11 | 2020

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille des contributions consacrées « À la recherche du dénouement : théâtre, poésie, roman, conte, cinéma ».

 Les articles présentés dans la seconde section reprennent quelques-unes des interventions présentées lors de la Journée d’étude « José Moreno Villa en su exilio mexicano, ochenta años después », qui s’est tenue au Mont-Saint-Aignan le 18 novembre 2019. À l’occasion du 80eanniversaire de l’exil de 1939 et dans le cadre de la Série internationale des rencontres « Ochenta años después », organisée par la UAB (Barcelone) sous la direction de Manuel Aznar Soler (Grupo de estudios del Exilio literario / GEXEL), cette Journée s’est centrée sur la présence et l’actualité de l’œuvre de Moreno Villa, notamment sa production en prose (écriture autobiographique, essai, œuvre journalistique, correspondance) dans son évolution au sein des réseaux intellectuels instaurés en Amérique par les républicains espagnols.  

À la recherche du dénouement : theâtre, poésie, roman, conte, cinéma

« Les jeux sont faits » : réflexions sur quelques dénouements poétiques dans Piedra y cielo de Juan Ramón Jiménez

Daniel Lecler


Texte intégral

La fin du poème
C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.
On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes qua »nd le vent souffle. On croyait dire et voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme un ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.
Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment enfreindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet1.

1Telle est l’approche de « La fin du poème » qu’offre à ses lecteurs Jean Tardieu dans la composition éponyme extraite de son recueil L’accent grave et l’accent aigu. Le début, humoristique et paradoxal, annonce le projet définitionnel de la voix, projet réaffirmé à la fin de la deuxième phrase lorsqu’il écrit « les jeux sont faits », expression que nous lui avons empruntée pour notre titre. En faisant précéder ces quelques mots d’un tiret, le « moi » accentue l’oralité de son propos de façon aigüe, humoristique, invitant peut-être le lecteur à compléter l’assertion par un « rien ne va plus ». Dans les lignes qui suivent, par un processus remémoratif, la voix tente de retrouver les étapes, les choix, les chemins qui l’ont conduite à cette « fin du poème » qui, paradoxalement, devient point de départ.

2Lorsque l’on aborde la question de « la fin du poème », on perçoit tous les enjeux qu’elle représente, et si l’on s’est interrogé assez longuement sur les incipit en poésie, la question de « la fin du poème » reste à ce jour peu étudiée2.

3Qu’est-ce donc, en effet, que la fin d’un poème ? Existe-t-il des marqueurs qui la pointent, et si oui, lesquels : la dernière phrase, le dernier mot, l’ultime unité de sens qui se présente comme conclusive ? L’articulation, la structure de la composition la délimitent-elles ? Quand le poème s’achève, les rapports entre la tension sous-tendue dans nombre de poèmes entre le son et le sens se trouvent-ils altérés quand la composition est sur le point de verser dans le silence ?

4La fin du poème doit-elle permettre, comme l’affirme Jean Tardieu, de « sortir de son corps » mais de quel corps : de celui du poème, du nôtre ? « Sans se perdre », « sans rien perdre » ajoute Tardieu. Est-ce à dire qu’il s’agit de tendre vers l’unité, une totalité ? Pour tenter de répondre à quelques-unes de ces questions, nous avons décidé de prendre appui sur une œuvre de Juan Ramón Jiménez publiée pour la première fois en 1919 : Piedra y cielo (1917-1918). Nous articulerons notre réflexion en trois moments : 1. Structure et condensation, 2. Paradoxe, surprise et effets sonores, et 3. Limite et ouverture : vie et mort.

Structure et condensation sémantique

5Il est certains poèmes dont la structure, la tension entre le réseau sonore et signifiant, guident le lecteur ou l’auditeur vers « la fin du poème » et / ou vers son « dénouement ». Notons au passage que si le dénouement coïncide avec la fin du poème, la fin du poème, quant à elle, n’a pas obligatoirement une coloration de dénouement, autrement dit de résolution d’énigme, d’un nœud antérieur qui, soudain, grâce à un nouvel éclairage, tendrait vers un éclaircissement qui peut tenir de la révélation.

6Dans le poème CV « [¡No paz de siempre que no es paz, sino momentos de paz!], la structure nous conduit à sa conclusion. Sans en faire une analyse exhaustive, lisons-le plutôt :

¡No paz de siempre, que no es paz, sino momentos
de paz!

¡Oro que surje, suave,
de pronto en redondeles puros,
sobre la escoria y la ruina rojinegras:
redondeles de música inefable,
con aroma de flores infinitas!

¡Gotas de miel, que paladea
el alma loca, en súbita quietud sonriente,
que llega a las raíces de la vida
—embriaguez de riego necesario—!

¡Gota de miel, de olor, de melodía, de oro,
gota de luz, gota de amor,
gota de paz3!

7Dès les deux premiers vers, par la répétition du mot « paz », s’initie d’emblée une réflexion sur l’essence qualitative de la paix. La voix poématique oppose deux formes de paix, l’une permanente et mensongère, l’autre plus essentielle, liée à l’instant, au moment, c’est-à-dire à la brièveté, garantie de son authenticité, de sa densité, de son infinitude, de sa profondeur. La dernière strophe s’affiche comme conclusive, des indicateurs marquent la fin du poème : la répétition et l’anaphore en particulier du mot « gota » qui apparaît pour la première fois au vers huit, la réapparition de mots clés sous leur forme initiale ou sous la forme de synonymes, dans un ordre inverse à celui de leur première apparition « miel » (v.12, v. 8) / « olor » (v. 12, v.7) / « melodía » (v.12, v.6), « paz » (v. 14, v. 1), la présence du mot « oro » au début du vers 3 et à la fin du vers 14 dans un position totalement inverse forment comme des marqueurs qui annoncent la fin du poème qui se clôt sur le mot « amor », suggérant peut-être que c’est par l’amour que ces moments de paix, ces micro-extases, peuvent advenir, qu’en ce mot réside la concentration des possibles permettant d’atteindre ces brefs moments de paix par le biais de sens : goût (miel), odorat (odeur / arome), ouïe (musique / mélodie) mais peut-être aussi indirectement le toucher par la présence du mot « gota » qui elliptiquement évoque le contact, la brièveté, la condensation paisible. Notons enfin que le poème commence par la négation de la paix (« ¡No paz […] ») pour se clore sur son affirmation programmatique (« gota de paz »). La fin du poème, sous une apparence trompeuse de circularité, s’affirme comme ouverture.

8La fin du poème CI « El momento », quant à elle, notifiait la mise en relation, par la voix poématique, de l’instant et de l’éternité mais cette dernière ne savait pas comment l’atteindre, le poème s’achevait sur le substantif « eternidad », objet de désir :

CI

EL MOMENTO


¡Que se me va, que se me va, que se me va!
… ¡ Se me fue!
¡Y con el momento
se me fue la eternidad4!

9Dans le poème VII, le locuteur lie l’échec à la véritable souffrance qu’elle éprouve. Le vers final déclare l’objectif poursuivi sous un autre angle : « con todo yo, en cada cosa »5. La fin de certaines compositions dit donc la quête qui anime le moi.

10Intéressons-nous, pour clore cette première partie, à la fin des trois premiers poèmes qui inaugurent le recueil et qui ont pour titres « El poema: I », « El poema: II », « El poema: y III ». Dans le dernier, on y retrouve l’importance de la fragrance puisque le mot sur lequel s’achève la composition n’est autre que « fragante »6. Cette goute de paix évoquée précédemment est ici parfum qui, par condensation, définit le poème ou, pour reprendre le premier mot de la composition avec lequel il entre en résonnance, la chanson, la « canción », suggérant que le poème doit être émanation, essence plus que discours comme le dernier vers le suggère « emánate de ti, fresca y fragante! ». C’est là une idée qui se trouve concentrée en un mot et que l’on retrouve dans l’ensemble de l’œuvre du poète, comme dans le premier fragment de Espacio dans lequel, de façon proche, on peut lire : « Termínate en ti mismo como yo.” »7. Dans le troisième texte du recueil, le dernier mot du poème condense le sens de celui-ci. Tous les acteurs sont présents, l’auteur, la voix, le lecteur lorsqu’il écrit « da a quien te mire antes de leerte, ». Par ailleurs, on note le pouvoir de la synesthésie de « Fragante » appliquée à « canción » qui explore ici l’ineffable, l’indicible, l’inexprimable par des mots communs : la fragrance condense et transforme les différentes vertus de la chanson rendant sensibles toutes les qualités matérielles et immatérielles avant même qu’elles n’existent :

EL POEMA: y III


¡Canción mía,
canta, antes de cantar ;
da a quien te mire antes de leerte,
tu emoción y tu gracia;
emánate de ti, fresca y fragante8!

11L’émanation du parfum qui donne naissance à la poésie, continue d’agir dans le silence, faisant surgir la possibilité d’une prolongation émotionnelle.

12L’odorat, émanait déjà du deuxième poème du recueil que nous reproduisons ici :

EL POEMA: II


Arranco de raíz la mata,
Llena aún del rocío de la aurora.

¡Oh, qué riego de tierra
olorosa y mojada,
qué lluvia —¡qué ceguera!— de luceros
en mi frente, en mis ojos9!

13Structuration, concentration et condensation sont aussi à l’œuvre dans l’élaboration de la fin de ce poème. Le mouvement y joue un rôle prépondérant et trouve son point de départ dans l’action du locuteur, dès le premier vers, qui arrache une motte de terre couverte de rosée. Dès le troisième vers, qui ouvre sur les quatre derniers, séparés des deux premiers par un blanc, le poème se condense une première fois dans la métaphore « Oh riego de tierra » où terre et ciel, à travers l’élément « rosée », se densifient pour fournir, par une formulation poétique novatrice, une vision du monde qui, immédiatement, associe au vers suivant l’odeur « olorosa y mojada » convoquant par la suite l’idée du visage et des yeux au vers cinq. La violence de la révélation est notifiée par l’aveuglement dû au reflet des gouttes de rosée qui se métamorphosent en étoiles. La fin du poème concentre l’objectif visé par le locuteur qui souhaite tout à la fois être, on l’a vu, « con todo yo, en cada cosa »10, d’où ce dernier vers qui évoque encore sous un angle différent son projet poétique « en mi frente, en mis ojos », osmose entre le « moi », la terre et le cosmos.

14Enfin, dans le premier poème du recueil, poème bien connu et très souvent cité, « El poema: I », la condensation est extrême. Le distique que constitue ce poème prend une forme d’aboutissement clairement évoquée dans ces deux vers qui se présentent comme une sorte de conclusion à laquelle le poète aurait pu arriver à la fin de son recueil : « ¡ No le toques ya más, / que así es la rosa ! »11. Ici, la condensation se fait particulièrement cryptique, elle évoque une sorte d’aphorisme poétique, si tant est que les deux genres puissent s’associer et qu’un aphorisme puisse être poétique, mais c’est là un autre débat. La voix y exprime le dur labeur du poète qui doit travailler, retravailler son œuvre, ce que nous dit très clairement le « ya » du premier vers12. Mais le poète doit aussi savoir s’arrêter avant de dénaturer sa création au risque de la priver de naturel, comme le souligne l’un de ses aphorismes : « La rosa tiene su limpieza en sí misma sin buscarla »13. Point n’est besoin ici de souligner le symbole que représente la rose pas plus que le parfum qui la caractérise et qui constitue comme une sorte de fil rouge entre les poèmes évoqués. Le poète semble nous inviter sans cesse à relire son œuvre pour en percevoir toutes les richesses, créant ainsi non une circularité mais plutôt une spirale dans laquelle il prend son lecteur au piège de son art. Il y a là un parfum de paradoxe que nous aborderons dans un troisième moment.

15Si la structure du poème peut mener à la concentration, à la condensation sémantique constitutive de certaines « fins de poèmes » qui peuvent s’exprimer par un mot ou bien un vers, il est aussi des fins de poèmes qui peuvent s’exprimer dans ce recueil de façon différente.

Paradoxe, surprise et effets sonores

16L’acte de lecture comporte une dimension spectaculaire et le dénouement est essentiel dans l’impact que le poème produit. Si, comme nous venons de le voir, le dénouement découle ou peut découler du tissage poématique, il peut aussi surprendre, contredire ou produire un effet paradoxal14. L’exclamation donne souvent une forme à la fin du poème, créant un effet de surprise qui doit se manifester dans la lecture orale.

17Parfois, le locuteur part d’une négativité initiale et le dernier vers surprend le lecteur par son isolement typographique et sa forme assertive, exclamative : « ¡ Contigo, agua corriente ! »15. On remarquera d’ailleurs la force prosodique de ce vers accentué sur les syllabes 2 / 4 / 7. Ainsi, dans le poème XII « El Recuerdo V », on observe un processus d’épure progressive : le premier mouvement composé de sept vers de arte menor dessine une métaphore filée autour d’un fleuve sous-jacent du souvenir qui fragilise les fondements ontologiques du « moi ». Le premier vers du deuxième mouvement prépare déjà la surprise finale par l’alternance pleine d’espoir du présent et du futur ainsi que par celle de l’interrogation suivie de l’exclamation « ¿ Soy ? ¡ Seré ! ». Les vers qui suivent explicitent le processus intérieur : « Seré, hecho onda / del río del recuerdo. ». L’explosion exclamative finale, qui se détache de l’ensemble du texte grâce au blanc, exprime l’assomption par le « moi » de ses fragilités dans le dernier vers déjà cité « ¡ Contigo, agua corriente ! ». Il s’agit d’un triomphe poétique.

18Les effets sonores contribuent souvent, eux aussi, à marquer la conclusion tout en prolongeant le poème hors de lui-même, comme dans le poème LXII « Noche », où le dernier vers, séparé du reste du texte par un blanc, s’affiche comme un cri dans l’immensité de la page blanche et de la nuit : « ¡Griiiiito en el maaaaar »16. Dans le recueil, de façon plus générale, les formes exclamatives abondent, comme l’a montré Marie-Claire Zimmermann17. Nous pourrions également citer « ¡Cavad, cavad, cavad ! » dans « Perro divino », où l’avant-dernière strophe parle de longs hurlements « ¡ Oíd mi aullido largo / contra el sol inmortal ! »18.

19La fin du poème se fait souvent paradoxale, marquant ainsi le dépassement d’une contradiction notifiée par les termes employés par le locuteur. Le poème « Descanso »19 multiplie les paradoxes et ce, dès le premier vers, « Basta. El jardín cerrado / es lo mismo que abierto », vers qui fait écho à ceux sur lesquels se referme la composition : « Todo tú estás en ti / aunque te vayas de ti. Basta. » Certaines compositions métapoétiques mettent en évidence le paradoxe par leur brièveté comme le poème LIII : « Libro, afán / de estar en todas partes, / en soledad! »20.

20La fin paradoxale de certains poèmes distingue également le projet poétique visé par Juan Ramón. C’est le cas du poème XIII intitulé « El recuerdo : VI »21, qui donne une clé de lecture à l’ensemble de l’œuvre du poète andalou. La composition s’achève en effet sur un mot qui, précisément, nie la fin « infinito ! », mais cet infini se marie, grâce à l’enjambement qui le relie au vers antérieur, à un morceau d’arc-en-ciel « con pedazo de arcoíris ». Nous retrouvons ici cette association du limité et de l’illimité déjà évoquée lorsque nous avons analysé l’image de la goutte qui condense le monde tout entier et que l’on retrouve aussi dans le poème XIX qui se termine par le vers suivant : « tu secreto pequeño e infinito ! »22. Dans ces dénouements paradoxaux nous voyons un trait distinctif de la personnalité du poète de Moguer et de son écriture : la pulsion vers une éternité impossible, le refus radical de la « défusion », de la limite, du manque inhérent à l’humain adulte. Cette tension est présente dans le dernier vers du poème X « El recuerdo : IV » où l’on peut lire « hecho eterno borrándome, borrándome ! » ou encore, dans le poème XI, où le paradoxe parfait du souvenir oublié apparaît dans l’ultime vers « de los recuerdos olvidados ! »23.

21On pourrait évoquer enfin le poème LXXV qui parle du temps de l’écriture, du temps du poème, de la temporalité du livre et du temps tout court. L’absence de verbe y désinscrit le noyau thématique d’une temporalité anecdotique quelconque :

Canción corta, canción corta :
muchas, muchas ;
como estrellas en el cielo,
como arenas en la playa,
como yerbas en el prado,
como ondas en el río…

Canción corta ; cortas, muchas ;
horas, horas, horas, horas
—estrellas, arenas, yerbas,
ondas— ; horas, luces; horas,
sombras ; horas de las vidas,
de las muertes de mi vida…24

22Le premier vers « Canción corta, canción corta ; » exprime un choix enthousiaste de la brièveté donc, d’une réalisation, d’un dénouement vite trouvé. Une extrême économie de moyens construit le poème. Cette brièveté permet la profusion de l’écriture, le deuxième vers affirme « muchas muchas ». Il y a donc là une tension créatrice entre le court, le dense et le multiple : « como estrellas en el cielo, / como arenas en la playa, / como hierbas en el prado, / como ondas en el río… ». La comparaison, essentielle dans la poésie juanramonienne, en position anaphorique sur quatre vers, permet une projection de l’écriture dans le cosmos. Le deuxième mouvement du poème s’ouvre par une variation sur la même idée « Canción corta ; cortas muchas ; / horas, horas, horas », ce qui identifie temps de travail et temps de vie. Le clair obscur de l’existence fait éclater le paradoxe final qui confère au poème tout son sens « […] horas, luces ; horas, / sombras ; horas de las vidas, / de las muertes de mi vida… », la pluralité des morts symboliques coïncide avec la mort du poème qui ne résiste pas à la tentation des points de suspension qui le prolongent. Ainsi, tout comme la voix chantée s’évanouit dans l’espace qui l’accueille, les mots semblent se dissoudre dans la page blanche. Si le poème s’affiche comme chant — « canción » —, le silence finit malgré tout par arriver, laissant place à la « canción corta » suivante, puis à la suivante jusqu’à la fin du recueil qui se referme sur le vers suivant « cielo del corazón– del libro puro ! »25. Limite et dépassement de la limite s’affirment.

Limite et ouverture. Vie et mort

23Il est bien évident que le dénouement, la fin du poème, a à voir avec la notion de temps, de limite, de mort. Le locuteur, le poète peut-être aussi, sont sans cesse confrontés aux limites imposées par la création et par la vie qu’ils n’ont de cesse de repousser l’un et l’autre. Seul l’amour, on l’a vu, permet le dépassement des limites qui leur sont inhérentes. Lorsqu’il est absent de l’horizon vital du locuteur, l’amour s’exclame avec une violence renforcée par les points d’exclamation dans le dernier vers du poème intitulé « Amor » : « ¡ Sal, que me ahogo ! ». Lorsque la voix poématique s’avoue incapable de redonner vie à ce qu’elle nomme « amor de porvenires », l’horizon du locuteur n’est que ruines envahies par le silence, comme dans le poème XXXI qui s’achève par le vers « por ruinas que son ruinas de hoy ! »26.

24La voix combat continuellement un oubli sans appel, elle tente perpétuellement d’arracher au passé ces instants qui furent d’intenses moments de vie. Elle n’a d’autre objectif que de transformer, grâce à la parole poétique, ces moments qu’elle sauve de l’oubli, les transformant en souvenirs pérennes, en présences capables de se recréer à l’infini par l’écriture et la lecture. Autrement dit, il s’agit pour la voix de réinsérer l’instant dans un autre mouvement que celui auquel il appartenait, de le placer dans une temporalité et dans un espace qui lui permettent de dépasser les limites de la contingence en le métamorphosant : « ¡ Instante, sigue, sé recuerdo / —recuerdo, tú eres más, porque tú pasas, / sin fin, la muerte con tu flecha—, » lit-on dans « El recuerdo : I ». Le poète cherche constamment la formule qui lui permette de réaliser ce prodige, formule qui parfois lui échappe ; le poème se termine alors sur une interrogation qui place l’instant dans un espace et un temps agoniques et mortifères : « Este instante, este tú, / que va ya a ser muriendo, ¿ qué es ? »27. Les questions posées par ce poème ne sont autres que celles des limites, de ce qui reste après la mort, du souvenir, de sa persistance, de la survivance de l’instant avide d’éternité ; autrement dit, les questions posées sont au cœur de la création poétique. Cette fin interrogative ferme et ouvre à la fois.

25Ce que cherche le poète à travers le locuteur n’est autre qu’un moyen de dépasser les limites spatiales et temporelles afin d’inscrire l’instant dans une autre dimension, celle du poème qui à jamais en permettra la recréation. À ce titre, le dernier vers du troisième mouvement du poème XIII « El recuerdo : y III » est éclairant : « sin morir nunca ya, el ocaso » 28. L’instant se retrouve projeté ici dans une sorte de permanence, dans un au-delà de l’objet même auquel il est fait allusion. Peut-être sommes-nous proches de ce que Mallarmé appelait « la notion pure », l’écriture permettant cette activité « trasmutatoire du réel »29. Nous entrons ici dans une autre dimension où la limite qui sépare la vie et la mort perd de sa pertinence, comme le suggère le vers neuf du même poème : « –esqueleto florido de la frente»30.

26Si dans l’exemple précédent les limites du temps et de l’espace sont mises à mal, on retrouve une idée similaire dans le poème XXXII dans lequel le cœur devient le centre « transmutatoire du réel » :

XXXII

¡Siempre, después, qué contento
cuando me quedo conmigo!
¡Lo que iba a ser mi minuto
fue, corazón, mi infinito31!

27Voici une fin récurrente dans le poème. Cinq compositions du recueil se terminent sur un terme, d’autres sur des synonymes qui dénotent la projection au delà de la limite –par exemple des mots comme « inmenso ».

28Le temps est bel et bien aboli et l’on entre, grâce à la parole poétique, dans une éternité possible qu’atteste le dernier mot du poème : « infinito ». Tout comme le temps, l’espace est également aboli dans le très bref poème XXXVI intitulé « Tarde » :

XXXVI

TARDE

A veces, las estrellas
no se abren en el cielo.
El suelo es el que brilla
igual que un estrellado firmamento32.

29Le travail d’abolition des limites, temporelles ou spatiales, contribue à la fin du recueil à la création d’une ouverture qui n’est autre que celle permise par l’écriture. Aussi, le poème CXVIII, intitulé lui aussi « Tarde », notifie pleinement la réussite de la quête entreprise par le poète, qui peut être ici se confond avec le « moi ». Ainsi lit-on :

CXVIII

TARDE

¡Cómo, meciéndose en las copas de oro,
al manso viento, mi alma
me dice, libre, que soy todo33!

30Le poète occupe une position d’entre-deux qui le place à la jonction de tout. Par ses « chansons », il semble avoir atteint l’ouverture maximale qui nous renvoie au processus même d’une lecture sans cesse à recommencer. Ainsi les deux derniers vers du recueil clament-ils l’existence du livre pur : « ¡ Temblor, relumbrante, música en la frente cielo del corazón— del libro puro ! »34.

31Cet ultime poème du recueil prend la forme d’un dénouement paradoxal dû en particulier au verbe querer qui, employé au conditionnel peut dire aussi bien le désir que la réalisation. Les épreuves traversées, chaque chanson apparaît comme une étape du chemin parcouru. La voix et, à travers elle, l’auteur du recueil lui-même, formule un souhait qui peut être perçu à la fois comme un point d’aboutissement et un point de départ. Lisons plutôt ce qu’elle dit :

Y XCIC

Quisiera que mi libro
fuese, como es el cielo por la noche,
todo verdad presente, sin historia.

Que, como él, se diera en cada instante,
todo, con todas sus estrellas ; sin
que la niñez, juventud, vejez quitaran
ni pusieran encanto a su hermosura inmensa.

¡Temblor, relumbre, música
presentes y totales !
¡Temblor, relumbre, música en la frente
—cielo del corazón— del libro puro35!

32En l’espace de douze vers, la voix retrace le chemin parcouru, la volonté du locuteur d’écarter toute anecdote, d’exclure du recueil tout ancrage trop précis dans le temps et l’espace. Autrement dit, grâce au pouvoir de la poésie, la voix affirme sa volonté d’abolir toute limite, comme dans « Nostaljia » : « […] afán de gozarlo todo, / de hacerme en todo inmortal ! »36 et ainsi, d’user du paradoxe pour aller vers une forme d’unité qui reconstruirait un monde sans barrière prédéfinie. Dans le vers cinq le locuteur plaide pour que chaque instant devienne, par l’action poétique, plénitude, grâce à la musique du vers ou, comme cela a été vu, grâce à son parfum. La voix est au monde comme le monde est en lui, tel que le clame, de façon condensée, la fin du poème qui se fait dénouement du recueil.

Bibliographie

Agamben Giogio, La fin du poème, Clamecy, Circé, 2002.

Lecler Daniel, « “Azotea abierta”. Les relations épistolaires du poète et du critique : la fonction du défaut dans la poétique de Juan Ramón Jiménez », sous presse.

Jiménez Juan Ramón, Piedra y cielo (1917-1918), Prologue Miguel Casado, Madrid, Visor libros, 2008.

Jiménez Juan Ramón, Espacio y tiempo, Joaquín Llansó Martín-Moreno, éd. Rocío Bejarano Álvarez, Ourense, Linteo, 2012.

Jiménez Juan Ramón, Ideolojía (1897-1957), Metamórfosis, IV, éd. Antonio Sánchez Romeralo, Barcelona, 1990.

Mallarmé Stéphane, « Crise du vers », dans Œuvres complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1945.

Tardieu Jean, L’accent grave et l’accent aigu, Poèmes 1976-1983, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1986.

Torres Milagros, « Lope “paradojo” : confusión sentimental, ficción poética y poder creador en sus sonetos (Rimas, 1604) », dans Pierre Civil, Giuseppe Grilli, Augustin Redondo (dir.), Il pardosso tra letteratura e potere nella Spagna dei secoli xvi e xvii, Napoli, Istituto Universitario Orientale, p. 145-164.

Zimmermann Marie-Claire, « Sur la genèse d’une écriture poétique : Piedra y cielo, de Juan Ramón Jiménez », sous presse.

Notes

1 Jean Tardieu, L’accent grave et l’accent aigu, Poèmes 1976-1983, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1986, p. 79.

2 Mentionnons l’ouvrage de Giogio Agamben, La fin du poème, Clamecy, Circé, 2002. En particulier les pages 131-141 et 35-57 qui ont inspiré certaines de nos réflexions.

3 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), Prologue Miguel Casado, Madrid, Visor libros, 2008, p. 165.

4 Ibid., p. 161.

5 Ibid., p. 53.

6 Ibid., p. 49. « ¡Canción mía, / canta, antes de cantar; / da quien te mire antes de leerte, / tu emoción y tu gracia; / emánate de ti, fresca y fragante! ».

7 Juan Ramón Jiménez, Espacio y tiempo, Joaquín Llansó Martín-Moreno, éd. Rocío Bejarano Álvarez, Ourense, Linteo, 2012, p. 123, línea 60.

8 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), op. cit., p. 49.

9 Ibid., p. 48.

10 Ibid., p. 53.

11 Ibid., p. 47.

12 Daniel Lecler, « “Azotea abierta”. Les relations épistolaires du poète et du critique : la fonction du défaut dans la poétique de Juan Ramón Jiménez », sous presse.

13 Juan Ramón Jiménez, Ideolojía (1897-1957), Metamórfosis, IV, éd. Antonio Sánchez Romeralo, Barcelona, 1990, aph. 3794, p. 667.

14 Voir à ce propos Milagros Torres, « Lope “paradojo” : confusión sentimental, ficción poética y poder creador en sus sonetos (Rimas, 1604) », dans Pierre Civil, Giuseppe Grilli & Augustin Redondo (dir.), Il pardosso tra letteratura e potere nella Spagna dei secoli xvi e xvii, Napoli, Istituto Universitario Orientale, p. 145-164.

15 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), op. cit., p. 60.

16 Ibid., p. 60.

17 Marie-Claire Zimmermann, « Sur la genèse d’une écriture poétique : Piedra y cielo, de Juan Ramón Jiménez », sous presse.

18 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), op. cit., p. 101.

19 Ibid., p. 103.

20 Ibid., p. 104.

21 Ibid., p. 61.

22 Ibid., p. 68.

23 Ibid., p. 59.

24 Ibid., p. 134.

25 Ibid., p. 180.

26 Ibid., p. 89.

27 Ibid., p. 55.

28 Ibid., p. 62.

29 On pense en particulier à Stéphane Mallarmé lorsqu’il écrit « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices, sus, musicalement, se lève, idée même suave, l’absente de tout bouquets. », Stéphane Mallarmé, « Crise du vers », dans Œuvres complètes, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1945, p. 368.

30 Juan Ramón Jiménez, Piedra y cielo (1917-1918), op. cit., p. 61.

31 Ibid., p. 81.

32 Ibid., p. 86.

33 Ibid., p. 179.

34 Ibid., p. 180.

35 Ibidem.

36 Ibid., p. 171.

Pour citer ce document

Daniel Lecler, « « Les jeux sont faits » : réflexions sur quelques dénouements poétiques dans Piedra y cielo de Juan Ramón Jiménez » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Daniel Lecler

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis – Laboratoire d’Études Romanes (EA 4385)
Daniel Lecler est maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Spécialiste de littérature espagnole contemporaine et plus particulièrement de poésie des xxe et xxie siècles, il est auteur de nombreux travaux sur l’œuvre de Juan Ramón Jiménez en particulier Métamorphose et spiritualité dans ‘Sonetos espirituales’, le dernier en date, « L’Âne et la plume », sous presse, porte sur Platero y yo. En collaboration avec Belén Hernández Marzal, il a publié dans TDH (ERIAC, Université de Rouen-Normandie) Juan Ramón Jiménez : tiempo de creación (1913-1917), no 8, 2017. Actuellement, au sein du LER (Laboratoire d’Études Romanes) il porte, avec Annick Allaigre, un projet sur : « Le fait poétique : de la contestation à la transmission ». Viennent de sortir également, au sein de la Société des Langues Néo-Latines, deux ouvrages sur Jardins et mondes paysagers.