1 | 2020
Polygraphies antiques. Variété des formes, unité des œuvres

Si l’on entend par « polygraphie » la pratique conjointe, par un même auteur, de plusieurs genres littéraires, la polygraphie antique se caractérise par un double paradoxe : en premier lieu, parce qu’elle désigne une réalité bien attestée dans les lettres grecques et latines, tout spécialement à l’époque impériale, alors que le terme même de πολυγραφία, peu usité, véhicule un sens différent. D’autre part, si la définition moderne du polygraphe est fondamentalement péjorative, renvoyant à un dilettantisme supposé, nombreux sont cependant les auteurs anciens que l’on peut qualifier de « polygraphes ». Plus généralement, l’écriture polygraphique pourrait même se révéler consubstantielle au statut d’écrivain, en étant la condition sine qua non de l’existence des Belles Lettres à travers les âges.

Le volume qui suit cherche à éclairer la définition de la polygraphie antique en explorant les pratiques de différents auteurs, grecs et latins. Les contributions ici présentées montrent comment le recours à des genres littéraires différents, loin d’être un pis-aller, permet de multiplier les angles d’approche afin de ne laisser dans l’ombre aucun aspect d’une question ; on verra également que la variété inhérente à la pratique polygraphique ne fait pas obstacle, tant s’en faut, à l’élaboration d’une œuvre cohérente, marquée du sceau de l’unité.

Pratiques polygraphiques : variété des formes, variété des thèmes

Lucien et la polygraphie de la mort

Pilar Gómez


Résumés

L’œuvre de Lucien de Samosate est vaste et variée, et montre de multiples techniques littéraires de création et de composition, dignes d’un grand maître dans l’art de la rhétorique. En effet, il est un virtuose, un auteur habile à transposer et à innover à partir des formes littéraires traditionnelles, des genres, et des thèmes bien connus. D’autre part, certains sujets sont très chers à Lucien. Parmi eux, la mort ou le royaume d’Hadès reviennent à plusieurs reprises dans ses œuvres, car ils lui offrent une perspective efficace pour développer sa critique. Le monde de l’au-delà représente des espaces inaccessibles à l’expérience quotidienne, ce qui est abordé par Lucien au moyen de dialogues et de formes non-dialoguées. Le but de ce travail est d’analyser les relations intertextuelles entre quelques pièces de Lucien — Du deuil, Dialogues des morts, Ménippe ou la Nécyomancie, par exemple — qui dialoguent avec la mort, construisent un bloc thématique très cohérent chez notre auteur, et en même temps, servent à montrer comment Lucien essaye de présenter de plusieurs façons l’univers que forme l’ensemble de ses œuvres.

Texte intégral

1Le terme polygraphie ou polygraphe est l’un de ces termes qui ont eu à travers les siècles un sens particulièrement péjoratif pour désigner un type d’écrivain « touche-à-tout, passant allègrement d’un texte à l’autre, voire menant de front plusieurs ouvrages : l’œuvre du polygraphe se caractérise par la multiplicité et l’hétérogénéité des sujets abordés et des genres pratiqués, qui entretiennent le soupçon de superficialité »1. Cependant, comme les organisateurs de ce colloque l’ont souligné, il est peut-être possible et juste d’aborder positivement la valeur de ce terme, surtout quand on constate dans la littérature à l’époque impériale, « une explosion de l’activité polygraphique », soit parce que nous trouvons des auteurs avec une production extensive, soit en raison de la variété des sujets qu’ils traitent, soit en raison d’un mélange de ces deux circonstances.

Mutation d’un genre

2Lucien de Samosate est sans aucun doute un écrivain difficile à classer. Son œuvre est vaste et permet de suivre les multiples techniques littéraires de création et de composition typiques d’un maître dans l’art de la rhétorique. De ce point de vue et dans le contexte de ce colloque, nous pourrions considérer que Lucien est un écrivain polygraphe.

3En effet, Lucien est un virtuose, un auteur habile à transposer et à innover à partir de formes littéraires traditionnelles, de genres et de thèmes bien connus. Néanmoins, malgré la diversité de sa production littéraire, dans l’histoire de la littérature grecque à l’époque impériale et dans la tradition occidentale postérieure, le nom de Lucien est inévitablement associé au dialogue, bien que dans sa production d’autres genres soient aussi bien représentés, ou plutôt, bien que des genres différents puissent être identifiés dans ses œuvres, qui méritent, a priori, l’étiquette de dialogue, étant donné sa capacité d’hybridation, cette ποικιλία, bref, la μῖξις qui caractérise son travail2.

4Cette inévitable association du nom de Lucien avec le dialogue se trouve dans les mots de l’auteur lui-même. Malgré les très rares références biographiques que nous connaissons, nous possédons deux textes qui permettent de comprendre la carrière de Lucien et sans doute aussi la raison de l’emploi si fréquent du dialogue dans son œuvre. Il s’agit de ces passages, très connus et souvent cités, du dialogue La Double accusation ou les tribunaux et aussi de la προλαλιά intitulée À celui qui m’a dit : « Tu es un Prométhée dans tes discours »3.

5Dans le premier cas, Lucien est accusé de trahison dans le cadre d’un procès — λόγος δικανικός — et ses accusateurs sont les personnifications de la Rhétorique et du Dialogue (philosophique). Lucien présente alors sa défense en faisant le bilan de son œuvre. Rhétorique accuse Lucien de l’avoir abandonnée ; elle avait inscrit le rhéteur syrien au rang des Grecs et l’avait accompagné dans ses voyages en Grèce et en Ionie, puis en Italie et même en Gaule. Lucien base sa défense sur la transformation qu’a connue la Rhétorique, qui aurait renoncé à son ancienne dignité pour se laisser séduire par des amants indésirables. Par conséquent Lucien divorce de Rhétorique pour Dialogue4. Mais cette « conversion » de Lucien n’est pas bien reçue du tout, car l’excellent Dialogue — c’est à dire, le dialogue philosophique (socratique) — exprime sa consternation devant l’offense de Lucien : en effet, Dialogue était auparavant honoré par tous, mais, depuis que Lucien l’a associé à la comédie et à Ménippe, il n’est plus qu’un masque vulgaire :

Τ μὲν τραγικὸν ἐκεῖνο καὶ σωφρονικὸν προσωπεῖον ἀφεῖλέ μου, κωμικὸν δὲ καὶ σατυρικὸν ἄλλο ἐπέθηκέ μοι καὶ μικροῦ δεῖν γελοῖον. Εἶτά μοι εἰς τὸ αὐτὸ φέρων συγκαθεῖρξεν τὸ σκῶμμα καὶ τὸν ἴαμβον καὶ κυνισμὸν καὶ τὸν Εὔπολιν καὶ τὸν Ἀριστοφάνη, δεινοὺς ἄνδρας ἐπικερτομῆσαι τὰ σεμνὰ καὶ χλευάσαι τὰ ὀρθῶς ἔχοντα. Τελευταῖον δὲ καὶ Μένιππόν τινα τῶν παλαιῶν κυνῶν μάλα ὑλακτικὸν ὡς δοκεῖ καὶ κάρχαρον ἀνορύξας, καὶ τοῦτον ἐπεισήγαγεν μοι φοβερόν τινα ὡς ἀληθῶς κύνα καὶ τὸ δῆγμα λαθραῖον, ὅσῳ καὶ γελῶν ἅμα ἔδακνεν. Πῶς οὖν οὐ δεινὰ ὕβρισμαι μηκέτἐπὶ τοῦ οἰκείου διακείμενος, ἀλλὰ κωμῳδῶν καὶ γελωτοποιῶν καὶ ὑποθέσεις ἀλλοκότους ὑποκρινόμενος αὐτῷ; (Bis Acc. 33)
Puis il m’arracha mon masque tragique et respectable et m’en imposa un autre, un masque comique, satyrique et presque ridicule. Ensuite il amena et enferma avec moi la raillerie, l’iambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane, gens experts à railler ce qui est respectable et à tourner en dérision ce qui est honnête. Enfin il est allé déterrer un certain Ménippe, un cynique du temps passé, grand aboyeur, semble-t-il, qui a des crocs acérés, et il a introduit chez moi ce véritable chien, animal redoutable, qui mord sans qu’on s’y attende, parce qu’il mord en riant.
N’ai-je pas subi de terribles outrages, moi qui, au lieu de garder le rôle qui est le mien, joue celui d’un comédien et d’un bouffon et représente pour lui des pièces bizarres5 ?

6Dans sa défense Lucien fait valoir que c’est grâce à lui que le dialogue — qui était avant « triste et squelettique à cause de ses perpétuelles questions » (σκυθρωπὸν καὶ ὑπὸ τῶν συνεχῶν ἐρωτήσεων κατεσκληκότα, Bis Acc. 34) — est devenu maintenant agréable pour la plupart des auditeurs qui auparavant craignaient ses épines et se gardaient de le toucher de leurs mains comme s’il était un hérisson. Du reste, Lucien connaît bien ce qui attriste le plus Dialogue. C’est qu’il ne prend pas le temps de s’asseoir pour discuter avec lui sur des questions pointilleuses et subtiles, comme par exemple la question de savoir si l’âme est immortelle ; et cela, bien que le principal reproche de Dialogue soit sa perte d’identité, c’est-à-dire, sa transformation en un genre (un « être ») hybride :

Τ γὰρ πάντων ἀτοπώτατον, κρᾶσίν τινα παράδοξον κέκραμαι καὶ οὔτε πεζός εἰμι οὔτε ἐπὶ τῶν μέτρων βέβηκα, ἀλλὰ ἱπποκενταύρου δίκην σύνθετόν τι καὶ ξένον φάσμα τοῖς ἀκούουσι δοκῶ. (Bis Acc. 33)
Ce qui me révolte le plus, c’est le mélange absurde dont je suis composé ; car je ne vais pas à pied et je ne suis pas à cheval sur le mètre, mais, semblable à un hippocentaure, j’ai l’air aux yeux de ceux qui m’écoutent d’un spectre bizarre fait d’éléments différents.

7Les paroles de Diogène dans Le Pêcheur ou les Ressuscités confirment qui est le dialogue philosophique, une des parties portant une accusation contre Lucien. Diogène l’appelle « notre familier » et reproche à Lucien d’avoir séduit le dialogue pour devenir son allié contre les philosophes proprement dits. Il s’y réfère avec deux mots (συναγωνιστής et ὑποκριτής) qui ont aussi à voir avec le théâtre : rappelons-nous que Dialogue parlait aussi d’un masque « comique, satyrique et presque ridicule », imposé par Lucien. Ils annoncent aussi ce qu’il dira à propos de Ménippe, étant donné que le philosophe cynique a abandonné le commun des philosophes pour jouer le rôle de comédien chez Lucien :

δὲ πάντων δεινότατον, ὅτι τοιαῦτα ποιῶν καὶ τὸ σὸν ὄνομα, Φιλοσοφία, ὑποδύεται καὶ ὑπελθὼν τὸν Διάλογον ἡμέτερον οἰκέτην ὄντα, τούτῳ συναγωνιστῇ καὶ ὑποκριτῇ χρῆται καθἡμῶν, ἔτι καὶ Μένιππον ἀναπείσας ἑταῖρον ἡμῶν ἄνδρα συγκωμῳδεῖν αὐτῷ τὰ πολλά, ὃς μόνος οὐ πάρεστιν οὐδὲ κατηγορεῖ μεθἡμῶν, προδοὺς τὸ κοινόν. (Pisc. 26)
Mais ce qu’il y a de plus révoltant, c’est qu’en agissant ainsi, il se couvre de ton nom, Philosophie, et qu’ayant séduit le Dialogue, qui est de notre famille, il en a fait son allié et son interprète contre nous. Il a même engagé Ménippe, un de nos camarades, à jouer souvent ses comédies avec lui ; et en effet Ménippe seul, traître à la cause commune, nous a faussé compagnie et ne s’est pas joint à nos poursuites.

8Cette double accusation montre, en réalité, que Rhétorique et Dialogue se limitent seulement à ce que Lucien leur a enlevé, sans comprendre que de leur fusion est né un nouveau genre, dont Lucien explique les caractéristiques dans la προλαλιά intitulée Tu es un Prométhée dans les discours. Ce petit ouvrage est un document unique — avec le Zeuxis — et très utile pour comprendre ce que Lucien revendique comme sa création littéraire. En effet, il nous y explique en quoi consiste ce mélange étrange de comédie et de dialogue, auquel Dialogue lui-même faisait référence dans le dernier passage de La Double accusation cité ci-dessus.

9De manière succincte, mais sans laisser de place au doute, Lucien révèle ce qu’il a fait avec ces deux genres — déjà signalés comme les éléments essentiels de l’œuvre de Lucien par Reardon6 —, et comment il les a harmonisés. D’autre part, il réfléchit sur sa conception de l’originalité (καινότης)7, car, dans le contexte d’une littérature livresque, l’innovation et l’originalité ne peuvent pas être identifiées simplement à la recherche d’éléments nouveaux et extravagants, sans rien d’autre. Par-là, Lucien refuse d’être un Prométhée : son invention doit seulement être considérée comme un processus d’amélioration. Aussi le mérite de l’originalité est-il subordonné à l’exigence supérieure de l’harmonie et de la beauté.

Οὐ πάνυ γοῦν συνήθη καὶ φίλα ἐξ ἀρχῆς ἦν διάλογος καὶ κωμῳδία […] καὶ μίαν ταύτην προαίρεσιν ἐπεποίητο ἐκείνους [sc. τοὺς τοῦ διαλόγου ἑταίρους] ἐπισκώπτειν καὶ τὴν Διονυσιακὴν ἐλευθερίαν καταχεῖν αὐτῶν, ἄρτι μὲν ἀεροβατοῦντας δεικνύουσα καὶ νεφέλαις ξυνόντας, ἄρτι δὲ ψυλλῶν πηδήματα διαμετροῦντας, ὡς δῆθεν τὰ ἀέρια λεπτολογουμένους. διάλογος δὲ σεμνοτάτας ἐποιεῖτο τὰς συνουσίας φύσεώς τε πέρι καὶ ἀρετῆς φιλοσοφῶν. […] καὶ ὅμως ἐτολμήσαμεν ἡμεῖς τὰ οὕτως ἔχοντα πρὸς ἄλληλα ξυναγαγεῖν καὶ ξυναρμόσαι οὐ πάνυ πειθόμενα οὐδὲ εὐμαρῶς ἀνεχόμενα τὴν κοινωνίαν. (Prom. Es. 6)
Dans le principe, le dialogue et la comédie n’avaient aucun rapport et n’étaient point amis. [] Le seul but qu’elle s’était assigné, c’était de les railler, de verser sur eux la liberté dionysiaque ; elle les représentait tantôt marchant dans les airs et vivant dans la compagnie des nuées, tantôt mesurant des sauts de puces, parce qu’ils dissertaient subtilement sur les phénomènes de l’air. Le dialogue au contraire tenait ses vénérables réunions en philosophant sur la nature et sur la vertu […] Nous, cependant, nous avons osé réunir ces deux éléments si discordants, et les harmoniser, bien qu’ils fussent tout à fait réfractaires et fort difficiles à accoupler.

10Nous pouvons donc constater, à partir des mots de l’auteur lui-même, la naissance d’un genre nouveau (ou peut-être plutôt d’un sous-genre), qu’il défend comme lui étant propre et personnel, dont les limites et les nouveaux horizons sont explorés par Lucien sans interruption.

Polymorphie du dialogue chez Lucien

11Il y a eu plusieurs tentatives pour classer l’œuvre de Lucien. Lui-même a été considéré soit comme un philosophe moral, soit comme un auteur satirique, ou encore comme un moqueur athée et impie, un écrivain à l’imagination débordante et, en même temps, capable de parodier certaines habitudes de composition, en particulier les dialogues. Il est évident qu’un critère strictement formel sépare les dialogues du reste de la production de Lucien. Mais les dialogues créent aussi des problèmes et des doutes sur leur propre classification. Tout cela révèle une certaine tension entre forme et contenu, et montre qu’une forme spécifique ne présuppose pas un contenu déterminé, et d’autre part, qu’un contenu peut être véhiculé par différentes formes. À cela s’ajoute, en plus, l’influence de la rhétorique sur la production littéraire de cette période.

12Néanmoins, le terme « dialogue » renvoie à différentes réalités : une conversation, où plusieurs personnages prennent alternativement la parole ; l’imitation de cette situation par une œuvre littéraire non qualifiée de dialogue, où les personnages sont représentés par les paroles que l’auteur leur fait prononcer (il s’agit donc d’une forme commune à de nombreux genres) ; mais aussi, une discussion dialectique ou logique rattachée à la philosophie ; et enfin, une œuvre considérée comme dialogue au sens de genre textuel8.

13Bien que l’on trouve dans le corpus de Lucien des exemples de presque toutes ces acceptions, il faut signaler que le mot διάλογος n’est pas très employé par l’auteur9. Ce terme est, certes, attesté surtout dans le sens de « conversation » entre deux ou plusieurs personnages concrets. Cet entretien peut être exposé en style direct dans un contexte narratif, comme c’est le cas du passage suivant qui est extrait de l’œuvre intitulée Alexandre ou le faux devin :

Ἐθέλω δέ σοι καὶ διάλογον διηγήσασθαι τοῦ Γλύκωνος καὶ Σακερδῶτός τινος, Τιανοῦ ἀνθρώπου· ὁποίου τινὸς τὴν σύνεσιν, εἴσῃ ἀπὸ τῶν ἐρωτήσεων. νέγνων δὲ αὐτὸν χρυσοῖς γράμμασιν γεγραμμένον ἐν Τίῳ, ἐν τῇ τοῦ Σακερδῶτος οἰκίᾳ. “Εἰπὲ γάρ μοι,” ἔφη, “ὦ δέσποτα Γλύκων, τίς εἶ;” “Ἐγώ,” ἦ δ’ ὅς, “Ἀσκληπιὸς νέος.” “Ἄλλος παρ’ ἐκεῖνον τὸν πρότερον; Πῶς λέγεις;” (Alex. 43)
Je veux aussi te rapporter la conversation de Glycon et d’un certain Sakerdos de Tion, dont tu apprécieras l’intelligence d’après ses questions. Je l’ai lue, écrite en lettres d’or à Tion, dans la maison de ce Sakerdos. « Dis-moi, maître Glycon, demanda celui-ci, qui es-tu ? — Moi, dit-il, je suis le nouvel Asclépios. — Un autre que l’ancien ? Est-ce cela que tu veux dire ?… »

14Le mot peut aussi désigner, de manière plus générique, la façon de parler d’un sujet. Citons, par exemple, le passage où Lucien justifie l’intérêt de Nigrinos à chercher la vraie philosophie dans la vie réelle, en renonçant aux philosophes eux-mêmes :

Ἤδη δὲ τούτων ἀποστὰς τῶν ἄλλων αὖθις ἀνθρώπων ἐμέμνητο καὶ τὰς ἐν τῇ πόλει ταραχὰς διεξῄει καὶ τὸν ὠθισμὸν καὶ τὰ θέατρα καὶ τὸν ἱππόδρομον καὶ τὰς τῶν ἡνιόχων εἰκόνας καὶ τὰ τῶν ἵππων ὀνόματα καὶ τοὺς ἐν τοῖς στενωποῖς περὶ τούτων διαλόγους· (Nigr. 29)
Puis, laissant de côté les philosophes, il reparla des autres hommes, et s’étendit sur le tumulte de la ville, sur la foule qui se bouscule dans les rues, sur les théâtres, sur l’hippodrome, sur les statues des cochers, sur les noms des chevaux et sur les conversations qu’on fait sur eux dans les rues.

15Le sens d’« échange de paroles », dans un contexte dramatique (même ironique), est attesté dans les paroles que le maître adresse à son esclave, à la fin de l’œuvre intitulée Les esclaves fugitifs. Voici ces paroles « intercalées », qui sont, pour Lucien, des gémissements inutiles :

Κάνθαρος.- Φεῦ τῶν κακῶν, ὀτοτοῖ, παππαπαιάξ.
Δεσπότης.- Τί τοῦτο παρεντίθης τῶν τραγικῶν σου διαλόγων
; (Fug. 33)
L’esclave : Ah ! Quel malheur ! Quel malheur ! Hélas ! Oh ! Oh !
Le maître : Qu’est-ce que tu nous chantes là avec ces exclamations tragiques ?

16Or, à partir des théories des rhéteurs anciens10, il est possible de rattacher le genre du dialogue non seulement à des éléments formels (le jeu de questions-réponses, l’art de raisonner, la présence de personnages), ou de contenu (le sujet philosophique), mais surtout à un style propre pour modeler le discours qui ne concerne pas nécessairement un échange de répliques selon Démétrios. C’est pourquoi on peut aussi considérer le dialogue comme un genre hybride se situant à mi-chemin entre la poésie et la prose ; et il ne faut pas prendre « hybride » dans un sens péjoratif comme l’entend Dialogue dans la Double accusation. Ce style doit toujours évoquer un texte rédigé sans recherche apparente, qui imite une parole improvisée (μιμεῖται αὐτοσχεδιάζοντα, Eloc. 224) : comme le remarque Denys d’Halicarnasse, une œuvre atteint à la grâce (χάρις) en ce domaine du dialogue « lorsqu’elle est composée de manière à faire oublier qu’elle l’est » : ἔχει δέ τινα χάριν ἐν τοῖς τοιούτοις καὶ τὸ οὕτω συγκείμενον ὥστε μὴ συγκεῖσθαι δοκεῖν (Comp. 6.19.11).

17Chez les rhéteurs, les caractères qui dessinent les contours d’un « style du dialogue » et qui assurent finalement sa spécificité sont la grâce que l’on vient de voir, mais aussi la liberté, la simplicité et le naturel. C’est ainsi que, pour les rhéteurs, le dialogue constituait une catégorie particulière et assez précise d’œuvres en prose. Il est vrai que l’exposé par demandes et par réponses était habituel dans le dialogue ; c’est ce que pense Théon :

Καὶ τὰ ἐξῆς τὸν αὐτὸν τρόπον διεξελευσόμεθα ἐρωτῶντες τε καὶ ἀποκρινόμενοι κατὰ τὸν διαλεκτικὸν νόμον. (Prog. 90.16-18)
Et nous exposerons toute la suite de la même façon, par demandes et par réponses, selon l’usage du dialogue.

18Cependant, le seul échange de répliques ne suffit pas à définir le dialogue, puisqu’il se retrouve ailleurs, notamment dans les genres dramatique, narratif ou encore oratoire. C’est donc d’une part, le ton et le style, et d’autre part, le sujet philosophique qui déterminent en fin de compte ce type d’œuvres, même si l’échange de répliques est à peine perceptible, comme dans les dialogues de Sénèque.

19Tout ce qui est exposé jusqu’ici nous place dans la polygraphie et la variété formelle, mais la polygraphie est également liée à la variété des sujets traités par un auteur. Et cette variété est facilement reconnaissable dans l’œuvre de Lucien : les dieux traditionnels, les caractères du mythe, la fausseté des soi-disant philosophes, l’imposture de beaucoup de sophistes, la vanité humaine, la crédulité, la tromperie des ignorants et même des réflexions sur le métier et la fonction de l’écrivain et sa production littéraire … sont des thèmes récurrents dans les écrits de Lucien, quelle que soit la forme d’expression choisie par lui.

Lucien aux Enfers

20Certains aspects de cette diversité formelle déjà soulignée et qui justifierait l’application du terme « polygraphe » à Lucien, peuvent être illustrés en prenant comme référence un sujet récurrent chez Lucien : la mort. Il s’agit d’un sujet qu’on retrouve à la fois dans des œuvres dialoguées et dans d’autres qui ne le sont pas, du moins en apparence.

21Chez Lucien, la présence de la mort et de l’Hadès se traduit par de simples références, de brèves descriptions ou diverses allusions. L’Hadès de Lucien est surtout connu comme l’espace, un cadre littéraire, où se développent intégralement quelques pièces de Lucien : par exemple, les Dialogues des morts, qui sont les plus connus et les plus imités à la fois pour leur aspect formel et surtout pour leur caractère satirique et moralisant.

22La première action de la satire est l’observation, qui est essentielle puisqu’il faut d’abord observer l’objet de censure que l’on veut corriger avant de le critiquer11. Pour ce faire, la satire utilise des éléments tels que le mythe, le déplacement spatial ou temporel, la rupture des structures sociales, mais aussi le renversement des usages et des normes habituelles, la tradition littéraire ou enfin, la métamorphose animale. Quant aux voyages fantastiques — également pratiqués par Lucien — ou dans le monde de l’au-delà, ils représentent des espaces inaccessibles à l’expérience quotidienne, et par conséquent, deviennent utopiques au sens étymologique, c’est-à-dire qu’ils ne se passent « en aucun endroit », et ils permettent à l’auteur ou à son porte-parole une perspective privilégiée pour développer sa critique.

23Lucien nous offre, à travers le monde des morts, un cadre approprié à la construction d’un monde utopique où il peut développer sa satire12. Il n’est donc pas étonnant que les œuvres de Lucien où la mort joue un rôle important soient en général mises en rapport avec les textes du corpus à tendance cynique ou avec ceux qui sont considérés comme ménippés, étant donné que Ménippe y est le personnage principal, porte-parole de l’auteur.

24Lucien aborde le sujet de la mort sous différents angles et dans des œuvres qui diffèrent aussi d’un point de vue formel. En outre, malgré l’identification de ce sujet comme un des sujets spécialement ménippés, le philosophe cynique n’apparaît que dans certaines de ces œuvres.

25Les Dialogues des morts nous placent dans le monde souterrain et ces brèves scènes dialoguées présentent des personnages mythiques, de l’histoire et même des hommes anonymes. Ceux-ci ont en commun le rejet de la mort, quand ils ne sont plus que des spectres dans l’Hadès, et pour Lucien, c’est une façon d’expliquer comment ils vivaient auparavant, quels étaient leurs intérêts, ce qu’ils ont perdu. Les paroles de Ménippe devant les plaintes de Crésus ou de Sardanapale pour leur vie dans l’Hadès et contre l’attaque continue et mordante de Ménippe, peuvent servir d’exemple :

Πλούτων.- Τί ταῦτά φασιν, ὦ Μένιππε;
Μένιππος.- Ἀληθῆ, ὦ Πλούτων· μισῶ γὰρ αὐτοὺς ἀγεννεῖς καὶ ὀλεθρίους ὄντας, οἷς οὐκ ἀπέχρησεν βιῶναι κακῶς, ἀλλὰ καὶ ἀποθανόντες ἔτι μέμνηνται καὶ περιέχονται τῶν ἄνω· χαίρω τοιγαροῦν ἀνιῶν αὐτούς
. (DMort. 3.1)
Pluton : Que disent-ils là, Ménippe ?
Ménippe : La vérité, Pluton ; car je déteste ces lâches, ces misérables qui, non contents davoir mal vécu, se souviennent encore, même après leur mort, des biens de là-haut et y restent attachés ; aussi je prends plaisir à les tourmenter.

26Dans L’arrivée aux Enfers ou le tyran, Lucien reprend la forme de dialogue des minores et, d’un ton sérieux et comique à la fois, insiste sur des questions telles que l’égalité devant la mort, la vanité des puissants, tout en présentant aussi d’autres problèmes triviaux, qui concernent la vie quotidienne aux Enfers. Dans ce dialogue, le cynique Kyniscos et le cordonnier Micylle, considérés par le tribunal des morts comme étant « sans taches », jouent le rôle du philosophe Ménippe, en ayant des mots satiriques surtout contre le tyran Mégapenthès, qui, désespéré de ne pas pouvoir continuer à vivre sa vie, plaide même sa cause auprès de Clotho :

Μεγαπένθης.- Κἂν ἰδιώτην με ποίησον, ὦ Μοῖρα, τῶν πενήτων ἕνα, κἂν δοῦλον ἀντὶ τοῦ πάλαι βασιλέως· ἀναβιῶναί με ἔασον μόνον. (Cat. 13)
Mégapenthès : Rends-moi, si tu veux, Moire, simple particulier, et pauvre et même esclave, au lieu de roi que j’étais ; mais laisse-moi revivre.

27Dans Ménippe ou la Nécyomancie, le philosophe Ménippe entreprend une descente chez les morts pour interroger le savant Tirésias et découvrir la vraie sagesse et apprendre quel est le meilleur genre de vie. Néanmoins, il ne s’agit pas d’un dialogue aux enfers, malgré sa forme dialoguée, puisque le récit de Ménippe a lieu sur terre quand il revient des enfers. Ce récit est une description circonstanciée du spectacle infernal avec tous les éléments du monde souterrain selon l’imaginaire grec traditionnel : traversée du lac dans la barque de Charon, tribunal de Minos, lieu des supplices, plaine de l’Achéron, séjour de la foule des morts. Ce spectacle conduit Ménippe à réfléchir sur la vie humaine, qui ressemble à une longue procession ; les hommes sont comparés à des acteurs tragiques à qui sont attribués des rôles et des costumes variés. La conclusion du texte se trouve dans la réponse de Tirésias : c’est la vie du commun des mortels qui est la meilleure et la plus sage ; il lui conseille aussi de mépriser les philosophes et leurs recherches captieuses, de bien user du présent et de ne rien prendre au sérieux.

28Aux Enfers il n’y a pas d’utilité pour le pouvoir tel qu’il est exercé sur la terre : le roi Philippe est là un humble cordonnier ; et il n’y a pas de place pour l’étalage de richesses : le seul avantage que Mausole a retiré de son célèbre tombeau, c’est qu’il était accablé de ce poids énorme qui l’écrasait :

῾Ο τῶν ἰδιωτῶν ἄριστος βίος καὶ σωφρονέστερος· παυσάμενος τοῦ μετεωρολογεῖν καὶ τέλη καὶ ἀρχὰς ἐπισκοπεῖν καὶ καταπτύσας τῶν σοφῶν τούτων συλλογισμῶν καὶ τὰ τοιαῦτα λῆρον ἡγησάμενος τοῦτο μόνον ἐξ ἅπαντος θηράσῃ, ὅπως τὸ παρὸν εὖ θέμενος παραδράμῃς γελῶν τὰ πολλὰ καὶ περὶ μηδὲν ἐσπουδακώς. (Nec. 21)
C’est la vie des ignorants qui est la meilleure et la plus sage. Bannis donc la folle envie de raisonner sur les phénomènes célestes, d’examiner les fins et les principes, méprise ces savants syllogismes, regarde tout cela comme un vain bavardage et ne cherche en tout qu’une chose, c’est de bien user du présent et de laisser passer en riant la plupart des événements, sans rien prendre au sérieux.

29Ces textes correspondent à des dialogues traitant de la mort, dans n’importe laquelle des variantes du genre : qu’il s’agisse de dialogues dramatiques13, où l’action et l’information sont nettement partagées entre deux ou plusieurs personnages ; ou bien, de dialogues narratifs, où un personnage principal s’adresse à un interlocuteur-récepteur qui n’est pas identifié par ses propres paroles. Ces mots servent, en effet, seulement de cadre qui intègre l’exposé du personnage principal, et c’est le récit qui constitue l’essence et le contenu du dialogue proprement dit. En même temps, les mots prononcés par le protagoniste ne permettent pas de reconnaître le personnage secondaire, et celui-ci devient donc un interlocuteur anonyme, désigné seulement par des termes génériques, tels que φίλος, ἕταιρος14, ou un peu plus spécifiques, comme σοφιστής.

Larmes et sourires face à la mort

30Le sujet de la mort est abordé par Lucien dans une œuvre qui, apparemment, n’est pas un dialogue et qui, cependant, comme j’essaierai de le montrer, comprend également un dialogue. Il s’agit du Περὶ πένθους, qui a été considéré, du point de vue du genre, comme une diatribe. Cette pièce contient, à mon avis, un dialogue, peut-être impossible, mais un dialogue où Lucien a concentré le point central de sa thèse sur le sens, la valeur et la signification de la mort15.

31L’action du Περὶ πένθους n’est pas située dans le monde infernal, mais à mi-chemin entre la terre et l’Hadès. Lucien y ridiculise les rituels de la mort, que tous les êtres humains, quelle que soit leur origine, doivent absolument accomplir. Ce n’est pas un dialogue, comme je viens de le dire, mais peut-être — selon la terminologie de Bompaire16 — une diatribe, si l’on comprend par diatribe une pièce de nature discursive, fortement influencée par la rhétorique, du point de vue de sa composition, où le développement narratif peut être interrompu par un dialogue fictif, comme en témoignent, par exemple, les Diatribes d’Épictète.

32Du Deuil encadre dans un exposé discursif un dialogue (dramatique) entre deux interlocuteurs hypothétiques : les paroles du premier sont en fait un θρῆνος, auquel répondra, en le corrigeant, le deuxième interlocuteur. De cette façon, cette œuvre peut aussi illustrer la contamination du dialogue socratique chez Lucien et en même temps, est un bon exemple de spoudogeloion, c’est-à-dire un mélange de sérieux et de comique qui est, en fin de compte, une des multiples modalités de la parodie.

33Démétrios, dans le traité Du style (Περὶ ἑρμηνείας), affirme précisément que le trait le plus caractéristique de ce genre de discours appelés « socratiques », est qu’il frappe le public par leur vertu imitative (τῷ τε μιμητικῷ), son évidence (τῷ ἐναργεῖ), et ses admonestations pleines de magnanimité (τῷ μετὰ μεγαλοφροσύνης νουθετικῷ17) — éléments qu’on peut reconnaître, je crois, dans le De luctu.

34D’autre part, l’intention critique de cet opuscule est dévoilée au début du texte. Le propos de Lucien est d’observer (παρατηρεῖν) ce qui se passe et ce qui est dit (γινόμενα καὶ λεγόμενα) dans une situation de deuil, dans les cérémonies funèbres (ἐν τοῖς πένθεσι), que ce soit par les plus proches, directement affligés par la mort, ou par les personnes qui les accompagnent et les consolent (ὑπὸ τῶν παραμυθουμένων). Néanmoins, Lucien affirme aussi qu’il va simplement examiner des opinions sur la mort (περὶ αὐτοῦ τοῦ θανάτου δόξας) dont la valeur relative met en évidence l’absurdité de tous ces comportements et procédés :

῎Αξιόν γε παρατηρεῖν τὰ ὑπὸ τῶν πολλῶν ἐν τοῖς πένθεσι γινόμενα καὶ λεγόμενα καὶ τὰ ὑπὸ τῶν παραμυθουμένων δῆθεν αὐτοὺς αὖθις λεγόμενα, καὶ ὡς ἀφόρητα ἡγοῦνται τὰ συμβαίνοντα σφίσι τε αὐτοῖς οἱ ὀδυρόμενοι καὶ ἐκείνοις οὓς ὀδύρονται. […] μᾶλλον δὲ πρότερον εἰπεῖν βούλομαι ἅστινας περὶ αὐτοῦ τοῦ θανάτου δόξας ἔχουσιν· οὕτω γὰρ ἔσται φανερὸν οὗτινος ἕνεκα τὰ περιττὰ ἐκεῖνα ἐπιτηδεύουσιν. (Luct. 1)
Il vaut certainement la peine d’observer ce que font et ce que disent la plupart des gens dans les cérémonies funèbres, les discours qu’on leur tient pour les consoler et les lamentations où ils se livrent parce qu’ils s’imaginent qu’ils éprouvent un malheur intolérable pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils pleurent… Mais auparavant il vaut mieux que je dise un mot des idées qu’ils se font de la mort même. On verra par là pour quelle raison ils se livrent à ces pratiques inutiles.

35La littérature autant que la vie quotidienne offraient à Lucien du matériel susceptible d’être analysé dans cette optique. Ainsi, dès le début, Lucien nous avertit de deux choses importantes, à mon avis, et que nous trouvons dans d’autres de ses pièces :

  1. c’est l’ignorance qui entraîne les actions humaines ridicules devant la mort, de même qu’elle est aussi responsable d’autres conduites humaines absurdes dans bien d’autres circonstances de la vie18 ;

  2. les poètes ont un degré important de culpabilité dans l’imaginaire créé autour de la mort, de même qu’on peut les critiquer pour influencer l’esprit des hommes.

36C’est pourquoi, bien que la mort soit un phénomène inhérent à la condition humaine (c’est le domaine de la φύσις), notre réaction devant la mort, que ce soit les larmes, les gémissements, les pratiques funéraires…, répond seulement à une façon d’agir établie par l’usage et l’habitude (c’est donc le domaine du νόμος). En effet, on ignore si la mort est une expérience pénible pour le défunt, ou si elle est agréable :

Οὐ μὰ τὸν Πλούτωνα καὶ Περσεφόνην κατ᾿οὐδὲν ἐπιστάμενοι σαφῶς οὔτε εἰ πονηρὰ ταῦτα καὶ λύπης ἄξια οὔτε εἰ τοὐναντίον ἡδέα καὶ βελτίω τοῖς παθοῦσι, νόμῳ δὲ καὶ συνηθείᾳ τὴν λύπην ἐπιτρέποντες. (Luct. 1)
J’en jure par Pluton et Perséphone, ils ne savent pas du tout clairement si la mort est un mal et s’il vaut la peine de s’en chagriner, ou si au contraire c’est un bonheur et un avantage pour ceux que la subissent ; mais en ce qui regarde le chagrin, ils s’en remettent à la loi et à la coutume.

37Cette remarque initiale est en tout cas provocatrice dans sa façon d’associer le malheur de la mort à une sorte de chance.

38D’autre part, la mort est aussi un rite de passage, où on peut distinguer trois moments : la rupture de la normalité, que les anthropologues appellent « ségrégation » ; ensuite, le développement de cette anormalité aux marges de l’espace et du temps quotidien (« marginalité ») ; et enfin, le retour à la normalité interrompue (ou « agrégation »). Le texte de Lucien ne décrit pas ces trois moments, mais il choisit seulement les aspects qui lui semblent le plus intéressants pour construire son discours, en abordant le rituel de la mort à partir d’un décès privé qui comprend des personnages anonymes19.

39Le Περὶ πένθους présente une structure symétrique qui permet de situer ce faux dialogue auquel je me référais plus haut, au centre de la pièce. Ainsi le chapitre initial (§ 1), que nous venons de citer, a droit à une réponse dans le dernier paragraphe du texte (§ 24) :

Ταῦτα καὶ πολὺ τούτων γελοιότερα εὕροι τις ἂν ἐπιτηρῶν ἐν τοῖς πένθεσι γιγνόμενα διὰ τὸ τοὺς πολλοὺς τὸ μέγιστον τῶν κακῶν τὸν θάνατον οἴεσθαι. (Luct. 24)
Voilà, sans parler de choses encore plus ridicules, ce qu’on trouverait en observant ce qui se passe dans les funérailles, et la raison en est que le peuple regarde la mort comme le plus grand des maux.

40L’introduction est suivie d’une description de l’Hadès (§ 2-9) et du rituel de préparation du cadavre (§ 10-12). Ensuite, Lucien intercale dans le récit le dialogue (§ 13-20), après lequel il reprend l’exposé sur le rituel funèbre, mais maintenant relatif aux différentes sortes de sépulture (§ 21-23), en finissant par une référence au banquet des funérailles ou περίδειπνον (§ 24).

41Le récit de Lucien regarde surtout les conditions d’anormalité propres à l’espace et au temps marginaux où se développe le rituel funèbre qu’il se propose de critiquer. Ainsi, après la préparation du cadavre commençait la veillée rituelle, appelée en grec πρόθεσις20. C’est le moment où Lucien nous introduit directement dans le spectacle de la mort et c’est dans ce but qu’il opte aussi pour un changement formel de son récit, qui rend la circonstance encore plus dramatique, en passant d’un exposé narratif au discours direct. C’est pourquoi Lucien utilise les moyens dont il dispose par sa formation rhétorique, et il présente ce style direct sous la forme d’une éthopée (ἠθοποιία) qui est un des exercices préparatoires (προγυμνάσματα) et que, par exemple, Hermogène définit ainsi21 :

Ἠθοποιία ἐστὶ μίμησις ἤθους ὑποκειμένου προσώπου, οἷον τίνας ἂν εἴποι λόγους Ἀνδρομάχη ἐπὶ Ἕκτορι. (Prog. 20.5)
L’éthopée est l’imitation de l’éthos d’un personnage donné, par exemple quelles paroles dirait Andromaque sur la dépouille d’Hector.

42Par ailleurs, le rhéteur Théon considère la prosopopée comme le principe même de la production du discours comique et du dialogue en général :

προσωποποιΐα δὲ οὐ μόνον ἱστορικὸν γύμνασμά ἐστιν, ἀλλὰ καὶ ῥητορικὸν καὶ διαλογικὸν καὶ ποιητικόν, κἀν τῷ καθἡμέραν βίῳ, κἀν ταῖς πρὸς ἀλλήλους ὁμιλίαις πολυωφελέστατον, καὶ πρὸς τὰς ἐντεύξεις τῶν συγγραμμάτων χρησιμώτατον. (Prog. 60.24)
La prosopopée est un exercice qui concerne non seulement l’histoire, mais encore l’éloquence, le dialogue et la poésie, et qui trouve beaucoup à s’employer dans les conversations de la vie courante et se révèle très utile dans la fréquentation des livres.

43Cependant, Lucien ne se limite pas aux paroles de ce personnage supposé — le père — mais elles lui servent à construire un dialogue dramatique — et impossible — entre ce père et son fils mort, un dialogue qui ne serait crédible que si le fils revenait du monde infernal22. Lucien prépare ainsi la scène pour une petite pièce dramatique comprenant deux acteurs. Il vaut mieux que le mort soit jeune (ἄωρος), et, dans ce cas, ce ne sera pas la mère, mais le père qui entonnera la lamentation rituelle (γόος), même si, dans les funérailles privées, ce chant est réservé aux femmes de la famille du décédé23.

44Cette expression de douleur est bien codifiée par la convention littéraire24 : il faut parler directement au défunt ; il faut aussi inclure des lieux communs sur la mort et combiner des louanges (ἔπαινος) et des reproches (ψόγος), ainsi que faire allusion au présent, au passé et à l’avenir25.

45Pour Lucien, cette sorte de plainte est une merveilleuse manifestation de l’égoïsme humain. En effet, le père pleure la mort prématurée de son fils parce que la solitude lui pèse :

Τέκνον ἥδιστον, οἴχῃ μοι καὶ τέθνηκας καὶ πρὸ ὥρας ἀνηρπάσθης, μόνον ἐμὲ τὸν ἄθλιον καταλιπών, οὐ γαμήσας, οὐ παιδοποιησάμενος, οὐ στρατευσάμενος, οὐ γεωργήσας, οὐκ ἐς γῆρας ἐλθών· οὐ κωμάσῃ πάλιν οὐδ ἐρασθήσῃ, τέκνον, οὐδ ἐν συμποσίοις μετὰ τῶν ἡλικιωτῶν μεθυσθήσῃ. (Luct. 13)
Cher enfant, tu es parti, tu es mort, tu as été ravi avant l’âge, et tu me laisses seul, infortuné, sans avoir été marié, sans avoir eu d’enfants, sans avoir porté les armes, ni cultivé nos champs, sans être parvenu à la vieillesse. Tu ne feras plus tapage dans les rues la nuit, tu ne connaîtras plus l’amour, mon enfant, et tu ne t’enivreras plus dans les festins avec tes camarades.

46Cette lamentation a une structure tripartite, qui n’est pas exclusive d’un θρῆνος, mais apparaît aussi dans les hymnes, éloges et épitaphes. Au début et à la fin, le vocatif est utilisé pour s’adresser directement au défunt (Τέκνον ἥδιστον / τέκνον). Le moment présent est décrit du point de vue de l’émotion et l’effet que l’absence du fils aimé provoque, et donc le chagrin du père n’épargne pas des regrets et des reproches (… μοιμόνον ἐμὲ ἄθλιον). Le passé est assimilé à tout ce que le défunt n’a pas accompli, et surtout au fait que celui-ci est jeune (τέθνηκας καὶ πρὸ ὥρας ἀνηρπάσθης), et qu’il n’a pas eu d’avenir (οὐ πάλιν οὐδ’ οὐδ’). Parallèlement on peut constater, au début et à la fin, trois formes verbales conjuguées à la deuxième personne (οἴχῃ / τέθνηκας / ἀνηρπάσθης /// οὐ κωμάσῃ / οὐδ ἐρασθήσῃ / οὐδμεθυσθήσῃ), tandis que la partie centrale est occupée par six formes de participe, qui forment un chiasme si nous observons leur terminaison, car la séquence morphologique est à l’aoriste thématique, l’aoriste sigmatique et l’aoriste à la voix moyenne (abc cba) : καταλιπών / γαμήσας / παιδοποιησάμενος / στρατευσάμενος / γεωργήσας / ἐλθών26.

47La réponse du fils est précédée par une réflexion de l’auteur où Lucien critique le comportement du père pour l’erreur (commune) et la fausseté de ses prémisses, et donc pour l’ignorance qui le motive à parler et à agir ainsi, c’est-à-dire à croire que les morts ont les mêmes besoins que les vivants et à imaginer le monde post mortem seulement en termes négatifs et manquant de tout :

Ταῦτα δὲ καὶ τὰ τοιαῦτα φήσει οἰόμενος τὸν υἱὸν δεῖσθαι μὲν ἔτι τούτων καὶ ἐπιθυμεῖν καὶ μετὰ τὴν τελευτήν, οὐ δύνασθαι δὲ μετέχειν αὐτῶν. καίτοι τί ταῦτα φημί; πόσοι γὰρ καὶ ἵππους καὶ παλλακίδας, οἱ δὲ καὶ οἰνοχόους ἐπικατέσφαξαν καὶ ἐσθῆτα καὶ τὸν ἄλλον κόσμον συγκατέφλεξαν ἢ συγκατώρυξαν ὡς χρησομένοις ἐκεῖ καὶ ἀπολαύσουσιν αὐτῶν κάτω; (Luct. 14)
Il tiendra ces propos et d’autres semblables dans la pensée que son fils a encore besoin de ces choses et qu’il les désire même après sa mort, mais qu’il ne peut plus y prendre part. Mais que dis-je ? Combien sont allés jusqu’à égorger sur un tombeau des chevaux, des concubines ou même des échansons, et ont brûlé ou enterré avec le défunt des habits et tous les autres objets d’équipement, comme s’il devait en user et en jouir aux Enfers !

48En définitive, les conclusions de Lucien ne peuvent être plus mordantes : ce père et, comme lui, tous ceux qui se répandent en lamentations sur un mort, ne pensent jamais au défunt, mais toujours à eux-mêmes. D’autre part, ils savent parfaitement qu’il est inutile d’appeler un cadavre : celui qui est déjà mort ne peut percevoir ni leurs paroles ni leurs gémissements. Ainsi donc, ils pleurent et font entendre des chants plaintifs seulement pour ceux qui les écoutent, qui accompagnent le cortège funèbre et assistent aux cérémonies :

῾Ο δ᾿ οὖν πρεσβύτης ὁ πενθῶν οὑτωσὶ ταῦτα πάντα ὁπόσα εἴρηκα καὶ ἔτι τούτων πλείονα οὔτε τοῦ παιδὸς ἕνεκα τραγῳδεῖν ἔοικεν -οἶδε γὰρ οὐκ ἀκουσόμενον οὐδ᾿ ἂν μεῖζον ἐμβοήσῃ τοῦ Στέντορος- οὔτε μὴν αὑτοῦ· φρονεῖν γὰρ οὕτω καὶ γιγνώσκειν ἱκανὸν ἦν καὶ ἄνευ τῆς βοῆς· οὐδεὶς γὰρ δὴ πρὸς ἑαυτὸν δεῖται βοᾶν. Λοιπὸν οὖν ἐστιν αὐτὸν τῶν παρόντων ἕνεκα ταῦτα ληρεῖν οὔθ᾿ ὅ τι πέπονθεν αὐτῷ ὁ παῖς εἰδότα οὔθ᾿ ὅποι κεχώρηκε, μᾶλλον δὲ οὐτὲ τὸν βίον αὐτὸν ἐξετάσαντα ὁποῖός ἐστιν· οὐ γὰρ ἂν τὴν ἐξ αὐτοῦ μετάστασιν ὥς τι τῶν δεινῶν ἐδυσχέραινεν. (Luct. 15)
Quant au vieillard qui se lamente ainsi, ce n’est vraisemblablement pas à cause de son fils qu’il déclame emphatiquement tous les propos que j’ai rapportés et bien davantage encore, car il sait bien qu’il ne sera pas entendu de lui, criât-il plus fort que Stentor ; ce n’est pas non plus pour lui-même ; il lui suffirait de penser et de sentir ainsi sans crier, car on n’a pas besoin de se crier à soi-même. Il reste donc que c’est pour les assistants qu’il débite ces inepties, sans savoir ni ce qui est arrivé à son fils, ni où il est allé, je dirai plus, sans avoir examiné ce qu’est la vie elle-même ; autrement il ne s’affligerait pas du passage de la vie à la mort comme d’un malheur terrible.

49Regretter donc la mort, même quand le défunt est une personne proche ou un jeune, avec des pleurs, des gémissements et d’autres expressions de douleur est une autre façon d’exprimer une vaine ostentation devant les autres27. C’est, en fin de compte, une attitude irrationnelle qui ne peut être justifiée que par le respect de la tradition et de conventions irréfléchies28. Un tel comportement face à la mort ne peut pas dériver — selon Lucien — d’aucune connaissance véritable et sérieuse du monde d’en-bas. Il provient de la volonté de construire le royaume des morts comme un miroir fidèle au monde où habitent les vivants ; en même temps, cette conduite engagée seulement par l’habitude (νόμος) ne reflète jamais une information authentique et visant à bien vivre. Par contre, si les vivants réfléchissent bien, ils n’auraient pas besoin de gémir sur le passage de la vie à la mort. Renoncer à cette manière d’agir répétée, c’est précisément l’attitude des personnages les plus humbles que Lucien décrit dans l’Hadès29.

50En revanche et pour contredire ces croyances, Lucien met en scène un spectre, étant donné que depuis Homère, la connaissance du passé, du présent et de l’avenir est une condition inhérente aux âmes des défunts. Cependant, cet acteur n’est pas un fantôme quelconque, mais le mort lui-même, destinataire des paroles plaintives du père : un jeune qui est mort ἄγαμος (sans être marié) et ἄωρος (avant le temps normal) et, dès lors, susceptible d’être un revenant. En effet, comme Johnston30 l’a étudié pour le monde grec, seules les âmes des morts de ces deux catégories sont censées revenir, ainsi que les victimes d’une mort violente (βιαιοθάνατοι) et ceux qui n’ont pas de tombe (ἄταφοι), comme le dit Patrocle :

θάπτέ με ὅττι τάχιστα πύλας Ἀΐδαο περήσω.
τῆλέ με εἴργουσι ψυχαὶ εἴδωλα καμόντων,
οὐδέ μέ πω μίσγεσθαι ὑπὲρ ποταμοῖο ἐῶσιν,
ἀλλ’ αὔτως ἀλάλημαι ἀν’ εὐρυπυλὲς Ἄϊδος δῶ
. (HomIl. 23.71-74)
Ensevelis-moi au plus vite, afin que je passe les portes d’Hadès. / Des âmes sont là, qui m’écartent, m’éloignent, ombres de défunts. / Elles m’interdisent de franchir le fleuve et de les rejoindre, / et je suis là, à errer vainement à travers la demeure d’Hadès, aux larges portes.

51Lucien donne la réplique au deuxième acteur de ce drame, qui deviendra son porte-parole, et donc le héros satirique de cette comédie31. L’intervention du fils mort sert à arrêter les vaines plaintes de son père et à repousser les paroles de celui-ci en démontrant leur fausseté. De cette façon, il réfute les arguments du père et, ayant le point de vue d’un mort, il peut mieux mettre en évidence la faiblesse et la vanité de l’existence humaine, ainsi que témoigner comment les mortels ignorent ce qu’est, en réalité, la mort. Certes, les paroles du fils ont aussi pour fonction d’instruire, ce qui est le but d’un récit composé selon le mode dialogué, comme le rappelle le rhéteur Théon :

Ε δὲ διαλογικῶς ἀπαγγέλλειν βουλοίμεθα, ὑποθησόμεθά τέ τινας ἀλλήλοις διαλεγομένους περὶ τῶν πεπραγμένων, καὶ τὸν μὲν διδάσκοντα τὸν δὲ μανθάνοντα τὰ γεγενημένα. (Prog. 89.30-33)
Pour une présentation selon le mode dialogué, nous supposerons que deux personnes s’entretiennent des événements, l’une se renseignant et l’autre l’informant des faits.

52D’ailleurs, si les paroles du père correspondaient à une éthopée, celles du fils n’ont pas moins de rapport avec l’énonciation rhétorique, puisque l’éthopée ou prosopopée est appelé εἰδωλοποιία (eidolopée) « lorsque nous prêtons la parole à des morts », selon Hermogène :

Εἰδωλοποιίαν δέ φασιν ἐκεῖνο, ὅταν τοῖς τεθνεῶσι λόγους περιάπτωμεν, ὥσπερ Ἀριστείδης ἐν τῷ Πρὸς Πλάτωνα ὑπὲρ τῶν τεσσάρων· τοῖς γὰρ ἀμφὶ τὸν Θεμιστοκλέα περιῆψε λόγους. (Prog. 20.15)
Les théoriciens l’appellent idolopée, lorsque nous prêtons la parole à des morts, comme Aristide dans son discours A Platon en faveur des quatre ; en effet il y a prêté la parole à Thémistocle.

53Mais la réponse du fils devient en réalité une réfutation (λύσις) de la thèse soutenue par le père à l’égard de la mort. D’abord, il demande au père d’interrompre le deuil et de se calmer. Il ne faut pas que le père se blesse ni qu’il pleure sur son fils qui est maintenant plus heureux que son père. En effet, maintenant qu’il est mort, il a beaucoup de chance : il n’aura pas à éprouver le grand affaiblissement physique, qui dérive de l’extrême vieillesse, comme celle qui consume déjà son père :

῏Ω κακόδαιμον ἄνθρωπε, τί κέκραγας; τί δέ μοι παρέχεις πράγματα; παῦσαι τιλλόμενος τὴν κόμην καὶ τὸ πρόσωπον ἐξ ἐπιπολῆς ἀμύσσων. Τί μοι λοιδορῇ καὶ ἄθλιον ἀποκαλεῖς καὶ δύσμορον πολύ σου βελτίω καὶ μακαριώτερον γεγενημένον; ἢ τί σοι δεινὸν πάσχειν δοκῶ; ἢ διότι μὴ τοιουτοσὶ γέρων ἐγενόμην οἷος εἶ σύ, φαλακρὸς μὲν τὴν κεφαλήν, τὴν δὲ ὄψιν ἐρρυτιδωμένος, κυφὸς καὶ τὰ γόνατα νωθής, καὶ ὅλως ὑπὸ τοῦ χρόνου σαθρὸς πολλὰς τριακάδας καὶ ὀλυμπιάδας ἀναπλήσας, καὶ τὰ τελευταῖα δὴ ταῦτα παραπαίων ἐπὶ τοσούτων μαρτύρων; (Luct. 16)
Pauvre homme, pourquoi cries-tu ? Pourquoi me déranges-tu ? Cesse de t’arracher les cheveux et de t’égratigner la peau du visage. Pourquoi m’insultes-tu et me traites-tu de malheureux, d’enfant né sous une mauvaise étoile, quand je suis devenu bien meilleur et plus heureux que toi ? Quel terrible malheur crois-tu qui me soit arrivé ? Est-ce parce que je ne suis pas devenu comme toi un vieillard à tête chauve, à face ridée, au dos voûté, aux genoux tremblants, en un mot délabré par le temps pour avoir vécu tant de lunaisons et d’olympiades, enfin délirant comme toi par-devant tant de témoins ?

54En même temps, l’exposé du fils est opposé à celui du père car il admet la valeur de la mort et n’a rien à demander de plus ; tous les biens de ce monde que le père croit qu’il a perdus en mourant ne servent à rien32 :

῏Ω μάταιε, τί σοι χρηστὸν εἶναι δοκεῖ περὶ τὸν βίον οὗ μηκέτι μεθέξομεν; ἢ τοὺς πότους ἐρεῖς δῆλον ὅτι καὶ τὰ δεῖπνα καὶ ἐσθῆτα καὶ ἀφροδίσια, καὶ δέδιας μὴ τούτων ἐνδεὴς γενόμενος ἀπόλωμαι. γνοεῖς δὲ ὅτι τὸ μὴ διψῆν τοῦ πιεῖν πολὺ κάλλιον καὶ τὸ μὴ πεινῆν τοῦ φαγεῖν καὶ τὸ μὴ ῥιγοῦν τοῦ ἀμπεχόνης εὐπορεῖν; (Luct. 16)
Pauvre sot, que trouves-tu de bon dans la vie, à quoi je n’aurai plus part ? Tu vas me dire sans doute : les beuveries, les festins, les beaux habits, les plaisirs d’Aphrodite, et que tu as peur que je ne meure pour être privé de ces choses-là. Ignores-tu qu’il vaut bien mieux n’avoir pas soif que de boire, n’avoir pas faim que de manger et n’avoir pas froid que d’avoir beaucoup d’habits ?

55En second lieu et par conséquent, le fils se propose d’enseigner à son père comment devrait être un chant funèbre véritable, et pourtant il lui suggère d’entonner une palinodie qu’il chantera lui-même en reprenant ici un par un les mêmes arguments exposés dans le regret douloureux du père :

Φέρε τοίνυν, ἐπειδὴ ἔοικας ἀγνοεῖν, διδάξωμαί σε θρηνεῖν ἀληθέστερον, καὶ δὴ ἀναλαβὼν ἐξ ὑπαρχῆς βόα, Τέκνον ἄθλιον, οὐκέτι διψήσεις, οὐκέτι πεινήσεις οὐδὲ ῥιγώσεις. Οἴχῃ μοι κακοδαίμων ἐκφυγὼν τὰς νόσους, οὐ πυρετὸν ἔτι δεδιώς, οὐ πολέμιον, οὐ τύραννον· οὐκ ἔρως σε ἀνιάσει οὐδὲ συνουσία διαστρέψει, οὐδὲ σπαθήσεις ἐπὶ τούτῳ δὶς ἢ τρὶς τῆς ἡμέρας, ὢ τῆς συμφορᾶς. Οὐ καταφρονηθήσῃ γέρων γενόμενος οὐδὲ ὀχληρὸς ἔσῃ τοῖς νέοις βλεπόμενος (Luct. 18)
Allons, puisque tu parais l’ignorer, je vais t’apprendre la vraie manière de te lamenter. Recommence et crie : “Mon pauvre enfant, tu n’auras plus soif, ni faim, ni froid. Tu m’as quitté et tu as échappé, malheureux, aux maladies et tu ne crains plus ni fièvre, ni ennemi, ni tyran. L’amour ne te causera plus de chagrin, le commerce des femmes ne te tourmentera plus et tu n’y dépenseras plus tes forces deux ou trois fois par jour. Quel malheur ! Tu ne seras pas méprisé dans ta vieillesse et ta vue ne sera pas importune aux jeunes gens”.

56Cette seconde lamentation correspond bien à la « réalité » d’un cadavre et serait plus amusante et conforme à la vérité :

Ἂν ταῦτα λέγῃς, ὦ πάτερ, οὐκ οἴει πολὺ ἀληθέστερα καὶ γελοιότερα ἐκείνων ἐρεῖν; (Luct. 18)
En disant cela, mon père, ne crois-tu pas que tu tiendrais un langage beaucoup plus vrai et plus amusant que tout à l’heure ?

57Elle serait aussi plus appropriée (μέτρια) : c’est mieux de n’avoir aucun besoin ni aucun désir que de pouvoir les satisfaire — comme le recommande le stoïcisme. Le jeune décrit alors sa « nouvelle » existence, découragé par l’inutilité de tout ce que les vivants font pour les morts ; les gémissements, les coups frappés sur la poitrine, les couronnes, les libations, les sacrifices funèbres ne lui servent à rien ; il n’entend plus les cris, il n’a plus besoin de manger :

Καὶ ταῦτα μὲν ἴσως μέτρια· τί δέ ὑμῶν ὀνίνησί με ὁ κωκυτὸς καὶ ἡ πρὸς τὸν αὐλὸν αὕτη στερνοτυπία καὶ ἡ τῶν γυναικῶν περὶ τὸν θρῆνον ἀμετρία; τί δὲ ὁ ὑπὲρ τοῦ τάφου λίθος ἐστεφανωμένος; […] οὐχ οὕτως ἄσπορος οὐδὲ ἄκαρπος ἡ τοῦ Πλούτωνος ἀρχή, οὐδὲ ἐπιλέλοιπεν ἡμᾶς ὁ ἀσφόδελος, ἵνα παρ᾿ ὑμῶν τὰ σιτία μεταστελλώμεθα. (Luct. 19)
Mais à quoi me servent vos gémissements, les coups que vous vous donnez dans la poitrine au son des flûtes, et des lamentations immodérées des femmes ? À quoi me sert la pierre couronnée de mon tombeau ? […] Le royaume de Pluton n’est pas tellement privé de semence et de fruits et la disette d’asphodèle n’est pas si grande que nous soyons obligés de faire venir des vivres de chez vous.

58Un résumé sarcastique conclut le récit du jeune : privé de la vie, dans le monde d’en-bas, il observe le comportement humain devant le deuil ; résultat, il éclaterait de rire, mais son voile funèbre le retient :

ὥστε μοι νὴ τὴν Τισιφόνην πάλαι δὴ ἐφ᾿ οἷς ἐποιεῖτε καὶ ἐλέγετε παμμέγεθες ἐπῄει ἀνακαγχάσαι, διεκώλυσε δὲ ὀθόνη καὶ τὰ ἔρια, οἷς μου τὰς σιαγόνας ἀπεσφίγξατε. (Luct. 19)
Aussi, par Tisiphone, il y a longtemps que vos actions et vos discours me donnent une fameuse envie de rire ; ce qui m’a retenu, c’est le linceul et les bandeaux dont vous m’avez entortillé les mâchoires33.

59Le jeune mort est sage et donc il pourrait rire, mais dans la pensée populaire, l’Hadès est toujours un royaume sombre et triste où les défunts sont figés, immobiles dans leurs corps, dans leur esprit. C’est pourquoi Lucien conclut le dialogue par une citation homérique qui rappelle le pouvoir de la mort :

ὣς ἄρα μιν εἰπόντα τέλος θανάτοιο κάλυψε. (Luct. 1934)
Comme il achevait ces mots, la mort l’enveloppa de son ombre.

Une sagesse polygraphique

60Encore une fois, dans l’optique de Lucien, la « vérité » ou le sens commun réside dans ce qui n’est pas réel ; c’est à dire, dans des mots qui ne peuvent pas être exprimés, étant donné que seul le défunt devrait les dire ou pourrait les dire. Cependant, encore une fois, la force de la rhétorique lui a permis de faire exister deux « sujets » linguistiques par l’emploi du seul discours direct, qui constitue la prosopopée (éthopée ou eidolopée). Ce discours utilise la référence à « je », « ici », « maintenant », et l’état d’âme du personnage ressort du discours direct dans un mode de l’énonciation qui est le même qu’on trouve dans la tragédie ou la comédie. Le père et le fils, personnages de ce dialogue, élaborent leurs images respectives dans leurs discours, plus précisément l’état d’âme (éthos ou pathos) que le discours même fait apparaître35.

61La présence éphémère du jeune fils36 exprime quelle est la sagesse légitime et véritable sur la vie, ignorée par les hommes. En revanche la sottise reste bien enracinée dans le monde des vivants, puisqu’ils s’obstinent à penser aux morts seulement comme s’ils existaient encore, et leur dédient des pleurs, des gémissements et chants funèbres traditionnels, en considérant par une ignorance absolue, que les défunts ont tout perdu. C’est cette même ignorance qui rend ridicules tant d’ombres dans les Dialogues des morts, où les plus ridiculisés sont toujours les individus qui ont profité pendant leur vie de plus de richesses et de toutes sortes de pouvoirs et de gloires. C’est ainsi, par exemple, que le jeune conquérant Alexandre, dans l’Hadès, devant son père, déjà mort comme lui, se vante encore d’être fils d’un dieu, de ses exploits et de ses conquêtes, de son courage, et de son élan devant le danger. Mais face à tant de sottise, Philippe conclut le dialogue en disant :

Φιλιππος.- Ὁρᾷς ὅτι ταῦτα ὡς Ἄμμωνος υἱὸς λέγεις, ὃς Ἡρακλεῖ καὶ Διονύσῳ παραβάλλεις σεαυτόν; καὶ οὐκ αἰσχύνῃ, ὦ Ἀλέξανδρε, οὐδὲ τὸν τῦφον ἀπομαθήσῃ καὶ γνώσῃ σεαυτὸν καὶ συνήσεις ἤδη νεκρὸς ὤν; (DMort. 12.637)
Philippe : Ne vois-tu pas que tu parles encore en fils d’Ammon, toi qui ne rougis pas de te comparer à Héraclès et à Dionysos ? Ô Alexandre, ne consentiras-tu pas même à présent à te défaire de ta vanité, à te connaître toi-même et à comprendre enfin que tu es mort ?

62La maxime delphique (τὸ γνῶθι σαυτὸν) est également invoquée par Ménippe en réponse aux plaintes inachevées de morts illustres comme Crésus, Midas ou Sardanapale quand ils regrettent les trésors, l’or ou le grand luxe que chacun d’eux a laissé, en quittant la terre :

Μένιππος.- Εὖ γε, οὕτω ποιεῖτε· ὀδύρεσθε μὲν ὑμεῖς, ἐγὼ δὲ τὸ γνῶθι σαυτὸν πολλάκις συνείρων ἐπᾴσομαι ὑμῖν· πρέποι γὰρ ἂν ταῖς τοιαύταις οἰμωγαῖς ἐπᾳδόμενον. (DMort. 3.2)
Ménippe : Bravo ! Continuez. Pour moi, je ne cesserai de vous corner aux oreilles le dicton : « Connais-toi toi-même ; » c’est l’accompagnement qui convient à de telles lamentations. »

63Dans Du deuil Lucien ne rit pas du défunt, qui est le seul à se comporter avec sagesse, car il est arrivé à la vraie connaissance de soi, des autres, du monde, a compris le sens, ou le non-sens de la vie, comme Charon, Diogène, Hermès, Ménippe ou Démocrite.

64En conclusion, les relations intertextuelles entre cette œuvre et les autres pièces de Lucien qui dialoguent avec la mort, évoquent une communauté thématique chère à notre auteur, et en même temps, une fois plus, dévoilent aussi comment il prend soin de présenter le contenu de ses œuvres, peut-être bien connu par son public, mais toujours sous un aspect polygraphique et polymorphe38. Peut-être aussi dans le Περὶ πένθους le dialogue, très cher à Lucien, n’est-il ici qu’une hypothèse, et cela montrerait les limites, ou plus précisément l’absence de limites du dialogue et, par conséquent, le polymorphisme formel inhérent à la production littéraire de Lucien. Mais dans ce texte, les paroles du père et du fils frappent sans aucun doute le public. En tout cas, elles sont fidèles à la théorie rhétorique sur le style dialogique : en effet, ce dialogue impossible, à la fois comique et satirique, imite bien la réalité, en construisant le monde visible en son absence, par et pour l’oreille, en même temps qu’il émeut et critique.

Notes

1 Voir Isabelle Gassino et Dimitri Kasprzyk, introduction au présent recueil.

2 Voir Alberto Camerotto, Le metamorfosi della parola. Studi sulla parodia in Luciano di Samosata, Pisa /Roma, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 1998, p. 75-133 ; Jacyntho Lins Brandâo, A poética do Hipocentauro. Literatura, sociedade e discurso ficcional em Luciano de Samosata, Belo Horizonte, UFMG, 2001, p. 88 ; et aussi le récent ouvrage collectif d’Émeline Marquis et Alain Billault (dir.), MIXIS. Le mélange des genres chez Lucien de Samosate, Paris, Éditions Demopolis, 2017.

3 Voir Suzanne Saïd, « La Double Accusation. Une introduction au dialogue lucianesque », in Sandrine Dubel et Sophie Gotteland (dir.), Formes et genres du dialogue antique, Bordeaux, Ausonius Éditions, 2015, p. 179-196 ; Isabelle Gassino, « Le mélange des genres chez Lucien : le cas de la rhétorique judiciaire », in Émeline Marquis et Alain Billault (dir.), op. cit., p. 203-222 ; Francesca Mestre et Pilar Gómez, « Retórica, comedia, diálogo. la fusión de géneros en la literatura griega del s. II d. C. », Myrtia, vol. 16, 2001, p. 111-122 ; Alain Billault, « Le mélange des genres dans À celui qui a dit : “Tu es un Promethée dans tes discours” », in Émeline Marquis, Alain Billault (dir.), op. cit., p. 35-48.

4 Voir Luc., Bis acc. 31-32.

5 La traduction de tous les textes de Lucien cités dans ce travail est celle d’Émile Chambry, révisée et annotée par Alain Billault et Émeline Marquis, Lucien de Samosate. Œuvres complètes, Paris, Éditions Robert Laffont, 2015.

6 Bryan Peter Reardon, Courants littéraires grecs des iie et iiie siècles après J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 171-180.

7 Luc. Prom. Es 3: ἐμοὶ δὲ οὐ πάνυ ἱκανόν, εἰ καινοποιεὶν δοκοίην, μηδὲ ἔχοι τις λέγειν ἀρχαιότερόν τι τοῦ πλάσματος οὗ τοῦτο ἀπόγονόν ἐστιν. Cf. Zeux. 5.

8 Jean-Pierre De Giorgio, « Dire l’interaction et l’écoute : le problème de la définition du dialogue comme genre », Cahiers du FoRell 1 [Publié en ligne le 27 mars 2014 ; consulté le 15 octobre 2017] ; Sandrine Dubel et Sophie Gotteland (dir.), Formes et genres du dialogue antique, op. cit.

9 Il est intéressant de remarquer l’emploi du mot διάλογος à la fin du Pseudosophiste ou le soléciste. Auparavant ce mot apparaît avec le sens de conversation (Lykinos : « Pas question, mon excellent ami ; car notre conversation n’en finirait plus. Mais tu peux me questionner sur tel ou tel de ces solécismes en particulier », § 10). Cependant Lucien introduit une certaine ambiguïté sur le sens du mot, quand il finit l’œuvre avec le terme διάλογος qu’il faut interpréter dans ce cas comme « entretien », peut-être pour caractériser comme tel la pièce dans son ensemble, dans la mesure où elle a une forme vaguement platonicienne, bien que Lucien y traite de questions grammaticales et linguistiques (Lykinos : « Alors, remettons la reste à une autre fois, et terminons ici notre entretien », § 12).

10 Voir Jean-Pierre Aygon, « Le dialogue comme genre dans la rhétorique Antique », Pallas, vol. 59, 2002, p. 197-208.

11 Alberto Camerotto, Gli occhi e la lingua della satira. Studi sull’eroe satirico in Luciano di Samosata, Milano /Udine, Mimesis Edizioni, 2014, p. 24-35.

12 Alberto Camerotto, « L’utopia dell’ aldilà in Luciano di Samosata », Annali online di Ferrara. Lettere, vol. 11.2, 2016, p. 9-26 [http://annali.unife.it/lettere/article/view/1398; consulté le 24 février 2020].

13 Voir Anne-Marie Favreau-Linder, « Le Charon de Lucien, un dialogue des morts ? », in Sandrine Dubel, Sophie Gotteland (dir.), Formes et genres du dialogue antique, op. cit., p. 197-210.

14 Surtout dans quelques dialogues où le rôle principal est joué par Ménippe, tels que le Ménippe ou Nécyomancie et l’Icaroménippe ; voir Alberto Camerotto, « Gli occhi e la lingua dello straniero: satira e straniamento in Luciano di Samosata », Prometheus, vol. 38, 2012, p. 218-221 ; Morena Deriu , Mixis e poikilia nei protagonisti della satira. Studi sugli archetipi comico e platonico nella satira di Luciano di Samosata, Trento, Università degli Studi di Trento [Labirinti, vol. 169], 2017, p. 26-31, et p. 37-42.

15 Voir Alberto Camerotto, « Antipenthos. Antiretorica della morte nella satira di Luciano di Samosata », in Cristina Pepe, Gabriella Moretti, (dir.), Le parole dopo la morte. Forme e funzioni della retorica funeraria nella tradizione greca e romana, Trento, Università degli Studi di Trento [Labirinti, vol. 158], 2014, p. 309-330.

16 Jacques Bompaire inclut ce texte parmi les œuvres de Lucien qu’il a qualifiées de diatribes : « les trois diatribes, les Sacrifices, le Deuil, la Calomnie recourent à des procédés oratoires, sans qu’on ait le droit de les classer dans un genre défini » : Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, De Boccard, 1958, p. 289 ; voir aussi p. 300-303.

17 Demetr. Eloc. 298.

18 L’ignorance en tant que cause des maux des hommes est un sujet commun dans les œuvres de Lucien et le désir de savoir quel est le meilleur genre de vie pour les hommes motive, précisément, la descente de Ménippe aux Enfers que Lucien raconte dans Ménippe ou la Nécyomancie. Sur ce texte, voir Pilar Gómez, « Voces del Hades, decretos del más allá : la consulta a los muertos en Luciano », Revista de Estudios Clásicos, vol. 43, 2016, p. 97-128.

19 Malgré le ton satirique, Du deuil est un bon témoignage des rites funéraires au iie siècle après J.-C. Voir Ian Morris, Death-ritual and Social Structure in Classical Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 104.

20 Cf. Pers. 3, 103-106: Hinc, candelæ: tandemque beatulus alto / Compositus lecto, crassisque lutatus amomis, / In portam rigidos calces extendit. At illum / Hesterni, capite induto, subiere Quintes.

21 Selon Hermogène, il existe des éthopées de personnages définis et de personnages indéfinis : « indéfinis, par exemple ce que dirait aux siens quelqu’un qui part en voyage, et définis, par exemple ce que dirait Achille à Déïdaméia au moment de partir pour la guerre. » [trad. M. Patillon]. Lucien élabore ici une éthopée de personnage indéfini et pathétique, car Hermogène distingue trois catégories d’éthopée : « Les éthopées sont encore éthiques, pathétiques ou mixtes. Sont éthiques celles où l’éthos règne de bout en bout, par exemple ce que dirait un paysan qui verrait un navire pour la première fois. Pathétiques celles où le pathos règne de bout en bout, par exemple ce que dirait Andromaque sur la dépouille d’Hector. Mixtes celles qui associent éthos et pathos, par exemple ce que dirait Achille sur la dépouille de Patrocle : pathos en effet à cause de la mort de Patrocle, éthos par le dessein d’entrer dans la guerre. »

22 Il s’agit d’un espace connu seulement par quelques personnages mythiques qui ont pu en revenir : « Ces détails furent sans doute racontés aux gens du temps passé par ceux qui revinrent de là-bas, Alceste et Protésilas, thessaliens tous les deux, Thésée, fils d’Égée, et l’Ulysse d’Homère, témoins très respectables et très dignes de foi, qui, je suppose, n’avaient pas bu à la source ; autrement, ils ne s’en seraient pas souvenus. » (Luct. 5).

23 Ainsi Andromaque, Hélène et Hécube sur le corps d’Hector ; cf. Hom. Il. 24.722-775.

24 Voir Eugen Reiner, Die Rituelle Totenklage der Griechen, Stuttgart, Tübinger Beiträge zur Altertumswissenchaft, 1938, p. 35 ; Margaret Alexiou, The Ritual Lament in Greek tradition [1974], New York, Rowman and Littlefield, 2002, p. 139-140 ; Đurđina Šijaković, « Shaping the Pain : Ancient Greek Lament and Its Therapeutic Aspect », Glasnik Etnografskog Instituta SANU, vol. 59.1, 2011, p. 71-96.

25 Hermog. Prog. 22,1-5 parle des trois temps d’une éthopée : « Le développement suit les trois temps ; et tu commenceras par le présent : il est pénible ; puis tu remonteras au passé : il était rempli de bonheur ; transporte-toi ensuite dans l’avenir : il réserve des malheurs beaucoup plus redoutables. »

26 Stephen Evans, « Ritual Lament in Lucian », in Adam Bartley (dir.), A Lucian for our Times, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 65-78.

27 Cf. Sen. Epist. 99.16: Plus ostentatio doloris exigit quam dolor: quotus quisque sibi tristis est? Clarius cum audiuntur gemunt, et taciti quietique dum secretum est, cum aliquos uidere, in fletus nouos excitantur ; tunc capiti suo manus ingerunt (quod potuerant facere nullo prohibente liberius), tunc mortem comprecantur sibi, tunc lectulo deuoluuntur: sine spectatore cessat dolor.

28 Voir Stephen Evans, art. cit., p. 66 : « The diatribe de Luctu discusses the wrong-headed conventional responses to death and loss and criticizes its irrationality. »

29 Cf. Luc. Cat. 20, où Micylle, un humble cordonnier, oppose aux lamentations des riches défunts sa bonne humeur et son ironie ; voir Morena Deriu, op. cit., p. 62-69. 

30 Voir Sarah Iles Johnston, Restless Dead. Encounters between the Living and the Dead in Ancient Greece, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1999, p. 127.

31 L’auteur précise que cette réplique serait seulement possible avec la permission des divinités infernales telles qu’Éaque ou Aïdôneus — autre nom pour Hadès-Pluton. Cf. Hom. Il. 5.190, 20.6 ; Hes. Th. 913 ; Luc. DMort. 4.1, Nec. 10.

32 Il n’est pas difficile de découvrir la parenté de ces affirmations avec l’attitude et les réflexions des différentes écoles philosophiques (en particulier des cyniques ou des stoïciens) à l’égard de la mort et de la vie, que l’on peut trouver souvent aussi dans les œuvres de Lucien.

33 Le verbe ἀνακαγχάσαι réfère un rire démesuré (ἀτάκτως, ἀθρόως), peut-être inextinguible : l’inextinguibilité est la marque de la déraison chez les mortels, parce qu’il est dû à un égarement de la réflexion. Voir Marie-Laurence Desclos, Le rire des Grecs : anthropologie du rire en Grèce ancienne, Grenoble, Jérôme Millon, 2000.

34 Hom. Il. 16.502.

35 Voir Christopher Gill, « The ethos/pathos distinction in rhetorical and literary criticism », Classical Quarterly, vol. 34, 1984, p. 149-166. Dans le contexte de la littérature en général, l’opposition éthos /pathos est homologue de l’opposition comédie/tragédie ; en rhétorique, elle est homologue d’une opposition orateur /auditeur (le caractère que l’orateur montre dans son discours vs les passions qu’il éveille chez les auditeurs.

36 En rapport avec la tradition des entretiens et des voyages dans l’au-delà.

37 Aussi DMort. 13.3, 25.4, où Alexandre montre qu’il ne se résignera jamais à être mort.

38 Voir Graham Anderson, « Lucian’s Nigrinus : the Problem of Form », Greek, Roman and Byzantine Studies, vol. 19. 4, 1978, p. 367-374.

Pour citer ce document

Pilar Gómez, « Lucien et la polygraphie de la mort » dans « Polygraphies antiques. Variété des formes, unité des œuvres », « Synthèses & Hypothèses », n° 1, 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Pilar Gómez

Universitat de Barcelona (Graecia capta)