόν γε εἰπεῖν, ἃ καὶ πρὸς τὸν μεμψάμενον τὴν διατριβὴν ταύτην ἀπεφθέγξατο· διασύροντος γὰρ αὐτὸν ἀνθρώπου ῥᾳθύμου τε καὶ βασκάνου καὶ τὰ μὲν ἄλλα ὀρθῶς ἀναγράφειν φήσαντος, ὁπόσαι γνῶμαί τέ εἰσι καὶ δόξαι τοῦ ἀνδρός, ταυτὶ δὲ τὰ οὕτω μικρὰ ξυλλεγόμενον παραπλήσιόν που τοῖς κυσὶ πράττειν τοῖς σιτουμένοις τὰ ἐκπίπτοντα τῆς δαιτός, ὑπολαβὼν ὁ Δάμις « εἰ δαῖτες » ἔφη « θεῶν εἰσι καὶ σιτοῦνται θεοί, πάντως που καὶ θεράποντες αὐτοῖς εἰσιν, οἷς μέλει τοῦ μηδὲ τὰ πίπτοντα τῆς ἀμβροσίας ἀπόλλυσθαι. » Τοιοῦδε μὲν ἑταίρου καὶ ἐραστοῦ ἔτυχεν, ᾧ τὸ πολὺ τοῦ βίου συνεπορεύθη.
Quoi qu’il en soit, le carnet de ces « miettes22 » avait été rédigé par Damis dans ce but : il voulait que rien de ce qui concernait Apollonios ne fût ignoré, tout propos, même dit en passant, toute parole, même cela devait être consigné. Du reste, la réponse qu’il fit à quelqu’un qui le blâmait de perdre son temps à ce genre de choses mérite d’être mentionnée. Alors que cet homme, un paresseux et un moqueur, le critiquait en disant que s’il avait bien fait de retranscrire les maximes et pensées d’Apollonios, collecter de si petits détails revenait à faire comme les chiens qui se nourrissent de ce qui tombe de la table, Damis répondit : « S’il est des repas des dieux et si les dieux mangent, ils ont donc forcément des serviteurs qui ont soin de ne laisser perdre pas même une miette d’ambroisie. » Tel était le compagnon et l’admirateur qu’Apollonios rencontra et qui fut son compagnon de voyage une grande partie de sa vie.

12Dans ce passage, le projet littéraire de Damis se trouve clairement exprimé. Il s’agit de tout dire sur Apollonios, jusqu’au moindre ἐκφάτνισμα, la moindre miette. Le bon mot qu’il envoie à son détracteur, digne de ceux que prononce son ami Apollonios, et le titre qu’il donne à son œuvre, « le carnet de miettes », montrent que l’Assyrien n’agit pas de façon naïve. Il a pleinement conscience qu’il ne sélectionne pas, car à ses yeux, même les miettes sont révélatrices et feront connaître Apollonios. Le moindre élément sur Apollonios fait partie de son portrait et en négliger un seul le rendrait incomplet23.

13Ce souci d’exhaustivité, que Damis pousse à son paroxysme, porte un nom, donné par Philostrate lui-même dans l’extrait 2 : ἀκριβολογία. Ce terme peu usité (quinze occurrences dans la littérature grecque) signifie « exactitude », « souci du détail ». Chez Aristote, qui est celui qui a le plus recours à ce mot, il signifie « exposé très précis », « fait de donner le plus de précision sur un thème ». Nous trouvons même dans la Métaphysique l’expression ἀκριβολογία μαθηματική que l’on peut traduire par « rigueur mathématique ». Mais c’est dans Sur le style de Démétrios de Phalère que se trouve la définition la plus intéressante.

Πρῶτον δὲ περὶ ἐναργείας· γίνεται δ̓ ἡ ἐνάργεια πρῶτα μὲν ἐξ ἀκριβολογίας καὶ τοῦ μηδὲν μηδ̓ ἐκτέμνειν, οἷον ῾ὡς δ̓ ὅτ̓ ἀνὴρ ὀχετηγὸς᾿ καὶ πᾶσα αὕτη ἡ παραβολή· τὸ γὰρ ἐναργὲς ἔχει ἐκ τοῦ πάντα εἰρῆσθαι τὰ συμβαίνοντα, καὶ μὴ παραλελεῖφθαι μηδέν24.
Parlons tout d’abord de l’évidence : l’évidence vient en premier lieu de l’exactitude et du fait de ne rien omettre ni de ne rien retrancher. Prenons, par exemple, « comme quand un homme qui fait dériver par un canal… » et toute cette comparaison. Elle tient son évidence du fait que toutes les circonstances sont mentionnées et que rien n’a été omis.

14Le terme ἐνάργεια que nous avons traduit par « évidence »25 a la même racine que l’adjectif ἐναργής qui évoque à la fois la blancheur brillante et le caractère immédiatement reconnaissable de l’être ou de la chose que l’écrivain ou l’orateur met en lumière26. Cet adjectif fut d’abord, chez Homère, appliqué aux dieux qui se manifestent en personne. Il sert également à qualifier les songes, comme « le songe clair » que voit surgir Pénélope au plus profond de la nuit27. L’ἐνάργεια est, pour reprendre une formule de B. Cassin, « la manière dont l’invisible se rend visible »28. Chez les orateurs, le terme désigne l’art de rendre sensibles, vivants à l’auditeur ou au lecteur les objets ou les êtres absents. Denys d’Halicarnasse, par exemple, dit que la diction de Lysias possède l’ἐνάργεια, c’est-à-dire qu’elle est pittoresque au sens propre du terme : sa façon de parler a le pouvoir de rendre visible ce qui est invisible, à la manière d’un peintre dont le dessin et les couleurs font jaillir sur le bois ce qui n’existait pas il y a un instant29. Aussi ce terme d’ἐνάργεια est-il utilisé par les auteurs de progymnasmata pour définir l’ἔκφρασις, la description30. Cicéron traduit ce terme par le mot perspicuitas ou euidentia31, c’est pourquoi on a l’habitude de la traduire par « évidence », c’est-à-dire le fait d’être visible et manifeste, comme dans l’expression « mettre en évidence ».

15Or, dit Démétrios, pour parvenir à l’ἐνάργεια, l’écrivain doit faire preuve d’ἀκριβολογία, de souci d’exactitude, et ne rien omettre ni retrancher (τοῦ παραλείπειν μηδὲν μηδ̓ ἐκτέμνειν), c’est-à-dire de faire ce que fait précisément Damis qui lui aussi a le souci de ne rien laisser de côté (ὑπὲρ τοῦ μὴ παραλελοιπέναι τι). Pour rendre vivant Apollonios, il faut tout dire à son propos et l’on se rend compte du caractère gigantesque, démesuré et, cela va de soi, impossible32 d’un tel projet littéraire, car il ne s’agit pas de raconter uniquement les faits marquants, les paroles édifiantes ou les prodiges les plus extraordinaires : toutes les circonstances, pour reprendre les termes de Démétrios, même les plus insignifiantes, doivent être mentionnées. Ainsi, ce n’est pas une Vie que Damis veut écrire, au sens où l’entend Plutarque et dont il expose les principes au début de la Vie d’Alexandre33. L’auteur d’une Vie doit, en effet, faire preuve de concision, d’une part en ne rapportant pas toutes les actions des héros (l’exhaustivité n’est donc pas recherchée), d’autre part en sélectionnant celles qui sont les plus révélatrices du personnage et qui ne sont pas forcément les plus illustres ni les plus grandioses34.

16Damis, au contraire, n’a que faire de la concision. Il ne sélectionne pas les éléments qui révéleraient le plus la personne, car, à ses yeux, pour dépeindre Apollonios, tous les faits comptent puisque la personnalité du sage est si divine et extraordinaire que rien n’est en réalité anodin ou insignifiant. À l’image d’un historien qui, pour Aristote, fait l’exposé non d’une action unique mais d’une période unique en racontant tous les événements qui, au cours de cette période, sont arrivés à un seul ou à plusieurs hommes35, Damis concentre son récit sur une vie d’homme (qui pourrait correspondre à une période historique) et raconte tous les faits qui de près ou de loin sont en rapport avec lui. La lecture de la VA peut ainsi donner une idée du contenu supposé des carnets :

  • tous les faits accomplis par le sage, aussi bien les plus anodins que les plus extraordinaires, notamment les nombreux miracles qu’il a accomplis, donnant au récit une dimension hagiographique et arétalogique (avec toutes les difficultés que posent ces deux termes). Mais pour Damis, qui reconnaît la nature surhumaine d’Apollonios, raconter les prodiges accomplis par le sage revient à montrer à ses lecteurs son ἀρετή, c’est-à-dire la manifestation du divin à travers ses actions.

  • toutes les paroles prononcées par le sage, aussi bien les « bons mots » que ses harangues, ses entretiens qui prennent la forme, en dimension réduite, de dialogues philosophiques à la manière de Platon ou de cours à la manière des Entretiens d’Épictète. Ces entretiens peuvent avoir une grande variété de sujets : les dieux, la morale, les arts, la littérature, la géographie, la politique, etc.

  • la description des merveilles vues au cours de ses voyages en compagnie du sage. Ces descriptions, qui peuvent être parfois de véritables monographies, sont souvent considérées comme des digressions mais sont, en réalité, en parfaite cohérence avec le projet littéraire de Damis, puisqu’elles font partie des « circonstances », pour reprendre le terme de Démétrios. Ce qu’a vu Apollonios doit être aussi consigné36. Les sujets sont très variés : géographie, zoologie, ethnologie, archéologie, paradoxologie…

  • Il convient d’ajouter en dernier lieu la dimension autobiographique. En racontant Apollonios, Damis se raconte lui-même et fait état, en particulier, de ses émotions, conférant à son récit une forte coloration romanesque. La dimension romanesque de la VA a été souvent remarquée et étudiée par la critique qui a relevé de fortes similitudes entre les romans et le récit de Philostrate, notamment dans les thèmes abordés (l’amour, le voyage, la séparation, les retrouvailles et les épreuves37). Elle n’a cependant pas assez insisté sur le rôle de Damis et de son récit. En prenant part aux voyages du sage en tant que personnage et en étant le narrateur de ceux-ci, Damis ajoute au récit une tension dramatique qui serait totalement absente sans lui. En effet, le sentiment d’aventure, de danger, d’émerveillement face aux événements ne vient pas d’Apollonios qui demeure presque toujours impassible. Sa dimension surhumaine est telle que rien ne peut lui arriver. Ce n’est en revanche pas le cas de Damis, qui, lui, ressent et transcrit ses émotions (notamment la peur) créant ainsi une tension dramatique (de l’aventure, tout simplement) qui est une des composantes importantes du genre romanesque38.

17Ce rapide aperçu permet de comprendre qu’aucun genre littéraire ne saurait à lui seul convenir au projet que s’est fixé Damis. Tout dire sur Apollonios conduit forcément l’homme de Ninive à écrire un ouvrage gigantesque par la taille et qui relève, par les sujets et les thèmes abordés, de plusieurs genres littéraires. Damis est un πολυγράφος au sens où l’entend Diogène Laërce (X 26) à propos d’Épicure : un auteur qui écrit beaucoup mais qui écrit un livre unique, qui serait l’équivalent d’un grand nombre d’ouvrages différents, sur des sujets variés : récit de voyage de Ninive jusqu’aux Indes, paroles et entretiens d’Apollonios, miracles et prodiges d’Apollonios, sagesse des brahmanes, ou encore traité de chasse aux dragons, monographie sur les éléphants, etc. Les tablettes de Damis constituent une véritable bibliothèque et celui-ci apparaît alors comme un polygraphe au sens moderne du terme, comme Xénophon ou Plutarque, c’est-à-dire un auteur qui s’adonne à différents genres littéraires.

Saisir la σοφία totale

18Il est évident qu’une telle œuvre est impossible à écrire et qu’il s’agit d’une fiction littéraire inventée par Philostrate. Pour autant, celui-ci mentionne si souvent les tablettes et leur auteur, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de justifier ses propres choix d’écrivain, que le livre de Damis hante littéralement la VA. Cette présence si forte n’est sans doute pas étrangère au fait que l’on a cru pendant si longtemps à l’existence de ces tablettes. Il convient dès lors de se demander pourquoi Philostrate a créé un tel dispositif narratif et énonciatif. Certes, il n’est pas le seul à avoir recours au stratagème de la source miraculeusement retrouvée pour donner du crédit à son récit. En revanche, la nature de la source et le projet littéraire de son auteur sont tout à fait frappants. Pourquoi inventer un livre impossible à écrire comme principale source du récit ?

19En outre, si la finalité de l’ouvrage de Philostrate est la même que celui de Damis (puisqu’il déclare au début de son récit donner une image exacte du sage de Tyane — le verbe employé par Philostrate est ἐξακριϐῶσαι, « parler avec exactitude de quelqu’un »39), la méthode pour y parvenir est très différente et même opposée. En effet, Philostrate hiérarchise, sélectionne les faits et ne s’intéresse qu’aux plus remarquables40. Comme il aime à le répéter, il relate ce qui est « digne d’être raconté »41. D’une certaine manière, sa démarche est semblable à celle du Plutarque des Vies parallèles, qui, dans sa préface à la Vie d’Alexandre, prône une narration resserrée. C’est ainsi qu’à dix-neuf reprises Philostrate intervient dans son récit pour le recentrer sur son propos, Apollonios, et éviter que son œuvre ne se perde dans des digressions ou des détails sans fin, et ce, dès le premier chapitre, dans lequel il interrompt un développement sur Pythagore et Empédocle42. Il applique le principe inhérent à toute biographie, pars pro toto. Philostrate souhaite écrire une biographie encomiastique, retraçant la vie du sage depuis sa naissance jusqu’à sa prétendue mort, en suivant rigoureusement, dit-il, l’ordre chronologique des actions accomplies et des paroles prononcées43. Par conséquent, si la VA semble avoir deux auteurs, elle comprend également, en son sein, deux projets esthétiques qui se font face : d’un côté celui de Philostrate, le styliste qui sélectionne, de l’autre Damis, dont le souci d’exhaustivité est poussé à l’extrême. Aussi ces deux projets créent-ils une tension au sein du texte qui rend la lecture de la VA si particulière.

20En effet, même si Philostrate clame à plusieurs reprises ne pas vouloir s’égarer dans son propos, qu’il revendique ne choisir que les éléments les plus importants et remarquables afin que son récit soit agréable à lire, il n’en demeure pas moins qu’au finale, la VA est un récit à la taille considérable (deux volumes dans la collection Loeb), traitant de sujets divers qui paraissent souvent bien éloignés de la figure d’Apollonios et de la défense des accusations de sorcellerie portées contre lui. B. P. Reardon décrivait, du reste, le récit de Philostrate en ces termes : « un véritable pot-pourri des formes littéraires de notre période [i. e. les iie et iiie siècles]. Outre les éléments romanesques […], nous y trouvons presque toute la gamme des formes littéraires contemporaines : d’innombrables διαλέξεις, des μελέται, des ἐκφράσεις, des συγκρίσεις, des contes ; la paideia y trouve sa place, qu’il s’agisse d’Homère, de l’histoire athénienne, des philosophes ou de la mythologie ; et, surtout, ce sont partout des παράδοξα et des faits divers »44.

21Il est intéressant de voir combien les propos de B. P. Reardon, décrivant le contenu de la VA, correspondent mieux au projet littéraire de Damis qu’à celui revendiqué par Philostrate. En outre, une lecture au plus près du texte permet de voir que, bien loin des déclarations d’intention d’écrire un propos centré sur Apollonios, Philostrate suit à de nombreuses reprises le projet de Damis. L’exposé sur les éléphants au livre II illustre parfaitement cette tendance (voir le texte et sa traduction en annexe) :

  • II 12, 1 : Le verbe φασι fait référence à Damis et Apollonios. À de multiples reprises, Philostrate mentionne Apollonios comme source venant corroborer les écrits de Damis45. Cela est particulièrement vrai lorsque Philostrate aborde des sujets paradoxologiques comme les dragons ou la citadelle merveilleuse où vivent les brahmanes46.

  • II 12, 2 : εἴρηται μὲν καὶ ἑτέροιςοὗτοί φασιν : nouvelle mention de Damis et d’Apollonios et première intervention de Philostrate dans l’exposé qui souligne l’originalité de ses sources offrant des informations inédites. Il s’agit également d’un moyen pour l’auteur d’aborder un sujet souvent rebattu tout en affirmant ne pas vouloir en parler47.

  • II 13, 1 et 2 : Ἰόβας δέ, ὃς ἦρξέ ποτε τοῦ Λιβυκοῦ ἔθνους, φησὶ : mention d’une nouvelle source (le roi Juba) sans que Philostrate cependant précise si cette mention est présente dans les écrits de Damis ou d’Apollonios (ou des deux) ou si cet ajout vient de lui. Toutefois, son intervention en 13, 2, ἐγὼ δ᾽ οὐ προσδέχομαι τὸν λόγον, dans laquelle il affirme son désaccord avec les propos de Juba, laisserait penser que l’ajout vient effectivement de lui. S’ensuit dès lors un long propos sur les cornes des animaux. Ainsi, il apparaît que les écrits de Damis et d’Apollonios suggèrent à Philostrate d’autres sources qu’il commente. Il ne se contente pas simplement de réécrire les tablettes de Damis, il les complète.

  • II 13, 3 : εἰ δὲ καὶ ἤθη ἐλεφάντων χρὴ ἀναγράφειν souligne que Philostrate souhaite être complet dans son exposé. Les notes de Damis et d’Apollonios ne sauraient suffire ni constituer un exposé satisfaisant. Philostrate fait donc preuve à son tour d’ἀκριβολογία, car il veut que son propos soit le plus précis et complet possible.

22Cet exposé déborde du sujet du récit tel qu’il a été défini par Philostrate, à savoir faire connaître Apollonios en en dressant un portrait fidèle et le disculper des accusations de magie. Il est hors sujet ! Le récit de la vie du sage s’interrompt pour un exposé zoologique, voire une monographie, sur les dragons. De plus, le caractère extraordinaire du sujet ne suffit pas pour justifier sa place : un tel exposé est cohérent seulement dans le projet littéraire de Damis (à savoir tout dire de ce qu’a vu Apollonios) et que Philostrate suit à la lettre.

23En créant ce dispositif narratif complexe dans lequel Philostrate met en place une telle source fictionnelle et en lui accordant une si grande place dans son récit, l’auteur questionne en réalité le genre du βίος. Bien plus, il fait de la construction de son récit le véritable sujet de son livre48, autour d’une interrogation essentielle : que signifie raconter Apollonios ? Est-ce seulement raconter les grands événements de la vie du sage, rapporter ses paroles les plus édifiantes et ses prodiges les plus extraordinaires ? Il semble que cela ne soit pas le cas. Le dispositif mis en place tend bien plutôt à montrer que ce qui intéresse Philostrate n’est pas tant la figure du sage de Tyane en elle-même que toutes les valeurs qu’elle incarne. Dès le début du récit, le ton est donné. Philostrate commence son propos en évoquant Pythagore et Socrate pour montrer qu’Apollonios est supérieur à eux, mais surtout pour l’inscrire dans une tradition philosophique dont le sage de Tyane est à la fois l’aboutissement et le plus parfait modèle. Ainsi Apollonios n’est-il pas un philosophe, il est la σοφία, et tenter de raconter Apollonios revient à vouloir la saisir.

24Dans les premières lignes du Gymnasticos, Philostrate définit comme relevant de la σοφία, la philosophie, la rhétorique, la poésie, la peinture, les arts plastiques, la statuaire, la médecine, l’art militaire, la musique, et, si elle est utilisée avec mesure, l’astronomie49. La σοφία, selon Philostrate, recouvre de nombreuses disciplines et implique un champ de connaissances aussi étendu que varié. Elle est le résultat d’une paideia complexe et étendue. Or, tous ces thèmes, et bien d’autres encore, sont traités au moins une fois dans la VA. En fait, ce récit offre une définition encore plus large de la σοφία qui s’étend en définitive à l’ensemble du savoir grec dont Apollonios est l’incarnation. Ce que sous-entend le projet de Damis, et dont, au bout du compte, la VA de Philostrate est la version abrégée, c’est de restituer ce savoir et de lui donner corps avec la figure d’Apollonios. Les différents exposés de nature scientifique, les entretiens et les dialogues philosophiques, les réflexions sur l’histoire ou sur Homère, qui interrompent le cours du récit et qui semblent être autant d’entorses au genre biographique, sont en réalité ce qui structure véritablement l’œuvre. Les épisodes de la vie du sage ne sont que des prétextes : Apollonios arrive-t-il au Caucase, le lecteur a droit à une monographie sur celui-ci ; croise-t-il des éléphants, Philostrate relate les observations de Damis sur cet animal et les complète. Lorsque Apollonios disparaît du tribunal sans prononcer son apologie, Philostrate en écrit une, allant même contre le cours de son récit, puisqu’à deux reprises le sage affirme qu’il ne compte pas préparer de discours de défense50.

25En racontant la vie d’Apollonios, Philostrate et Damis offrent à leurs lecteurs un voyage en pleine σοφία dans un monde où les connaissances de tout genre, la philosophie et la littérature servent de décors. Cette σοφία, que Damis et Philostrate ont tenté chacun à leur manière de saisir, apparaît en définitive comme le véritable enjeu de la VA qui, dès lors, ne saurait être définie par aucun genre et demeurerait, comme son héros, que Philostrate compare à Protée, insaisissable.

Annexes

L’exposé sur les éléphants (Vie d’Apollonios de Tyane II, 12-13)

[II, 12] (1) Ἐπὶ δὲ τὸν Ἰνδὸν ἐλθόντες ἀγέλην ἐλεφάντων ἰδεῖν φασι περαιουμένους τὸν ποταμὸν καὶ τάδε ἀκοῦσαι περὶ τοῦ θηρίου· ὡς οἱ μὲν αὐτῶν ἕλειοι, οἱ δ᾽ αὖ ὄρειοι, καὶ τρίτον ἤδη γένος πεδινοί εἰσιν, ἁλίσκονταί τε ἐς τὴν τῶν πολεμικῶν χρείαν. Μάχονται γὰρ δὴ ἐπεσκευασμένοι πύργους οἵους κατὰ δέκα καὶ πεντεκαίδεκα ὁμοῦ τῶν Ἰνδῶν δέξασθαι, ἀφ᾽ ὧν τοξεύουσί τε καὶ ἀκοντίζουσιν οἱ Ἰνδοί, καθάπερ ἐκ πυλῶν βάλλοντες. Καὶ αὐτὸ δὲ τὸ θηρίον χεῖρα τὴν προνομαίαν ἡγεῖται καὶ χρῆται αὐτῇ ἐς τὸ ἀκοντίζειν. ὅσον δὲ ἵππου Νισαίου μείζων ὁ Λιβυκὸς ἐλέφας, τοσοῦτον τῶν ἐκ Λιβύης οἱ Ἰνδοὶ μείζους.

(2) Περὶ δὲ ἡλικίας τοῦ ζῴου καὶ ὡς μακροβιώτατοι, εἴρηται μὲν καὶ ἑτέροις, ἐντυχεῖν δὲ καὶ οὗτοί φασιν ἐλέφαντι περὶ Τάξιλα μεγίστην τῶν ἐν Ἰνδοῖς πόλιν, ὃν μυρίζειν τε οἱ ἐπιχώριοι καὶ ταινιοῦν· εἶναι γὰρ δὴ τῶν πρὸς Ἀλέξανδρον ὑπὲρ Πώρου μεμαχημένων εἷς οὗτος, ὅν, ἐπειδὴ προθύμως ἐμεμάχητο, ἀνῆκεν ὁ Ἀλέξανδρος τῷ Ἡλίῳ. Εἶναι δὲ αὐτῷ καὶ χρυσοῦ ἕλικας περὶ τοῖς εἴτ᾽ ὀδοῦσιν εἴτε κέρασι καὶ γράμματα ἐπ᾽ αὐτῶν Ἑλληνικὰ λέγοντα· ΑΛΕΞΑΝΔΡΟΣ Ο ΔΙΟΣ ΤΟΝ ΑΙΑΝΤΑ ΤΩΙ ΗΛΙΩΙ. ὄνομα γὰρ τοῦτο τῷ ἐλέφαντι ἔθετο μεγάλου ἀξιώσας μέγαν. Ξυνεβάλοντο δὲ οἱ ἐπιχώριοι πεντήκοντα εἶναι καὶ τριακόσια ἔτη μετὰ τὴν μάχην οὔπω λέγοντες καὶ ὁπόσα γεγονὼς ἐμάχετο.

[II, 13] (1) Ἰόβας δέ, ὃς ἦρξέ ποτε τοῦ Λιβυκοῦ ἔθνους, φησὶ μὲν ξυμπεσεῖν ἀλλήλοις ἐπ᾽ ἐλεφάντων πάλαι Λιβυκοὺς ἱππέας — εἶναι δὲ τοῖς μὲν πύργον ἐς τοὺς ὀδόντας κεχαραγμένον, τοῖς δὲ οὐδέν — νυκτὸς δὲ ἐπιλαβούσης τὴν μάχην ἡττηθῆναι μὲν τοὺς ἐπισήμους φησί, φυγεῖν δὲ ἐς τὸν Ἄτλαντα τὸ ὄρος, αὐτὸς δὲ ἑλεῖν τετρακοσίων μήκει ἐτῶν ὕστερον τῶν διαφυγόντων ἕνα καὶ τοὐπίσημον εἶναι αὐτῷ κοῖλον καὶ οὔπω περιτετριμμένον ὑπὸ τοῦ χρόνου. οὗτος ὁ Ἰόβας τοὺς ὀδόντας κέρατα ἡγεῖται τῷ φύεσθαι μὲν αὐτοὺς ὅθεν περ οἱ κρόταφοι, παραθήγεσθαι δὲ μηδενὶ ἑτέρῳ, μένειν δ᾽ ὡς ἔφυσαν καὶ μή, ὅπερ οἱ ὀδόντες, ἐκπίπτειν εἶτ᾽ ἀναφύεσθαι·

(2) ἐγὼ δ᾽ οὐ προσδέχομαι τὸν λόγον· κέρατά τε γὰρ εἰ μὴ πάντα, τά γε τῶν ἐλάφων ἐκπίπτει καὶ ἀναφύεται, ὀδόντες δὲ οἱ μὲν τῶν ἀνθρώπων ἐκπεσοῦνται καὶ ἀναφύσονται πάντες, ζῴων δ᾽ ἂν οὐδενὶ ἑτέρῳ χαυλιόδους ἢ κυνόδους αὐτομάτως ἐκπέσοι, οὐδ᾽ ἂν ἐπανέλθοι ἐκπεσών, ὅπλου γὰρ ἕνεκα ἡ φύσις ἐμβιβάζει αὐτοὺς ἐς τὰς γένυς […].

(3) […] εἰ δὲ καὶ ἤθη ἐλεφάντων χρὴ ἀναγράφειν, τοὺς μὲν ἐκ τῶν ἑλῶν ἁλισκομένους ἀνοήτους ἡγοῦνται καὶ κούφους Ἰνδοί, τοὺς δὲ ἐκ τῶν ὀρῶν κακοήθεις τε καὶ ἐπιβουλευτὰς καὶ ἢν μὴ δέωνταί τινος, οὐ βεβαίους τοῖς ἀνθρώποις, οἱ πεδινοὶ δὲ χρηστοί τε εἶναι λέγονται καὶ εὐάγωγοι καὶ μιμήσεως ἐρασταί· γράφουσι γοῦν καὶ ὀρχοῦνται καὶ παρενσαλεύουσι πρὸς αὐλὸν καὶ πηδῶσιν ἀπὸ τῆς γῆς ἐκεῖνοι.

[II, 12] (1) Lorsqu’ils parvinrent à l’Indus, ils virent, disent-ils, un troupeau d’éléphants en train de traverser le fleuve, et voici ce qu’ils entendirent raconter au sujet de cet animal : les uns sont des éléphants de marais, les autres vivent dans les montagnes, et il y en a une troisième espèce qui vit dans la plaine ; on les capture pour les services qu’ils rendent à la guerre. Car ils combattent, harnachés d’une tour capable de contenir jusqu’à dix et quinze Indiens à la fois ; de cette tour, les Indiens lancent des flèches et des javelots, exactement comme s’ils tiraient du haut d’une tour de rempart. L’animal lui-même considère sa trompe comme une main et s’en sert pour lancer des traits. Autant l’éléphant de Libye est plus gros qu’un cheval de Nisa, autant l’éléphant de l’Inde est plus gros qu’un éléphant de Libye.

(2) L’âge auquel parviennent ces animaux et la longue durée de leur vie, tout cela a déjà été dit par d’autres, mais nos héros disent que, près de Taxila qui est la plus grande ville de l’Inde, ils ont vu un éléphant que les indigènes parfument de myrrhe et ornent de bandelettes ; c’est un de ceux qui combattirent contre Alexandre pour Porus, et, comme il s’était bravement battu, Alexandre le consacra au Soleil. Il avait des anneaux d’or autour de ses défenses ou cornes et sur ces anneaux une inscription en grec disant : ALEXANDRE, FILS DE ZEUS, A CONSACRÉ L’ÉLÉPHANT AJAX AU SOLEIL. Car il avait donné ce nom à l’éléphant, jugeant qu’un grand animal méritait un grand nom. Et les indigènes calculaient que trois cent cinquante ans s’étaient écoulés depuis la bataille, sans compter l’âge qu’avait l’animal lorsqu’il combattit.

[II, 13] (1) Juba, qui fut autrefois roi de Libye, raconte qu’autrefois les cavaliers libyens combattirent les uns contre les autres sur des éléphants, et que certains de ceux-ci avaient une tour gravée sur leurs défenses, et que les autres n’avaient rien ; lorsque survint la nuit, interrompant la bataille, les animaux marqués de ce signe étaient vaincus, et ils s’enfuirent dans le massif de l’Atlas ; Juba raconte que, quatre cents ans plus tard, il captura l’un des éléphants fugitifs et que la gravure demeurait profonde et n’était pas encore effacée par le temps. Le même Juba considère que leurs défenses sont des cornes, parce qu’elles leur poussent sur les tempes, qu’ils ne les frottent pas l’une contre l’autre, et qu’elles restent intactes et ne tombent pas pour repousser comme les dents.

(2) Mais moi je n’accepte pas l’argument : car il est des cornes (quelques-unes, mais pas toutes), par exemple celles des cerfs, qui tombent et repoussent ; quant aux dents, sans doute celles des hommes tombent et repoussent toutes, mais chez aucun autre animal les défenses et les canines ne tombent d’elles-mêmes ni ne repoussent, si elles tombent, car la nature les implante dans leurs mâchoires pour servir d’armes […].

(3) […] S’il faut que je rapporte aussi les mœurs des éléphants, voici : ceux qui sont capturés dans les marécages sont considérés comme stupides et sans esprit par les Indiens, ceux de la montagne comme d’un mauvais naturel et méchants et, à moins qu’ils n’aient besoin de quelque chose, peu sûrs pour les hommes ; ceux de la plaine passent pour les meilleurs, faciles à dresser et avides d’imiter l’homme : ils écrivent, ils dansent, ils se balancent au son de la flûte et bondissent sur le sol.

Notes

1 Edvard Meyer, « Apollonios und die Biographie des Philostratos », Hermes, 52, 1917, p. 371-382 ; Henri-Charles Puech (dir.), Histoire des religions. II, La formation des religions universelles et les religions de salut dans le monde méditerranéen et le Proche-Orient, les religions constituées en Occident et leurs contre-courants, Paris, Gallimard, 1972, p. 98 ; Ewen Lyall Bowie, « Apollonius of Tyana: Tradition and Reality », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, 16.2, 1978, p. 1666 ; Graham Anderson, Philostratus : Biography and Belles Lettres in the Third Century AD., Londres, Sydney, Dover (N. H.), Croom Helm, 1989, p. 127.

2 Bryan P. Reardon, Courants littéraires grecs des iie et iiie siècles après J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 1971 p. 189.

3 Pierre Grimal (éd.), Romans grecs et latins, Paris, Gallimard, 1958, p. 1027.

4 Eduard Schwartz, Fünf Vorträge über den griechischen Roman, Berlin, G. Reimer, 1896, p. 126. Il est à noter que cette incertitude générique se retrouve lorsqu’il s’agit de publier l’œuvre ou des études portant sur elle. De fait, la seule traduction française publiée actuellement de la VA se trouve dans un volume de la Pléiade regroupant les romans grecs et latins, tandis que l’ouvrage, dirigé par Irene De Jong, René Nünlist et Angus M. Bowie, Narrators, Narratees, and Narratives in Ancient Greek Literature, Leyde, Boston, Brill, 2004, la classe parmi les biographies et que l’ouvrage dirigé par Gareth Schmeling, The Novel in the Ancient World, Boston, Brill Academic Publishers, 2003, la range parmi les « novel-like works of extended prose fiction ».

5 Les quelques définitions ci-dessus n’évoquent que les dimensions romanesques, biographiques ou hagiographiques de la VA qui est aussi une apologie (comme en témoignent les intentions de Philostrate [I 2] et la présence d’une apologie, en tant que telle, que le sage aurait composée [VIII 7]).

6 VA I, 19.

7 VA VII, 22-41.

8 VA VIII, 12-13.

9 VA I, 3.

10 Sur la figure de Damis voir, entre autres, Edvard Meyer, art. cit., p. 371-382, qui pense que Philostrate s’est inspiré d’une source véritable mais qui ne croit pas à l’existence de Damis ; Wolfgang Speyer, « Zum Bild des Apollonios von Tyana bei Heiden und Christen », Jahrbuch für Antike und Christentum, 17, 1974, p. 47-63 considère que les tablettes sont un faux fabriqué par des néo-pythagoriciens admirateurs d’Apollonios ; Ewen Lyall Bowie, art. cit., p. 1653-1670, envisage la figure de Damis comme un procédé romanesque ; Graham Anderson, op. cit., p. 155-173, au contraire, tente de prouver l’existence réelle du personnage, en l’identifiant avec le philosophe épicurien nommé Damis dont parle Lucien dans Jupiter Tragoedus ; voir enfin M. J. Edwards, , « Damis the Epicurean », The Classical Quarterly (New Series), 41, 1991, p. 563-566, qui réfute l’hypothèse de G. Anderson.

11 Ewen Lyall Bowie, art. cit., p. 1653.

12 James A. Francis, « Truthful Fiction : New Questions to Old Answers on Philostratus’Life of Apollonius », American Journal of Philology, 119, 1998, p. 433-435 et Tim Whitmarsh, « Philostratus » in Irene de Jong, René Nünlist et Angus M. Bowie, (dir.), op. cit. n. 4, p. 425-431.

13 Alain Billault, « Les choix narratifs de Philostrate », in Kristoffel Demoen et Danny Praet (dir.), Theios Sophistes : Essays on Flavius Philostratus’ Vita Apollonii, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 10: « Que ces mémoires aient ou non existé importe moins pour notre propos que la manière dont Philostrate s’y réfère. »

14 VA I, 24 ; I, 32 ; II, 10  ; III, 15, 3  ; III, 27, 1  ; III, 36  ; III, 41, 1  ; IV, 19  ; IV, 25, 6  ; V, 7, 1  ; V,9  ; V, 10, 1  ; VI, 3  ; VI, 4, 1 ; VI, 7  ; VI, 12, 1  ; VI, 22, 1  ; VII, 15, 1  ; VII, 21, 1  ; VII, 28, 1  ; VII, 35, 1  ; VII, 38, 2  ; VIII, 29.

15 Alain Billault, « Le personnage de Philostrate dans la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate », in Marie-Françoise Baslez, Philippe Hoffmann et Laurent Pernot (dir.), L’invention de l’autobiographie : d’Hésiode à Saint Augustin : actes du 2e Colloque de l’Équipe de recherche sur l’hellénisme post-classique, Paris, École normale supérieure, 14-16 juin 1990, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1993, p. 271-278. 

16 Il s’agit de la cité de Hiérapolis en Syrie.

17 Il s’agit de Julia Domna, épouse de Septime Sévère et mère de Caracalla. Femme de pouvoir mais aussi de culture, elle anima un cercle littéraire où se réunissaient savants, juristes, médecins et écrivains.

18 Sauf mention contraire, toutes les traductions sont personnelles.

19 Arnaldo Momigliano, La naissance de l’autobiographie en Grèce ancienne, Strasbourg, Circé, 1971, p. 49-50.

20 VA I 19, 2.

21 Voir notamment Tim Whitmarsh, art. cit., p. 429-430.

22 Le mot τὰ ἐκφαντίσματα désigne les ordures qu’on rejette de l’étable ou de la crèche. Il est difficile à traduire en français. J’ai choisi de le rendre par le terme « miettes » pour à la fois traduire l’idée que ce ne sont pas les propos et actes essentiels d’Apollonios et l’image des reliefs du repas développée dans la seconde partie du paragraphe.

23 Le souci d’exhaustivité de Damis va même jusqu’à raconter les événements ou les conversations auxquelles il n’a pas assisté. Par exemple, en III, 27, 1, Damis n’est pas présent lors de la première rencontre entre Apollonios et les brahmanes et doit rester au village qui se trouve au pied de leur montagne. Il en fait pourtant le récit d’après ce que lui a raconté Apollonios. Voir aussi en VII, 42, 1 : Damis fait le récit d’événements survenus dans la prison d’Apollonios après que le sage lui a ordonné de partir. Voir enfin V, 10, 1 où Damis, qui n’a pas pu assister à l’entretien entre le gouverneur de la Bétique et Apollonios fait une conjecture sur la teneur de leurs propos.

24 Sur le style, IV, 209. Il est possible de rapprocher cette définition de celle de Philostrate le Jeune à propos de la fiction dans les Images, Proème, 4 (391 Kayser).

25 Le terme ἐνάργεια est très difficile à traduire. Nous avons suivi la traduction proposée par M. Patillon dans les Progymnasmata de Théon. Il traduit également l’adverbe ἐναργῶς par « en détail » (Aelius Théon, Progymnasmata, texte établi et traduit par Michel Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1997).

26 Perrine Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs : description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Paris, Droz, 1994, p. 36-38 ; voir également les références bibliographiques n. 20 p. 36 et n. 26 p. 38 du même ouvrage.

27 Odyssée IV, 838-841.

28 Barbara Cassin, « Procédures sophistiques pour construire l’évidence », in Carlos Lévy et Laurent Pernot (dir.), Dire l’évidence (philosophie et rhétoriques antiques), Cahiers de philosophie de l’Université de Paris XIII-Val de Marne, 2, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 17.

29 Denys d’Halicarnasse, Lysias VII ; voir également Isocrate XI.

30 Ruth Webb a montré comment le sens du mot ἔκφρασις a glissé. S’il signifie aujourd’hui description vive d’une œuvre d’art, il avait le sens de description, de discours qui donne à voir ce qu’il décrit. L’ἐνάργεια, c’est-à-dire la force d’un discours qui permet de porter aux yeux ce dont il parle, était donc une caractéristique fondamentale de l’ἔκφρασις, au point que le terme d’ἐνάργεια a fini par se confondre avec l’ἔκφρασις elle-même (voir Ruth Webb, Ekphrasis, imagination and persuasion in ancient rhetorical theory and practice, Farnham, Ashgate, 2009).

31 Cicéron, Lucullus 17.

32 De son propre aveu, Damis se voit obligé de sélectionner (VA IV, 19).

33 Plutarque, Vie d’Alexandre I, 1-3 ; voir aussi Pascal Payen, article « Vie » du Dictionnaire Plutarque, in Plutarque, Vies parallèles, Paris, Gallimard, 2001, p. 2113-2116. Si les Grecs ont très tôt entrepris de classer les types de récits (comme Hécatée dans le prologue des Généalogies, Platon dans l’Hippias majeur [285 d] ou la République [392 c-394 d] et Aristote dans sa Poétique), le genre de la Vie n’a pas été défini par ces différents théoriciens. Plutarque ne s’est donc pas appuyé, pour rédiger ses Vies parallèles, sur une doctrine constituée.

34 Plutarque, Vie d’Alexandre I, 2 : οὔτε γὰρ ἱστορίας γράφομεν, ἀλλὰ βίους, οὔτε ταῖς ἐπιφανεστάταις πράξεσι πάντως ἔνεστι δήλωσις ἀρετῆς ἢ κακίας, ἀλλὰ πρᾶγμα βραχὺ πολλάκις καὶ ῥῆμα καὶ παιδιά τις ἔμφασιν ἤθους ἐποίησε μᾶλλον ἢ μάχαι μυριόνεκροι καὶ παρατάξεις αἱ μέγισται καὶ πολιορκίαι πόλεων : « En effet, nous n’écrivons pas des histoires, mais des biographies, et ce n’est pas surtout dans les actions les plus éclatantes que se manifestent la vertu ou le vice. Souvent, au contraire, un petit mot, une plaisanterie montrent mieux le caractère que les combats qui font des milliers de morts, que les batailles rangées et les sièges les plus importants. » (traduction Robert Flacelière et Émile Chambry, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1976).

35 Aristote, Poétique XXIII, 1459 a.

36 Alain Billault, art. cit. (2009) p. 14 : « Ces tableaux géographiques, ces descriptions qui, à l’occasion, débouchent sur l’histoire ne sauraient passer pour des digressions ornementales. Ils dessinent le cadre réel de la vie d’Apollonios. Ils lui confèrent son véritable format. »

37 Voir en particulier Alain Billault, L’Univers de Philostrate, Bruxelles, Latomus, 2000, p. 105-138, qui étudie les points communs entre la VA et le genre romanesque, constatant que Philostrate reprend à son compte les codes du genre dans une autre perspective que celle des romanciers, au point de qualifier l’œuvre d’« anti-roman » (p. 105).

38 En I, 34-35, alors qu’Apollonios et Damis séjournent à Babylone, ce dernier s’inquiète en voyant son ami négliger les présents que veut absolument lui offrir le Roi. Damis expose alors le danger qu’il y aurait à mépriser ces cadeaux puisqu’ils sont entièrement à la merci du souverain. C’est bien la réaction de l’Assyrien qui fait naître une tension dramatique et un sentiment de danger et d’aventure qui seraient totalement absents sans lui.

39 VA I, 2, 3.

40 Outre les passages cités ci-dessus, voir également IV, 22, 2 ; IV, 34, 4 ; V, 1, 1 ; VI, 35, 2.

41 Voir par exemple VI, 39, 1 et VI, 40, 1.

42 VA I, 1 ; I, 9 ; I, 20 ; II, 21 ; III, 6 ; III, 45 ; III, 57 ; IV, 22 ; IV, 25 ; IV, 34 ; IV, 46 ; V, 1 ; V, 19 ; VI, 35 ; VI, 40 ; VII, 2 ; VII, 28 ; VII, 35 ; VIII, 6 ; voir également Alain Billault, art. cit. (1993), p. 273.

43 VA I, 2, 3.

44 Bryan P. Reardon, op. cit., p. 266-267.

45 Voir par exemple en I, 32 ; II, 20 ; III, 14 ; III, 15 ; V, 39.

46 VA III, 6-8 et 14-15.

47 En IV, 25, Philostrate a recours au même procédé : si l’histoire de la goule que démasque Apollonios est assez connue, seul Damis en a consigné une version complète.

48 Alain Billault, op. cit. (2009), p. 19.

49 Gymnasticos 1 : « Σοφίαν ἡγώμεθα καὶ τὰ τοιαῦτα μέν, οἷον φιλοσοφῆσαι καὶ εἰπεῖν σὺν τέχνῃ, ποιητικῆς τε ἅψασθαι καὶ μουσικῆς καὶ γεωμετρίας, καί, νὴ Δία, ἀστρονομίας, ὁπόση μὴ περιττή· σοφία δὲ καὶ τὸ κοσμῆσαι στρατιάν, καὶ ἔτι τὰ τοιαῦτα, ἰατρικὴ πᾶσα καὶ ζωγραφία καὶ πλάσται καὶ ἀγαλμάτων εἴδη καὶ κοῖλοι λίθοι καὶ κοῖλος σίδηρος. Βάναυσοι δὲ ὁπόσαι, δεδόσθω μὲν αὐταῖς τέχνη, καθ᾽ ἣν ὄργανόν τι καὶ σκεῦος ὀρθῶς ἀποτελεσθήσεται, σοφία δὲ ἐς ἐκείνας ἀποκείσθω μόνας, ἃς εἶπον. ». Voir également Francesca Mestre, « La sophia de Philostrate. Quelques idées sur le Gymnastikos. », in Francesca Mestre et Pilar Gómez Cardó (dir.), Three centuries of Greek culture under the Rome Empire: homo Romanus Graeca oratione, Barcelona, Universitat de Barcelona, Publicacions i Edicions, 2013.

50 VA VII, 30 et VIII, 2,2.

Pour citer ce document

Alexandre Jacquel, « Damis le polygraphe : saisir la σοφία totale » dans « Polygraphies antiques. Variété des formes, unité des œuvres », « Synthèses & Hypothèses », n° 1, 2020 Licence Creative Commons
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