5 | 2020
Unmoored Languages

This volume explores the complex relations developing between a literary text and the world beyond the representational function. Not content to capture, narrate or describe the existing world, writers keep creating autonomous worlds and inventing new languages to account for yet unmapped territories and experiences. As the materiality of language and its poetic quality come out, the sounds, rhythms and visual effects of the text become living milieu rather than material or simple instruments subordinated to thought. Though the effect first produced upon the reader may well be of strangeness or obscurity, such unmooring of language warrants a valuable extension of language likely to bring back to the reader buried, unsuspected emotions and aesthetic experiences, should she be willing to adopt an open type of reading, more fluid than the automatic system of conventional associations on which reading largely relies.

In this collection, writers and literary scholars from the U.S. and France focused on the nature of the mutations to which unmoored language is submitted, as well as on the various ways in which the text makes sense in spite of all. How to describe that which exceeds language rather than avoid the confrontation by relegating it into the vague category of the ineffable? Throughout, literary, linguistic or philosophical analyses have as their horizon the vision of language reflected by the unmoored text, as well as of the relations between language and the world.

5 | 2020

Unmoor your thinking for an instant” Autoannotation et déliaison dans The Mezzanine (Nicholson Baker) et Brief Interviews with Hideous Men (D.F. Wallace)

Yannicke Chupin


Résumés

This paper studies the self-reflexive practice of footnotes. Through their recent reevaluation in American contemporary fiction footnotes no longer appear as marginal but as opening out a potentially independent writing locus. In Baker’s novel and Wallace’s short stories, oppressed narrators resort to footnotes to escape the tyranny of social and linguistic rules and take refuge in imaginary worlds where censorship is banned. As the presence of footnotes becomes overwhelming and threatens hierarchies, meaning comes to be largely produced by the tension between text and paratext as well as by the presence of a self-analysing voice-over engaging a private dialogue with the reader.

Texte intégral

1Pratique ancestrale qui trouve son origine dans les premiers livres imprimés de théologie, la note infrapaginale n’est plus à la mode. Elle tend même à se fossiliser dans le champ de la recherche, depuis qu’en 1984, le manuel de la Modern Language Association a recommandé aux chercheurs de limiter son usage1. Dans un monde parallèle, celui de la fiction, la note de bas de page connaît depuis deux décennies une telle effervescence que le phénomène a été assimilé à une « palingénésie contemporaine » (Pfsermann 538). Comme si elle revivifiait l’impulsion donnée par Nabokov qui, dès 1965, dans Pale Fire, fit de l’annotation le laboratoire de création d’une trame romanesque, la note, dans le cadre de la création fictive, est sollicitée, depuis les années 1990, par des écrivains que l’on connaît comme innovateurs formels. Le roman The Mezzanine (1988) de Nicholson Baker se caractérise par son usage de la note logorrhéique. Viennent ensuite les « notes de fin » interminables de Infinite Jest et celles des nouvelles de D.F. Wallace (1996 ; 1999), le feuilleté des notes éditoriales de House of Leaves de Mark Z. Danielewski (2000) ou les notes orphelines de Ibid., a Life, de Mark Dunn (2004). Dans chacun de ces ouvrages marquant le tournant du siècle, la fonction ancillaire de la note est réévaluée. La note n’est plus cet appendice marginal dont la lecture est superfétatoire (Genette 296) mais un objet à part entière dans la composition du récit.

2Dans The Mezzanine comme dans Brief Interviews with Hideous Men de D.F. Wallace, les notes servent le dispositif métafictionnel, car se distinguant des notes de référence ou notes encyclopédiques, parodiques ou non (Infinite Jest) et des notes éditoriales fictives (Pale Fire, House of Leaves), elles ouvrent un espace de commentaire à l’auteur même du récit sur son propre texte. Cet usage est loin de constituer une fonction inédite de la note : « Occasionally the writer served as his own explicator », écrit Anthony Grafton, l’auteur the The Foonote, a Curious History, citant Dante et Erasme, qui produisaient des annotations en marge de leur création poétique (Grafton 28), comme le fera plus T.S. Eliot dans The Waste Land (1922). Mais dans le cadre de la fiction, c’est le narrateur qui devient donc son propre annotateur : la voix narrative se dédouble pour venir commenter, étoffer, critiquer le texte qu’elle vient de créer dans un espace qui devient alors réflexif. L’appel de note se fait embrayeur métaleptique car l’auteur du texte devient critique de son propre texte.

3Cette note d’autocommentaire génère un étrange paradoxe. Comme toutes les autres notes, elle obéit à un système hautement codifié (appel de note chiffré et amarré au texte, renvoi en bas de page, filet de séparation, casse inférieure), mais contrairement aux notes de références exégétiques ou éditoriales qui sont ajoutées a posteriori dans le texte pour légitimer un emprunt ou une référence, elle manifeste le lieu d’une interruption de l’écriture en acte et donc de la pensée du narrateur qui s’abandonne à un nouveau cheminement de pensée. Les notes d’autocommentaire sont déliantes, car par son interruption, le narrateur appelle ainsi le lecteur à discontinuer la lecture de son propre texte, pour l’inviter à suivre une linéarité parallèle dont il est également l’auteur. Par le décrochage qu’elle entraîne sur le fil de la lecture, la note dé-lie en même temps qu’elle dé-lit le texte premier. Comme l’a montré Sylvie Triaire en explorant le phénomène de déliaison dans la prose de Flaubert, la déliaison met en évidence une forme d’affranchissement au regard d’un système normé (10)2. Or, au-delà de la discontinuité visuelle qu’elles manifestent, les notes d’autocommentaire créent un espace émancipatoire pour le narrateur, qui quitte le texte supérieur pour venir écrire, en petits caractères, ce qu’il ne pouvait dire plus haut, parce que ce n’était pas le lieu de le faire. Passant d’un lieu surexposé aux confins inférieurs de la page, « le commentaire devient « cet “acte d’exil” dont parle George Steiner » (Iselin 6) voire le lieu d’une « sédition » (Pfsermann).

4Les notes sont des outils de déliaison, car, elles permettent une forme d’affranchissement créatif au regard des règles traditionnelles de la composition. Pour explorer leurs vertus déliantes, et la manière dont la déliaison qu’elles génèrent, est, dans les textes de fiction, le véhicule d’une émancipation créative, on se penchera sur deux nouvelles de Brief Interviews With Hideous Men de David Foster Wallace, « Octet » et « The Depressed Person » et sur le roman de Nicholson Baker.

Notes déliantes, ou l’art notulaire3 de la fugue

5Qu’un contexte réflexif favorise non seulement l’existence mais l’abondance de notes relève plutôt de la logique. La casse inférieure de la note et son renvoi sous le texte ouvrent un espace de dissimulation relative au narrateur d’un texte de métafiction, qui bien souvent doute ou hésite. Dans la nouvelle « Octet », qui met en scène un auteur torturé par la composition d’un cycle de huit courtes pièces, les annotations sont non seulement reléguées aux confins inférieurs de la page, mais, pour une grande partie d’entre elles, également ceintes par des parenthèses4 qui ajoutent au rejet de la note en bas de page une armure d’incertitude et de réticence.

6La présence de cet appendice détaché du texte principal témoigne alors de la tension qui anime l’écrivain, manifeste en son désir d’échapper au cadre supérieur, le temps d’une parenthèse. Elle nous renseigne donc autant sur la fonction de la note que sur la nature du texte qui la surplombe, car si désir d’évasion il y a, c’est parce que le texte qui précède et appelle la note est soumis à des règles auxquelles la note peut, elle, se soustraire. À l’inverse de la simple parenthèse dans le texte, ou de la digression, qui s’insèrent dans le récit, la note quitte les sillons lignés du texte premier, d’où son nom secondaire d’excursus. Pour opérer cette bifurcation, elle emprunte l’« appel de note » — comme on emprunte un ascenseur ou un escalier mécanique — avant d’atterrir et de divaguer plus librement dans le sous-sol que constitue le bas de page. Alors que le texte premier est soumis à une structure narrative et aux règles d’un genre littéraire, la note ouvre une esquive discursive. Ce que semble alors mettre en évidence la prolifération de notes dans ces textes de Baker et Wallace, c’est la difficulté renouvelée, voire l’impossibilité, pour la pensée, vivante et mobile du narrateur, de s’intégrer toute entière, voire d’être contenue dans ce texte premier qui est un objet écrit, construit, délimité.

7Ces notes foisonnantes traduisent en effet bel et bien une résistance à une forme littéraire déterminée. Dans la nouvelle « Octet », le cycle de huit pièces courtes que le narrateur-écrivain cherche à composer, ne comprend finalement que 5 pièces. Or, c’est précisément l’ambition de créer une structure cyclique reposant sur une parfaite architecture organique qui gèle la créativité du narrateur : « there’s also the matter of the urgent and necessary way you’d envisioned the original eight belletristic pieces connecting to form a unified octoplicate whole » (Wallace 149). Contre cette forme totalisante de l’œuvre, il investit progressivement le bas des pages pour ouvrir un espace de commentaire et de dialogue improvisé avec le lecteur sur ses choix ou ses échecs. La note est la manifestation d’un conflit interne : à la détermination du narrateur de créer l’œuvre organique parfaite dans le cadre supérieur, s’oppose le besoin impérieux de se soustraire à la tyrannie de la perfection dans les notes ; car à ces exigences structurelles se substitue la vitalité de la pensée. Or, le rêve secret de tous ces narrateurs « réflexifs », c’est bien de « délier la pensée », comme le dit Howie, le narrateur de The Mezzanine : « unmoor your thinking for an instant » (Baker 95). L’instant où Howie se rafraîchit le visage dans les toilettes de l’entreprise génère chez lui une réflexion sur le plaisir de laisser libre cours aux flux désordonnés de la pensée, à travers l’image de cette eau chaude qui lui coule sur la peau puis, métaphoriquement, dans le cerveau :

Face-washing seems to work as acupuncture is said to: the sudden signals of warmth flooding your brain from the nerves of the face unmoor your thinking for an instant, dislodging your attention from any thoughts that had been in progress and causing it to slide back randomly to the first fixed spot in memory that it finds—often a subject that you had left unsolved earlier in the day which returns now as an image magnified against the grainy blackness of your eyelids. (Baker 95)

8Cette métaphore de l’écoulement pour suggérer le déliement de la pensée, son détachement de la progression linéaire et ordonnée (« dislodging your attention from any thoughts that had been in progress ») semble illustrer la fonction des notes ou les libertés qu’elles permettent au narrateur. Les verbes utilisés ici — « unmoor » et « dislodge » — reproduisent le décrochage et le déplacement induits par la création d’une note de bas de page, qui ouvre le nouveau cheminement d’une pensée arborescente, tandis que le texte supérieur suit la trame du récit5. La notion du hasard ou de l’arbitraire évoquée ici (« randomly ») s’oppose quant à elle à la détermination de la grammaire narrative.

9Le récit, dans sa conception classique, ne serait pas propice à l’expression d’une pensée vivante et fluide, et Baker exploite le potentiel discursif des notes pour intégrer dans le récit la notion de mouvement. En effet, en dépit d’un cadre narratif très compressé mais structuré par une image de mobilité — la remontée d’un escalier mécanique — The Mezzanine déploie une temporalité dilatée, allant de l’enfance du narrateur au temps de la narration lui-même, situé quelques années après l’histoire de cette pause-déjeuner. La progression chronologique n’est pas adaptée à une telle option narrative et les notes sont déliantes, car de par leur marginalité, elles sont facteurs de discontinuité, et deviennent autant de béquilles permettant de multiplier les décrochages temporels.

10Dans « The Depressed Person », ce n’est pas la forme littéraire d’un récit organisé en chapitres comme l’est The Mezzanine, qui soumet la narratrice à un contrôle serré qui précipiterait son désir d’évasion du cadre supérieur, mais c’est la rhétorique à laquelle elle est soumise. Le point de vue est celui d’un personnage féminin souffrant d’une forme de dépression si aigüe que la douleur quotidienne est impossible à décrire. La nouvelle, focalisée par cette patiente, retrace le long parcours de sa psychanalyse, dans des termes qui reposent sur un idiolecte et un protocole thérapeutiques que la patiente a manifestement intégrés suite à ces années de thérapie. Dans ce texte, la patiente n’a d’ailleurs pas d’autre nom que celui de « sujet dépressif », un syntagme dont la répétition (99 occurrences dans la nouvelle) semble trahir l’étouffement auquel il soumet l’individu qu’il désigne. Ce que la patiente désire avant tout, confie-t-elle, dans une note de bas de page, c’est : « somehow really truly literally “share [her] pain” » (59). Mais certains mots, issus du langage commun, lui sont interdits par sa thérapeute — comme le terme « pathetic », qui participerait d’une stratégie de manipulation de l’interlocuteur : « The therapist had objected only to the depressed person’s use of the word “pathetic” […]. [It] felt not only self-hating but also needy and somewhat manipulative » (49). À travers le bannissement de certains mots et le respect des protocoles, la liberté d’expression semble limitée. La première note de bas de page de la nouvelle se détache de la voix narrative principale, car la patiente y divulgue au lecteur un tic gestuel qu’elle a observé chez sa psychanalyste :

The therapist1 was diligent, whenever the depressed person shared her concern about […]
1 The multiform shapes the therapist’s mated fingers assumed nearly always resembled, for the depressed person, various forms of geometrically diverse cages, an association which the depressed person had not shared with the therapist […]. (Wallace 45)

11L’espace ovoïde et cloisonné que forment les doigts de la psychanalyste offre un paradigme de l’enfermement langagier auquel sa thérapie la soumet. Les notes, qui vont petit à petit consteller les bas des pages, s’apparentent de plus en plus visiblement à une fugue hors du cadre thérapeutique qui, sous le texte principal, semble exclure la thérapeute (« which the depressed person had not shared with the therapist »). Notons d’ailleurs que la note, accolée à « The therapist », interrompt la narration précisément à un moment où la thérapeute s’apprête à réagir à un aveu de la patiente, la note lui coupant ainsi la parole. Dans la deuxième note de la nouvelle, la narratrice introduit un terme explicatif pour étoffer le long récit d’un exercice thérapeutique consistant à remettre en scène les plus violentes angoisses des patients à travers des jeux de rôles cathartiques.

[… the depressed person] had reexperienced long pent-up and festering emotional wounds, one of which2 being a deep vestigial rage over the fact that …]
2 (i.e. one of which purulent wounds) (Wallace 47)

12La note prend la forme d’une apposition, qui n’est pas en rupture avec la syntaxe complexe de la très longue phrase qu’elle annote, et pourrait donc être simplement insérée dans le texte au moyen de tirets ou d’une parenthèse, comme l’a suggéré Iannis Goerlandt (2676). Mais l’usage figuré de « purulent » dissone ici avec la rhétorique du texte supérieur, ce qui semble justifier son rejet. Déplacé en note, « purulent » semble donc moins compléter le terme « emotional » que s’y substituer dans un canal de communication privé, la note témoignant alors de l’existence d’un deuxième niveau narratif. Ces toutes premières notes manifestent un glissement discret du discours hors de la norme thérapeutico-linguistique et de la création souterraine d’un contrepoint à l’expression du moi à laquelle est rigoureusement soumise la patiente dans sa thérapie.

13Dans chacun des trois textes, celui de Baker comme ceux de Wallace, un certain nombre de critères, la casse inférieure de la note, sa position sur la page, la distance qui la sépare du texte premier offrent une liberté qui encourage le déliement de la langue. Dans The Mezzanine comme dans les nouvelles de Wallace, les notes sont de plus en plus volubiles, venant bientôt décliner des sujets diffus et dévorer l’espace dévolu au texte supérieur.

14Pour la patiente dépressive de Wallace, les annotations deviennent le lieu-refuge du détachement thérapeutique et celui où se lèvent les interdits linguistiques et stratégiques. Or, l’inflation des notes montre que le déliement de la langue peut devenir dangereusement jouissif. La note finit par transgresser avec une jubilation manifeste l’autorité des normes imposées par la thérapie. Cette transformation s’opère progressivement. La troisième note du texte, qui rapporte le discours de la thérapeute, son assurance qu’elle ne viendra jamais juger la patiente, dans le pur jargon psychanalytique, est interrompue par l’éruption d’une liste de verbes qui fait éclater la structure syntaxique contrôlée dans le reste du texte :

3. [] Nevertheless, the therapist had made it clear from the outset that she was in no way going to hector, cajole, argue, persuade, flummox, trick, harangue, shame or manipulate the depressed person into letting go her arrested or vestigial defenses before she (i.e., the depressed person) felt ready []. (Wallace 50)

15La construction économique du texte est interrompue par cette juxtaposition de termes redondants, qui désignent précisément un acte linguistique, et qui sont tous connotés affectivement. Cette liste constitue une prise de liberté audacieuse de la part de la patiente car leur coloration affective les rend, au regard de la thérapie, manipulateurs. La subversion est d’autant plus forte que ces mots semblent se substituer aux paroles véritablement prononcées par la thérapeute. Cette émancipation soudaine du discours s’accentue de manière très sensible dans la note suivante, lorsque la narratrice s’en prend mentalement au patient qui la suit dans le cabinet :

4. [...] the next pathetic contemptible whiny self-involved snaggletoothed pig-nosed fat-thighed shiteater who was waiting out there […] (Wallace 54)

16Ce flux d’insultes s’apparente désormais à une dramatisation de la « purulence » précédemment évoquée, et l’on constate ici l’évolution spectaculaire du déliement. La liste va crescendo dans la transgression, commençant avec le mot « pathetic » interdit par la thérapeute, pour terminer par un juron, souligné dans le texte, comme si chacun des termes entraînait le suivant dans ce relâchement progressif de la parole. Cette évolution met en évidence l’effet grisant et émancipatoire du déliement des langues, qui génère cette inflation du discours d’affranchissement6.

17Dans le texte de Baker, la note n’est pas en conflit avec une autorité supérieure, mais l’espace dévolu aux notes suit la même course exponentielle. Par exemple, la surface rainurée de l’escalier mécanique que remonte le narrateur donne lieu à la plus longue note du roman, une note courant sur quatre pages, et qui, une image en entraînant une autre, s’échappe bientôt du cadre diégétique — le monde hégémonique et codifié de l’entreprise et les rainures de son escalator — pour venir effleurer de la plume « les sillons du ventre de la baleine bleue », ceux de la herse dans la terre meuble ou encore ceux que souligne la pointe d’un stylo à bille dans le velours côtelé (65). Or c’est précisément le regard du narrateur sur des sillons, des lignes, dont l’engrenage est parfaitement dessiné par le concepteur de l’escalator selon une mécanique de continuité inébranlable, qui induisent le fantasme d’un décrochement imaginatif : non plus les lignes industrielles de la mécanisation mais les lignes naturelles dans le corps d’un mammifère marin, les lignes dessinés par le râteau dans une terre fraîchement remuée ou celles d’une plume se promenant librement sur le tissage d’une étoffe. Un mot entraînant une image dans cet espace infrapaginal délié de la trame narrative, le narrateur s’imagine bientôt explorer une immense vallée créée par l’élargissement macroscopique d’une rainure de patin à glace (65), dans une métamorphose qui rappelle celle d’Alice ayant ingéré le breuvage magique, mais où à la potion se seraient substituées l’émancipation et la griserie permises par la note. Remarquons que la note, en premier lieu générée par un motif visuel (les surfaces rainurées) ne se déplie, non pas, par un enchaînement causal, ni même par associations d’idées mais par associations visuelles et insolites libérées par l’imaginaire et l’écriture du narrateur7. La note, ainsi libérée de la censure éditoriale, multiplie le potentiel créatif de l’écriture narrative.

Déliaison et renversements hiérarchiques

18La conséquence de ce gonflement de notes a un impact majeur sur le récit. Car l’organisation typographique de la page suit naturellement la mécanique des vases communicants, et les proportions entre note et texte sont alors altérées. C’est-à-dire que la note, qui poursuit sa course imaginative débridée sur le motif de la rainure, remise bientôt le texte premier aux confins supérieurs du folio. Aussi, dans The Mezzanine, comme dans « Octet » ou « The Depressed Person », les notes ont non seulement ont atomisé le texte premier en insérant en son cœur des appels chiffrés, mais l’ont repoussé dans ses retranchements. Il n’y a bientôt plus rien de « bas » ou de pédestre dans le pied de page mais un discours qui l’emporte en volume sur le texte premier. Les notes, par nature superfétatoires, conquièrent et réorganisent le cœur de la page. À l’image des souvenirs de Howie qui, quelques années plus tard, se rappelle parfaitement les détails anodins de son travail, comme le hochement de tête du gardien ou la décoration des toilettes, alors que lui échappent les transactions capitales de l’entreprise qui l’avaient occupé des heures durant, les valeurs hiérarchiques sont renversées : « all miraculously expand and in this way, what was central and what was incidental ended up exactly reversed » (Baker 92).

19Parallèlement, en renversant ces valeurs, ces notes, qui semblaient n’exister que dans leur dépendance à un texte premier, finissent par neutraliser cette dépendance pour accéder à une forme d’autonomie. Car les longues annotations de Baker comme celles de Wallace se divisent bientôt eux-mêmes en paragraphes et ainsi réorganisent l’espace traditionnellement dévolu à l’annotation marginale, celui d’une simple apostille marginale et d’un seul tenant. Ces divisions au sein de la note suggèrent qu’une nouvelle construction est à l’œuvre, qui obéit à ses propres lois.

20L’autoannotation, hypertrophiée, est également dénaturée dans sa fonction discursive, car si le texte primaire est traditionnellement celui qui met en place un cadre référentiel imaginaire tandis que l’annotation, commentaire ou glose, s’inscrit dans un espace extra-textuel, c’est-à-dire dans le cadre réel que partagent un auteur et un lecteur, n’est-ce pas l’inverse qui se produit dans le roman de Baker ? Alors qu’à l’étage supérieur, le narrateur se focalise sur les objets du réel ou de micro-scènes ordinaires de la vie de cadre, inventoriés par sa prose minutieuse, qui elle-même en déplie avec une évidente jubilation discursive les connotations, les notes, pourtant amarrées au texte par l’appel chiffré, déploient des scénarios imaginaires ou mnésiques (les notes laissent souvent libre cours à des réminiscences enfantines que le narrateur ne se résout pas à couper de son texte) détachés du monde entrepreneurial décrit dans les étages supérieurs de la page. Alors qu’Howie revient sur le caractère superflu de la pochette qu’il a demandée pour transporter un demi-pack de lait pendant sa pause-déjeuner, une association d’idées serrée entraîne un paragraphe sur la pudique vertu du sac opaque pour le consommateur de magazines pornographiques. Dans la note accolée à cet épisode, l’argument général est ensuite étoffé par les souvenirs personnels de Howie et de l’embarras d’une jeune caissière à qui il avait acheté une telle revue dans son adolescence. Mais cette réminiscence devient elle-même le lieu du déploiement d’un scénario imaginaire fantasmé alors par le jeune Howie :

That afternoon, I expanded her brief embarrassment into a helpful vignette in which I became a steady once-a-week buyer of men’s magazines from her, always on Tuesday mornings, until my very ding-dong entrance into the 7-eleven was charged with trembly confusion for both of us, and I began finding little handwritten notes placed in the most widespread pages of the magazine when I got home that said – “Hi! – The cashier” and “Last night I posed sort of like this in front of my mirror in my room—The Cashier” […] (Baker 7)

21Ce qui se joue ici et dans les notes, c’est l’élaboration d’un contre-récit qui, effaçant les marqueurs de l’irréel (le récit est écrit à l’indicatif) laisse libre cours à des scénarios fantasmatiques, qui trouvent une place légitime dans cet espace souterrain qu’est la note. Anne-Laure Tissut remarque que les mots doux fantasmés par Howie sont précisément des « notes » et voit dans la saynète un paradigme de l’érotisme de la note de bas de page, qui tout au long du roman, révèle bien souvent la fascination du narrateur pour le secret et l’intimité (75). Les notes, dissimulées sous le texte, à l’image du magazine dissimulé dans un sac, deviennent cet espace extensible où le déliement de la prose narrative atteint son acmé, puisque non seulement les contraintes structurelles y sont levées mais également l’inhibition et la censure.

L’autoannotation comme lieu de partage réinventé

22Le plaisir d’écriture dans ces textes très réflexifs n’est évidemment pas lié à la mise en place de l’intrigue mais aux discours qui l’entourent, à ces périphéries de la narration qui sont l’espace de tous les possibles pour la langue elle-même, de la transgression langagière au déploiement de fantaisies imaginaires. Quant au plaisir de la fiction, celui du lecteur, il ne tient plus ici à la traditionnelle notion de tension dramatique, dans un texte, comme celui de Baker, où un narrateur ne fait guère que remonter un escalier, mais plutôt à la tension qui naît du partage du texte entre ces deux espaces d’écriture courant le long des pages et qui génère le désir de suivre les péripéties de cette écriture à travers ses descentes et remontées sur la page.

23Dans « The Depressed Person », le discours involutif et anémié par le jargon thérapeutique s’oppose à la langue de plus en plus vivifiante des notes, qui abolit le contrôle dans le contexte émancipatoire du pied de page. Sur un fond de jargon psychanalytique, la liberté offerte par l’espace infrapaginal donne enfin à entendre la voix d’une patiente cherchant frénétiquement une voix propre pour partager sa souffrance et qui finit par proférer sa haine de la relation qu’elle entretient avec sa thérapeute, tandis que le texte supérieur recadre de telles éructations en les identifiant selon les termes thérapeutiques et suivant les préceptes de l’école psychanalytique de la thérapeute. Or, c’est ici, par le tiraillement entre les deux modes d’expression que Wallace parvient à communiquer au lecteur la détresse de son personnage.

24Ce déplacement de la tension dramatique est encore plus manifeste dans la nouvelle « Octet ». Le dernier quizz se lit comme le récit de la création de « Octet ». Notons qu’il repose sur une inversion de pronoms inédite, puisque le narrateur, pour retracer la torture psychologique de cette création inaboutie, parle dans cet ultime quizz à la seconde personne (« You are now, unfortunately a fiction writer. You are attempting a cycle of very short belletristic pieces […] » [145]), conférant ainsi au lecteur le pouvoir de s’imaginer créateur.

25Dans une note de bas de page, le narrateur revient sur les deux quizz écartés du cycle par l’auteur lui-même. Mais afin de justifier leur exclusion, l’auteur intègre à son discours critique le scénario intégral qu’ils présentaient. Le rythme narratif s’accélère grâce aux ressorts de l’intrigue de ces deux quizz avant que la voix critique ne reprenne le dessus pour souligner les points d’achoppements. La véritable intrigue n’est pas celle du cycle et des saynètes imaginaires qu’il propose mais bien celle des obstacles qui accompagnent sa création, une intrigue que le lecteur éprouve d’autant plus qu’il est devenu par le jeu des pronoms inversés et au terme de sa lecture des quizz précédents, le créateur de ce cycle. Dans ces textes réflexifs, ce n’est plus tant l’histoire que l’histoire d’une écriture qui se distingue, l’histoire d’une création partagée elle-même avec le lecteur grâce aux décrochages métatextuels, reposant en grande partie sur cette architecture alternant texte et paratexte, récit et autocommentaire. Ces annotations, qui dialoguent avec le lecteur, permettent au texte d’échapper au cadre monologique d’une écriture narcissique, l’écueil courant de la réflexivité, et de créer un espace de réflexion et de communication sur la réflexivité elle-même.

26Ce faisant, le texte qui exhibe sa conscience d’être un texte réflexif suit une stratégie qui pourrait menacer le plaisir de la lecture dans son dépliement métafictionnel infini. Le narrateur de « Octet » craint plus que tout de voir ses intrusions sur la composition décourager son lecteur.

These intranarrative acknowledgments have [] the disadvantage of flirting with metafictional self-reference [] and runs the risk of compromising the queer urgency about whatever it is you feel you want the pieces to interrogate in whoever’s reading them. (Wallace 147)

27Affranchi de ce complexe grâce à la création d’un appareil infrapaginal, le narrateur laisse libre cours à ses hésitations ou ses doutes, et même si la simple présence d’autocommentaires souligne l’artificialité de l’histoire, sa voix paraît incomparablement réelle. Plutôt que de déréaliser la relation au lecteur comme le fait traditionnellement la métafiction, elle semble bien plutôt la reconstruire. Dans « Octet », ce narrateur qui s’interroge sur la manière de toucher le lecteur trouve une réponse à son questionnement initial. Comment générer l’empathie du lecteur ?

By making [the writer] look fundamentally lost and confused and frightened and unsure […] more like a reader, in other words, down here quivering in the mud of the trench with the rest of us, instead of a Writer, whom we imagine to be clean and dry and radiant of command presence and unwavering conviction. (Wallace 160)

28En rompant les mécaniques du récit, en exposant sa difficile mise en place, et en exposant la faillibilité de l’auteur tout-puissant, le texte infrapaginal engage le lecteur, qui finit « dans la boue des tranchées » avec lui — et ressent enfin les « palpations » et « ce sens de l’urgence » que les vignettes du cycle avaient pour ambition principale de créer (145, 146).

29Chacun des textes observés ici met en évidence les propriétés déliantes de l’autoannotation, qui s’affiche comme le lieu privilégié de l’élaboration d’une pensée mobile et affranchie des contraintes esthétiques ou génériques propres à l’objet littéraire. Si dans la tradition littéraire, on a pu souvent reprocher aux notes de bas de page de briser l’illusion réaliste, l’engagement insistant envers les lecteurs dont elles témoignent dans ces trois textes est le vecteur d’un lien entre lecteur et auteur qui réinvente la traditionnelle illusion romanesque. Dans un contexte postmoderne où des écrivains cherchent résolument à redonner la foi en la fiction, en dépit des doutes et mutations auxquels elle est soumise, l’autoannotation devient l’un des espaces possibles d’une nouvelle forme de créativité.

Bibliographie

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Silverblatt Michael, Interview with David Foster Wallace, Bookwoom, KRCW. April 11, 1996, <http://www.kcrw.com/news-culture/shows/bookworm/david-foster-wallace-infinite-jest>.

Tissut Anne-Laure, « L’invention du quotidien dans The Mezzanine », Sources, no 16, printemps 2004.

Triaire Sylvie, Une Esthétique de la Déliaison, Flaubert (1870-1880), Paris, Honoré Champion, 2002.

Wallace David Foster, Infinite Jest, New York, Little, Brown and Company, 1996.

Wallace David Foster, Brief Interviews with Hideous Men, New York, Little, Brown and Company, 1999.

Notes

1 « MLA discourages extensive use of explanatory or digressive notes » (Russell).

2 Cette étude littéraire de la déliaison m’a été suggérée par la communication de Monica Manolescu pendant le colloque dont ce volume est issu.

3 On emprunte à Andrés Pfsermann cette traduction d’une expression de J.-P. Richer (Noten-Prose) pour désigner des notes dont la composition s’inscrit dans une stratégie littéraire (Pfsermann 12).

4  Notes 1 p. 140 ; 3 p. 142 ; 4 p. 143 ; 1 p. 146 ; 2 p. 147 ; 4 et 5 p. 152 ; 13 p. 157.

5 Ou s’efforce de suivre, car il faut bien admettre que ce récit s’autorise lui aussi des digressions qu’il parvient toutefois à contenir dans le texte.

6 Wallace a d’ailleurs souligné lui-même dans un entretien radiophonique datant de 1997 la nature addictive des notes de bas de page : « …footnotes are [...] actually addictive, somehow — there’s a certain way that, a kind of call and response thing that’s set up in your head. They’re a terrific way, to sort of draw back a dimension, or do a meta-comment on the thing that you’re doing. In the essays — since I decided there was no way I could pass myself off as a journalist, and was in fact going to do these as kind of meta-essays and have part of the essay be about the anxiety of producing the essays — the footnotes were great places to do that. » (Silverblatt 1997).  

7 Comme l’a souligné Anne-Laure Tissut, si une logique d’articulation superficielle apparaît dans The Mezzanine à travers des termes de liaison, elle est ironique car elle ne fait en réalité que masquer l’absence d’enchaînement logique entre les différentes unités d’un texte, qui obéit à des critères esthétiques (74).

Pour citer ce document

Yannicke Chupin, « Unmoor your thinking for an instant” Autoannotation et déliaison dans The Mezzanine (Nicholson Baker) et Brief Interviews with Hideous Men (D.F. Wallace) » dans « Unmoored Languages », « Lectures du monde anglophone », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Yannicke Chupin

Université de Cergy-Pontoise (EA 7392)
Yannicke Chupin est maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise où elle enseigne la littérature américaine. Son travail porte sur l’écriture réflexive et les représentations de l’écriture dans le roman américain de 1960 à nos jours. Vice-présidente de la Société française Vladimir Nabokov, elle a consacré plusieurs articles et deux monographies à cet auteur. Elle a également publié des travaux sur Donald Barthelme, Steven Millhauser, Nicholson Baker et Don DeLillo.