5 | 2020
Unmoored Languages

This volume explores the complex relations developing between a literary text and the world beyond the representational function. Not content to capture, narrate or describe the existing world, writers keep creating autonomous worlds and inventing new languages to account for yet unmapped territories and experiences. As the materiality of language and its poetic quality come out, the sounds, rhythms and visual effects of the text become living milieu rather than material or simple instruments subordinated to thought. Though the effect first produced upon the reader may well be of strangeness or obscurity, such unmooring of language warrants a valuable extension of language likely to bring back to the reader buried, unsuspected emotions and aesthetic experiences, should she be willing to adopt an open type of reading, more fluid than the automatic system of conventional associations on which reading largely relies.

In this collection, writers and literary scholars from the U.S. and France focused on the nature of the mutations to which unmoored language is submitted, as well as on the various ways in which the text makes sense in spite of all. How to describe that which exceeds language rather than avoid the confrontation by relegating it into the vague category of the ineffable? Throughout, literary, linguistic or philosophical analyses have as their horizon the vision of language reflected by the unmoored text, as well as of the relations between language and the world.

5 | 2020

Lost in Translation : Figures de la déliaison dans Leaving the Atocha Station de Ben Lerner

Paule Lévy


Résumés

This paper endeavors to analyse Ben Lerner’s Leaving the Atocha Station as an ironical Künstlerroman that questions the very possibility of poetry in the postmodern world. It shows how the novel which apparently praises detachment actually questions both the possibilities and limitations of representation and unmoored forms of expression while other modalities of meaning emerge from the gap between signifier and signified.

Texte intégral

Why was I born between mirrors?
Federico Garcia Lorca1

1Né au Kansas en 1979, Ben Lerner est d’abord et avant tout un poète. Il a publié à ce jour trois recueils de poésie : The Lichtenberg Figures, Angle of Yaw et Mean Free Path qui lui ont valu de prestigieux prix littéraires.

2Leaving the Atocha Station, ouvrage paru en 2011 et dont le titre même est une invitation au départ, marque un tournant dans sa production puisqu’il s’agit pour la première fois d’un roman (un second roman intitulé 10. 04 est paru en 2014).

3L’intrigue au sens strict est ténue. Leaving the Atocha Station dépeint, à la première personne du singulier, les tribulations d’un jeune poète américain à Madrid durant l’année 2004. Titulaire d’une bourse prestigieuse, le jeune Adam Gordon est censé faire des recherches sur l’impact de la guerre civile (entre Républicains et Franquistes) sur la littérature espagnole et il envisage de composer à son tour un long poème narratif centré sur cette époque. Ce projet n’est pourtant que prétexte, et ses recherches simulacre. Adam ne connaît rien à l’histoire de l’Espagne et quasiment rien non plus à la littérature espagnole. Quant à sa connaissance de la langue, elle est rudimentaire.

4Les deux tiers du récit le dépeignent oisif, traînant ses guêtres dans Madrid, suivant un itinéraire qui ne l’éloigne guère des sentiers touristiques. Il erre de musée en musée, il fréquente une galerie d’art où il se lie vaguement d’amitié avec quelques autochtones artistes et bohêmes, il hésite entre deux femmes, à vrai dire interchangeables ; mais surtout il passe le plus clair de son temps à s’enivrer, à se gaver de tranquillisants, à se rouler des joints (c’est un artiste en herbe…), à « surfer » sur internet ou à déambuler dans la ville. Il assiste aussi, dans l’indifférence, à des fêtes, des concerts ou des lectures de poésie. À l’avant-dernier chapitre, le récit soudainement bascule : brutale effraction de l’histoire, l’attentat meurtrier du 11 mars 2004 à la Gare d’Atocha (200 morts et plus de mille blessés), fait voler en éclats cette routine. Quel en sera l’impact sur le protagoniste-narrateur ?

5Le titre Leaving the Atocha Station renvoie cependant non seulement à cette tragédie mais également à l’un des poèmes les plus hermétiques de John Ashbery, opérant d’entrée une ironique mise en abyme. Et le roman, éminemment réflexif2, s’interroge avant tout sur le statut du poète et de la poésie dans le monde contemporain : « I wanted to explore the novel as a vehicle for thinking about poetry and the arts in our age of spectacle » (in Teddy Wayne)3. Ce questionnement s’effectue sur un mode comiquement décalé (pourquoi ce choix de la prose pour interroger la poésie ?) dans cet ouvrage impertinent et pétillant d’intelligence qui, cumulant les effets de dédoublement, de déplacement et de diffraction, met en scène un apprenti chercheur rattrapé par l’objet prétendu de sa recherche (« History in the making », 1294), un poète de pacotille confronté à la concrétude barbare d’un réel dont il ne cherchait qu’à s’abstraire.

6Or nous sommes loin à présent d’Hemingway et de l’époque héroïque de la lutte anti-franquiste. Où est le sens quand une ville entière sombre dans la stupeur ? Quand l’événement qui affole les esprits et les medias, et qui fait basculer la vie politique du pays (le Parti populaire perdra les élections) tarde à être revendiqué (ETA ou Al Quaeda ?, se demande-t-on pendant un moment). Où est le sens, enfin, quand ce massacre inassignable se voit projeté, reproduit et glosé à l’infini sur les écrans de télévision et les réseaux sociaux ? Pour reprendre une expression de Jean Baudrillard, « les signifiés se défilent, les défilés des signifiants ne mènent plus nulle part » (Baudrillard 131) ». Les faux semblants du narrateur, ses impostures et son absolue vacuité semblent à la fois l’effet et le reflet de l’époque.

7Sur le plan textuel, la prolifération absurde des images et des signes est figurée par l’insertion dans le récit de reprographies (le plus souvent tronquées) de photos ou de tableaux, délibérément décalés par rapport à l’épisode qu’ils sont censés illustrer, et assortis de légendes fantaisistes. Le brouillage du sens est figuré également par celui des codes génériques dans cet ouvrage situé au croisement du Künstlerroman, du roman d’apprentissage et de l’autofiction. À cela s’ajoute parfois la confusion délibérée des modes et des instances narratives : à la faveur d’ironiques métalepses, le texte reprend presque mot à mot un essai critique publié par Ben Lerner, de même qu’il incorpore quelques poèmes empruntés à des recueils de l’auteur, mais supposément composés par Adam Gordon. Ces stratégies (« instances of recontextualization », in Rogers 10) sont autant de façons de rompre l’illusion mimétique.

8Sur le plan thématique, la déliaison est suggérée par le recours ironique à un protagoniste-narrateur d’autant plus coupé du monde et de lui-même qu’il est aux prises avec de constants problèmes de traduction. Or, comme l’a remarqué à juste titre George Steiner, ce qui se joue dans la traduction, c’est une dialectique complexe de la répétition et de la différence, de la congruence et de l’écart. C’est aussi une certaine conception du rapport entre le monde et les mots.

In translation, the dialectic of unison and plurality is dramatically at work. In one sense, each act of translation is an endeavor to abolish multiplicity and to bring different world pictures into perfect congruence. In another sense, it is an attempt to reinvent the shape of meaning, to find and justify an alternate statement [] In a very specific way the translator re-experiences the evolution of language itself, the ambivalence of the relations between language and world, between languages and worlds. In every translation, the creative, possibly fictive nature of those relations is tested (After Babel 235).

9On s’intéressera tout d’abord à la dialectique de la rupture et de la continuité, de la liaison et de la déliaison telle qu’elle s’exprime tant sur le plan générique que narratif et diégiétique. Sera ensuite abordée la question du rapport à la langue et au monde tandis que se dessinent, non sans ironie dans ce premier roman, les contours instables d’une poétique du virtuel, de l’inabouti et de l’indécidable.

Extraterritorialités : le Même et l’Autre

10Avec Adam Gordon (« a convincing representative of twenty-first-century American Homo literatus », nous dit James Wood), Ben Lerner nous propose tout d’abord une image ironique de lui-même. Brouillant à dessein les frontières entre réalité et fiction, Leaving The Atocha Station invite délibérément à la confusion entre l’œuvre et la vie. Pour faire vite, l’auteur est, comme son héros, natif de Topeka, Kansas. Titulaire d’une bourse Fullbright il a passé lui aussi une année à Madrid. Dans l’un de ses entretiens, il admet :

Gordon is a kind of exaggerated version of my own neurotic tendencies and of my anxieties about art and the possibility of authenticity [] However my goal was not self-portraiture ultimately. I was less interested in revealing something about myself than trying to get at a structure of anxiety about the arts in contemporary experience that I think is shared, not universal, but shared. (in Adam Fitzgerald)

11Par ailleurs, l’ouvrage, riche d’intertextualité5, propose une version parodique du thème de l’Américain en Europe. Exit pourtant toute conception jamesienne du « Transatlantic Theme ». Nul apprentissage ici, nul passage de l’innocence à l’expérience. Adam Gordon n’est pas un ingénu, c’est un égocentrique blasé, dont l’expatriation ne fait guère qu’accentuer le vide existentiel.

12Si l’ombre d’Hemingway, nous l’avons dit, plane sur le roman, (on pense bien entendu à For Whom the Bell Tolls, ou à la partie espagnole de The Sun also Rises), c’est à nouveau sur le mode parodique. L’Espagne d’Adam Gordon n’est pas celle des corridas, des rituels anciens, des nobles passions et des justes combats ; c’est celle des bars à tapas, des villas huppées et des activités pseudo-intellectuelles de jeunes bourgeois « branchés ». Starbucks et McDonald’s surgissent à chaque coin de rue. Partout, des touristes, parmi lesquels des Américains, qui se distinguent par leur vulgarité. Les pires parmi ces derniers sont ceux qui s’emploient absurdement à singer les natifs. À ceux-là Adam, pleinement conscient de l’impossibilité de trouver où que ce soit une « authenticité », s’efforce tout au moins de ne pas ressembler.

I came to understand that [] as you walked through the supposedly least touristy barrios, you could identify young Americans [] sporting haircuts and clothing that, in hard to specify ways, seemed native to Madrid, in part because they were imperfect or belated versions of American styles. Each member of this shadowy network resented the others who were irritating reminders that nothing was more American, whatever that means, than fleeing the American, whatever that is, and that their soft version of self-imposed exile was just another of late empire’s packaged tours. (49)

13Si le narrateur s’évertue pendant un temps à adopter ce qui lui apparaît comme un mode de vie conforme à celui des autochtones, c’est pourtant en pure perte : n’est-il pas, constate-t-il, déconfit, le seul dans cette ville bouillonnante à faire la sieste l’après-midi (18) ?

14Certes la couleur locale est là, suggérée en début de récit par quelques descriptions pittoresques : l’animation joyeuse de la place Santa Anna d’où monte le soir jusqu’aux fenêtres d’Adam le bruit des restaurants et des airs de violon (20-21), le tohu-bohu de la Chuecca, de ses bars gay et de ses prostitu(é)es, la sérénité du parc du Retiro ou encore la beauté imposante du Madrid monumental avec ses larges avenue plantées d’arbres et jalonnées de statues (15). Le décor semble pourtant de carton-pâte : « I felt like a character in The Passenger, a movie I had never seen […], an actor whose wanderings were being used as an excuse to shoot the scenery (155) ». L’exotisme n’est jamais que de surface : « By day the Spanish countryside looked a lot like Kansas » (99). Et l’attentat d’Atocha semble n’être lui-même qu’un double décalé de 9/11 : n’a-t-il pas lieu le 11 mars 2004, c’est-à-dire exactement 911 jours après l’effondrement des tours jumelles ? Et n’est-il pas de toute évidence un effet de l’engagement de l’Espagne auprès de l’Amérique durant la Guerre en Irak ?

15Sous les espèces de l’altérité, Adam Gordon ne retrouve donc que le même ou plutôt « l’inquiétante étrangeté », une troublante impression de déréalisation qui tient en fait non seulement à sa toxicomanie mais également à ses troubles psychiques. Le narrateur se présente en effet comme un bipolaire, sujet de surcroît à de fréquents accès de dissociation. Sur le plan textuel, cela se traduit par le glissement fréquent (parfois même à l’intérieur d’une même phrase) de la première à la troisième personne (« an abyss opened up inside me as I smoked […] He became a symptom of himself »,16-17), ou encore par la folle imbrication des perspectives, comme dans ce passage où Gordon observe rêveusement un avion dans le ciel : « I imagined the passengers could see me, imagined I was a passenger that could see me looking up at myself looking down » (21).

Lost in Translation ?

16Adam Gordon jouit cependant de cette année sabbatique dans laquelle il voit une parenthèse, un suspens, un intermède privilégié (« the fellowship wouldn’t go on too long–I would be returned to my life at such and such a date », 15) durant lequel, coupé de son environnement habituel, il est libre enfin de se réinventer : « You can be whatever you want to people. You can say you are rich or poor. You can say you are from anywhere, that you do anything. At first I felt very free as if my life at home wasn’t real anymore (85) ».

17Le rôle qu’il se plaît à jouer, c’est celui du poète, ou plutôt « a caricature of El poeta » (37), s’évertuant à apparaître comme un être supérieur, distant, ombrageux, plongé dans des préoccupations étrangères au commun des mortels.

The goal of this look was to make my insufficiencies appear chosen, to give my unstylish hair and clothes the force of protest. I was a figure of the outside to this life. I had known it and rejected it and now was back as an ambassador from a reality more immediate and just. (27)

18C’est ainsi que le protagoniste-narrateur transforme en atout sa piètre connaissance de l’espagnol. Sa langue approximative et hachée ne contribue-t-elle pas à son aura de mystère, laissant entrevoir d’infinies possibilités de sens et mobilisant, d’autorité, l’attention de ses interlocuteurs — et surtout de ses interlocutrices ?

[O]ur conversation largely consisted of my gesturing toward something I was powerless to express, then guessing at whatever referent she guessed at, and gesturing in response to that [] Isabelle assigned a profound meaning, a plurality of profound meanings, to my fragmentary speech, intuiting from those fragments depths of insight and latent eloquence and because she projected what she thought [], she experienced, I liked to think, an intense affinity for the working of my mind (46).

19Gordon est à la fois fort aise et tout surpris de constater que cette pluralité et cette instabilité sémantiques génèrent chez ses partenaires une jouissance quasi-érotique, « un dérèglement de tous les sens » (Rimbaud) au sens le plus littéral du terme : « I believe she imbued my body thus, finding every touch enhanced by ambiguity of intention, as if it too required translation, and so each touch branched out, became a variety of touch » (46).

20Mais comment préserver, au fil du temps, le capital de séduction que lui confère opportunément cette « negative capability (52) »6 ?

[O]ur relationship largely depended upon my never becoming fluent, on my having an excuse to speak in enigmatic fragments and koans […] how long I could remain in Madrid without crossing whatever invisible threshold of proficiency would render me devoid of interest. (51)

21Gordon trouve des solutions. Par exemple, il s’invente un roman, prétendant, pour susciter intérêt et compassion, que sa mère est décédée et qu’il a dû fuir son pays pour se soustraire à un père tyrannique. « C’était un franquiste, tu comprends », explique-t-il à son interlocutrice médusée. Ou encore, il s’approprie des événements qui sont arrivés en fait à l’un de ses amis. Il finit par s’égarer dans le tissu de ses propres mensonges et à voir dans l’imposture une condition universelle : « Who wasn’t squatting in one of the handful of prefabricated subject positions proffered by capital or whatever you wanted to call it, lying every time she said “I”; who wasn’t a bit player in a looped infomercial for the damaged life » (101) ?

22Dans ce qu’il appelle comiquement « the last phase of my project » (et qui ne rime pas à grand-chose), le protagoniste-narrateur croit voir s’ouvrir devant lui un nouveau champ de possibilités. C’est une jeune femme nommée Teresa, traductrice et poétesse à ses heures, qu’il fréquente à présent. Et c’est cette fois avec les poèmes qu’il écrit en anglais qu’il entend la faire vibrer : « My notebook, not my fragmentary Spanish would become the sign of the virtual. I was so calmed and encouraged by this new narrative, I forgot about the tranquillizer » […] (53).

23Sans doute n’est-ce pas un hasard si tout au long du roman poésie et traduction se trouvent intimement associées. Idéalement et dans son sens le plus noble — tel que l’entend, par exemple, Antoine Berman — la traduction, cette « auberge du lointain » (auberge espagnole en l’occurrence chez Ben Lerner) ne saurait être recherche, stérile, d’équivalence, « adhérence obstinée du sens à sa lettre » (L’Auberge du lointain 41) ; il ne s’agit nullement de dire la même chose, ni même de Dire presque la même chose (pour reprendre un titre d’Umberto Ecco) mais au contraire de se garder de toute tentation d’annexion ou d’appropriation du texte-source, de s’en dessaisir et de procéder à un acte de « décentrement créateur » à la faveur duquel la langue d’origine « doit être forcée, violentée, transformée et peut-être fécondée par la langue étrangère » (Berman, L’Epreuve de l’étranger 268). « [L]a traduction est un acte poétique », affirme à très juste titre Berman (L’Epreuve 273). Est-ce un hasard si les plus grands traducteurs (Charles Baudelaire ou Valéry Larbaud, par exemple) furent également des poètes ? De même, toute poésie n’est-elle pas par définition traduction, transport ou transfert ? Ne s’agit-il pas par le biais des images, des sonorités et des rythmes de libérer les mots de toute obligation de signifier, de les abstraire de leur gangue de clichés ? Ne s’agit-il pas d’arracher la langue à elle-même, de la faire décoller, de la « dépayser » au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire de la contraindre au départ, vers un idiome affranchi de tout enclos natal ?

24C’est ce que suggère — sur le mode comique, s’entend — ce passage où Adam Gordon se livre à des manipulations fantaisistes de son édition bilingue des poèmes de Garcia Lorca.

On these days I worked on what I called translation. I opened the Lorca more or less at random, transcribed the English recto onto a page of my first notebook and began to make changes, replacing a word with whatever word I first associated with it and/or scrambling the order of the lines, and then I made whatever changes these changes suggested to me. Or I looked up the Spanish word for the English word I wanted to replace and then replaced that word with an English word that approximated its sound (« “Under the arc of the sky” became “Under the arc of the cielo,” which became “Under the arc of the cello.” I then braided fragments of the prose I kept in my second notebook with the translations I had thus produced (« “Under the arc of the cello/ I open the Lorca at random,” and so on »), 16.

25Pour enclin qu’il soit à l’autodérision (et ce n’est pas là l’un des moindres charmes du roman), Adam Gordon se prend parfois au jeu : « I was speaking grammar, pure and universal but also suggesting a higher form of music » (25) ; […] « as though it were their daily language passing through the crucible of the human spirit and emerging purified, redeemed » (38). Le narrateur serait-il donc en quête de ce noyau incandescent de pur langage, de cette lointaine Ursprache dont, à en croire Walter Benjamin (« The Task of the Translator »), il appartiendrait à tout traducteur de faire entendre un écho en faisant jouer les langues entre elles ? Ou alors ces manipulations ludiques viseraient-elles à retrouver la spontanéité et l’infinie richesse de ce « babil » originel dont l’effacement, nous dit Daniel Heller-Roazen, (Echolalies) autorisa la parole ?

26Nulle transcendance pourtant chez Gordon. Il s’agit, plus modestement, de la quête d’une forme qui, affranchie de toute référence ou toute cohérence, autoriserait le jeu infini des virtualités de sens contenues dans la langue7. Au même titre que la traduction, la poésie pour lui se voudrait célébration et libre déploiement des possibles linguistiques. Ici le protagoniste-narrateur paraît se faire l’écho des conceptions de son créateur : « Poetry is an attempt to figure with the irreducibly social materials of language–possibilities that have not yet been actualized », nous dit Ben Lerner (in Tao). « I dwell in possibility » ajoute-t-il dans son Ars Poetica (The Hatred of Poetry 48), reprenant à son compte une citation d’Emily Dickinson. Mais suivant ce paradoxe qu’il appelle « the bitterness of poetic logic » (The Hatred of Poetry 15, 103) ces aspirations procèderaient de l’irréalisable : « But as soon as the poet moves from the poetic impulse to the actual poem, the song of the infinite is compromised by the finitude of its terms […] you can’t actualize the impulse that gave rise to it without betraying it » (in Tao). Tout poème dès lors relèverait de l’imposture (« Could my fraudulence be a project and not merely a pathology », soupire ironiquement Gordon, 164) et ne saurait être que trace de cette insuffisance constitutive : « a figure of its own imposssibility », affirme Ben Lerner dans un poème intitulé « Didactic Elegy » (Angle of Yaw). Son narrateur, Adam Gordon, dont les envolées lyriques sont invariablement suivies de retombées cocassement prosaïques, apparaît comme l’incarnation comique, caricaturale, de ces limitations.

« Life’s white machine8 », « the very texture of etcetera »

27C’est dans un train, au départ d’Atocha et en partance pour Grenade, que Gordon croit toucher à l’essence même de la parole poétique. Plongé dans la lecture d’une traduction de Tolstoï, et bercé par les rythmes du Talgo, un moyen de transport tout à fait exotique pour l’Américain qu’il est (« I had never travelled by rail, as archaic a method of conveyance as poetry », 89), il se sent en proie à une « épiphanie » :

Every sentence, regardless of its subject, became mimetic of the action of the train, and the train mimetic of the sentence and I felt suddenly coeval with its syntax [] real time and the time of the prose began to merge, and reading instead of removing me from the world, intensified my experience of the present. (89)

28Cette impression d’absolue congruence entre le moi, le monde et les mots renvoie Gordon en pensée à son poète préféré, John Ashbery :

Here also one could experience the texture of time as it passed, a shadow train, life’s white machine. Ashbery’s flowing sentences always felt as if they were making sense but when you looked up from the page, it was impossible to say what sense had been made […] Reading an Ashbery sentence, an elaborate sentence stretched over many lines, one felt the arc and feel of thinking in the absence of thoughts […] The best Ashbery poems […] describe what it’s like to read an Ashbery poem; his poems refer to how their reference evanesces. (90-91)

29Conjuguant impénétrabilité et absolue transparence, proximité et insaisissabilité, plénitude et évanescence, le poème fonctionnerait tel un miroir contenant l’image même du lecteur, et laissant transparaître, sans toutefois en autoriser l’accès, la Terre Promise d’un sens inépuisable, mais toujours inaccessible et instable.

It is as though the actual Ashbery poem were concealed from you, written on the other side of a mirrored surface and you saw only the reflection of your reading. But by reflecting your reading, Ashbery’s poems allow you to attend to your attention, to experience your experience, thereby enabling a strange kind of presence […] a presence that keeps the virtual possibilities of poetry intact because the true poem remains beyond you, inscribed on the far side of the mirror (91)9.

30Le vrai pays des merveilles, c’est la langue. Après pareille expérience Gordon arpente Grenade sans nul désir de visiter l’Alhambra. Nul désir non plus de consommer sa relation amoureuse avec Teresa, son attachante traductrice. Il suffira aux jeunes gens de s’enlacer, de s’embrasser, de dialoguer ou mieux encore de s’enivrer ensemble.

31Mais le poème-miroir où Gordon voudrait voir s’inscrire et se préserver le sens, aussi problématique et élusif soit-il, est aussi ce par quoi et pourquoi où il s’abîme dans un vain narcissisme10 ; c’est la vitre qui l’isole du monde et de lui-même, c’est la prison intérieure qui l’empêche, au lendemain de l’attentat d’Atocha, de se joindre aux foules de manifestants qui sillonnent Madrid, clamant à l’unisson leur colère, leur infinie douleur, mais aussi leur solidarité et leur volonté de continuer à vivre : « There was to be a giant public demonstration against terrorism of all kinds that night across Spain. Even the king was going to march » (120). Aussi désorienté que le Fabrice de Stendahl à Waterloo et infiniment absorbé par ses petits problèmes égoïstes, Adam ne parvient pas à se sentir partie prenante de l’histoire qui s’écrit autour lui. Du reste, il choisit de ne vivre le drame que par procuration : après l’explosion, il s’éloigne délibérément de la gare pour se cloîtrer dans son appartement et visionner sans relâche, avec une fascination mêlée de voyeurisme, les images de la tragédie sur l’écran de sa télévision ou de son ordinateur : « I opened a browser, called up the New York Times and clicked on the giant headline. The article described the helicopter I could hear above me » (118). Même indifférence lors des élections consécutives à l’attentat : « While Spain was voting I was checking my email » (137).

32A ce stade, le roman se livre à une réflexion ironique sur les rapports complexes entre la poésie et le politique, entre l’art et la vie, tout en proposant une satire féroce tant des intellectuels prétentieux perdus dans leurs considérations absconses que des partisans ardents d’une littérature engagée11. « Are you going to write a poem about the bombing? » (134), demande à Gordon un militant révolutionnaire avec une ironie acide. Gordon s’insurge contre toute subordination de l’art à la politique : « Poems aren’t about anything », répond-t-il sur un ton docte et dédaigneux. Pour Gordon, la poésie ne saurait se vouloir « réponse » à un événement historique, ni du reste prétendre avoir le moindre impact sur la marche du monde. À ses yeux — et par-delà toute ironie, à ceux de l’auteur lui-même — la poésie permet toutefois de se soustraire à « la tyrannie du réel » (in Wayne), aux clichés et aux mensonges des médias, aux sollicitations aliénantes de notre société de consommation : « Poetry allows us to negatively figure something beyond what passes for the real, to imagine its outside » (in Rogers 231). « [I]t’s a space where we try to imagine forms of value that aren’t dictated by price » (in Temple) ; « And I do consider this political, although not to be confused with direct political action » (in Wayne). Que serait du reste un monde privé de poésie ?

I tried hard to imagine my poems or any poems as machines that could make things happen, changing the government or the economy or even their language […] but I could not […] even imagine imagining it. And yet when I imagined, with a sinking feeling, a world without the terrible excuses for poems that kept faith in the virtual possibilities of the medium […] I intuited an inestimable loss, a loss not of artworks but of art, and therefore the total triumph of the actual and I realized that in such a world I would swallow a bottle of white pills. (45)

33Tout se passe donc comme si, au bout du compte, seule la poésie était apte à préserver, fût-ce le temps d’une lecture, d’une rêverie, la possibilité de se construire des châteaux en Espagne.

Bibliographie

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Wood James, « Reality Testing: A First Novel about Poetry and Imposture in Spain », The New Yorker (October 24, 2011). <https://www.newyorker.com/magazine/2011/10/31/reality-testing>.

Notes

1 Ben Lerner reprend, sur le mode ironique, cette citation à son compte à la toute fin du roman (181).

2 « [A] lot of my writing for better or for worse already contains its own critical supplement, already comments on its procedures of investments » (in Gayle Rogers 238).

3 John Ashbery lui-même, qui lut le roman avec intérêt, le dépeint en ces termes : « an extraordinary novel about the intersections of art and reality in contemporary life » (cité Rogers 220).

4 En italiques dans le texte.

5 D’Adam Gordon, Ben Lerner nous dit par exemple qu’il évoque pour lui une mosaïque d’anti-héros : « Bartleby, Oblomov, Jakob von Gunten, The Underground Man, Julien Sorel » (in Rogers 234).

6 L’expression est, bien entendu, empruntée à John Keats qui l’employa dans une lettre datée du 22 décembre 1817 et adressée à ses frères : « Negative Capability, that is when a man is capable of being in uncertainties, Mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact and reason ». <https://www.bl.uk/romantics-and-victorians/articles/john-keats-and-negative-capability>. John Keats est l’un des poètes auxquels Ben Lerner se réfère volontiers dans The Hatred of Poetry (46, 52, 53).

7 Peut-être s’agit-il de toucher à ce « reste », dont parle Jean-Jacques Lecercle, cet insensé de la langue, exclu des discours établis mais qui ne cesse de faire retour.

8 Dans un entretien Ben Lerner définit en ces termes cette expression qui fit couler beaucoup d’encre : « It’s taken from Ashbery in the sense that he used it as an epigraph, but it’s a phrase from a collaboration by the poets Geoffrey G. O’Brien and Jeff Clark, in a book called 2A. I liked speculating on what drew Ashbery to that particular phrase. Gordon uses it to represent what's difficult to represent in a novel: the hum and texture of time as it passes, the arc and feel of nondramatic experience that falls outside the geometries of plot » (in Rogers 234).

9 Ici Ben Lerner reprend presque terme à terme un essai sur Ashbery qu’il publia un an avant la parution de son premier roman : « The Future Continuous: Ashbery’s Lyric Medicacy », Boundary 2, vol. 37, 2010, p. 201-213.

10 Suivant des termes empruntés à Jacques Derrida « La représentation s'enlace à ce qu’elle représente […], promiscuité dangereuse, néfaste complicité entre le reflété et le reflétant qui se laisse narcissiquement séduire » (54-55).

11 En réduisant à un non-événement l’attentat de la gare d’Atocha qui survient à la fin seulement du roman et laisse le protagoniste-narrateur relativement indifférent, Ben Lerner se moque peut-être aussi de la littérature post 9/11 et des littératures du trauma en général.

Pour citer ce document

Paule Lévy, « Lost in Translation : Figures de la déliaison dans Leaving the Atocha Station de Ben Lerner » dans « Unmoored Languages », « Lectures du monde anglophone », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Paule Lévy

Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines (CHCSC)
Paule Lévy is Professor of American literature at the University of Versailles-Saint Quentin. Her research focuses on “ethnic” writing in the United States, especially Jewish American literature, on the relations between History and Fiction and on women’s writing. She is the author, among other things, of two monographies : Figures de l’artiste : identité et écriture dans la littérature juive américaine de la deuxième moitié du vingtième siècle (Bordeaux University Press, 2006) and “American Pastoral” de Philip Roth: La vie Réinventée (PUF, 2012). She also edited or co-edited books and review issues on Philip Roth, Saul Bellow, Grace Paley, American autobiography and “The Writing of Differences”.