Sommaire
5 | 2020
Unmoored Languages
This volume explores the complex relations developing between a literary text and the world beyond the representational function. Not content to capture, narrate or describe the existing world, writers keep creating autonomous worlds and inventing new languages to account for yet unmapped territories and experiences. As the materiality of language and its poetic quality come out, the sounds, rhythms and visual effects of the text become living milieu rather than material or simple instruments subordinated to thought. Though the effect first produced upon the reader may well be of strangeness or obscurity, such unmooring of language warrants a valuable extension of language likely to bring back to the reader buried, unsuspected emotions and aesthetic experiences, should she be willing to adopt an open type of reading, more fluid than the automatic system of conventional associations on which reading largely relies. In this collection, writers and literary scholars from the U.S. and France focused on the nature of the mutations to which unmoored language is submitted, as well as on the various ways in which the text makes sense in spite of all. How to describe that which exceeds language rather than avoid the confrontation by relegating it into the vague category of the ineffable? Throughout, literary, linguistic or philosophical analyses have as their horizon the vision of language reflected by the unmoored text, as well as of the relations between language and the world.
- Anne-Laure Tissut et Oriane Monthéard Introduction
- Rob Stephenson Trans(positions)(mutations)(formations)itions
- Thomas Byers Weighing Anchors: The Pleasures of Readers
- Monica Manolescu Lectures de la déliaison dans The Flame Alphabet de Ben Marcus
- Stéphane Vanderhaeghe Tentative d’approche d’une fiction spéculative
- Léopold Reigner Interwoven readings: R. Brautigan’s Trout Fishing in America and R. Stephenson’s Passes Through
- Mélissa Richard Merged readings
- Sarah Boulet Shut up and fill in the gaps with something multifaceted
- Paule Lévy Lost in Translation : Figures de la déliaison dans Leaving the Atocha Station de Ben Lerner
- Judith Roof Jazz Mislaid Jazz: Rhythm has No Boundaries
- Yannicke Chupin “Unmoor your thinking for an instant” Autoannotation et déliaison dans The Mezzanine (Nicholson Baker) et Brief Interviews with Hideous Men (D.F. Wallace)
- Melissa Bailar Lipogrammatic Criticism: Inspirations from La Disparition
- Florian Beauvallet Les formes déliées de Kapow! d’Adam Thirlwell : avatars d’une pensée en mouvement
- Zach Linge “Theory of/and Original Writing After Deconstruction”
- Maud Bougerol Ré-ancrer la langue ? – “Moran’s Mexico: A Refutation by C. Stelzmann” de Brian Evenson
- Célia Galey-Gambier Sharing and Distributing the Sensible in Jackson Mac Low’s Dance-instruction-poems The Pronouns (1964)
5 | 2020
Tentative d’approche d’une fiction spéculative
Stéphane Vanderhaeghe
Taking “speculative” in a philosophical sense, this paper endeavors to define what “speculative fiction” could be while investigating the contradictions it gives rise to. For by positing that speculative fiction aims to destabilize the referentiality at the heart of language and fiction, the critical discourse is bound to create links and try to relate where the speculative text concomitantly strives to sever all such hermeneutic connections. Thus challenging reading habits, the speculative text will not be read in any conventional sense and might have instead to be speculated.
1Il faudrait bien entendu la définir, dire en quoi elle consisterait, quels en seraient les éléments constitutifs, qui en seraient les partisans ou les acteurs, donner des noms, des titres, des dates ; il faudrait en outre en poser les bornes, la baliser, en dessiner les contours, en tester les coutures, en éprouver la résilience, en mesurer l’impact, la valeur peut-être — bref, en un mot, il faudrait prouver qu’elle existe, et qu’elle existe en tant qu’objet d’étude et d’analyse, pour s’assurer qu’il y ait bien là, au préalable, comme on dit, « matière à ». À quoi ? serait une autre question, secondaire, superflue peut-être ou redondante. En d’autres termes, il faudrait avant toute chose la poser, la déposer comme on dépose un brevet l’authentifiant, lui donner des frontières sûres et aisément localisables ; ce geste initial serait ainsi les prémisses indispensables à l’élaboration de tout discours critique, second par nature, transitif par définition, n’ayant d’existence que dans la mesure exacte de ce lien qu’il établit ou qui lui pré-existe avec l’objet qu’il fait sien — cette « matière à » première.
2Alors on pourrait ensuite, dans un deuxième temps, soulever cette question comme un voile : la fiction spéculative se laisse-t-elle approcher ? se laisse-t-elle lire ? commenter ? Depuis quels bords ?
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3Il ne s’agirait donc pas, ici, dans ce qui s’apparenterait à une « tentative d’approche d’une fiction spéculative », d’en poser l’existence mais, précisément, de la spéculer. Le rapport à chercher avec cette fiction ne serait donc pas un rapport mimétique grâce auquel le geste critique viserait à représenter les textes sur lesquels il a prise, à en saisir dans le reflet de son propre discours une image, si parcellaire ou déformée soit-elle. Car d’emblée se jouerait toute la question de la référence dans ce que cette fiction — si tant est qu’elle existe quelque part, trouve place dans quelques textes — aurait de proprement spéculatif. Serait spéculatif, par exemple, tout discours ne renvoyant pas d’emblée à du connu, à du donné, à du stable, discours renonçant alors à toute certitude, à toute forme d’autorité, l’annulant ou l’abî/ymant dans le mouvement même d’une parole qui se cherche et, se cherchant, tenterait dans le même temps, dans le même geste, de s’absenter à elle-même, de fuir sa propre clôture. Parole qui, spéculant, circulerait en circuit-court, se retournant alors sur elle-même non pas pour saisir mais pour effacer plutôt son propre reflet — l’oblitérer, l’abstraire ; l’absoudre.
4Or une fiction littéraire, quelle qu’elle soit, peut-elle ainsi court-circuiter toute référence dès lors que le matériau qui la porte, la langue, est par essence là encore tout entier défini par un mode de saisie référentiel ? Quels qu’en soient l’objet, le contenu, les thèmes, le texte est texte dans la mesure où il renvoie ou reflète, dans la mesure où il tisse et crée du lien avec un monde qu’il a beau monter de toutes pièces, il n’en demeure pas moins lié, le produit d’une langue, d’une écriture, d’une esthétique qui le font advenir à même la page.
5Ainsi envisagée — ainsi spéculée —, la fiction spéculative viserait paradoxalement à s’affranchir ou à sortir de tout processus mimétique ou référentiel ; ce qui revient à dire que l’écriture qui lui donnerait corps se tournerait aussi et surtout contre les mécanismes langagiers qui la portent. Ces textes seraient alors traversés de part et d’autre par un contre-courant, une force négative ou contraire qui les rebrousserait, les replierait sur eux-mêmes, renviderait leur course — les déli(e)rait.
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Present yourself at the window, as she had, and now remove yourself from view. (Jason Schwartz, John the Posthumous, 136)
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6S’absenter. S’abstraire. Se retirer, tirer un trait. Soustraire. Au regard. À la lecture. La fiction spéculative, en ce sens, n’aurait donc pas grand-chose à voir avec les fictions d’anticipation auxquelles on associe parfois l’expression. Il ne s’agirait pas tant, dans ses pages, de projeter la possibilité d’un monde que d’en brouiller les contours — l’abstraire à même la langue.
7D’où, parfois, des textes qui feraient fi des modalités narratives auxquelles le lecteur est habitué. Roman ? Pas roman ? Les étiquettes vacilleraient précisément dans la mesure où le matériau fictionnel serait lui-même soumis à spéculation. L’histoire, le cadre, les personnages, l’intrigue et tous les éléments fictionnels qui la composent auraient alors tendance à se dissoudre dans une écriture qui ne lierait plus les événements ni les êtres les uns aux autres, ne tenterait plus de les expliquer ni de leur donner corps, mais les cataloguerait, les étagerait, les listerait, les épinglerait dans le mouvement même du texte, dans ses déplis et replis à même la page ; en tant que tel, le récit, en permanence sabordé, laisserait place à des processus d’ordre davantage itératif, comme si le texte, à mesure qu’on s’enfonce en lui, se retirait, s’absentait. Pour mieux repartir. Recommencer, inlassable. Alors l’agencement à même la page se voit parfois éclaté ou étagé — délié. Comme s’il s’agissait de mimer ce retrait, ce reflux textuel le long d’une simple colonne ou ossature qui rendrait perceptibles tous ces blancs — ces hiatus — ces disjonctions. Le récit ne persiste alors qu’à l’état de virtualité — dans ses trous, ses absences à lui-même, son espacement ; sa coulée.
8De tels textes auraient alors pour régime la fuite, l’écoulement, l’épanchement hors des limites éprouvées du langage. Pour autant, ces textes — ces tentatives — ne devraient pas être perçus comme des sorties en dehors des cadres de la langue ; il ne s’agirait pas, ce faisant, de perforer la langue et de la quitter comme on délaisse un amant pour aller voir ailleurs, flirter avec d’autres modalités — visuelles, informatiques, hypermédiatiques. Au contraire, peut-être s’agirait-il de s’enfoncer plus loin dans les profondeurs de la langue, pas tant dans l’espoir d’en trouver une sortie qu’un point d’origine si putatif soit-il — une infra-langue peut-être ; ou peut-être pas, peut-être autre chose, une langue dans la langue, telle une doublure, une langue excavée, refouillée, retournée. Difficile d’en connaître véritablement la consistance. Difficile même, à ce stade, de dire si ce processus, ainsi décrit, a une existence autre que purement rhétorique. À moins, précisément, qu’il ne s’agisse que de cela — pure rhétorique, langage tournant à vide, en prise sur lui-même et rien d’autre, sa texture propre, sa seule expérience, dans les deux sens du terme, jeu autant que limites ; sorte d’experimentum linguæ au sens où l’envisageait Agamben dans sa préface à l’édition française d’Enfance et histoire, soit une expérience « où ce qui est éprouvé est la langue même » (10), une expérience où « on ne cherche[rait] pas hors langage les limites du langage, en direction de son référent, on les cherche[rait] dans une expérience du langage comme tel, dans sa pure auto-référence. » (11)
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When I touched the books they read themselves aloud. Once the books began they would not cease. (Ever, 67)
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9Dès lors la question revient : la fiction spéculative se laisse-t-elle, se donne-t-elle à lire ? Peut-on à proprement parler lire ces livres au trop court(-)circuit, dont la seule image, dont le seul reflet, seraient d’emblée rabattus sur eux-mêmes, déformés dans le procès d’une langue rendue alors à un certain autotélisme ? Si ces livres se lisent d’eux-mêmes, en une boucle folle et incessante, que font-ils du lecteur dont ce faisant ils paraissent s’affranchir ? Qu’advient-il de ce lien en quoi consiste la lecture, jadis régie par un « contrat » ?
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There is no larger task than that of cataloging a culture, particularly when that culture has remained willfully hidden to the routine in-gazing practiced by professional disclosers, who, after systematically looting our country of its secrets, are now busy shading every example of so-called local color into their own banal hues. A catalog of poses and motions produced from within a culture may read, then, like a form of special pleading, or, at the very least, like a product that must be ravaged of bias by scholars prepared to act as objective witnesses. (Ben Marcus, The Age of Wire and String, 3)
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10Se pourrait-il qu’en lieu et place dudit contrat, selon lequel étaient tacitement posés les termes d’un accord entre le texte et son lecteur, se soit désormais substituée la base d’un désaccord ? d’une désunion — d’une dissonance ? Quelque chose comme un « témoignage objectif » est-il autre chose qu’une contradiction dans les termes ? Le dissensus comme autre mode d’approche des textes est-il envisageable ? « Et si — demandait Lyotard à propos de l’équivocité du langage le plus ordinaire — l’enjeu de la pensée (?) était le différend plutôt que le consensus ? » (Le Différend, 127)
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If you’re reading this on a screen, fuck off. (Joshua Cohen, Book of Numbers)
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11La résistance, l’épreuve, l’endurance. Regarder les textes faire écran, rester à distance, depuis des hauteurs irréductibles, en étranger en somme ; en inquisiteur aussi — les soumettre malgré tout à la question de leur sens et leur livrer une guerre sans répit pour tenter d’en tirer quelque chose, un profit, un gain, une victoire ; les lire quand même, les spéculer. Le commentaire en ce sens est-il autre chose qu’« une persécution du commenté » — « prescription nantie d’un contenu, d’un sens, auquel l’œuvre est tenue comme un otage l’est à l’observance d’une promesse » (Lyotard, 168) ?
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— the war against the long black dogs—the war against the books that had not yet been read — the war against the war against the prisms installed in our ribcages — the war against Kentucky’s buried growling — the war against anyone named John. (Blake Butler, Sky Saw, 52)
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12La fiction spéculative, selon cette approche, selon qu’elle ne se donne pas à lire mais à spéculer plutôt, serait peut-être de l’ordre d’un malentendu ; le fruit d’une rencontre improbable entre un lecteur qui n’existe plus et un texte qui n’existe pas encore. Il n’y a peut-être que là, dans ce hiatus, qu’elle puisse avoir lieu. Dans cette hésitation, cette ouverture maximale du sens qui en outre se veut aussi comme sa propre dissolution.
13Quelque chose de l’ordre d’un paradoxe la traverserait alors. Elle s’offrirait aux regards comme une interdiction, faisant de l’acte de lecture une transgression, une sorte de voyeurisme qui aurait raison de l’objet de son regard.
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… the outer gaze alters the inner thing, […] by looking at an object we destroy it with our desire, […] for accurate vision to occur the thing must be trained to see itself, or otherwise perish in blindness, flawed. (Ben Marcus, The Age of Wire and String, 3-4)
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14Alors elle fuirait. Résisterait à son tour aux assauts critiques. Se donnerait tout entière dans une fin de non-recevoir. Fiction à l’état pur jusque dans la langue qui l’invente et qu’elle façonne en retour, dont elle sape les fondements, mimant son fonctionnement, son arbitraire, sa contingence parfois jusqu’à l’absurde, parfois jusqu’à l’illisible.
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Most of the speech, to Randall, swam in blather — bugmermennunmmem ussis lummmm. (Blake Butler, Scorch Atlas, 81)
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15La syntaxe se déplierait, faisant balbutier dans certains cas le récit. Qui se reprendrait alors, se déploierait en de nombreuses itérations non exemptes d’erreurs, de redites, de trouées, d’accrocs, comme autant de marqueurs d’une contingence textuelle faisant vaciller l’écriture. À moins que le récit, dans sa continuité même, cette « fabrique du continu » lui donnant corps d’une page à l’autre, soit lui-même dissous à même la page dans des configurations, des agencements textuels plus aléatoires, plus tabulaires que linéaires, plus spatiaux que temporels — étageant l’écriture sur divers plans, la relayant dans les arcanes de réseaux multiples et changeants ; rendant toute prise, toute saisie pour le moins problématique.
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Understanding is overrated. (Ben Marcus, Notable American Women)
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16Le sens, s’il n’est pas absent, se donnerait alors sur la page dans ce qu’il peut avoir de contingent et d’arbitraire ; se jouerait ainsi ce que, dans un autre contexte, Brian Massumi nommait le « quotient d’ouverture » du texte dans la façon dont l’acte de lecture, conçu comme circulation ou navigation à travers le texte, actualise ses virtualités. Il est peut-être significatif — et trompeur — que Massumi, en théorisant ce quotient d’ouverture, évoque la littérature hypertextuelle, soit une littérature favorisant une esthétique du lien. Or ici, qu’advient-il de ces « liens », au sens technique et informatique du terme, dont l’écriture semble s’être affranchie pour se recoucher aussitôt sur la page, s’enfermer de nouveau dans le livre, sans pour autant effacer l’esthétique qui pouvait découler de l’hypertexte fictionnel en poursuivant le travail de sape contre la linéarité et un certain élan narratif ? Ce « quotient d’ouverture » n’a pas été atténué par ce retour au format imprimé — au contraire. Peut-être. À son plus radical, la fiction spéculative enchaînerait les mots, les reportant sur l’axe syntagmatique de la phrase en ne l’orientant plus vers une fin de plus en plus prévisible. En droit « infiniment catalysable » (Barthes), la phrase serait à chaque mot rouverte et en prise sur l’axe paradigmatique ; non plus tant orientée vers une fin qui la ferait advenir au sens que soumise à un régime de mutation, de transformation, de génération, d’itération, voire, peut-être, de simulation. Ainsi, la phrase spéculative simulerait la phrase ; spéculerait la phrase. Sans qu’il y ait, jamais, garantie de profit, de retour sur investissement. La phrase avancerait, enchaînerait les mots — les déchaînerait plutôt dans une ouverture au sens de plus en plus prononcée.
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I held our melding sight up without hands, not feeling either where through the white again into glown points I saw the air of the glow bloat again for whom in furor rose from all our last attentions piling aflame in the infinite incarnation of all conception, each when made to roast why and wish who and blow long the breath into the next ones of we beyond recording opened wide and curled and curling lost around a shape inside a shape spilled vast and spilling from its innumerable faces where in us lighted night engorged within the baby fat of time, rasped in the skin of us as we were wedded why to walk why in me for whom forever slowly elapsed. (Blake Butler, 300,000,000, 394)
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17Le sens, et à travers lui, la partition signifiant / signifié, sans pour autant être rendus caducs, seraient ainsi mis à mal. Les mots ne seraient plus ou plus seulement des marqueurs de sens renvoyant hors d’eux-mêmes vers un monde, tout fictif qu’il puisse être, dont la stabilité serait assurée — garantie par les mécanismes langagiers. Une rose est une rose et un cœur est un cœur. Jusqu’à ce qu’ils n’en soient plus.
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The word “heart” means “wind,” unless it follows the word “my,” in which cas it can mean “mistake,” in a world where weather functions as the combustible error produced by people, although sometimes the word “heart” indicates the social intermission people use to feel sorry for themselves, when self-pity is medically treated by vocal noises of certain volume (a type of song some bodies produce, called “sympathy”). (Ben Marcus, Notable American Women, 54)
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18Le régime linguistique de la fiction spéculative ne serait donc plus ou plus exclusivement référentiel, au sens usuel du terme. Si les mots renvoient à quelque chose en dehors d’eux-mêmes, ce serait peut-être à leur propre contingence, dépendants qu’ils ne cessent d’être d’un contexte que ce faisant ils façonnent et qui, en rien, ne les précède et dont dès lors ils procéderaient. Là encore, il y aurait en un sens on ne peut plus littéral court-circuit. La langue serait d’emblée rabattue sur elle-même et ses propres mécanismes, court-circuitant au passage le processus référentiel, peut-être pas tant en tâchant de le supprimer purement et simplement qu’en le simulant, dans certains cas, de façon outrancière. Vue ainsi, et si tant est que ce processus ait une quelconque validité — car cela, comme tout le reste, resterait encore à démontrer —, la langue ne signifierait plus tant qu’elle simulerait plutôt ses propres mécanismes de signification.
19Dès lors, qu’advient-il de l’acte de lecture ? qu’est-ce que lire ces textes si ceux-ci tournent en roue libre ? et quel sens peut-il encore y avoir à proposer de ces textes une critique définie comme la saisie d’un sens ou une tentative d’interprétation ? Un mode de saisie herméneutique, qui postulerait l’existence d’un lien, même à construire, entre, disons, la lettre du texte et son esprit, reste-t-il opératoire ? Et si non, par quelle(s) modalité(s) de lecture le remplacer ?
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I could read now without reading. (Blake Butler, Ever, 37)
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20Alors sans doute faudrait-il tenter d’apprendre à lire sans lire. À résister à la tentation de faire converger le texte vers un sens, une signification qui en serait le principe moteur et unificateur. Privilégier peut-être à la place — pure spéculation — des modes de lecture non plus optique mais haptique, davantage tournés vers la sensation ou les sens que le sens. Pour Lev Manovich : « Haptic perception isolates the object in the field as a discrete entity, whereas optic perception unifies objects in a spatial continuum » (The Language of New Media, 253-4). Une lecture haptique viserait ainsi à saisir le texte pour ce qu’il est — à condition qu’il soit —, i.e. détaché, sans lien aucun à autre chose que soi ; un texte en soi, en quelque sorte, si tant est que cela soit possible, indépendamment de toute relation qu’on pourrait établir avec lui à la lecture ou faire de lui dans l’acte critique.
21Se dessinerait ainsi le caractère absolu d’une telle fiction, au sens étymologique auquel renvoie le philosophe Quentin Meillassoux dans son ouvrage Après la finitude, l’absolu étant « un être si bien délié (sans premier d’absolutus), si bien séparé de la pensée, qu’il s’offre à nous comme non-relatif à nous — capable d’exister que nous existions ou non. » (39)
22Alors peut-être est-ce ainsi que la fiction spéculative déferait d’emblée toute tentative d’approche — ou, au contraire, ne ferait que cela : se laisser approcher, de loin en loin, sans qu’on puisse véritablement se l’approprier, y entrer de plain-pied. L’acte même de lecture rendu dès lors à sa propre contingence, le fruit d’une rencontre qui peut-être n’aura pas lieu au cœur d’une langue souvent rendue étrangère à elle-même, opaque, toxique, et dont les relais seraient multiples et instables. Au bord, toujours, de la rupture — sur le fil d’une déliaison.
Barthes Roland, Le plaisir du texte [1973], Paris, Seuil, 2003.
Butler Blake, Nairobi / Detroit, Calamari Press, 2009.
Butler Blake, Scorch Atlas, Chicago, Featherproof Books, 2009.
Butler Blake, Sky Saw, New York, Tyrant Books, 2012.
Butler Blake, 300,000,000, New York, Harper Perennial, 2014.
Cohen Joshua, Book of Numbers [2015], Londres, Vintage, 2016.
Lyotard Jean-François, Le Différend [1983], Paris, Minuit, 2001.
Manovich Lev, The Language of New Media, Cambridge, MIT Press, 2001.
Marcus Ben, The Age of Wire and String [1995], Normal, Dalkey Archive Press, 2004.
Marcus Ben, Notable American Women, New York, Vintage Contemporaries, 2002.
Massumi Brian Parables for the Virtual, Durham, Duke University Press, 2002.
Meillassoux Quentin, Après la finitude Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.
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Quelques mots à propos de : Stéphane Vanderhaeghe
Université Paris 8 — TransCrit (EA 1569)
Stéphane Vanderhaeghe teaches American literature and translation at Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis. He is a member of TransCrit (EA 1569) and his research focuses on contemporary American fiction—he is the author of Robert Coover & the Generosity of the Page, published by Dalkey Archive Press (2013), and he edited an issue of The Review of Contemporary Fiction on the work of Robert Coover. Along with Coover’s work and among others, he also devoted essays to the works of Shelley Jackson, Ben Marcus, Michael Joyce, Blake Butler or Joshua Cohen.