5 | 2020
Unmoored Languages

This volume explores the complex relations developing between a literary text and the world beyond the representational function. Not content to capture, narrate or describe the existing world, writers keep creating autonomous worlds and inventing new languages to account for yet unmapped territories and experiences. As the materiality of language and its poetic quality come out, the sounds, rhythms and visual effects of the text become living milieu rather than material or simple instruments subordinated to thought. Though the effect first produced upon the reader may well be of strangeness or obscurity, such unmooring of language warrants a valuable extension of language likely to bring back to the reader buried, unsuspected emotions and aesthetic experiences, should she be willing to adopt an open type of reading, more fluid than the automatic system of conventional associations on which reading largely relies.

In this collection, writers and literary scholars from the U.S. and France focused on the nature of the mutations to which unmoored language is submitted, as well as on the various ways in which the text makes sense in spite of all. How to describe that which exceeds language rather than avoid the confrontation by relegating it into the vague category of the ineffable? Throughout, literary, linguistic or philosophical analyses have as their horizon the vision of language reflected by the unmoored text, as well as of the relations between language and the world.

5 | 2020

Les formes déliées de Kapow! d’Adam Thirlwell : avatars d’une pensée en mouvement

Florian Beauvallet


Résumés

This article explores Thirlwell’s invention of new modes of writing, reading and representing founded on the logics of un-tying. The visual aspect of this highly experimental and multimodal work is analysed first. Reading codes are then shown to be also disturbed by the metafictional and digressive narrative structure that seems to be constantly self-(re)producing. The “synaesthetic aesthetics” of the novel are then explored, as variations in voice and rhythm conveyed by the graphic layout on the page, and urging the reader to create unusual connections. Both narrative and reading processes are shown to be driven by a ceaseless of contraction and dilation, unbinding and relating.

Texte intégral

Fondation

1Dans cet article, je propose d’interroger la question de la déliaison en littérature à travers l’étude du court roman Kapow! (2013) d’Adam Thirlwell. Ce roman se prête bien à une réflexion sur la définition d’une écriture déliée dans la mesure où le livre, par le biais d’expérimentations typographiques, devient une interface graphique où se rencontrent texte et image. Ce roman garantit au lecteur une expérience de lecture déstabilisante, car l’auteur s’évertue à remettre en question nos a priori de lecteur d’une part et ce que nous entendons communément par “texte” d’autre part, tout en nous conduisant à nous interroger sur ce que nous faisons lorsque nous lisons. Le lecteur est ainsi confronté à la déliaison dans ses manifestations physiques, dans la mesure où elle intervient avant même de débuter la lecture, étant donné que la disposition du texte sur la page est visuellement déliée : le texte est scindé en de multiples unités et distribué irrégulièrement sur les pages. Ainsi, en explorant formellement la rencontre du texte et de l’image dans la fiction, Thirlwell produit un roman dont la plasticité témoigne d’une conception de la narration comme libre-objet qui vise avant tout à produire de nouvelles formes d’écriture, de lecture et de représentation — autrement dit, un nouveau mode de penser. Cependant, comme en témoigne le caractère incertain de Kapow!, évoqué plus haut, entre texte et image, ce nouveau mode de penser, la déliaison, est en tout point éloigné, il convient de le préciser, d’une monade conceptuelle capable d’englober et de structurer la pensée de Thirlwell. Bien au contraire, les stratégies narratives et stylistiques mises en œuvre dans Kapow!, tel l’éclatement du texte et du double récit, favorisent des formes en mouvement qui instaurent au cœur de l’écriture de Thirlwell une instabilité stimulante. Pour cela, dans le sillage d’Alison Gibbons, je propose d’interroger les manipulations formelles qui se déploient dans ce roman selon une perspective multimodale afin de rendre compte avec précision de la nature multiple de la fiction de Thirlwell. En partant du constat que ce type de fiction n’a de cesse d’interroger le statut ontologique du texte, je suggère en conséquence d’envisager les pratiques de la lecture et de l’écriture mises en scène comme manipulation et interaction. De ce fait, on cherchera à montrer que l’écriture déliée de Thirlwell s’exprime à travers l’élaboration de formes narratives irrésolues que je propose de lire comme l’expression esthétique d’une pensée en mouvement visant à rendre compte du caractère multiple et instable de notre réalité médiatisée.

Fiction visuelle et littérature multimodale

2Un bref tour d’horizon du livre suffit à faire apparaître une topographie accidentée. Il convient de mettre l’accent sur le terme “topographie” car Kapow! dessine un espace textuel qui se réalise pleinement dans la surface, et plus précisément, dans la distribution et la répartition de multiples morceaux de texte sur des surfaces délimitées — les pages. Pareille à une carte de voyage (qui appelle à être dépliée), Kapow! orchestre en premier lieu la rencontre du texte et de l’image, selon un procédé caractéristique d’œuvres que l’on classe dans la vaste catégorie de « visual fiction ». Ceci étant, il faut préciser que Kapow! est moins une œuvre qui fait cohabiter texte et image qu’un court roman faisant s’entrechoquer l’idée de texte et l’idée d’image dans un tourbillon d’expérimentations formelles, car les variations typographiques expriment des mouvements et des dynamiques qui invitent le lecteur à réfléchir sur leur statut et leurs caractères intrinsèques.

3C’est pourquoi il est nécessaire de penser Kapow! selon une catégorie de fiction plus précise qui permettra de mieux cerner les enjeux formels de l’œuvre. Pour cela, je propose d’utiliser ce que Hallet désigne par « multimodal literature » (Hallet 2009). Comme le précise Gibbons, la première à associer l’œuvre de Thirlwell à ce type de fiction :

[t]he term “multimodal literature” refers to a body of literary texts that feature a multitude of semiotic modes in the communication and progression of their narratives. Such works are composed not only of words, type-set on the page in block fashion as has become publishing convention (Gibbons 2012(b) : 420)

4Force est de constater que cette définition s’applique raisonnablement bien à Kapow!, puisque l’on rencontre dans ce dernier de nombreuses manipulations typographiques qui ont pour effet de délier le texte hors des limites physiques du livre, littéralement et métaphoriquement1 — une particularité que Gibbons associe justement aux œuvres multimodales de manière générale. Selon elle, ces œuvres ne peuvent être détachées du medium qu’est le livre : « [multimodal novels] experiment with the possibilities of book form, playing with the graphic dimensions of the text, incorporating images, and testing the limits of the book as a physical and tactile object » (Gibbons 2012 (b) : 420). Côme étaye cette remarque en observant par ailleurs que ce type de romans articule deux types de manipulations formelles : « [multimodal novel’s feature] revolve either around the page (for micro devices such as the insertion of an image, or the manipulation of typography) or the book (for macro devices, as in the case of a pop-up or die-cut book for instance) » (2017 : 166). En somme, ces définitions insistent sur le livre entendu comme « surface graphique » (White, 2005) et comme espace de connexion ; ce qui permet au roman multimodal de naviguer entre deux eaux : celle de la fiction visuelle et celle du livre objet, mettant ainsi en scène la réalité physique du livre dans et par la fiction.

5En prenant appui sur la typologie de la littérature multimodale dressée par Gibbons, on remarque que Kapow! exploite tout particulièrement les possibilités offertes par le sous-groupe des « concrete/typographical fictions » (Gibbons, 2012(b) : 431). Ce dernier regroupe des œuvres qui explorent pleinement les potentiels esthétiques et visuels de la page, en tirant principalement profit d’une instabilité typographique généralisée à l’œuvre tout entière, pour ainsi penser le texte comme assemblage d’espaces blancs et de lignes de texte.

6Ainsi, l’auteur s’amuse à subvertir les codes de l’écriture, aussi bien sur le plan de la page (micro device)2 puisque des lignes de texte s’étalent sur plusieurs pages repliées sur elles-mêmes, nécessitant pour être entièrement lues d’être dépliées, étalées et déployées hors des bornes physiques du livre (macro device)3, ce qui peut rendre la lecture délibérément inconfortable4. Aussi, les codes de lecture s’en trouvent inévitablement bouleversés par l’irruption de ce que Gibbons appelle un « conceptual shift » : « Plainly, the process of reading becomes foregrounded and the physical act of engaging with books heightened. Thus, we might want to think of reading multimodal novels in active terms: not just as using, but also as engaging and performing » (Gibbons, 2012(b) : 421). De la sorte, l’acte de lire devient une activité pleinement consciente (la forme du livre garantissant une lecture semée d’embûches et de détours physiques), d’autant plus que le narrateur fait ouvertement référence au lecteur en train de lire — ce qui a pour effet mettre au premier plan notre rapport au texte : la fiction et le monde réel s’entrechoquent et s’imbriquent.

7De ce fait, on touche à un autre aspect moteur de l’écriture « multimodale » de Kapow! : la nature métafictionnelle de la narration. C’est en toute logique que Gibbons retient la métafiction comme une caractéristique essentielle et omniprésente de la littérature multimodale :

[multimodal literature] often pushes at its own ontological boundaries, whether in the form of metafictive writing, footnotes and self-interrogative critical voices, or through ontological masquerade in itself (Gibbons, 2012(b) : 420)

8On perçoit cette dimension dans Kapow! à travers la structure de l’intrigue qui précipite la rencontre de deux niveaux narratifs distincts : le roman met en scène l’auteur en train d’inventer la fiction que le lecteur est lui-même en train de lire. En résulte une explosion du statut du discours, où s’entremêlent et se brouillent progressivement la narration et le discours sur les conditions de son élaboration. En orchestrant ce choc métafictionnel, on observe alors que Thirlwell élabore ce qu’Alastair Fowler appelle un « poioumenon » :

[…] work-in-progress novel—the narrative of the making of a work of art. In this genre fiction and reality, characters and their creator, mingle problematically; so that it is sometimes treated within the broader grouping of metafiction (Fowler 1989 : 294)

9Précisons que ce type d’œuvre est monnaie courante depuis les expérimentations modernistes et la pensée postmoderne qui a généralisé l’esprit d’incertitude. Comme le remarque White, la critique postmoderne a progressivement fait l’amalgame entre réflexivité et manipulation graphique5. Il importe donc de ne pas réduire le caractère métafictionnel et réflexif de Kapow! à un artifice postmoderne : « to dismiss graphic devices as meaningless gimmicks or to immediately reduce innovations to postmodern concepts of self-reflexivity play is to divisively defend a particular critical position at the expense of literature itself » (White 208).

10Bien au contraire, les manipulations graphiques et le degré métafictionnel de la fiction a pour effet de faire résonner le thème principal de la “révolution” dans la composition visuelle du roman. Un peu à la manière du déroulement de ce récit de nature digressive (sur laquelle je reviendrai), le roman se plie à mesure même que le lecteur le déplie (se li(t)e à mesure que le lecteur le délie), créant un cycle de production (« poiuoumenon » vient du grec, “produit”) et même de reproduction : « I wanted where you have no idea where you are within the sequence of shocks: where each element is the beginning of a story, or the end of one, and no one can tell which is which. A system of chicanes! » (Kapow! 177). Ainsi, le texte et la fiction s’interpénètrent et semblent s’engendrer l’un l’autre, comme le suggère la dernière ligne du roman : « kept on going »6. On observe dès lors que la narration est le fruit d’un processus de confusion qui fait se mêler la fiction et le concret. Leur rencontre donne lieu à une explosion du nombre de sources d’inspiration et d’improvisation, par lesquelles le récit ne cesse de se dédoubler pour se commenter et s’engendrer selon une dialectique du même et du différent7. De la sorte, le début et la fin du récit ne sont que des bornes artificielles car Kapow! laisse entrevoir une narration infinie, comme en témoigne la structure digressive du roman qui soumet le texte à une démultiplication vertigineuse8.

L’écriture acrobatique

11Kapow! bouleverse les pratiques habituelles du lecteur en raison d’un choix de composition qui porte non seulement atteinte à l’intégrité des pages, et du livre (dans la mesure où les pages débordent de ce dernier), mais également à celle du texte sur la page. Non seulement les pages se dérobent et se démultiplient, mais le texte est porté par une dynamique semblable, qui a pour effet de le fragmenter en de multiples blocs de texte dont la longueur varie (de la phrase simple au paragraphe), et dont la répartition, en apparence aléatoire, est susceptible, dans un premier temps, d’étourdir et de décontenancer le lecteur. En d’autres termes, l’objet-livre se délite autant que le récit — des sous-pages non répertoriées s’immiscent entre les pages numérotées — et formellement — car le texte se divise et se scinde jusqu’à donner l’impression de suspension et de flottement9, selon des principes de composition visant à refléter ce que Thirlwell désigne par « a free-floating anxiety » : « And then there’s a kind of free-floating anxiety, and that’s the general condition too. I think really I liked the idea of the caffeine and the joints as a kind of miniature allegory: one of them speeding you up, and the other one slowing you down, so you ended up in suspension » (Hodgkinson).

12À partir de cette dislocation du texte, on voit donc se profiler une pratique de l’écriture qui s’apparente à une activité acrobatique, dans la mesure où le langage devient un espace où des énergies contraires permettent de combattre la pesanteur. En effet, Thirlwell (Kapow! 31) conçoit un tel langage comme un trampoline (« my new theory of language as trampoline »)car le texte semble jouer avec l’attraction gravitationnelle de ce que l’on est tenté d’appeler le “livre classique”. Il faut noter que le « langage trampoline »10 invite indirectement à concevoir la page comme un terrain de jeu, un espace dans lequel le langage et le texte peuvent se mouvoir librement dans une série de prises de hauteur et de chutes vertigineuses ; ou, pour reprendre l’image de Thirlwell, une succession d’accélérations et de ralentissements. On est donc face à un texte pulvérisé en autant de vecteurs, traduisant par leur disposition un mouvement général de rebonds, qui soumettent le texte à une entropie ludique. D’une page à l’autre, les blocs de texte sont susceptibles de se séparer ou, à l’inverse, d’entrer en contact jusqu’à se superposer et s’imbriquer, certains étant même renversés, forçant ainsi le lecteur à faire pivoter le livre à des angles de 45°, 90° ou 180° : la lecture devient à son tour acrobatie, manipulation et/ou contorsion, en fonction des configurations et de l’agencement du texte et des pages11. Lire Kapow! s’apparente donc à une activité physique, dans la mesure où le corps (les mains, la tête) et l’esprit s’allient et entrent en jeu (une pratique que Thirlwell appelle non sans provocation une « digression physique »12). Kapow! cartographie donc un espace dans lequel une écriture acrobatique et une lecture performative se cherchent et s’entrechoquent.

13Mais cet assemblage de texte n’est pas le seul vecteur d’instabilité et de confusion. Les blocs subissent des transformations à travers des déformations morphologiques, abandonnant parfois la cadre rectangulaire classique pour adopter, par exemple, une forme longiligne (comme l’évocation visuelle d’une chute ou d’une ascension, une forme fluide qui fait s’écouler les mots d’une page à l’autre) ou encore une forme arrondie, comme gonflée sous pression ; dès lors, le titre traduit un processus qui aboutit, Kapow!, à l’explosion du texte.

Synesthésie et hyperconnectivité

14Rendre compte d’un processus nécessite par ailleurs d’en retracer l’origine. Dans le cas de la déliaison, telle qu’elle se manifeste dans Kapow!, on peut observer qu’elle trouve une expression concrète dans l’image médiatisée. En effet, la violence et la soudaineté des révolutions du Printemps arabe permettent à Thirlwell de démultiplier l’idée de déliaison : : « While the miniature movies on the internet people weregathering in squares and ripping up the pavements » (Kapow! 5). Il est donc question de déliaison d’abord au sens où l’on parle d’une séparation violente (« ripping up »), déchirant un tout en parties comme les blocs de texte auxquels des parties sont manquantes (Kapow! 37). Mais Thirlwell associe à cette image de fracture celle d’une dissémination, voire d’une multiplication. C’est en effet par la répétition de l’événement que Thirlwell choisit de penser la révolution, en insistant tout particulièrement sur la dimension orale du processus. Comme une langue déliée, la page traduit visuellement la profusion de la voix, qui se répercute aux multiples coins du livre ; comme un écho direct aux multiples voix relatant le récit des évènements : « Everyone who was every where was using a videophone » (Kapow! 5). L’évocation du « videophone » le signale : les choix de composition insistent sur la dimension articulée et parlée du texte, en mettant l’accent sur la prédominance des espaces blancs (comme expression visuelle des moments de silence), afin de donner à voir le silence et entendre l’absence : en aménageant de nouvelles connexions par la synthèse de formes et d’effets stylistiques13, le roman transforme l’espace textuel en synesthésie.

15De cette manière, la page graphique se fait entendre, principalement par sa capacité à mimer le rythme de la voix fait de coupures, de reprises et de changements de ton, sans oublier les non sequitur, les raccords improvisés et la forme discontinue de tout langage parlé — autant de techniques et de stratégies langagières ayant pour particularité de lier et délier le discours tout à la fois. En somme, toute prise de parole est discontinuité et improvisation, un « free-style » (Thirlwell, Miss Herbert : 267) que le texte de Kapow! joue et rejoue.

16L’appartenance indubitable14 de Kapow! à la catégorie de la fiction visuelle et plus particulièrement au roman multimodal suffirait à justifier le titre, mais il s’impose de préciser que le titre participe de cette dimension synesthésique du texte. Dans les cultures occidentales, l’onomatopée est étroitement liée aux formes narratives visuelles telles que la bande dessinée. Il convient de s’attarder sur le titre car le mot « kapow » est problématique en raison de sa double nature : il évoque de concert les arts visuels et l’oralité. En effet, cette onomatopée très fréquente dans les comic strips anglophones permet d’établir dans l’esprit du lecteur une convergence entre mot (écrit) et son (parlé) : le titre fait l’économie de la bulle graphique car l’onomatopée traduit avant tout un bruitage en mot. Dans le cas précis de kapow, sa fonction est d’accentuer et de souligner des actions, tout comme le point d’exclamation qui décuple l’effet. Le roman débute ainsi sous le signe de l’artifice et plus particulièrement du bruitage : on peut donc compléter notre observation précédente, en précisant que Kapow! déborde la fiction visuelle en adoptant une écriture audiovisuelle. Le titre Kapow! nous informe donc que l’ouvrage s’annonce comme un espace où converge de multiples médiums (visuel et sonore), faisant l’emprunt d’une technique propres aux comics et cartoon. De cette manière, le titre n’est pas uniquement lu mais également entendu, interpelant le lecteur à la manière d’un éclat sonore qui attire son attention. Le terme « kapow » étant souvent associé à un à un choc15, on peut en conclure que la forme fragmentée du roman est étroitement liée à cette explosion initiale qui se réverbère tout au long du roman, dont l’onde de choc bouleverse la structure du texte en le disloquant et l’éclatant — un phénomène que le narrateur désigne par « cartoon entropy » (Kapow! 65).

17En raison de la nature hybride (car audiovisuelle) de l’onomatopée, on observe que le roman est propulsé par une dynamique « synesthésique », qui se manifeste à travers une confusion des sens : le texte donne par exemple à voir des sons. Par ce brouillage des termes de la perception, Kapow! invite à penser le mélange, l’entrelacs, non pas comme une confusion chaotique mais plutôt comme un espace de connexions potentielles multiples. Par le mélange des sens, des médiums et des modes d’expression, Thirlwell élabore un texte qui a pour effet de favoriser la création de nouvelles connexions comme les digressions l’illustrent parfaitement. À chaque nouvelle page s’offre un nouveau potentiel de connexion entre les blocs de texte que le lecteur doit associer. Semblable à différents stimuli sensoriels, les différents blocs de texte élaborent à l’échelle de la page et du roman tout entier un réseau de connexions qui nous invite à penser le livre comme un espace d’hyperconnectivité.

18Kapow! invite donc le lecteur à lire et à penser en fonction de connexions inédites, en apparence impossibles, à l’image des synesthésies. En dépit de la contradiction apparente des termes, comme l’expression « voir des sons », la recherche de nouvelles connexions stimule ainsi le développement du récit et de la narration. Par cette hyperconnectivité du rhizome narratif (pour emprunter l’image à Deleuze), le livre s’apparente à un espace hyper-connectable, où les catégories se décloisonnent jusqu’à rendre possible, par exemple, la confusion du visuel et de l’audible. Cette confusion synesthésique ne concerne d’ailleurs pas uniquement les sens physiques (tout du moins leur simulation textuelle) car le récit est également affecté par cette « mania for connections » (Kapow! 18) qui fait se percuter thématiquement les échelles de penser, telles que le local et l’international, ce que Thirlwell appelle les limites du sérieux :

In Kapow! the “world historical” functions like “politics” did in that earlier novel. Once again, I wanted to explore the limits of the serious: in Kapow! I was, I suppose, almost philosophically opposed to the idea that by definition the problems of revolution were more world historical than the problems of a marriage. I wonder if there’s a philistinism in believing that some subjects are more important than other subjects. I have a general anxiety over subject matter. In Kapow!, I liked how there would be on the one hand a vast revolution in society and a small revolution in a marriage. I didn’t want the two to ironize each other but to be version of the same structure, or conundrum (Gibbons, 2014 : 627)

19En faisant le choix de confondre mariage et révolution, Thirlwell les imbrique formellement et thématiquement afin de créer des connexions inattendues et désinvoltes (en mettant sur un pied d’égalité les problèmes du mariage et ceux de la révolution) d’une façon semblable à la confusion des sens dans la synesthésie d’abord perçue comme anormale. L’effet synesthésique ne se limite pas à un exercice rhétorique (que l’on associe souvent à la métaphore), car il devient ici une stratégie stylistique qui ne sert pas simplement à représenter la réalité mais vise à explorer la réalité dans sa continuité. Pareille à la structure cognitive qui relie les cinq sens, le livre prend la forme chez Thirlwell d’une composition hyperconnectée qui rassemble la diversité de la réalité selon une synesthésie thématique, par laquelle tous les thèmes peuvent être connectés entre eux et s’éclairer mutuellement ; et dans leur prolongement, tout événement mineur peut ainsi être associé librement à tout événement majeur16. Semblable au tissu cognitif où les connections neurologiques subissent des permutations multiples, l’écriture romanesque de Thirlwell n’observe aucune limite ni censure ou restriction. En refusant le carcan de la page et du texte préétabli, la fiction est alors conçue comme un espace de connexion potentielle qui fait de l’instabilité et de la confusion des vecteurs de découverte et de renouvellement. De la sorte, Thirlwell compose une forme libre et déliée qui, tout comme la synesthésie, aboutit à une réinvention, et une remise en question, des termes sur lesquels repose notre rapport à la réalité.

Écriture improvisée

20Les expérimentations formelles de Kapow! traduisent donc visuellement les caractéristiques d’un langage parlé, d’un texte oralisé et improvisé. On peut donc admettre que l’écriture intègre les lectures potentielles, en permettant au lecteur d’improviser une lecture à partir d’un texte qui indique comment être lu par l’ajout d’annotations — tout comme l’auteur envisage l’ajout de nouvelles histoires connectées à son récit17. Semblable à l’écriture musicale, dans laquelle le compositeur annote la partition afin d’indiquer des modulations à prévoir lorsque la partition sera jouée (intégrant dans son processus créatif le principe même d’interprétation), Kapow! intègre dans son écriture l’intervention du lecteur futur, lui fournissant des indications sur les possibilités de lecture et transformant de ce fait la pratique : la lecture est ainsi une performance (dans sa dimension musicale).

21Cette comparaison entre lecture performative et interprétation musicale est sollicitée par la narration, dans la mesure où on relève une référence à un style musical étroitement lié à l’interprétation et à l’improvisation : le jazz. Thirlwell fait en effet référence à une figure fondamental du jazz, Jelly Roll Morton (Kapow! 20). Si l’évocation de Morton nous interpelle, c’est pour le rôle crucial que ce dernier joua dans le développement du jazz, car il fut l’un des premiers musiciens à écrire une composition jazz (Giddins & Deveaux, 2009). La référence au jazz suscite de nombreuses interrogations qui ont trait au paradoxe inhérent à toute écriture se voulant libre car Morton a offert une solution au problème formel de l’improvisation : si une composition musicale est structurée autour de l’improvisation, comment noter cette composition afin d’en saisir le caractère et les qualités ? Comment concilier la rencontre de l’improvisation (mouvement et incertitude) et de la notation (fixité et immobilité).

22C’est pourquoi dans Kapow! la déliaison apparaît comme une solution possible aux difficultés que pose un style libre, ou improvisé. Semblable à la révolution qui se veut lui aussi un événement libre, l’improvisation est un problème technique pour Thirlwell, une difficulté qui l’amène à explorer des stratégies visant à libérer le texte (sans jamais entièrement adhérer à l’utopie d’une liberté absolue) : comme il le précise au sujet de Hrabal, « [h]is style is a polyphony of eavesdropping, which is doing its best to look as improvised and haphazard as possible. But, obviously, it is not improvised at all. Improvisation is an invention » (Thirlwell, Miss Herbert : 220). De son propre aveu, donc, un style ne peut être entièrement improvisé. Il ne peut que donner l’impression de l’être tout comme une révolution ne peut jamais être liberté absolue, comme le suggère l’image des pavés dans Kapow!. En effet, si l’on garde à l’esprit l’image des pavés disjoints qui ouvre le roman, le narrateur nous fait remarquer que l’association mentale entre l’image du pavé et l’idée de révolution survit aux différences culturelles, géographiques et historiques. En retenant cette image à mi-chemin entre symbole et cliché, on peut voir que le narrateur suggère que les révolutions, en dépit de leur caractère d’innovation et de rupture radicale, répètent malgré tous des codes et des images préexistantes. Le thème de la révolution et celui de l’écriture libre convergent donc, donnant à voir la révolution comme une improvisation à large échelle, un moment de flottement historique, répétant en dépit de sa nouveauté des formes préétablies18. Ainsi, Thirlwell fait se télescoper visuellement deux réflexions conjointes, sur la notion de révolution et la notion de style, toutes deux poussées par la recherche d’un idéal de liberté. À l’image d’une improvisation musicale, une révolution, tout comme un style improvisé, ne peuvent se passer de certaines structures fondamentales préétablies. Comme la découverte de Morton en 1915 l’indique, aussi improvisé et libre qu’elle puisse être, l’improvisation jazz n’en reste pas moins une liberté relativisée : un intervalle, un intermède, une digression entre deux points fixes. C’est pourquoi, en mettant en regard le thème de la révolution dans Kapow! et la forme de l’écriture déliée, Thirlwell nous amène à penser la révolution comme une relativisation des termes du quotidien plutôt qu’à une rupture radicale. À la fois différente et semblable, la révolution donne à penser la forme de l’écriture déliée selon la dialectique du même et du différent : non comme rupture radicale mais comme disjonction, invitant à relativiser les termes de l’écriture.

Polyphonie digressive

23Dans le sillage de Hrabal, Thirlwell retient donc les leçons de cette « polyphony of eavesdropping », pour la réinventer sous la forme de ce que je propose d’appeler une polyphonie digressive. Tout comme chez Hrabal, la dimension orale du texte reste omniprésente mais les deux auteurs divergent quant au rôle du lecteur vis-à-vis du texte. En faisant le choix d’une expérimentation multimodale, Thirlwell consolide la relation texte-lecteur afin de faire de la lecture une pratique à la fois intellectuelle et physique : la lecture s’inscrit dans le prolongement du geste lié à la manipulation du livre. En faisant intervenir le lecteur dans la performance du texte, l’auteur laisse en théorie le dernier mot au lecteur et à ses orientations de lecture. Dès lors, Thirlwell exploite les possibilités formelles et visuelles de la digression afin d’expérimenter avec les potentiels stylistiques ouverts par la déliaison.

24Nous avons vu que le titre du roman donnait l’impulsion formelle et narrative de l’ouvrage : les évènements des révolutions arabes déclenchent en partie le récit, au même titre que leur violence éclate littéralement la forme du texte. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que la quatrième de couverture figure la photographie d’un pied frappant une vitre portant la trace d’un impact violent. C’est pourquoi on peut soutenir l’idée que le roman fait état d’un processus de fissure et de fragmentation semblable à du verre volant en éclats. Le roman serait un espace temporel dilaté, qui rendrait compte minutieusement du processus de fracture. L’image du verre volant en éclat, alliée à l’onomatopée du titre, on le rappelle, traduisent un choc qui justifie la forme éclatée et fragmentée du récit et du texte. Déjà évoqué plus haut, il convient de revenir sur l’importance du point d’exclamation dans le titre qui transforme le simple bruitage kapow en interjection kapow!. Si l’on se réfère à la définition de “interjection”, on voit non seulement qu’il permet d’exprimer une émotion mais le terme implique par ailleurs l’idée d’interposer quelque chose. Ainsi, une interjection est avant tout un geste, qui revient à jeter ou mettre entre deux. Un aspect que souligne la définition associée, “to interpose” : « to place between (in space or time); to put or set between in an intermediate position ». Par conséquent, Kapow! traduit un bruitage tout en exprimant un geste, un terme dont la dimension audiovisuelle traduit en mot l’acte même de digresser et donc la pratique de délier la narration : « to introduce between other matters, or between parts of a narrative, as an interruption or digression; to say or pronounce as an interruption ».

25Ce serait ainsi réduire la portée de ces expérimentations formelles et visuelles de penser que Thirlwell se contente simplement de fragmenter et d’éparpiller son texte sur le canevas blanc de la page, donnant ainsi corps à une forme dispersée et chaotique : un imbroglio19, un désordre. La notion de désordre n’est en soi pas si simple, car pour rappeler une observation de Bergson, « le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez pas supprimer un ordre, même par la pensée, sans en faire surgir un autre » (Bergson 108). Il n’est donc pas surprenant de relever un détail qui renseigne quant à une démarche autre : en dépit du chaos (hasard) apparent, Thirlwell propose néanmoins d’ordonner — ou plus justement, de désordonner volontairement — son texte en poinçonnant certain bloc d’un signe qui avertit le lecteur qu’une bifurcation doit être négociée20. En signalant visuellement les digressions, le texte n’est pas simplement laissé pêle-mêle, ni délaissé, car l’auteur nous invite, par de discrètes indications, à décomposer, ou recomposer, l’ordre du texte — et même à faire cohabiter un texte délié à une lecture liante. L’entropie que nous évoquions plus haut n’est donc qu’une illusion, ou, comme l’effet synesthésique, une simulation.

26Face à un texte fragmenté, la profusion et le désordre du texte sur la page peut progressivement donner à voir une cacophonie, dont les caractéristiques seraient reproduites visuellement, pour la capacité de cette dernière à renouveler le sens et les représentations. Thirlwell partage cette pratique avec les auteurs des œuvres que Bourriaud rassemble sous le nom d’« altermodernisme ». Selon lui la fiction altermoderniste se définit avant tout par la bifurcation : « [altermodernism] suggests a multitude of possibilities, of alternatives to a single route » (Bourriaud 2009). Sans pour autant soutenir que Thirlwell appartient à cette catégorie d’auteur, cette définition nous frappe en raison de la forme digressive et du caractère bifurquant de Kapow!, d’autant plus que l’altermodernisme s’approprie l’observation de Bergson sur le désordre en refusant son acception négative: « [it] sees a cacophony of matter constructed into meaningful networks » (Gibbons, 2012(a) : 239). Si l’altermodernisme me semble une catégorie appropriée pour interroger Kapow!, c’est en raison de la capacité de ces œuvres à questionner le rôle et la valeur du désordre.

Théorie de la relativité digressive

27En outre, ces questions ne se limitent pas au seul cas de Kapow! car elles traduisent dans une certaine mesure le caractère incertain et in(dé)fini de tout texte (et même aléatoire) car une narration peut toujours être déployée et élargie par la digression. Ainsi, Kapow!, par la profusion et la démultiplication du texte sur la page, la déformation de la forme traditionnelle et l’irruption de la bifurcation, témoigne d’une forme qui fait, et nous fait faire, l’expérience de la déliaison par l’entremise de la digression. En dépit du chaos apparent, les blocs de textes de Kapow! obéissent à des lois internes de composition définies par l’auteur, et dont les signes de bifurcation démontrent l’existence. Le lecteur n’est donc pas confronté à un simple méli-mélo aléatoire, les liens entre les blocs de texte persistent en dépit des ruptures et des débordements apparents.

28Si la notion d’altermodernisme nous semble d’autant plus pertinente vis-à-vis de Kapow!, c’est pour la capacité de ce type de fiction à interroger le désordre et à valoriser la formulation de connections nouvelles. Dans cette perspective, l’image du chaos cède ainsi place à l’image des constellations (aussi bien textuelles que thématiques) dont l’évolution dépend en apparence de liens invisibles mais dont l’influence est indiscutable. On peut remarquer que je dévie de Bourriaud pour qui la métaphore de l’archipel, dans le prolongement de la poétique de la relation d’Édouard Glissant, cristallise les pratiques altermodernistes21. Contrairement à la métaphore de l’archipel, l’image de la constellation permet de décrire l’écriture déliée de Thirlwell comme processus et comme mouvement avant tout. Ainsi, le lecteur est placé au cœur d’un processus qui fait du texte un lieu dynamique en perpétuel mouvement, faisant du roman un espace de potentialité : si le texte est un tissu spatio-temporel, alors la digression introduit la relativité générale. Par la digression et la déliaison, l’espace-temps se compresse aussi bien qu’il se dilate (ce qui fait écho au flottement évoqué plus haut), de la même manière que le texte se rassemble puis explose suivant une évolution/révolution étourdissante qui témoigne d’une conception de la narration et du récit comme matière en flux : le récit est en perpétuelle réinvention et renouvellement, comme l’exprime visuellement le texte qui s’étire et s’écrase, où même le temps de la lecture s’étire en fonction de l’irruption de pages non numérotées22, selon un principe d’expansion dynamique : « something that would take in as many other stories as possible » (Kapow! 19).

29On remarque par ailleurs que l’image de la constellation n’est pas fortuite car dans le domaine astronomique, le terme « digression » exprime à juste titre une déviation opérée sur une trajectoire pré-établie. L’image de la constellation a donc pour particularité de sonder l’importance du rôle joué par la déviation hors cadres (qu’il s’agisse de cadre visuel, métaphorique ou moral) dans l’œuvre de Thirlwell est rendue manifeste par la dissémination digressive du roman. Le texte s’émancipe en partie de la contrainte de la page et du texte cadré pour exprimer, à la manière du hors champ, la dimension infinie de toute narration23 et la possibilité de toute narration d’en dire toujours plus : « I imagined concertina pages of stories, pasted pictures. And why not? […] I was imagining a story that was made up of so many digressions and evasions that in order to make it readable it would need to be divided in every direction. So that if you wrote it out as continuous block it would be the same but also different » (Kapow! 18). Pour justifier pleinement la différence entre l’image de l’archipel et celle de la constellation, il convient de préciser que Thirlwell invite le lecteur à considérer la page non pas comme nécessité mais plutôt comme possibilité — une configuration parmi d’autres pour la narration. Ce qui signifie que l’organisation des blocs de texte indique moins un ordre de lecture qu’elle ne constitue une composition délivrée par laquelle le lecteur est invité à s’orienter, de révolution en révolution. À chaque nouvelle page le texte est réordonné et, ce faisant, le sens de lecture doit chaque fois être réinventé, rappelant chaque fois que le geste de tourner la page répond de la dialectique du même et du différent qui préoccupe le narrateur tout au long du roman (« the same but different » Kapow! 42) : l’écriture déliée est donc une solution formelle que Thirlwell propose afin d’expérimenter avec la nouveauté et l’innovation en proposant au lecteur de (re)lier les morceaux, de (re)nouer des liens entre les blocs de texte afin de tisser un nouveau tissu sémantique. C’est la raison pour laquelle les pirouettes typographiques font courir le texte dans les marges et même au-delà, nécessitant l’ajout de pages supplémentaires, car Thirlwell nous rappelle que la narration dépasse certes les bornes physiques d’un livre mais peut tout de même en exploiter les caractéristiques et surtout, les limites. En ce sens, il serait inutile de rechercher un point de départ du texte (la première phrase est elle-même hors champs, « as you will recall »), ou, à l’opposé un point final (la dernière phrase ouvre le récit, « kept on going ») car la narration se délie de ce cadre par le recours à des techniques rappelant les règles picturales de la perspective, produisant un récit non comme un objet borné mais comme un point de fuite24, qu’aucun cadrage ne sera en mesure d’embrasser dans sa totalité (d’où l’importance de ne pas restreindre Kapow! à la définition du livre-objet). Concrètement, on peut ici penser à la technique du point de fuite multiple qui permet paradoxalement d’accentuer les volumes en les projetant sur une surface, le plus souvent utilisée pour donner l’illusion d’un espace en trois dimensions sur un plan en deux dimensions : « It was what I wanted too—this spreading a given volume as closely to pure surface as possible. I wanted montage, as I said. I wanted a system where as many things as possible were visible at once » (Kapow! 32). Selon cette lecture, les contraintes du livre font du roman un instrument d’optique semblable au télescope qui permet de penser le volume par la surface (et la surface en termes de volume), en rendant compte d’un agrégat d’objets disparates en perpétuel mouvement, et invitant à penser leurs relations et leurs influences.

Influence du montage

30D’ailleurs, Thirlwell mobilise un ensemble de techniques qui témoignent d’une poétique de la digression et des relations ou hiérarchies sous-jacentes — dont l’utilisation s’étend à l’ensemble de son œuvre — telle que la structure gigogne25, une forme inspirée par les poupées russes où des blocs de texte s’enchâssent visuellement les uns dans les autres, brouillant par ailleurs les strates narratives. Ce faisant, le récit principal devient digression ou à-côté, et inversement. Par ce biais, Thirlwell explore la nature enchâssée de tout récit et l’incertitude de toute frontière : « Inside Faryaq’s story there was another story which he couldn’t quite see » (Kapow! 19).

31Un autre procédé récurrent dans sa fiction est le collage. Probablement la technique la plus répandue dans sa fiction (et dont les manifestations sont les plus diverses), le collage s’exprime le plus explicitement dans Kapow! par la superposition de blocs de texte et fragments. Il s’agit d’une forme susceptible d’orchestrer des « voisinages inattendus » (pour reprendre la formule de Bakhtine), ainsi que de promouvoir des relations sémantiques virtuellement infinies, et parfois inattendues telle que la cohabitation, dans les pages du roman, de l’influence formelle des cartoons et des Contes des mille et une nuits. D’ailleurs, le collage est à l’origine du projet Kapow! comme Thirlwell l’exprime lui-même :

I remember when I first planned the project with Visual Editions, our brief was simply, “The most digressive book ever written.” And at the same time, I knew that I wanted to do something that would be almost a collage of the present moment—like Bertold Brecht’s War Primer. I’ve always been interested in collage as a form. The bifurcations and endless qualifications were meant to be both comic and also utopian (Gibbons, 2012(a) : 633)

32Par cette technique, Thirlwell demande au lecteur de ne plus lire le texte uniquement de gauche à droite et de bas en haut : on est obligé d’ignorer ce fil d’Ariane habituel, sans quoi on perdrait paradoxalement le sens qui n’est plus unique mais multiple, et en suspens car potentiel. Par le collage, l’écriture est pensée comme un volume et la lecture comme un soudage qui nécessite d’être orientée dans de multiples dimensions :« I was developing a theory that the important thing was to make connections between as many disparate objects as possible, like Godard saying somewhere that an image shouldn’t be a comparison so much as a meeting of two or more separated realities » (Kapow! 10-11). La lecture devient raccord et, de façon plus spécifique, montage26.

33C’est pour cette raison que Thirlwell nous amène à penser l’écriture déliée comme une écriture en mouvement. Le montage renvoie à une technique empruntée au septième art, dont le rôle est de définir « la relation entre les plans, dans une perspective essentiellement esthétique et sémiologique » (Pinel 110). Avant l’apparition de méthodes d’édition digitales, le montage était une activité manuelle, nécessitant de monter physiquement un film en coupant et collant différentes scènes ensembles (phase 1 : cutting ; un processus semblable au découpage du texte dans Kapow!) afin d’élaborer une séquence de scènes ayant pour effet de structurer un récit (phase 2 : montage ; répartition des fragments) qui permettra de procéder à « la synthèse des éléments visuels et sonores qui donne au film son visage définitif » (Pinel 110) (phase 3 : editing ; une étape qui incombe au lecteur). On voit que le montage cinématographique influence à la fois l’écriture du roman ainsi que la conception spécifique de la lecture qu’il véhicule : l’auteur rassemble et dissémine tout à la fois des éléments disparates et multiples (les blocs de texte) que le lecteur monte afin d’aboutir à une séquence narrative réassemblée.

34On voit ici émerger le montage comme l’expression de la dynamique commune entre déliaison et digression : une dynamique double qui fragmente et réassemble tout à la fois. Dans cette perspective, une écriture déliée serait donc une écriture en que l’on peut apparenter à une fuite. Au même titre que la composition en point de fuite, l’écriture déliée ne s’accomplirait que par ce qu’elle laisse hors champ et ce qu’elle laisse en suspens, d’où l’importance des espaces vides dans la forme visuelle du roman27 : « much of whatwas important was insisible… Television creates the illusion of a linear narrative and gives events the semblance of a beginning, a middle and an end » (Kapow! 31). Pareil au prisonnier qui se dégage de ses liens28, l’écriture s’émancipe depuis la captivité de la narration Classique linéaire29 (pré-établie) vers la liberté de l’écriture improvisée : « You just have to describe: you just have to describe in every direction and who gives a fuck about what it looks like—until your eyes pop out on their cartoon springs » (Kapow! 77). La déliaison déborde ainsi les contraintes artificielles et aléatoires de la narration classique en faveur des formes déliées, ouvertement artificielles, par lesquelles l’écriture et la lecture dérivent dans l’espace textuel en favorisant des compositions multiples « where time frames were all mixed up and everything happened at once but not at all » (Kapow! 65). Comme l’évoque l’image des pages qui se gonflent avant de déverser leurs textes hors du livre, la narration s’étend dans toutes les directions tandis que le récit est balloté par les courants parfois contraires de l’écriture et de la lecture. “Se délier” ne s’accomplirait donc jamais que dans la profusion paradoxale de points d’ancrages : plus le texte fait proliférer les relations sémantiques possibles, plus l’écriture se libère — une conception du texte qui ne sera pas sans rappeler la construction de l’identité selon Rushdie :« to him it is a matter of planting the self in several places » (Frank 143). La déliaison insisterait donc sur un processus en train de s’accomplir, de la même manière qu’une improvisation musicale relève d’un choix fait dans l’instant. En d’autres termes, Kapow! donne à lire une écriture en devenir, abandonnant une conception de l’écriture contraignante et contrainte (ou sécurisante, voire sécurisée) vers plus de liberté, d’incertitude et d’interaction.

35On peut ainsi lire Kapow! comme l’expérimentation d’une écriture cinétique : en cherchant à libérer le mouvement de la pensée et de l’imagination, l’auteur rompt le(s) lien(s) fixé(s) au préalable, abat les limites établies et rend compte de la déliaison comme d’un geste faisant imploser/exploser les frontières, à l’image du texte qui implose et explose tout à la fois, tout en refusant d’accepter un centre de gravité unique (pour reprendre l’image astronomique) : sans origine ni point de fuite, l’écriture de Kapow! rend sensible, et visible, une imagination multiple. Il serait envisageable de concevoir la déliaison comme un moteur, une impulsion visant à rechercher ce qui est autre, et ainsi faisant écho à l’altermodernisme. Et c’est précisément l’une des possibilités ouvertes par Kapow! : celle d’un texte en mouvement et d’un livre qui devient un espace autre, et dont le lecteur se laisse dériver selon les courants et selon l’influence d’objets multiples.

36Le roman s’interroge donc tout autant sur l’acte d’écrire que sur l’acte de lire : le texte respecte et orchestre la contingence de toute lecture en observant un relâche des liens entre texte et auteur, entre écriture et lecture. En insistant sur la liberté d’orienter le sens du texte, l’auteur abandonne le texte écrit au profit du texte à lire, ne voulant pas garantir une lecture unilatérale (écriture liée) mais plutôt favoriser une lecture multilatérale (écriture déliée). Kapow! donne par conséquent à voir une écriture dont la valeur réside dans l’espace qui sépare et rassemble l’écriture de la lecture, une littérature montage entre impulsion et déviation, qui empreinte au cinéma le potentiel d’une pensée cinétique ; le roman impose une lecture faite de raccords, de dissonances et de ruptures pour révéler, paradoxalement, la dimension continue du réel. Par cette étude, on voit se dessiner une pratique d’écriture qui expérimente avec ce que l’on pourrait nommer des formes irrésolues. Ces formes esthétiques multilatérales (à l’image du collage ou encore de l’ironie) produisent, dans le va-et-vient opéré par la rencontre perpétuelle de l’auteur et du lecteur, des sens de lecture multiples en perpétuel renouvellement.

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Notes

1 Voir annexe 1.

2 Voir annexe 2.

3 Voir annexe 3.

4 « I wanted to make reading an experience that aged you » (Kapow! 19).

5 « Postmodernist criticism has, however, established a critical convention in which the use of the graphic surface always self-consciously or self-reflexively signifies the materiality of the text » (White 206).

6 « The last line of Kapow! was deliberately mini-splastick […] It was really important to me that the last phrase was “kept on going”—because the idea was that this story was a continuous project » (Gibbons 2014 : 629).

7 « what seemed new might only be a very small and irrelevant adjustment in reality, but […] this also had its opposite twin: very small adjustments in reality could create something new entirely » (Kapow! 42).

8 « I always feel very aware than any story is a way of ignoring other stories. With Kapow!, I wanted to give the illusion that every story in the world was going to be included, even though obviously […] that’s an impossibility. I wanted the writing to be as manic as possible, to say that there are other things going on and those other things can be rightful objects of your attention and therefore also rightful objects of narrative attention » (Gibbons 2014 : 632-633).

9 Voir annexe 4.

10 Ma traduction.

11 Voir annexe 5.

12 « Their idea [Visual Editions], in other words, was whether it would be possible to make the reader digress physically, just as the story digressed fictionally » (Thirlwell, The Guardian).

13 « Multimodal novels […] ask us to reassess what a book is in physical terms. In doing so, they are perceptually and ontologically challenging. It is this challenge, their intense synæsthetic aesthetics, that makes them both enjoyable and experimental » (Gibbons 2012(b) : 433).

14 Le nom de la maison d’édition à l’origine du projet suffira comme preuve concrète : Visual Editions.

15 Un choc dont il est question dès la première page : « cartoon sounds for violence : Wham!, for instance, or Kapow! » (Kapow! 5-6).

16 Ce décloisonnement hiérarchique n’est pas sans rappeler les multiples interrogations sur les liens possibles entre petits et grand événements qui rythme le récit dans Le Séducteur de Jan KJAESTARD, œuvre romanesque qui partage de nombreuses problématiques avec la fiction de Thirlwell tel que les rapports entre échelle locale et internationale.

17 Annexe 6.

18 Cette idée de la répétition des images apparaît à plusieurs reprises dans le roman, voici l’exemple le plus parlant : « While in London Faryag talked to me about a new dawn. I found this phrasing cute. It was like the way Marx had it. Revolutionaries were comical. They said they were creating a new world and then they just got out the same old posters […] This image of Che was repeated in all the era’s revolutions—on the posters of protestors in Libya, in the graffiti found in Yemen. But then again, I know, I know, it might look the same but who was I to say? It’s never obvious when things are different » (Kapow! 21).

19 Thirlwell construit ses récits à partir des situations problématiques : qu’il s’agisse d’un imbroglio privé « It was an imbroglio. He would admit that much. But at least it was an imbroglio of Haffner’s making » [Thirlwell, escape 1] ou d’une problématique « politique » : « the problem of three people trying to be a threesome—that’s a basic problem […]. As soon as you have three people, you have obligations to more than one person, and therefore you have politics. You have systems of mutual strategies » (Gibbons 2014 : 618).

20 Annexe 7.

21 « According to Bourriaud, the archipelago provides a suitable metaphor for global culture and altermodern practice, in a shrinking world in which digital technologies transform our experience of territory, locality, and home. An archipelago, an extensive system of islands, is “an example of the relationship between the one and the many” » (Gibbons, 2012(a) : 239).

22 Annexe 8.

23 « you just have to keep looking—as everything splits into infinite directions » (Kapow! 53).

24 Annexe 9.

25 Annexe 10.

26 « I pasted things up. I made what in another line of work would be called my montages » (Kapow! 19).

27 Annexe 11.

28 Thirlwell s’émancipe lui-aussi, abandonnant son anciennepratiqued’écriture pour une technique plus libre : « I’d grown bored of messing around with the hifi splicers and spools, the tape decks you had to deal with just because you wanted to tell a story—a story which was, by definition, a sequence whose conclusion you knew but which the reader didn’t. Instead, I wanted scumble and crossings out, like those notebooks scrawling paintings of Cy Woombly » (Kapow! 31).

29 À noter que Thirlwell est spécifique dans l’utilisation de « television » : une lecture rapide pourrait amener à faire l’amalgame entre cinéma et télévision. En dépit du support audiovisuel partagé, le cinéma met l’accent sur l’artifice et sa nature narrative (une forme) tandis que la télévision simule l’immédiateté et le « naturel » du vécu (un médium).

Pour citer ce document

Florian Beauvallet, « Les formes déliées de Kapow! d’Adam Thirlwell : avatars d’une pensée en mouvement » dans « Unmoored Languages », « Lectures du monde anglophone », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Florian Beauvallet

Normandie Univ, UNIROUEN, ERIAC, 76000 Rouen, France
Florian Beauvallet teaches at the University of Rouen (Normandy, France) and is a member of the ERIAC (EA 4705) research group. His research focuses on art and the history of the novel. In his PhD in English literature, entitled « L’art du roman d’Adam Thirlwell : vers une esthétique de la désinvolture ? », he developed a reflexion on the specificities and singularities of the art of the novel, viewed in an international perspective. Through the study of the works of fiction as well as of the theories of the novel of such writers as Milan Kundera, Philip Roth, Witold Gombrowicz, Carlos Fuentes, Gustave Flaubert, Laurence Sterne or Bohumil Hrabal, belonging to different times and writing in different languages, Florian Beauvallet brought out the intrinsic irreverence lying at the heart of those works, to eventually offer a definition of what he called “the flippancy of the novel,” viewed as a fundamental modality of the art of the modern novel. He is still working on the notion, which will be the object of a book-length study. He is also interested in the part played by translation in the development of the art of the novel, as well as in the influence of humor and irreverence in the evolution of the genre.