11 | 2020

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille des contributions consacrées « À la recherche du dénouement : théâtre, poésie, roman, conte, cinéma ».

 Les articles présentés dans la seconde section reprennent quelques-unes des interventions présentées lors de la Journée d’étude « José Moreno Villa en su exilio mexicano, ochenta años después », qui s’est tenue au Mont-Saint-Aignan le 18 novembre 2019. À l’occasion du 80eanniversaire de l’exil de 1939 et dans le cadre de la Série internationale des rencontres « Ochenta años después », organisée par la UAB (Barcelone) sous la direction de Manuel Aznar Soler (Grupo de estudios del Exilio literario / GEXEL), cette Journée s’est centrée sur la présence et l’actualité de l’œuvre de Moreno Villa, notamment sa production en prose (écriture autobiographique, essai, œuvre journalistique, correspondance) dans son évolution au sein des réseaux intellectuels instaurés en Amérique par les républicains espagnols.  

À la recherche du dénouement : theâtre, poésie, roman, conte, cinéma

Quel dénouement pour le poème ?

Marie-Claire Zimmermann


Résumés

L'objet de cette question étant la poésie ou plutôt le poème, l'on définit d'abord ce qu'est l'espace consacré à ce genre, puis l'on s'attache à l'analyse de textes qui traitent de l'histoire collective et de l'histoire individuelle, en utilisant à la fois des poèmes en langue catalane et des poèmes en langue espagnole. Trois poètes font l'objet d'une étude particulière : Antonio Machado, Jaime Siles, Pere Gimferrer. La conclusion, qui ne peut être que provisoire, met en évidence a riche diversité du dénouement en poésie.

Texte intégral

A Milagros Torres
et aux amis de l’Université de Rouen

1Le Séminaire d’études théâtrales de l’Université de Rouen (SET) pose plusieurs questions à propos du dénouement de diverses formes de création artistique : théâtre, cinéma, opéra, poème. La relecture critique que nous effectuons nous amène à percevoir la richesse et la complexité du problème et à entrevoir des perspectives insoupçonnées sur la réception du dénouement. Nous ne parviendrons donc pas à tout dire, et notre synthèse comporte nécessairement des oublis, mais d’autres chercheurs et d’autres recherches les combleront. Voici donc le champ sur lequel j’ai travaillé et l’optique qui me dicte et oriente ma démarche.

2Je parlerai du poème et me référerai à deux langues : le castillan et le catalan. Je lirai les poèmes ou des passages de poèmes, cela est essentiel mais avec le souci de traduire tous les vers qui nous importent dans le dénouement. Ma communication sera faite en français car bien des personnes ici ne connaissent pas ces deux langues pratiquées dans la péninsule ibérique. Il m’arrivera de réfléchir sur des poèmes du xve et du xvie siècles, et du xixe siècle, pour évaluer certains types de dénouement, mais j’ai surtout centré mon travail de lecture sur le xxe siècle et le début du xxie siècle, c’est-à-dire sur notre contemporanéité, car il me paraît clair que la modernité multiplie et diversifie les formes du dénouement, parfois en n’en faisant pas de véritables fins, et, selon moi, le « happy-end » est en baisse et le dénouement, ambigu ou mixte, joue sur plusieurs tonalités. Nous essaierons de déceler les raisons d’être de tous ces phénomènes de clôture dans les poèmes espagnols et catalans d’auteurs qui ont écrit une œuvre, déjà très connus en leur pays et ailleurs : le plus jeune a 52 ans, Juan Antonio González Iglesias (1964).

Introduction – Objet de la réflexion : le poème

3Mettons-nous aussitôt d’accord sur le genre ou la forme qui sera au centre de notre communication, c’est-à-dire le poème, le texte, un espace limité qui figure dans un livre de poèmes — poemario, un recueil — et le poème appartient à un genre : la poésie. Le poème est ici la pièce maîtresse, l’unité close, un tout qui se suffit à lui-même, même s’il joue un rôle dans le livre, avec et à côté des poèmes. C’est de son dénouement que nous parlerons et non de celui du livre, ni moins encore de celui de la poésie, variable et variée chez un même auteur. Le poème a-t-il un dénouement, une fin ? Il y a nécessairement un visible arrêt du texte, un dernier paragraphe, une dernière phrase, un dernier vers (cf. le sonnet et son vers 14). Mais quel lien existe entre ces derniers signes et tout ce qui a précédé ? Est-ce que le dénouement découle d’un événement, ou de plusieurs qui occupent le corps textuel antérieur ? S’il y a du narratif, une narration dans le texte, l’on pourra sans doute comprendre que le dénouement en est explicite. Un poème tragique, à première vue n’aura pas de happy end mais les derniers mots du locuteur peuvent contenir un démenti ; une dénégation qui sera une refondation. Le dénouement, dans certains cas prévisibles, sera alors du domaine de l’imprévu, une autre manière de lire le récit poétique. Nous allons donc nous situer entre le prévu et l’imprévu, le confirmé et l’infirmé. L’on devine alors qu’il sera difficile de classer les types de dénouement et que les lecteurs d’une époque future divergent de ceux d’une époque passée, celle à laquelle furent écrits les poèmes, car des évènements souvent jugés de manière définitive auront, au fil du temps, révélé leurs envers, ce qui ne devrait pas pour autant interdire la mise en valeur d’un langage toujours capable de réveiller l’émotion, éthique et esthétique, chez les lecteurs.

4Nous devons aborder aussitôt un autre aspect du poème, celui de l’espace qu’il occupe sur la page, celui de sa surface. Nous n’avons pas exclu les longs textes (dizaines de vers), ni bien sûr les très brefs : le sonnet, le tanka (cinq vers), le haïku (trois vers), où il est plus difficile, pour le poète, d’instaurer un dénouement réussi. Nous n’avons examiné que quelques poèmes en prose seulement (Luis Antonio de Villena) car il nous semble nécessaire de les étudier séparément, et nous avons retenu des poèmes comportant des strophes ou pas, mais écrits en vers, soit en polymétrie, soit en isométrie. Le vers est l’instrument préféré des espagnols et des catalans, dans le passé est aujourd’hui même. La péninsule est, en effet, une terre de grands versificateurs.

5Il va de soi que les auteurs ici retenus le sont en fonction d’un libre choix qui n’implique aucune discrimination, la plupart ayant donné lieu à mes recherches personnelles, donc ayant exigé des lectures et relectures propices à la réalisation d’un travail précis sur la notion de dénouement.

6Cependant, avant d’entamer le premier point de la question du dénouement et du « happy end », nous nous mettrons d’accord sur l’essence de la poésie et de l’écriture poétique, telle que nous l’entendons. Si depuis son origine la poésie a engendré des formes très diverses, plus ou moins dominantes selon les époques, en voie d’extinction parfois (le romance), ou bien revigorées et revitalisées, l’on peut, malgré tout, identifier quelques postulats créatifs toujours vivants, en particulier les raisons d’être de la poésie, sa singularité en tant que genre, la nature même du locuteur et du discours. Selon moi, celui qui prend la parole dans le poème n’est pas le poète, l’auteur, mais une voix poématique, celle du corps textuel — poème — « quelqu’un », « un personnage » qui résulte du passage de l’homme écrivain à une « impersonnalisation » (« impersonación », Jaime Gil de Biedma). Cette voix permettra l’éternisation du discours auprès de lecteurs-auditeurs du temps futur, ce qui équivaut à une victoire de la voix humaine contre la mort, contre la limite temporelle humaine, beaucoup plus que de la consolation. Bien après la mort de l’auteur, la voix poématique sera celle du lecteur : transmission d’un désir de survie et d’éternité. Cette parole est non conventionnelle car elle a un autre rythme que celui de l’entretien habituel, une autre syntaxe, où seront mis en exergue la beauté et la nouveauté des mots. La poésie n’exclut rien, elle dit tout, elle peut tout dire : les dénouements des poèmes auront cette infinie variabilité.

L’Histoire collective dans le poème : quel dénouement ? Paradoxe ? Absurde ?

7À partir de la guerre civile espagnole, puis pendant la Deuxième Guerre mondiale, les poètes d’Espagne et d’Amérique Latine ont consacré des poèmes et des recueils aux tragédies collectives ; ils misent souvent sur le narratif, mais aussi sur l’intense émotion qui anime les locuteurs, ceux-ci incitent à la révolte et au combat. Si nous relisons España en el corazón de Pablo Neruda (1936-1937), nous constatons que chaque poème est un chant, ponctué d’anaphores et de points d’exclamations, son dénouement résidant dans des récurrences, en guise d’appel à l’action :

Venid a ver
la sangre por las calles
venid a ver la sangre
por las calles1! (p. 277)

8mais le dénouement peut aussi consister en une glorification des morts, grâce à l’éloge de leurs vertus et de leur pouvoir de re-création. Le discours est d’ordre éthique, il privilégie les substantifs qui désignent la noblesse, l’espérance, des abstractions comme dans « Llegada a Madrid de la brigada internacional » :

Porque habéis hecho renacer con vuestro sacrificio
la fe perdida, el alma ausente, la confianza en la tierra,
y por vuestra abundancia, por vuestra nobleza, por nuestros muertos,
como por un valle de duras rocas de sangre
pasa un inmenso río con palomas de acero y esperanza, (p. 281-281).

9Avec « como », la comparaison fournit une équivalence d’ordre cosmique, un paysage destiné à fournir une image visuelle au lecteur ou à l’auditeur.

10La « Oda solar al ejército del pueblo » est un autre chant fondé sur les anaphores (adelante / adelante / …) et qui s’achève encore par une abstraction personnifiée : « y establece los nuevos ojos de la esperanza » (p. 295).

11Je n’irai pas jusqu’à dire que ces poèmes ont un « happy end » puisqu’ils concernent la guerre et la mort collective, mais ils sont porteurs d’une extrême idéalisation, d’une sorte de beauté spirituelle. Les derniers mots les conduisent à une forte exaltation destinée à être vécue, perçue par le lecteur et le public en général. Nous sommes ici dans un espace lyrique, dans le domaine du chant ou de la chanson.

12Les poèmes de ce recueil évoquent des morts qui ont combattu et dont la disparition permet de célébrer la vie, la victoire de la vie. Il y a là une forme de poésie « engagée », un acte de foi en la parole malgré tout optimiste. Ces poèmes de combat sont à relire en même temps que ceux qui ont été écrits après la guerre civile, (poesía social, del compromiso), pas seulement en Espagne2.

13Toujours dans le contexte de l’Histoire collective du xxe siècle qui conduit à des tragédies, l’on identifie un autre type de dénouement dans les poèmes, qui consiste, grâce au locuteur qui parle à la première personne, à créer une transfiguration de la douleur et à la réalisation de l’impossible qui serait une résurrection des morts sous l’effet de la seule parole poétique. Il s’agit là d’une sorte de happy end, de miracle dû au seul langage. L’exemple majeur de ce type de pratique se trouve dans la deuxième partie de Canto General (1950) de Pablo Neruda, Alturas de Macchu Picchu. Il s’agit du douzième texte de ce second mouvement du Chant Général (p. 347-348). Le dénouement se fonde sur l’utilisation globale de la prosopopée : le locuteur qui parle à la première personne s’adresse à un mort puis aux morts de Macchu Picchu qui ont disparu à jamais et il leur demande de parler à travers lui-même, ses mots et son propre corps ; c’est le cas dans « Sube a nacer conmigo, hermano », (p. 347), « Hablad por mis palabras y mi sangre », (p. 348).

14Pour bien comprendre comment peut se réaliser ce passage d’une bouche vivante / à une bouche morte puis d’une bouche morte à une bouche vivante, il faut d’abord voir de quelle façon ce poème XII est le dénouement de ces douze textes de Alturas de Machu Picchu.

15Les cinq premiers poèmes constituent un itinéraire du moi : « iba yo » (vers 2 du I), p. 335. Le monde est présent, traversé. Règne le sentiment qu’une part importante de ce monde sert à l’exploration du moi. Celui-ci est démuni, seul, « rodé muriendo de mi propia muerte », (p. 338, IV) Ce n’est que dans le poème VI que le yo s’aventure vers Macchu Picchu : « Entonces en la escala de la tierra he subido/ entre la atroz maraña de las selvas perdidas/ hasta ti Macchu Picchu » (p. 339). Dans le VII, le moi commence à évoquer les « Muertos de un solo abismo, sombras de una hondonada », (p. 140) et ici s’impose la prosopopée car le locuteur interpelle ces mots. Jusqu’au poème VII, régnait la polymétrie, ici avec le VIII (p. 341-342) commence l’isométrie, grâce à l’emploi de l’hendécasyllabe : le premier vers, « Sube conmigo, amor americano (VIII) », est celui-là même qui va réapparaître dans le XI et le XII et qui va orienter le déroulement du dénouement (XII). Le locuteur s’adresse à Macchu Picchu et réclame la restitution des morts. Il donne un nom à 3 hommes avant de redire : « sube a nacer conmigo, hermano », d’où le premier vers du XII, avec majuscule : « Sube a nacer conmigo, hermano » (p. 347).

16C’est là un équivalent du « Lève-toi et marche » adressé par le Christ à Lázaro. Mais ici il s’agit de revivre autrement. En effet, si tout ce poème est destiné à une « résurrection », et si s’effectue la demande de tendre la main « Dame la mano », ce qui est d’ordre corporel, aussitôt se produit le démenti de toute lecture religieuse, lénifiante, transcendante car les anaphores suivantes nient tout retour au monde et à la vie ; il s’agit bien d’une disparition définitive :

No volverás del fondo de las rocas.
No volverás del tiempo subterráneo.
No volverá tu voz endurecida.
No volverán tus ojos taladrados. (p. 347)

17Évoquant le métier de chaque mort : laboureur, tisserand, berger silencieux, le locuteur sollicite le regard de chacun : « Mírame », ce qui simplifie la fonction de la prosopopée. Puis il passe à l’impératif pluriel, « Traed, Mostrad, decidme ». Le langage est placé au premier plan car va s’effectuer l’essentiel : avec decidme, puis cantadme (p. 348) il demande aux morts de parler car il va lui-même pouvoir le faire à travers ces bouches mortes : « Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta » (p. 347).

18Il sollicite toujours, par la prosopopée, à la fois la force, le silence, les volcans … mais ce prodige de la rhétorique s’accompagne de « larmes » versées sur les morts à travers les siècles, donc d’une intense émotion du locuteur-poète.

19Les deux derniers vers, incompréhensibles sans la lecture de ce qui précède dans le livre et le poème XII, représentent une sorte d’osmose, par prosopopée toujours : « Acudid a mis venas y a mi boca / Hablad por mis palabras y mi sangre » (p. 348).

20Le phénomène se produit à travers le chiasme « cenas / sangre » et « boca / palabras » : la figure de rhétorique permet donc de transposer dans le vers, par le contact entrecroisé des mots, une sorte de circulation veineuse, corporelle, et le terme capital est ici : « Hablad » qui désigne l’émission du langage qui sera double car il y a le fait de parler et les mots du langage, eux et moi, ainsi que, chez le locuteur à la fois les mots et le corps vivant (« mis palabras / mi sangre »). Une remonté s’est opérée depuis la terre où sont les morts, vers le vivant, puis une autre remontée depuis le vivant vers un ailleurs, dans tout l’espace du monde vivant.

21Ce dénouement constitue donc une célébration de la parole au-delà de la mort et une victoire de la vie par le langage, un « happy-end », la réalisation de l’« impossible », non pas un simple pari idéaliste mais le triomphe de la parole, du poème, sur le silence et l’oubli.

22Un autre exemple de dénouement-transfiguration emprunté à la littérature péruvienne, retient l’attention dans l’œuvre de César Vallejo : « Masa »3, poème inclus dans España, aparta de mí este cáliz (XII, p. 748) 10 novembre 1937. Ici encore, il s’agit d’un mort que le locuteur fait revivre, ressusciter :

MASA

Al fin de la batalla,
y muerto el individuo, vino hacia él un hombre
y le dijo: «No mueras; te amo tanto!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Se le acercaron dos y repitiéronle:
«No nos dejes! ¡Valor! ¡Vuelve a la vida!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Se aproximaron cuatro al uno muerto
«No ser más a tu lado para que no te vayas!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Acudieron a él, veinte, cien, mil quinientos mil,
clamando: «Tanto amor y no poder nada contra la muerte!»
Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.

Entonces todos los hombres de la tierra
le rodearon; les vio el cadáver triste, emocionado 
incorporándose lentamente,
abrazó al primer hombre; echóse a andar. (p. 777)

23Le lecteur sait que le combattant est mort sur le champ de bataille et cette vérité est acquise une fois pour toutes, mais, à 4 reprises, quelqu’un puis d’autres personnes s’adressent au mort. Le dénouement est un « happy-end » puisque l’on assiste à la résurrection du mort qui se met à marcher. Aucun lecteur, personne dans le public ne croit qu’il y a là le récit d’un miracle. D’où vient dès lors notre adhésion au poétique, à cette vision particulière d’une résurrection à la manière de Lazare ? L’on ne peut pas comprendre la nature du dénouement si l’on ne regarde pas attentivement ce qui le précède dans le poème. L’on constate que dans les 4 premières strophes (4 vers+3 vers+ 3 vers+ 3 vers) il n’y a pas de prosopopée mais une série d’images d’une réalité émouvante, qui oppose les mots douloureux de vivants à un impossible retour à la vie. Les paroles prononcées varient de forme alors que le vers qui suit est une épiphore où est dit inexorablement : « Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo », ceci aux vers 4, 7, 10 et 13.

24La variante qui va changer la donne réside dans le nombre de ces gens qui s’affligent et qui implorent le mort de revenir : d’abord « un hombre » (v. 2), « dos » (v. 5), « veinte, cien mil, quinientos mil » (v. 8), « millones de individuos » (v. 11). Dans la dernière strophe l’on n’entend plus les mots des gens mais leur présence est notifiée et c’est elle qui détermine le réveil du mort, « emocionado », qui serre dans ses bras le premier homme. Ici donc, alors que le langage a échoué ou semble échouer, c’est l’amour manifesté réitéré qui l’emporte. « Echóse a andar » est une vision suivie de points de suspension, une prosopopée, une allégorie qui met en exergue le pouvoir de l’amour humain.

25Le lecteur entre dans le système épiphorique qui met en scène une activité de la mort grâce au gérondif « siguió muriendo », face à la définitive immobilité que sous-tend le mot « cadáver ». C’est par le jeu des récurrences dans la narration contenue dans les 4 strophes, que le public participe à l’émotion des combattants. Il y a donc ici toute une stratégie de la répétition qui entraîne notre adhésion à l’impossible devenu possible, uniquement parce que seule demeure la vérité du poème, en soi, du fait d’être poème. La procédure a consisté à sacrifier les quatre épiphores pour inventer un dernier vers sans épiphore qui permet le dévoilement de ce vivant dont rien n’est dit après le verbe andar qui le définit en dehors de tout espace et de toute temporalité. On a simplement assisté, avec ce « happy-end », au triomphe de l’imaginaire.

26Le poème de Vallejo a été écrit en 1937, celui de Pablo Neruda en septembre 1945. Si nous franchissons le xxe siècle et nous interrogeons sur la manière dont aujourd’hui sont perçues les tragédies collectives de notre Histoire, toujours par le biais du dénouement dans les poèmes, nous découvrons deux pratiques qui correspondent à d’autres perceptions de la temporalité face à d’autres manifestations de la violence dans la vie collective.

xxie siècle

27Deux poèmes retiennent l’attention : ils évoquent cette tragédie que fut l’attentat de Madrid à la gare d’Atocha le 11 mars 2004 : un sonnet de Luis García Montero (né en 1958) (« En pie de paz », 2006)4, et un poème d’Antonio Colinas (né en 1946), dans Desiertos de la luz5. Pareil événement implique d’office l’idée qu’il ne peut pas y avoir de « happy-end » après l’évocation des faits, mais nous allons voir comment dans chacun de ces deux poèmes, un certain regard, une intense émotion, les tonalités de la voix poétique font naître de ces langages du deuil un espoir d’apaisement.

28On lira d’abord le poème d’Antonio Colinas, dont les 4 premières strophes (polymétriques) disent, par l’anaphore, la révolte face à la haine, qui est la cause et l’origine du massacre :

Acaso lo más duro sea el odio:
ese odio que establece diferencias,
ese odio que se mama en pecho de odio,
ese odio que se enseña y que se aprende,
que enarbola banderas como pústulas
y que niega brutalmente el amor. (p. 15)

29Deux vers traduisent l’indignation mais il ne s’agit pas de poursuivre ce qui pourrait être un discours militant : le locuteur introduit déjà ce qui est le contraire de la violence : l’harmonie (trois occurrences) : « Hasta cuando en el mundo la dualidad más cruel, /La ausencia de armonía? » (p. 15).

30Des mots tels que « paz », « música », « Marea del amor ; más poderosa / que el odio que se mama y que se escupe », (p. 16), servent à proposer le dénouement du poèmes. Jusqu’alors le lecteur n’a rien vu de l’attentat, il n’aura connaissance d’aucune image violente, il ne verra pas le sang ni aucun décès, signes atroces que la télévision nous a montrées. Il parle d’une photographie de deux jeunes gens qui sont morts, mais il n’évoque qu’une position, qui est / était celle de la vie et ici règnent l’harmonie, une beauté immobile :

Muchacha muerta en la fotografía
levantas dulcemente tu rostro hacia el cielo,
muchacho muerto que pones tu oído en la tierra
como si sólo escuchases música (p. 16)

31La mort est dite mais le locuteur la transfigure en disant qu’il s’agit d’un sommeil : « estáis, en realidad, durmiendo, durmiendo » (p. 16). Le lecteur peut percevoir ce vers comme un excès d’idéalisme, une dénégation de la réalité destructrice, mais les deux derniers vers, issus de « durmiendo », développent l’image du sommeil qu’il ne faut pas troubler, et par l’emploi du mot « sueño », il fait allusion aux 2 sens de ce mot, sommeil et rêves : « No turbéis más su sueño ; / No turbéis más sus sueños. » (p. 16).

32Antonio Colinas ne se sert pas ici de comparaisons, ni d’hypothèses : il n’y a pas de « como si ». Mais le silence et l’immobilité des jeunes gens, l’apparence de vie mettent encore mieux en valeur la terrible réalité de cette mort qui a détruit irrémédiablement ces jeunes vies. « No turbéis » est une incitation au recueillement et au silence. Le poète a eu recours au paradoxe « durmiendo » –mais pour créer, pour susciter une émotion pure, sans vindicte. Le dénouement consiste en une contemplation méditative, en une vérité seulement dictée par les mots du poème, dès lors toute l’attention du lecteur se fixe sur ces derniers vers inoubliables où se concentre la douleur.

33Le deuxième texte qui se rapporte à ce même attentat du 11 mars 2004 à Madrid est un sonnet écrit par Luis García Montero (publié en 2006). Il se trouve dans un recueil intitulé En pie de paz qui réclame le retour de la paix dans le monde. Certains de ces textes adoptent une écriture militante, dans des formes très variées : (quatrains, polymétrie). Ce texte est le seul sonnet du livre. Le titre en est : « Soneto de Madrid. Soneto herido, 11 de marzo de 2004 » :

La lluvia en el cristal de la ventana,
el aire de la plaza compartida,
el pañuelo de sombras de la vida,
la noche de Madrid y su mañana,

el amor, la ilusión del porvenir,
el dolor, la verdad de lo perdido,
la constancia de un sueño decidido,
la humana libertad de decidir,

la prisa, la política, el mercado,
las noticias, la voz, el indiscreto
esfuerzo por saber lo silenciado,

la verdad, las mentiras, el secreto,
todo lo que la muerte os ha quitado,
quisiera devolverlo en un soneto. (p. 606)

34L’adjectif « herido » suggère une personnification (prosopopée), associé au lieu de la tragédie et à la date de l’événement. L’on se trouve en présence d’un sonnet de forme rigoureusement classique, dont le schéma rimique est : ABBA / CDDC / EFE / FEF, le vers étant l’hendécasyllabe.

35L’originalité de ce poème réside dans le fait que les 12 premiers vers –2 quatrains + 1 tercet + 1 vers du 2e tercet– consistent en une énumération de termes qui n’ont aucune relation avec l’attentat : ici sont juxtaposés des lieux, (Madrid), des sentiments, des activités, la politique, les contradictions de toute sorte et le dénouement n’apparaît que dans les vers 13 et 14, alors que le lecteur s’interroge sur le sens de ce poème : « Todo lo que la muerte os ha quitado / quisiera devolverlo en un soneto » (p. 606).

Intériorités et rapport à l’Autre

36En un deuxième temps, l’on va quitter l’Histoire collective, et les tragédies humaines, pour passer à un autre type de dénouement dans des poèmes fondés sur l’intériorité, l’intime, la subjectivité de l’individu. On envisagera ici le rapport qu’entretient le locuteur avec l’Autre, soit Dieu, soit l’être aimé. Globalement, l’on peut dire que s’adresser à l’autre implique l’adoption d’un discours lyrique, ponctué d’exclamations, et que la célébration, même si elle s’accompagne de cris, regrets, réclamations, tend vers le chant ou la chanson. Ceci étant, les dénouements ont des configurations très variables selon les auteurs. L’on abordera en premier lieu le rapport du moi à Dieu.

37Si le moi s’adresse à Dieu en tant que croyant il n’est pas étonnant que le « happy-end », la conclusion optimiste soit de mise. Dieu est un absolu vers lequel se tend le poète, la transcendance impose le triomphe du mot amour (à l’autre) et d’espérance. Je prendrai trois exemples d’auteurs très connus, dont deux catalans : Ausias March (1400-1459), Juan de la Cruz (1542-1591), Joan Maragall (1860-1911), mais la recherche pourrait être menée chez d’autres auteurs tels que Jacint Verdaguer et Blai Bonet.

38Le premier poète qui a écrit de la poésie en catalan est le valencien Ausias March (1400-1459). Son œuvre comporte 128 poèmes dont des Cants d’amor, Cants de la mort et un long texte de 224 vers intitulé par les éditeurs du xvie siècle Cant espiritual6. Le moi pêcheur implore Dieu de l’aider, car il souhaite que sa foi s’avive malgré les fautes dont il l’accuse : il interpelle Dieu, le prie, le craint et la structure textuelle est ponctuée par quatre anaphores exclamatives : « Ajuda’m Déu! ». Ce poème est donc un va et vient entre prière et auto-accusation. Quel peut être alors son dénouement ? On découvre dans le dernier huitain (le vingt-huitième), du nouveau, du non encore dit, qui ne consiste pas à chanter et proclamer la foi : la conclusion est en demi-teinte, belle et douce puisque le moi évoque les larmes de repentir qui devront glisser sur ses joues, celles de l’attrition, encore insatisfaisantes, devant faire place à celle de l’authentique contrition. Une sorte de mélancolie habite ces huit vers, mais elle est tournée vers l’espoir et nourrie d’un savoir religieux emprunté à Thomas d’Aquin. L’intensité des vingt-deux autres huitains fait place à cette image toute nouvelle d’un visage de moi couvert de pleurs qui aspire à l’accès à Dieu. S’il y a ici de l’humilité, l’on constate que s’opère une harmonieux ancrage du locuteur, un portrait idéalisé du poète, donc de fait ce dénouement réinvente un autre moi :

¡O, quant serà que regaré les galtes
d’ay gua de plor ab les làgremes dolces!
Contrició es la font d’on emanen :
aquesta.s clau que.l cel tancat nos obra.
D’atrictió parteixen les amargues,
perquè.n temor més qu.en amor se funden ;
mas, tals quals són, d’aquestes me abunda,
puix són camí e via per les altres. (p. 128)

Oh ! quand arroserai-je mes joues
d’eau de pleur avec de douces larmes !
contrition est la source d’où elles émanent :
telle est la clé qui nous ouvre le ciel fermé.
De l’attrition proviennent les amères
car en crainte plus qu’en amour elle se foulent.
Mais telles qu’elles sont, fais qu’en moi elles abondent,
puisqu’elles sont le chemin et la vie pour les autres.

39Si l’on relit maintenant Jean de la Croix, non pas Cántico Espiritual (où parlent Esposa et Esposo, comme dans le Cantique des Cantiques) mais dans de brefs poèmes qui sont les chansons (Canciones), on découvre une écriture qui célèbre le triomphe de la foi et de l’amour de Dieu, et qui se fonde sur l’image de la récurrence, en particulier de l’anaphore et de l’épiphore, comme s’il s’agissait de refrains triomphants : « Que bien sé yo la fonte que mana y corre : / aunque es de noche »7 (p. 94 et 96). Au bout des onze tercets cette épiphore demeure (p. 104-107). On citera de même : « Tras de un amoroso lance » (p. 114-117), « Vivo sin vivir en mí » :

Vivo sin vivir en mí
y de tal manera espero
que muero porque no muero.

40Les huit huitains s’achèvent ainsi, avec à peine quelques variantes (p. 118-121). Les huit septains de « Entréme donde no supe » comportent tous une même épiphore : « toda ciencia tascendiendo » (p. 122-125).

41Les neuf huitains de « Por toda la hermosura » (p. 130-135) contiennent une même épiphore, avec quelques menues variantes : « un no sé qué / que se halla por ventura ».

42Mais si ce chant s’achève par les mêmes vers que les strophes, cela va aussi de pair avec la construction en cours de poème d’une image récurrente, concrète, par exemple la fontaine, dans « Cantar del alma que se huelga de conocer a Dios por la fe » (p. 104), qui, pour que se crée un dénouement, un « happy-end », doit s’associer à une autre image, celle-ci sacrée, symbolique donc dans ce poème la fontaine est associée au pain de vie, c’est-à-dire à l‘eucharistie. La fontaine est visible même s’il fait nuit comme le pain lui-même est visible :

Aquesta viva fuente que deseo
en este pan de vida yo la veo,
aunque es de noche (p. 106).

43Le poème qui célèbre un Dieu absolu suppose donc l’existence d’un crescendo de la subjectivité un enrichissement et une complexification de l’image centrale, et l’épiphore de la dernière strophe tout en répétant le leitmotiv initial, peut se dire sur un ton plus haut : l’on atteint dès lors une sorte d’acmé qui fait du locuteur un croyant transfiguré dans (par) un dénouement visionnaire.

44Venons-en à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, avec le Cant espiritual de Joan Maragall8. Ce poème d’un seul tenant (quarante-cinq vers), fort connu en Catalogne, fait apparaître un locuteur fervent qui s’adresse à Dieu pour lui dire sa crainte de la mort et son amour de la vie, ici en ce monde si beau –le ciel bleu, la mer immense– qui le comble. Le moi veut croire et il dit que Dieu est ici même, sur cette terre : tant le poème reprend donc cette idée et la conforte. Quel dénouement apporter alors que la passion de la vie terrestre ne se dément pas ? et que l’idée de la mort n’est pas une réponse ? Un seul vers, le dernier crée le « happy-end » : mourir impliquant l’existence d’autres yeux pour voir Dieu, le locuteur identifie la mort à une naissance, une plus grande naissance : « Sia’m la mort una major naixensa » (p. 50).

45L’hendécasyllabe contient un vœu, un désir mais présenté comme une vérité engendrée par la parole poétique. La brièveté de cette fin coïncide avec un renversement, une métamorphose, une inversion d’où l’effet sur le lecteur qui s’en souviendra comme s’il s’agissait d’un proverbe, qui contiendrait un programme de vie totalement inattendu.

46Jusqu’au début du xxe siècle, le poème où le locuteur homme de foi s’adresse à Dieu exige donc un happy-end. Au xxe siècle, alors que la croyance diminue, même si Dieu est rejeté ou apostrophé ou l’objet de familiarité, le texte tend encore vers une appropriation, une réconciliation, tandis que le dénouement rassemble des signes contradictoires de foi et de dénégation : cf. Blai bonet. L’absolu n’a pas disparu mais généralement il ne s’incarne plus dans un Dieu, ni en une transcendance, mais dans la contingence. L’amour — l’éros — est l’axe fondateur de la poésie en général et dans toutes les langues et l’on risque ici de ne parler que de certains poètes et de certaines époques, d’où la nécessité d’aller plus loin dans la réflexion et, ultérieurement, de rassembler des centaines d’exemples.

47Que peut bien être le dénouement d’un poème d’amour. N’y en a-t-il pas de plusieurs sortes et inclassables, ou difficilement classables ? Voici quelques propositions :

48L’expérience amoureuse étant, de manière générale, vécue par la plupart des gens, dans leur vie ordinaire, on remarque que les lecteurs de poèmes d’amour se sentent facilement concernés par eux, par deux biais, celui d’un désir heureux, celui de la douleur face au refus. En ce cas, ces lecteurs qui prêtent attention au déroulement du discours émis par le moi amoureux, sont surtout en attente de la conclusion, du dénouement de ce texte, d’où l’importance accordée aux derniers sinon au seul dernier vers : la relecture de la poésie amoureuse catalane et castillane nous amène à constater qu’heureuse ou malheureuse, positif ou négatif, le dénouement est toujours un « happy-end » poétique, une sorte de réussite verbale, un acmé, un triomphe des mots.

49Relisons, en premier lieu, le poète qui, au xve siècle, a écrit, non plus en occitan, la langue prestigieuse de prêtres depuis le xiie siècle, mais en catalan, sa langue parlée qui lui permettait d’être poète et non pas d’obéir à une tradition qui était en train de s’épuiser. Ausias March s’adresse, dans ses Cants d’amor, à deux dames nommées Plena de Seny et Lir entre Carts (cf. Cantique des Cantiques). En moyenne, dans 4,5 ou 6 huitains décasyllabiques (accent sur 4 et 10), le moi évoque en majorité des images de l’Amour, des personnages connus pour la passion dévorante qui les habitait (Phèdre, …), ainsi que ses propres sentiments, ses douleurs et ses joies, et le plus souvent s’impose la présence dévorante du « yo ». Le lecteur suit, imagine, écoute les doléances du locuteur qui vont jusqu’au désir de mort, tout en sachant qu’il n’en sera pas ainsi : IX « suplich la mort qu.en tal cas me ajut : / E si no.m vul, ma veritat jau morta ».

50C’est alors que survient le dénouement dans l’envoi, ce que l’on appelle tornada, quatre vers adressés à la dame. Les tornades chez March sont d’une extrême diversité ; le moi y parle de ses souffrances, de son mutisme, de sa joie d’aimer, parfois ainsi il se vante d’être le meilleur des amants … :

IX :

Lir entre carts, fins a veure la porta
de mos delits sobrians són vengut,
no. Y eh tocat, ans me’n torn com á mut,
e per tornar ja trob la via torta.

XXXIII :

meillor de tots hauré nom si-m conferme

51Ces tornades amoureuses restent dans la tonalité des poèmes occitans, en confirmant la présence centrale de l’amour. Puis apparaissent des noms (senyanls) nouveaux, « O foll amor! », « Amor, amor », et en ce cas, le lecteur perçoit l’accentuation de la douleur et du pessimisme du moi qui ont été au cœur du poème lui-même.

52Dans les Cants de mort, les envois marquent le point culminant de la douleur, du deuil et de la réflexion. Enfin les longs Cants morals n’ont plus de tornada, donc pas de dénouement : le texte s’achève de lui-même, en précisant aussi pour quel lecteur prêt à partager la douleur il est écrit. Le dénouement ne peut exister ici puisque le poème est une sorte de marche dans la douleur. Il ne peut y avoir de conclusion négative ni de « happy end » ; seul existe une parole émise par le seul locuteur et qui se poursuit ailleurs, dans d’autres poèmes.

53Le discours poétique fondamental est dans les huitains et certaines comparaisons restent inoubliables, tandis que les tornades, sur un autre ton, résument et réorientent ce qui se dégage auparavant des huitains. Il y a souvent un fort décalage entre les obsessions, les angoisses, les métaphores contenues dans les strophes, et le propos tenu dans la tornada, cf. XXVIII :

le jorn a por de perdre sa claror […]

(tornada) : vaig a la fi si mercè no.m deffensa

54Face à ce système structurant ou ce type de structure, il en est un autre, opposé, qui consiste à donner au dénouement un éclat particulier, et même à faire de ce dénouement la culmination, le sommet du texte.

55Un poète espagnol du xixe siècle incarne pleinement ce procédé : Gustavo Adolfo Bécquer.

56Observons d’abord, avant de parler d’amour dans le texte poétique, que Bécquer évoque dès le début des Rimas9 sa propre intériorité, les lieux obscurs de l’intime. Le poète pratique le vers bref –heptasyllabe, octosyllabe– et le quatrain mais pas seulement (hendécasyllabe, romance heroico). Les premières strophes, où prédomine l’anaphore syntaxique, ne contiennent que des comparants tandis que la dernière strophe consiste à proclamer l’existence du moi ou de la poésie. Il y a là un libre emploi de la rhétorique et le dénouement est un parfait résultat, le plus souvent un « happy-end » : ainsi dans le II, où après quatrains porteurs d’images –saeta, hoja, ola , luz– surgit le yo :

Eso soy yo que al acaso
cruzo el mundo sin pensar
de donde vengo ni a dónde
mis pasos me llevarán. (p. 100)

57Le III se prévaut du même type de pratique où après huit quatrains consacrés à l’inspiration, et huit autres dédiés à la raison, le dernier couplet (huit vers) sous-entend l’existence de la poésie :

Con ambas siempre en lucha
y de ambas vencedor
tan sólo al genio es dado
a un yugo atar las dos. (p. 103)

58On citerait de même le IV, au bout duquel triomphe l’épiphore : « ¡habrá poésía! » et surtout le très beau V où, après dix-huit quatrains entièrement voués au « yo », (ce « yo » étant une anaphore) survient le dix-neuvième quatrain qui contient la véritable identité du locuteur : c’est-à-dire le contenu de ce contenant qu’est le poète, dernier mot du dernier vers, prononcé pour la première fois. Nous atteignons là les certitudes et le bonheur de l’écrivain : c’est aussi le dénouement heureux de l’exercice de l’écriture mené jusque-là et qui a permis la concentration des formes du moi afin de parvenir à la définition :

Yo en fin soy ese espíritu,
desconocida esencia,
perfume misterioso
de que es vaso el poeta. (p. 109)

59On citera le VIII où après deux strophes de neuf vers, un quintil fait apparaître un moi habité par des doutes mais totalement conscient et heureux d’être ce contenu qui relève du divin, d’où le « happy-end » :

En el mar de la duda en que bogo
ni aun sé lo que creo ;
sin embargo estas ansias me dicen
que yo llevo algo
divino aquí dentro. (p. 111)

60Les poèmes d’amour sont construits selon ce même système : des strophes consacrées à la diction de la beauté du (niña) sont suivies d’une strophe où se signale la pointe du raisonnement, la agudeza espagnole, élégante et imprévue (XII ; XIV). Il y a là des éloges, des compliments, des paradoxes, des exclamations, des récurrences qui donnent à certains quatrains l’allure de couplets, de chansons : (XXI) « Poésia … eres tú » (p. 122).

61Les poèmes, dans leur majorité, résultent donc d’un usage lyrique de l’anaphore et de l’épiphore pour parvenir à l’expression, au mot inattendu qui est le « happy-end » quelles que soient les nostalgies ou douleurs du yo amoureux (LIII, « Volverán las oscuras golondrinas »).

62Dans le domaine de la poésie amoureuse, une forme (genre) est particulièrement propice, grâce à sa brièveté, à la création d’un dénouement surprenant, imprévu, et qui constitue en même temps un « happy-end » poétique, une trouvaille si éblouissante que les lecteurs s’en souviendront, au point de s’y référer pour évoquer le poème précis auquel elle appartient : c’est le sonnet. L’essence même de ce type d’écriture exige que 13 vers aboutissent au 14e qui en sera le triomphe poétique. Le lecteur doit être surpris par cette fin qui est une illumination, donc une happy end poétique, quel que soit le contenu évoqué.

63Des recherches seraient à mener sur la fin du sonnet. C’est pourquoi je ne citerai que deux exemples empruntés au Siècle d’Or espagnol. Le premier est un sonnet de Luis de Góngora : « Mientras por competir con tu cabello » (p. 447) où l’évocation de la parfaite beauté du aboutit dans le deuxième tercet, et surtout le vers quatorze, à la terrible mutation qu’entrainent la vieillesse et la mort, mots qui ne sont pas prononcés : « en tierra, en humo, en polvo, en sombra, en nada »10.

64La beauté des mots est telle, que ce dénouement qui n’est pas un « happy-end » est le sommet de la création poétique, un triomphe de la langue dans le vers hendécasyllabe (CDC / DCD), nous pourrions comparer ce sonnet à celui de Ronsard « Quand vous serez bien vieille ».

65Le deuxième est le sonnet de Quevedo qui évoque la mort du moi, le fait que l’âme quittera son corps, mais ce texte qui aurait pu susciter la douleur et la pitié, culmine au dernier vers quatorze avec une superbe trouvaille qui transfigure l’image de la poussière grâce à un seul mot, le dernier. Ici il y a un vrai triomphe langagier, un « happy-end » qui reste marquée dans le souvenir du lecteur car ce vers et l’un des plus connus de la littérature espagnole : « polvo serán, mas polvo enamorado »11.

66L’on pourra aussi réfléchir sur le devenir du dénouement dans des sonnets espagnols du xxe siècle, entre autres dans Cien sonetos de amor de Pablo Neruda12 où il me semble que le « happy-end » est constamment pratiqué comme une forme de plus d’une beauté déjà célébrée dans treize vers, sans forcément une insistance particulière afin de surprendre le lecteur.

67Cependant, depuis les années 1970, en Espagne, dans des textes polymétriques, souvent longs (une ou deux pages), le poème amoureux est fréquemment pratiqué.

68L’œuvre de Luis Antonio de Villena, surtout à partir des années 1978/80, évoque clairement des rencontres de moi amoureux avec des hommes ou des garçons, ceci dans de longs textes, polymétriques, où le dénouement des histoires ou des anecdotes a une résonance particulière auprès des lecteurs. Il s’agit généralement d’un vers, d’une longue phrase qui peut relever de l’éloge, mais le plus souvent le locuteur ironise, se moque, lance un précepte négatif, utilise un langage familier, une image crue, des bribes, un morceau de conversation, et c’est là que se détache le sens fondamental que le poète souhaite donner à son texte. Huir del invierno13 : « El verano » : « y me guiñas un ojo, dulce, feliz, provocativo … », p. 223. « Salai » : « joven rey en un país de muertos, / que vendrás a salvar, rudo y bello, mi vida », (p. 224). « Amour fou » : « Y mientras tú sonríes desde la torres altiva,/ imposible y perfecto, quererte es loco desatino,/ ese amor imposible y total que las leyendas narran », (p. 226). « Una escena del mundo flotante » : « y que su boca, su cálida boca, buscaba la mía … » (p. 228). « Vestuario » : « y la lengua. No sé qué me dijiste, sonriendo. La sangre y el sudor nunca fueron tan dulces », (p. 236).

69Dans les recueils publiés après 1993, le locuteur donne la parole à certains personnages, ainsi également qu’à des hommes plus âgés qui craignent la vieillesse. La célébration des corps est de plus en plus vouée à l’évocation du sexe, des gestes de l’amour, de la nudité et aussi de la vénalité, de la déception liée à l’impossible passion. D’où la variété des dénouements, parfois pessimistes, souvent humoristiques, destinée à choquer, où l’on est toujours entre deux extrêmes. Il n’y a pas de vrai « happy-end » mais le locuteur ne cesse pas pour autant de capter la beauté et une possible douceur de la rencontre passagère.

70À côté de cette poésie villénienne on découvrira une autre forme de célébration homosexuelle, dans l’œuvre de Juan Antonio González Iglesias. Le locuteur évoque dans des textes lumineux, plus ou moins longs, les choix de la rencontre physique, la beauté des corps, et par-dessus tout, le bonheur partagé, la luminosité des gestes et des paroles. Ainsi en 1997, dans Esto es mi cuerpo14, intelligence, générosité, ardeur sexuelle coïncident, sans aucun idéalisme, toute rencontre pouvant être suivie de voies divergentes, de départs nécessaires vers un ailleurs : « No es cierto que la plenitud del amor sea indecible » (p. 58-63).

71Les dénouements sont des « happy-end », quelle que soit la situation évoquée. Ainsi

he escrito estas quinientas nueve pobres
palabras de mi amor, para mi chavalito,
que acaba de marcharse hacia su vida. (p. 52-53)

72Professeur de lettres classiques à l’Université de Salamanque, Juan Antonio González Iglesias a recours à une ample culture mais fait aussi constamment allusion à notre monde actuel (Corto Maltese, la Bédé) sans jamais se priver de ce langage ludique : son « (H) Oda III. 4 Homenaje a Horacio », p. 32-35 ; écoutons ses conclusions :

Soy un hombre. Además
si he perdido mi tiempo, no lo he perdido todo. (p. 34)
« No seré nunca líder » :
Somos iguales. Nuestros cuerpos tienen
0 % de materia grasa. (p. 52)

73Le locuteur qui nomme le corps, la peau, le plaisir dit en même temps sa totale identification avec le cosmos, la matière cosmique :

Somos el álamo y el río que fluye.
Somos la lluvia, sí, somos la lluvia.
Nosotros somos la naturaleza. (p. 52)

74Le dernier livre de Juan Antonio González Iglesias, Confiado15, célèbre les corps avec cette même passion : le dénouement des poèmes coïncide souvent avec le dernier vers (ou deux vers) sous la forme d’une déduction, d’un proverbe inventé, d’une option éthique :

« Homo materialis » : Quiero seguir desnudo y confiado. (p. 17)

« Afortunado » : Afortunado el hombre que camina
junto a un joven risueño. (p. 18)

« Afortunado » : Libérame del reino de la castidad. (p. 34)

« Lo que importa » : Y eso es lo que define. Lo que importa.
el amor. (p. 65)

« Confiado » : Tenemos que elegir. Esa es mi puerta. (p. 68)

La poésie et son dénouement : métaphysique, ontologie et langage

75L’on regardera maintenant des œuvres qui, dès le départ, naissent de la contemplation de l’univers (paysages), de la méditation, d’une primordiale quête de l’être à travers un discours qui porte sur lui-même, en tant que langage.

76Trois poètes extrêmement différents les uns des autres seront ici relus : Antonio Machado, Jaime Siles, Pere Gimferrer. Que dire des dénouements qui figurent dans leurs poèmes, surtout dans certains recueils ?

77L’œuvre d’Antonio Machado, mort en 1939, est souvent lue depuis Campos de Castilla, mais il me semble particulièrement opportun de reprendre la lecture de Soledades, Galerías y otros poemas (1907)16 — car les Galeries ici désignées renvoient à l’intime, à l’exploration de l’intériorité. Les poèmes de Soledades sont composés de strophes de longueur variable (quatrains, quintils, distiques, et ils évoquent des paysages, des aspects de l’univers). Le locuteur parcourt l’espace, en méditant (les verbes « pensar » et « meditar » sont ici employés) et l’on ne peut pas dire qu’il y ait alors un véritable dénouement. Le regard se pose progressivement sur des lieux et si le locuteur retourne vers la ville rien de nouveau ou de décisif ne se produit. Ce que j’appelle « dénouement » est ici la présence de deux vers et surtout dans le dernier, de la persistance du son d’une eau, celle de la noria, son symbolique qui renvoie à la vie et aussi aux sonorités du langage que dicte l’univers : « Sonaban los cangilones de la noria soñolienta. / Bajo las ramas oscuras con el agua se oía. » (p. 104).

78On trouve, dans le XXIV ce dernier vers : « Suena el agua en la fuete de mármol. » (p. 119).

Dans le XXXII :
Reposa el agua muerta.
LI :
… El agua
De la fuente de piedra
No cesa de reír sobre la concha blanca. (p. 162)

79et l’on s’attardera sur le poème LX (p. 175) où deux sizains évoquent à la fin l’intériorité et l’extériorité, les rochers et la noria, et les yeux du cœur qui écoutent et regardent l‘immensité. Le deuxième dizain est le dénouement du poème puisqu’il consiste en une réponse aux questions posées dans le premier sizain :

¿Mi corazón se ha dormido?
Colmenares de mis sueños
¿Ya no labráis? ¿Está seca
la noria del pensamiento,
los cangilones vacíos,
girando, de sombra llenos?

No, mi corazón no duerme.
Está derpierto, despierto.
Ni duerme ni sueña, mira,
los claros ojos abiertos
señas lejanas y escucha
o orillas del gran silencio. (p. 175)

80Il y a là un portrait du locuteur-poète qui s’interroge sur la possible absence de l’eau sonore — le langage — et qui guette les signes lointains –ceux de l’univers qui devraient être transcrits en mots– tout ceci au bord du silence, qui contradictoirement, est dépassé puisque ce poème a vu le jour. Cette démarche ayant été accomplie, la subdivision du livre, intitulée « Galerías », permet au locuteur de s’affirmer comme poète et de décrire dans le LXXVI, le paysage comme une page où s’inscrivent les signes noirs de l’écriture, puisque l’espace lumineux est traversé par la cigogne et les hirondelles :

La blanca cigüeña,
como un garabato,
tranquila y disforme ¡tan disparatada!
sobre el campanario. (p. 197)

81L’on constate aussi dans la dernière « partie », « Varia », le fait que l’antépiphore s’impose : XCII, « Pegasos, lindos pegasos » (p. 217) et que le dénouement de deux poèmes consiste à désigner le son de l’eau, donc les sonorités de la poésie :

XCIV : En todo el aire en sombra no más que el agua suena. (p. 219)
XCVI : El agua de la fuente
resbala, corre y sueña
lamiendo, casi muda,
la verdinosa piedra. (p. 222)

82Le poète peut donc conclure, parvenir au dénouement pour transcrire tout l’espace visible –un vaste paysage– ceci de manière littérale mais en donnant au lecteur la possibilité d’accéder au figuré, donc de voir se dessiner une poétique.

83Franchissons trente ans après la fin de la guerre civile, parvenons à 1969 et poursuivons jusqu’à ces dernières années pour lire le poète espagnol qui dès ses premiers vers est parti en quête d’être en se prévalant de concepts philosophiques, de belles abstractions, de dialogues de Parménide et d’images héraclitéennes : Jaime Siles (né en 1951)17. Le locuteur scrute sa propre intériorité, s’interroge sur el ser, plenitud de ser. Des notions telles que celles de identidad, pensamiento, palabra, servent à mettre en scène l’aspiration à être soi : « Cada uno se es en lo pensado / y lo pensado dura en lo ya sido. » (p. 90).

84L’usage des anaphores pour désigner les mutations du moi traduisent cet immense effort du langage pour dire toutes les formes de l’univers :

Convertido en materia,
convertido en memoria,
convertido en distancia,
de este mismo lugar. (p. 97)

85de même qu’une brillante rhétorique sous-tend le mouvement de tout le langage : paradoxes, oxymores, « Como esas voces son / que ya no suenan » (p. 107).

86Le dénouement de chaque poème n’est pas toujours une conclusion, car il reprend des termes qui ont déjà été mis en valeur dans cette unité forte qu’est le texte. Les récurrences créent une musique mais chacune contient un nouveau concept qui enchante l’imaginaire du lecteur : Grafemas (p. 150). Cependant, dès le départ le poète a inscrit les sensations et les perceptions que provoque en lui la Nature : ciel, mer, air. Être, matière et langage circulent donc ensemble. Ainsi dans ce vers final de Música de agua, « Alfabeto nocturno de la nada » (p. 168).

87Avec Columnae18, s’imposent peu à peu des dénouements qui sont des échos de titres ou de vers du poème, ainsi dans :

Banco y azul : gaviotas > picos, patas, gaviotas. (p. 195-197)

El mar contra la nada > del mar contra la nada. (p. 198-199)

La voz hacia su forma > la voz es ya su forma. (p. 200-202)

88La grande nouveauté de ces poèmes et de leur dénouement est que, dans un espace important sur le papier (plus de cinquante vers), la voix du locuteur-personnage traduit toutes les angoisses, les doutes, les fluctuations entre passé et présent mais en s’associant au lecteur, en donnant un rôle actif au poème lui-même, et chaque dénouement consiste en un éclairage ponctuel, en une nouvelle perspective qu’un autre dénouement illuminera encore tout en posant d’autres questions. Ceci aboutit à une poésie fascinante : la fin du texte nous mobilise et nous éblouit. On citera dans Himnos tardíos19, « Partida de ajedrez », le récit (p. 49) d’une partie d’échecs où tout est danger mais au dernier vers, au dénouement, tout change car quelques pièces permettent un total revirement : « La partida termina en resurrección » (p. 53).

89Enfin « Dios en la biblioteca » (p. 68-70) met en présence et en scène le locuteur, le poème, le (les lecteur/s) et ce mystérieux Dieu qui inspire peut-être le poète, tout cela s’achève par un dénouement qui nous laisse à la fois heureux et dubitatifs puisque l’enthousiasme s’associe au désespoir et surtout parce que le poète interpelle son lecteur. On comprend ici que le poème est vu comme un élément moteur, créateur, et que sa fin ne peut que nous dynamiser :

El poema también :
en él estamos muertos, como ahora,
¿me entiendes bien, lector?, me entiendes? (p. 70)

90Un autre grand poète, né en 1945, Pere Gimferrer dont l’œuvre castillane et catalane est l’une des plus créatrices aujourd’hui, parvient à transcrire, à partir d’expériences de la vie immédiate, de sensations intenses, l’accès à la perception de l’être et du non-être, avec des mots qui désignent la lumière et la nuit, puis peu à peu avec des abstractions qui s’ajoutent les unes aux autres, jusqu’à évoquer l’infini et le néant. Au départ le locuteur parlait du « creux de l’être » : El « sot de l’ésser » dans L’espai desert (1977)20. Chaque forme, chaque couleur intervient ensuite et le poème apparaît comme une unité graduelle qui va culminer au dernier vers. Il ne s’agit pas d’un véritable dénouement mais d’un accès pyramidal au « creux de l’être ». L’accumulation des formes négatives donne pour résultat la totale affirmation du dernier vers :

perquè vegem el fons del sot de l’ésser,
perquè vegem l’espai sense claror ni fosca,
perquè vegem l’espai on no hi ha espai,
perquè vegem l’espai que és tot l’espai. (p. 70)

pour que nous voyions le fond du creux de l’être,
pour que nous voyions l’espace ni clair ni obscur,
pour que nous voyions l’espace où il n’y a pas d’espace,
pour que nous voyions l’espace qui est tout l’espace. (p. 71)

91Les poèmes de J. Siles et de P. Gimferrer exigent du lecteur une totales soumission aux mots, donc à la démarche qui conduit au dénouement à la fois logique du point de vue langagier et inimaginable, mais, de fait, pleinement assumé par l’imaginaire du lecteur dans la mesure où l’abstraction s’incarne à la perfection dans la diction de la sensation.

92Cependant, il y a aujourd’hui d’autres écritures poétiques et le dénouement des poèmes est lié à de nouveaux choix métalangagiers. On parlera ici de trois poètes et de leurs tout récents recueils : Carles Duarte, Olvido García Valdés, Aracadio Pardo.

93Il me semble que chez ces écrivains le poème est un tout ouvert ; il n’y a pas forcément de dénouement ou du moins les derniers vers n’apportent-ils pas de nouveauté, le ton ne change pas, il reste celui de tout le texte. La vie actuelle s’écoule et les poètes la vivent, la traversent, avec une pleine conscience d’être exclusivement dans le présent, positif ou négatif, ou les deux à la fois, la temporalité semble vécue de manière interrogative, très ouverte, riches en doutes et perplexités.

94On relira de Carles Duarte : Maríntim (2008)21 et Alba del vespre i altres poemes (2015). L’écrivain catalan à l’art du bref : le cosmos (le paysage immédiat) y existe constamment surtout la mer intime. Le dénouement est (parfois) un vers qui inclut le moi, le nous, les êtres, qui nous éclaire par un nouvel approfondissement de la vie intérieure, mais il n’y a jamais de suspense, de révélation, de jeu gratuit ou provocateur à la fin du poème, dans Maríntim :

XVII Ens extinguim : el dia i jo,
I tots els que vivim contra el silenci. (p. 44)

XX La vida és inminència. (p. 47)

95Le poème est donc à lire en son ensemble comme totalité, d’une seule émission de voix, allient intensité et clairvoyance (XV).

96Les douze tankas et dix haïkus pourraient donner lieu à une réflexion sur un possible (ou non) dénouement. Ici encore la conclusion est une confirmation. Dans le cas de haïkus, les trois vers ont tous un destin propre : ce sont des signes qui s’ajoutent, qui révèlent d’autres matières ou d’autres espaces. À lire donc comme alliance entre l’univers et l’intimité humaine :

Blanques muntanyes.
Crema el ponent la pell.
Somnis de cedre. (p. 62)

97Avec Lo solo del animal22, Olvido García Valdés apparaît comme l’un des grands poètes espagnols de ce début de xxie siècle. Les poèmes sont à lire, ici aussi, comme des totalités, d’ailleurs le plus souvent brèves, parfois sans ponctuation. Il n’y a ni dénouement tragique ni « happy-end » : la locutrice a une conscience extrême du négatif aussi bien individuel que collectif. Lorsque le rythme ralentit la syntaxe nous incite à nous arrêter, à penser, à savourer chaque mot (p. 125 et 163) :

por el corredor
va el mirlo
entre dos alas
a recogerse, ni
nido ni canto
en el
ciprés, aún noches
largas
y amanecer
adormecido. (p. 163)

98Lorsque l’on entrevoit l’hypothèse d’un « happy-end » c’est le texte tout entier qui dit ce bonheur de vivre, ainsi p. 143 : « el verde se para, acacia tilo chopos / del viaje, cada planta y sus flores » (p. 143).

99C’est le livre entier qui nous fait connaître un monde où la locutrice parle de la solitude.

100Lisons enfin, d’Arcadio Pardo, De la naturaleza del olvido (2016), publié cette année à Séville23.

101Cette belle méditation sur l’idée ou la notion d’oubli, dans chaque poème ne comporte pas systématiquement de dénouement car ici aussi le lecteur est incité à lire d’un bout à l’autre chaque texte. Cependant, dans un cas sur deux, une phrase (ou deux) se détachent après un espace blanc pour continuer une conclusion qui commence souvent par « Pero ». Une étude est à mener sur les contenus de ces dénouements souvent pleins d’humour. Le locuteur précise, rectifie, et cette présence de la voix multiplie l’effet produit par le poème mais le discours est totalement contemporain (2016) :

Pero y osé que el olvido está ahí … (p. 21)
También tiene el olvido sus descuidos. (p. 23)
O sea, recrear la creación (p. 29)
Sabiduría en majestad : saber uno que supo (p. 33)
Con el fondo viñedos y trigales infinitos (p. 37)
Y lo digan al viento y yo lo oiga (p. 43)
Todo eso creo hoy (p. 50)
El olvido no vence lo invisible. (p. 68)24

Synthèse

102L’on a abordé la poésie catalane et la poésie espagnole environ depuis le xixe siècle (Bécquer) avec une entrée dans le xve siècle (Ausias March) mais la réflexion porte surtout sur les xxe et xxie siècles (Machado, Neruda, les plus récents 1970-2016). Une recherche collective s’imposait tant les poètes sont nombreux et divers en Espagne, et dans les deux langues : on doit tenir compte du quantitatif.

103Quelles conclusions provisoires apporter sur le dénouement du poème et l’éventuel « happy-end » ?

  • Cas où il n’y a pas de dénouement : le poème est un tout

  • Le poème peut avoir une fin clairement signalée après un espace blanc, et en ce cas ce dénouement contient des clés pour l’interprétation du texte, pour le sens à donner, grâce à des images, des tonalités appelées à rester dans la mémoire du lecteur.

  • Système : le dénouement résulte de tout ce qui précède dans le poème, il en reprend des mots ou bien des anaphores / épiphores, des récurrences.

  • Surprise : si le dénouement introduit du nouveau, non issu d’une préalable rhétorique, il est là pour démonter le sens, être ludique et ouvert. Il peut créer une ambigüité donc inciter le lecteur à être critique.

  • Le « happy-end » est moins fréquent que le dénouement mélancolique ou pessimiste.

  • Retient-on forcément le dénouement, sa forme ? L’on se souvient plus encore, parfois, du premier vers des poèmes (Baudelaire, Góngora), d’une forme qui frappe ou étonne.

  • Concernant Federico García Lorca, la lecture de l’œuvre montre que le dénouement de tous les poèmes est tragique ou négatif. Aucun happy-end. Pourquoi ? Parce que les pièces de théâtre de Lorca s’achèvent toujours mal. Or la poésie lorquienne contient toujours un scénario, elle est apparentée à la tragédie. Ici se produit une inflexion d’un genre théâtral sur le genre poétique.

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Notes

1 Pablo Neruda, Obras completas, I, Buenos Aires, Editorial Losada, 1957. Nous donnerons toujours en bas de page la référence bibliographique de chaque poète cité et indiquerons la page à la suite de la citation.

2 Cf. Nâzim Hikmet, Y. Rítsos, Blas de Otero, Gabriel Celaya, Ángel González.

3 César Vallejo, « Masa », XII, España, aparta de mí este cáliz, Obra poética completa, Madrid, Alianza Editorial, 1999.

4 Luis García Montero, Poésía (1985-2005), Barcelona, Tusquets, 2006, p. 606.

5 Antonio Colinas, « Para olvidar el odio 2 (11 de marzo de 2004) », dans Desiertos de la luz, Barcelona, Tusquets, 2008, p. 15-16.

6 Ausiàs March, « Cant espiritual », CV, dans Poesies, éd. P. Bohigas, Barcelona, Editorial Barcino, coll. « Els nostres clàssics », 1955, tome IV, p. 120-128.

7 Jean de la Croix, « Noche oscura », « Nuit obscure », dans Poésies, trad. B. Lavaud, éd. B. Sesé, Paris, Flammarion, coll. « G.F. », 1985.

8 Antologia de poetes catalans, éd. G. Grilli, Barcelona, Galáxia Gutenberg / Cercle de lectors, 1997, vol. III, p. 49-50.

9 Gustavo Adolfo Bécquer, Rimas, Madrid, Castalia, coll. « Clásicos Castalia », 1982. Sont concernés les poèmes II, p. 100 ; III, p. 101-103 ; IV, p. 104-105 ; V, p. 106-109 ; VIII, p. 110-111 ; LIII, p. 144-145 ; LXI, p. 150-151 ; LXVIII, p. 155.

10 Luis de Góngora i Argote, « Sonetos », dans Obras completas, Madrid, Aguilar, 1966. On lira aussi la très belle traduction de Claude Esteban, Poèmes parallèles, Paris, Éditions Galilée, coll. « Écritures, figures », 1980, p. 60-61. Ce sonnet de Quevedo figure, également accompagné de sa traduction, dans Claude Esteban, Poèmes parallèles, op. cit., p. 72.

11 Claude Esteban, Poèmes parallèles, op. cit., p. 72-73.

12 Pablo Neruda, « Cien sonetos de amor », dans Obras completas, II, Buenos Aires, Editorial Losada, 1957, p. 285-341.

13 Luis Antonio de Villena, Huir del invierno, Madrid, Hiperión, 1981.

14 Juan Antonio González Iglesias, Esto es mi cuerpo, Madrid, Visor, coll. « Visor de poesía », 1997. On consultera Ceci est mon corps, trad. E. Le Vagueresse, Paris, Circé, 2011.

15 Juan Antonio González Iglesias, Confiado, Madrid, Visor, coll. « Visor de poesía », 2015.

16 Antonio Machado, Soledades. Galerías. Otros poemas, éd. G. Ribbans, Madrid, Cátedra, 1983.

17 Jaime Siles, Poesía 1969-1990, Madrid, Visor, coll. « Visor de poesía », 1992.

18 Jaime Siles, Columnae, Madrid, Visor, coll. « Visor de poesía », 1987.

19 Jaime Siles, Himnos tardíos, Madrid, Visor, coll. « Visor de poesía », 1999.

20 Pere Gimferrer, L’Espai desert, Barcelona, Ediciones 62, 1977. On se reportera aussi à la traduction française de François-Michel Durazzo : Pere Gimferrer, L’Espace désert, Gardonne, Fédérop, 2009.

21 Carles Duarte, Maríntim, Barcelona, Editorial Meteora, coll. « Mitilene », 2008 : XVII, p. 44 ; XIV, p. 41 ; XX, p. 47 ; XXVI, p. 53 ; “Haikús celestes”, p. 61.

22 Olvido García Valdés, Lo solo del animal, Barcelona, Tusquets, 2012.

23 Arcadio Pardo, De la naturaleza del olvido, Sevilla, Ediciones de la Isla de Siltolá, 2016, coll. « Tierra », no 20, p. 49-50.

24 Ibid., p. 39, 48, 54, 60, 62, 64, 66, 74, 80, 82, 84, 87, 89, également.

Pour citer ce document

Marie-Claire Zimmermann, « Quel dénouement pour le poème ? » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Marie-Claire Zimmermann

Université Paris-Sorbonne
Marie-Claire Zimmermann est professeur émérite à l'Université de Paris-Sorbonne, dont elle a dirigé le Centre d'Études Catalanes entre 1991 et 2002. Elle consacre ses recherches à la poésie catalane des xve et xxe siècles et à la poésie espagnole du xxe siècle. Sa thèse de doctorat d'État portait sur La solitude d'Ausiàs March (1400-1459). Membre correspondant de l'Institut d'Estudis Catalans et de la Reial Acadèmia de Bones Lletres de Barcelona. Auteur de Poésie espagnole moderne et contemporaine (Paris, Dunod, 1995), Ausiàs Marche o l'emèrgencia del jo (València/Barcelona, Publicacions de l'Abadia de Montserrat, 1998) et de 250 articles.