11 | 2020

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille des contributions consacrées « À la recherche du dénouement : théâtre, poésie, roman, conte, cinéma ».

 Les articles présentés dans la seconde section reprennent quelques-unes des interventions présentées lors de la Journée d’étude « José Moreno Villa en su exilio mexicano, ochenta años después », qui s’est tenue au Mont-Saint-Aignan le 18 novembre 2019. À l’occasion du 80eanniversaire de l’exil de 1939 et dans le cadre de la Série internationale des rencontres « Ochenta años después », organisée par la UAB (Barcelone) sous la direction de Manuel Aznar Soler (Grupo de estudios del Exilio literario / GEXEL), cette Journée s’est centrée sur la présence et l’actualité de l’œuvre de Moreno Villa, notamment sa production en prose (écriture autobiographique, essai, œuvre journalistique, correspondance) dans son évolution au sein des réseaux intellectuels instaurés en Amérique par les républicains espagnols.  

À la recherche du dénouement : theâtre, poésie, roman, conte, cinéma

Le bonheur du dénouement dans la tragédie grecque

Philippe Brunet


Résumés

Dans les tragédies grecques, le dénouement est suivi tantôt du malheur, tantôt du bonheur, comme le rappelle Aristote dans la Poétique. L’auteur examine quelques tragédies qu’une longue fréquentation sur le plateau a rendues familières. Dans les trilogies tragiques liées, la fin semble tributaire de la position de la tragédie. Le dénouement, dans sa logique, contient peut-être en soi sa part de bonheur, surtout quand il participe de la construction harmonique de la pièce, telle que l’a analysée le philologue Jean Irigoin. On doit aussi distinguer une échelle possible du drame, où le pathos est sublimé dans la dimension rituelle de la tragédie.

Texte intégral

1Dans la tragédie telle que nous la présente Aristote, le dénouement mène tantôt au malheur, tantôt au bonheur. Qu’est-ce qu’un dénouement heureux dans la tragédie grecque ? Ces quelques pages visent, sinon à répondre vraiment à la question, moins à dénombrer les tragédies heureuses, qu’à tenter d’examiner les problèmes que cette question soulève. Dans la mesure du possible, pour mener cette recherche un peu paradoxale du bonheur dans le tragique, je prendrai d’abord en exemple les tragédies dont j’ai éprouvé la structure par la mise en scène avec le Théâtre Démodocos entre 1997 et 2018 (les sept pièces d’Eschyle, Antigone et Œdipe roi de Sophocle, Bacchantes d’Euripide).

2On sait bien que les tragédies offrent de grandes différences entre elles. Certaines sont sanglantes, d’autres non. Les unes se terminent par un échec, celui d’une vie, comme Œdipe roi de Sophocle ; par celui d’un peuple et d’un roi, comme Les Perses d’Eschyle ; par celui des Émissaires des Egyptiades, comme dans les Suppliantes d’Eschyle ; ou encore par le double échec des frères ennemis Etéocle et Polynice dans les Sept contre Thèbes –mais on pourrait aussi parler d’un double succès. D’autres se terminent par un aboutissement (Œdipe venant mourir dignement et avec la faveur divine à Colone), le succès d’une entreprise, comme la réussite de la vengeance dans les Choéphores d’Eschyle ou les Électre d’Euripide et Sophocle, un acquittement dans les Euménides d’Eschyle au terme de la trilogie de l’Orestie ; on peut même mourir et ressusciter, comme dans l’Alceste d’Euripide, dont le statut est particulier.

3À y regarder de plus près, l’échec, le malheur sont parfois le revers d’un succès, ou sa contrepartie. Ainsi Œdipe voit son projet de retrouver les criminels qui ont assassiné le roi Laïos, énoncé dès le premier épisode de la pièce, couronné de succès. D’un certain côté, le dénouement marque donc le succès de son entreprise. Un certain bonheur s’attache à la réussite de son projet, qu’il mène jusqu’au bout, non sans se heurter à l’incompréhension de Jocaste, incapable de saisir la raison de cet entêtement. Il vient à bout de l’enquête proposée par la Pythie, et déchiffre la structure énigmatique de sa propre vie. La logique rationnelle prônée par Aristote en prenant Œdipe roi en exemple triomphe en même temps que le personnage découvre l’étendue de son malheur. Il faut peut-être voir dans Œdipe roi une sorte de dénouement heureux, étonnant pour le personnage-titre, mais incomparablement réussi du point de vue de l’intrigue et de celui qui a mené l’enquête. C’est au bonheur du dénouement que nous convie Sophocle, à la purification de la cité thébaine souillée par le meurtre, en même temps qu’à la plus grande pitié devant le succès tragique du roi1 : c’est peut-être la double conséquence du dénouement, d’une résolution signifiant à la fois bonheur et malheur, qui permet la katharsis, la purgation des passions.

4Dans les Perses d’Eschyle2, le désastre perse, le malheur qui s’abat sur la nation perse dans son entier, ne résulte pas d’un dénouement ultime de l’intrigue, mais tombe dès le premier épisode à l’arrivée du Messager. Les événements historiques, factuels, des guerres médiques — la bataille de Salamine — ne constituent pas la matière de l’intrigue. Si la nouvelle était tombée à la fin de la pièce, mettant fin à l’espoir initial, la défaite serait allée de pair avec le dénouement. On pourrait même se demander quelle action est proposée par le drame d’Eschyle, puisque rien ne peut réparer le malheur. Rien ne viendra non plus mettre un terme au malheur puisque la prophétie du roi défunt Darios annoncera le désastre à venir — la défaite perse de Platées — et le lamentable retour de l’armée. La véritable action, théâtrale, aura finalement consisté dans l’évocation du roi défunt par le Chœur. L’apparition de l’Ombre, son surgissement hors du tombeau, vient couronner de succès et de joie les prières et sanctionner la qualité d’une relation au passé, plus forte même que les désastres du présent. Le peuple abandonné au désespoir se trouve théâtralement récompensé par la manifestation de l’Ombre suscitée, et réconforté par les bonnes paroles du vieux roi. Le retour ultime du jeune roi Xerxès, à la toute fin de la pièce, sera, lui, privé de toute force dramatique : il ne sera plus que pathos, plainte, déréliction, dans un espace qu’en partant le vieux Darios aura laissé vide d’énergie, procurant au drame une fin tragique selon le genre, et par un retournement paradoxal, une fin heureuse et flatteuse pour le public athénien, dix ans après les victoires grecques remportées sur les Perses.

5Dans les Suppliantes d’Eschyle, première pièce de la tétralogie des Danaïdes, les filles de Danaos, ayant fui le mariage auquel voulaient les forcer leurs cousins fils d’Egyptos débarquent en terre d’Argos, et demandent l’hospitalité au roi Pélasgos, alléguant une lointaine origine grecque remontant à Iô, la fille du fleuve Inachos changée par Zeus en génisse et harcelée par le taon suscité par la déesse Héra. Les filles dialoguent, négocient, menacent même de se pendre sur l’autel de Zeus, et poussent ainsi le roi dans ses retranchements. Après de longs atermoiements, le roi invite finalement Danaos à venir plaider la cause des réfugiées devant l’assemblée. La nouvelle, apportée par Danaos, que les Argiens ont voté favorablement et qu’ils accueillent les réfugiées constitue le dénouement heureux de cette tragédie non sanglante.

6Mais l’arrivée prochaine d’un navire égyptien, aperçu par Danaos, crée un événement qui transforme la fin des Suppliantes et ouvre la pièce aux actions qui s’accompliront dans la suite de la trilogie tragique. De la même manière, dans Agamemnon d’Eschyle, première pièce de la trilogie tragique, le Chœur appelle de ses vœux l’arrivée d’Oreste, annonçant ainsi l’ouverture de la deuxième tragédie du cycle. Avec cette nouvelle péripétie des Suppliantes, Eschyle crée une surprise, brise le bonheur qui venait de récompenser les labeurs des Danaïdes et remet tout en jeu. Le commos qui suit est un chant entre les Emissaires des Egyptiades et le chœur des Danaïdes. Au cours de cet affrontement lyrique et semi-lyrique, dans la mise en scène, les filles tentent à un moment de séduire les Emissaires et sortent leurs poignards, arme qui a surtout ici valeur d’anticipation3. Déboutés par le roi Pélasgos, les Emissaires s’en vont sans ramener les filles, mais on sait que les Egyptiades viendront. Le reste de la trilogie est perdu. On en connaît les grands traits. La noce aura bien lieu ; pendant la nuit, les Egyptiades seront poignardés par leurs cousines ; tous, sauf un, Lyncée, qui convolera avec Hypermnestre dans le drame satyrique final de la tétralogie dramatique.

7Le dénouement véritablement heureux des Suppliantes est donc tout provisoire, suspendu qu’il est à l’accomplissement de la trilogie tragique, conçue comme un tout.

8La place centrale dans la trilogie tragique, celle de l’Œdipe d’Eschyle perdu ou celle des Choéphores, au centre de l’Orestie, se veut celle de la seconde génération. Dans les deux cas il s’agit de venger le mort de la pièce précédente. Œdipe prétend trouver le criminel qui a tué Laïos sans se douter qu’il est lui-même le criminel ni que Laïos était son père. Oreste prétend venger son père tué par sa propre épouse Clytemnestre : il devra donc tuer sa propre mère et l’amant de celle-ci, Egisthe. Le projet de vengeance, dans les deux cas, sera couronné de succès ; le bonheur est donc atteint, même si celui-ci est particulièrement amer, dans un cas comme dans l’autre. On note dans les Choéphores la dimension comique ; Oreste contrefait l’accent phocidien, s’habille en conséquence, et la présence de Pylade également déguisé à ses côtés accroît ce comique par le redoublement ; le redoublement est du reste un des procédés du comique. Autant Agamemnon était sublime, autant la pièce des Choéphores tourne parfois au grotesque, et assume délibérément un côté comique. On frappe aux portes, on appelle, une femme y dévoile son sein d’acteur masculin, et si la fin n’était tragique, et certaines parties, sublimes, on pourrait parfois douter du genre représenté4.

9On possède également la troisième tragédie d’une trilogie, celle des Labdacides d’Eschyle. Les deux premières tragédies, perdues, Laïos et Œdipe, montraient les destins du père et du fils. La troisième montre la troisième génération, celle des fils d’Œdipe Etéocle et Polynice, réunis par l’intrigue, mais séparés par le dispositif théâtral. Le premier règne sur Thèbes, la cité fondée par le phénicien Cadmos. Le second réunit une coalition et fait le siège de la ville aux sept portes, d’où le nom de la pièce : Les Sept contre Thèbes. Le Messager, « l’œil » d’Etéocle, vient faire le portrait de chacun des chefs postés à chacune des sept portes du rempart. À chaque guerrier décrit, Etéocle oppose un guerrier. À la septième porte se tient Polynice, et Etéocle choisit d’aller l’affronter à l’extérieur malgré l’opposition des femmes du Chœur, provoquant ainsi le dénouement fatal, la double mort de chacun des deux frères, « réunis dans un réciproque assassinat »5. L’autre face de ce dénouement est le salut de la cité.

10Le dénouement des Sept contient donc sa part de bonheur, pour la cité. Du point de vue des Labdacides, il clôt la succession dynastique. La mort des frères crée une fin par le vide, un équilibre par la fin du conflit fratricide. Dans le Laïos perdu, le fils tuait le père. Dans l’Œdipe perdu, le personnage principal luttait contre lui-même. Dans le troisième drame, les forces du conflit qui s’incarnent dans l’opposition des deux frères s’annulent. Cette annulation n’est pas en soi un bonheur, mais elle permet un retour à l’équilibre, une réconciliation, une « réunion » ultime6. Sans toutefois la transformation spectaculaire des Erinyes en Euménides, mais avec le même effet d’apaisement, qui laisse ainsi le champ libre au quatrième drame, celui des satyres, dont on n’a conservé que le titre : Sphinx dans la tétralogie des Labdacides, Protée dans la tétralogie de l’Orestie.

11Le drame satyrique marque un retour au bonheur au sein de la tétralogie dramatique, quelle qu’ait pu être l’atrocité des malheurs endurés au cours de la trilogie tragique. C’est pourquoi l’Alceste d’Euripide, mentionné plus haut, pièce qui intervenait sans chœur de satyres en lieu et place du drame satyrique, n’est pas représentatif du genre tragique. Le personnage glouton, haut en couleurs, d’Héraclès fait irruption dans un huis-clos endeuillé par la mort d’Alceste, qui vient de se sacrifier pour que vive son époux Admète. Admète accueille son ami et son hôte Héraclès sans mentionner son propre deuil. Ce mélange très contrasté des genres, la personnalité particulière d’Héraclès, qui va procéder au retour de la morte, rendent la pièce, par son propre dénouement heureux, compatible avec l’issue d’une tétralogie non liée, puisque les cycles liés ont été abandonnés après Eschyle.

12Ces quelques analyses de tragédies à l’issue plus ou moins tragique témoignent en tout cas de l’importance de la position de la tragédie dans la tétralogie. Dans les cycles liés, le premier drame peut ne pas être encore tragique, puisque la catastrophe (dans les Danaïdes) est encore à venir. Le deuxième drame (Choéphores) peut ne pas être si tragique lorsque le premier l’est de manière spectaculaire ; le troisième, même extrêmement tragique, a pour vocation de rétablir l’ordre perturbé et l’équilibre des hommes et des dieux, juste avant que prenne place la bouffonnerie satyrique du quatrième drame.

13On aimerait savoir, pour les tétralogies dramatiques ou les trilogies tragiques non liées, quelle était la place de chaque drame. On pondérerait ainsi notre appréciation du caractère tragique ou heureux de tel dénouement par sa place dans la grande structure. Même si les intrigues n’ont rien à voir entre elles, on ne peut faire trois issues malheureuses de suite. Ou en tout cas, il serait intéressant de pouvoir apprécier la pratique des poètes. Un jeu d’alternances et de variations dans la grande structure devait déterminer la forme interne de chacune des pièces.

14Quoi qu’il en soit, il semble que la forme principale active dans chacune des tragédies soit déterminée par la « poétique » au sens d’Aristote. « Mise en jeu de faits effrayants et pitoyables, car c’est là le propre de ces mises en scène » (chapitre 13 de la Poétique), la tragédie procède le plus souvent du bonheur pour aller vers le malheur. Et c’est là, aux dires d’Aristote, ce que fait le plus souvent Euripide, « le plus tragique des poètes », contrairement aux autres. Ainsi, dans les Bacchantes on constate l’absence de tout bonheur dans l’issue terrible de la tragédie : Agauè, la fille de Cadmos, dans la dernière partie de la tragédie, l’exodos, revient de la montagne en portant la tête d’un lion, croit-elle : retrouvant sa lucidité, elle découvre que c’est la tête de son propre fils, le jeune roi Pentheus, qu’elle a décapité de ses propres mains. Cette orientation ultimement tragique au plus haut point n’est pas exclusive des autres mouvements7. Et plus d’une tragédie connaît une issue non tragique8.

15En réalité, cette question de l’issue, heureuse ou malheureuse, brouille la question plus fondamentale de la construction dramatique, qui relève de la poétique. S’il y a deux parties nettement distinctes dans certaines tragédies, l’une présentant le nœud ou nouement de l’intrigue (la desis), et l’autre présentant l’action qui va jusqu’au dénouement (la lusis), en partant du point où commence le renversement, il y a une construction du drame en deux parties.

16Les poètes dramatiques ont développé l’architecture des parties d’une manière très étonnante, offrant, par un mouvement logique, rationnel, qui préside à l’enchaînement des épisodes et des scènes, une structure très largement sous-estimée par les lecteurs modernes de la tragédie grecque. Ces derniers préfèrent le plus souvent écraser l’art monumental tragique dans le récit du mûthos, alors que les poètes ont œuvré pour bâtir des constructions dont la beauté réside dans la forme de ce mûthos ainsi scénarisé. Ce serait peut-être un aspect à réévaluer pour saisir la beauté confondante de ces pièces. Qu’une pièce aboutisse à la joie triomphale d’une Clytemnestre ou à la tristesse lamentable d’un Créon, ce sont là des données du mûthos. Mais comment s’effectue ce passage du projet à son accomplissement, voulu ou non voulu, c’est là une dimension à laquelle les poètes ont travaillé à la manière des maîtres d’œuvre du Parthénon et des Propylées.

17Ces aspects formels, géométriques, de la construction dramatique ont été mis en évidence par les recherches de Jean Irigoin, dont les travaux ont été réunis, parfois augmentés par lui-même, dans Le Poète au travail, ouvrage magistral de 640 pages paru en 20099, trois ans après la mort du philologue. Cet ouvrage monumental présente des articles écrits sur une durée de plus de cinquante années. Un des aspects principaux développés par le métricien concerne la composition des tragédies et des comédies.

18Les résultats les plus spectaculaires concernent Electre, Philoctète de Sophocle, Electre, Hécube d’Euripide, les Oiseaux et la Paix d’Aristophane. Dans les deux Electre10, le point de renversement qui fait passer de la desis à la lusis passe entre le deuxième et le troisième épisode. La démonstration de ce fait, moins évident à première vue pour la pièce de Sophocle, isole la scène importante des deux sœurs (187 trimètres iambiques) en tête de la deuxième partie. La première partie (épisodes 1 et 2) compte 528 trimètres, soit 12 x 44 ; la seconde, incluant l’épisode 3, scène unique des deux sœurs où prend naissance le projet de vengeance, ainsi que l’épisode 4 et l’exodos, compte 480 trimètres, soit 12 x 40. Le prologue, en tête de la pièce, est à part, mais ne déroge pas au système harmonique, avec 84 trimètres, soit 12 x 7. Le total des trimètres fait 1092 vers (= 12 x 7 x 13) ; on comparera ce chiffre avec les 1080 trimètres du Philoctète, tragédie à dénouement heureux, dont le point de renversement, situé entre les épisodes 2 et 3, est magistralement analysé par J. Irigoin11.

19J. Irigoin conforte ainsi la structure en diptyque propre aux tragédies anciennes de Sophocle, et dont l’exemple le plus frappant est celui de l’Aias (plutôt qu’« Ajax »), avec la succession des deux frères, joués nécessairement par le même acteur, Aias, puis Teucros, lequel, à l’issue de cette tragédie, obtient le bonheur de pouvoir récupérer le corps de son frère.

20Les hellénistes ont parfois du mal à accepter les travaux innovants de leurs confrères. Certains ont allégué que de telles structures ne pouvaient pas être perceptibles des spectateurs. D’autres ont bredouillé des oppositions de principe. Mais la critique la plus virulente est venue d’un comparatiste, penseur existentialiste d’obédience heideggerienne, George Steiner. Celui-ci, présent aux Entretiens de la fondation Hardt, généralement sourd aux questions de métrique et de forme12, et surtout intéressé, en bon heideggerien, par les aspects morbides du pathos, n’a pas manqué de signaler son ignorance. Je citerai un extrait de sa critique de la conférence de Jean Irigoin13 : « … c’est une règle quasi générale que la construction formellement démontrable d’un texte est en proportion inverse de sa signification substantielle. C’est le trivial qui se laisse strictement formaliser »14. Cette critique est très symptomatique d’un état d’esprit très peu humaniste chez un homme que wikipedia présente comme « l’archétype de l’intellectuel européen ». Si ce point de polémique paraît intéressant à évoquer aujourd’hui, c’est qu’il me paraît plus que nécessaire, à l’heure où la tragédie grecque est souvent l’occasion d’un déferlement de pathos naturaliste, autorisé, croit-on, par des esthétiques nihilistes, de rappeler avec Aristote et quelques maîtres de la philologie, que les Grecs, sans rien effacer du chaos du monde et du sentiment tragique qu’il ont associé à un dispositif sacrificiel de théâtre, ont fait triompher en même temps, dans le processus même du dénouement, les logiques heureuses de la forme et de l’harmonie.

21On n’ira pas jusqu’à trouver du bonheur dans les tragédies les plus cruelles. Mais je me suis souvent demandé s’il ne fallait pas voir dans les Bacchantes une initiation à la renaissance dionysiaque. L’horreur du démembrement (le diasparagmos), l’horreur bien présente dans la réaction du Chœur à l’arrivée d’Agauè portant la tête de son fils, serait à surmonter, comme dans le mythe de Dionysos Zagreus, où les membres du dieu sont à nouveau réunis : le drame ne serait, en définitive, qu’un préalable initiatique à la survie. Il faudrait imaginer le Chœur des suivantes de Dionysos, complices conscientes d’un rite qu’elles connaissent et répètent indéfiniment, procédant à un rite, et partant laver le xoanon du rite théâtral, à la fin du spectacle, dans l’eau d’un nouveau baptême.

22Dans Antigone de Sophocle, pièce qui n’est pas moins tragique, puisque Antigone, la fille d’Œdipe, ainsi que Hémon, le fils de Créon, et Eurydice, l’épouse de Créon, y trouvent la mort, peut-on aussi plaider pour le bonheur du dénouement ? Antigone, déférée devant Créon au deuxième épisode, y triomphe. La lusis commence quand Hémon, probablement joué par l’acteur qui joue Antigone, vient au-devant de son père Créon, donnant au tyran un premier et inutile avertissement. On peut jouer la pièce dans une visée mélodramatique, pathétique, dans une sorte de premier degré ; c’est généralement ainsi qu’on le fait. On peut aussi jouer la pièce comme un rituel destiné à être toujours rejoué : les personnages savent ce qu’ils font, où ils vont, et Antigone connaît particulièrement les lois divines au nom desquelles elle choisit de se distinguer. Il n’y a plus d’inquiétude sur l’issue. La fin est connue. Chacun sait que l’autre connaît lui aussi la fin, selon le principe des structures ludiques mises en évidence par le metteur en scène russe A. Vassiliev et prônées par lui pour la mise en jeu des dialogues de Platon. Après les derniers vers de Créon et du Chœur, je fais toujours recommencer la pièce au prologue15 : l’interprétation en sort lavée de tout pathos inutile, et le drame devient métaphysique. Le jeu se transforme, et le duel devient une chose exquise et fine, sise à la fois dans le drame et dans un jeu au-delà du drame. La question du bonheur ne dépend plus alors de l’issue du drame, puisque la fin est toujours anticipée. Au moins par son héroïne principale.

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Notes

1 Philippe Brunet, « Œdipe roi : épopée et cinéma, tragédie et satyres », dans Théâtre antique : textes et représentations, Actes de la journée académique des langues anciennes 2016, Arelacler-Cnarela, Académie de Clermont-Ferrand, s.d. [2017], p. 5-35. Notre mise en scène date de 2014, festival des Dionysies. J’ai repris le rôle-titre à la fin 2015.

2 Notre expérience de mise en jeu des Perses remonte à 2001, a été filmée par Jean Rouch dans Le rêve plus fort que la mort (90’, AMIP 2002) et s’est poursuivie jusqu’en 2018.

3 C’est ce que nous faisons dans notre mise en scène des Suppliantes, avec le Théâtre Démodocos, 2016-2018.

4 Notre première mise en scène de l’Orestie remonte à 1998 ; la reprise, avec des chorégraphies, s’est faite pendant les années 2010-2013, puis en 2018.

5 Notre traduction, dans notre mise en scène, créée en 2014 aux Dionysies.

6 Il faut bien sûr exclure la fin apocryphe qui laisse paraître les sœurs endeuillées.

7 Notamment comiques : voir notre article, « Les Bacchantes d’Euripide, une expérience de dramaturgie dionysiaque », dans Milagros Torres et Ariane Ferry (dir.), Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène) [en ligne], Actes du colloque organisé à l’université de Rouen en avril 2012, Mont-Saint-Aignan, Publications numériques du CÉRÉdI, coll. « Actes de colloques et journées d’étude », 2013, n°7.

8 Voir notamment le goût affiché de W. Marx pour les tragédies à dénouement non tragique, dans Le Tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012.

9 Jean Irigoin, Le Poète grec au travail, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, coll. « Mémoires de l’Académie » no 39, 2009.

10 Voir l’article de Jean Irigoin, « Les deux Électres et les deux Électre », dans Albert Machin & Lucien Pernée (dir.), Sophocle. Le texte, les représentations, les personnages, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1993, p. 163-172, repris dans Le Poète au travail, op. cit., p. 299-306.

11 Jean Irigoin, « La composition architecturale du Philoctète de Sophocle », Revue des Études Anciennes, vol. 100, no 3-4, p. 509-524, repris dans Le Poète grec au travail, op. cit., p. 307-322.

12 C’est assez clair dans son ouvrage Les Antigones, trad. Ph. Blanchard, Paris, Gallimard, 1986.

13 Jean Irigoin, « Structure et composition des tragédies de Sophocle », dans Jacqueline de Romilly (dir.), Sophocle, Genève Fondation Hardt, coll. « Entretiens sur l’Antiquité classique » no 29, 1983, p. 39-76, repris dans Le Poète grec au travail, op. cit., p. 257-288.

14 Jean Irigoin, « Structure et composition des tragédies de Sophocle », art. cit., p. 75, repris dans Le Poète grec au travail, op. cit., p. 287.

15 Sophocle, Antigone, spectacle du Théâtre Démodocos, a été joué de manière ininterrompue de 2006 à 2018.

Pour citer ce document

Philippe Brunet, « Le bonheur du dénouement dans la tragédie grecque » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Philippe Brunet

Normandie Université, UNIROUEN, ERIAC, 76000 Rouen, France
Philippe Brunet, professeur de grec ancien à l’université de Rouen Normandie (labo ERIAC), spécialiste de métrique grecque, traducteur (d’Homère, Hésiode, Sappho, Sophocle), a créé le Théâtre Démodocos en 1995 et le festival des Dionysies en 2006 pour porter à la scène les formes d’écriture versifiée antiques et leurs transpositions en langues modernes. Il a mis en scène les sept tragédies d’Eschyle ainsi qu’Antigone, Œdipe roi de Sophocle, les Bacchantes d’Euripide, Lysistrata et les Grenouilles d’Aristophane et Amphitryon de Plaute. Il interprète lui-même sur la lyre et met en scène ses traductions de l’Iliade et de l’Odyssée. Il développe des essais d’écriture cinématographique à partir de son travail théâtral (projets Bacchantes, Œdipe roi).