11 | 2020

Ce volume est composé de deux dossiers thématiques.

Le premier dossier recueille des contributions consacrées « À la recherche du dénouement : théâtre, poésie, roman, conte, cinéma ».

 Les articles présentés dans la seconde section reprennent quelques-unes des interventions présentées lors de la Journée d’étude « José Moreno Villa en su exilio mexicano, ochenta años después », qui s’est tenue au Mont-Saint-Aignan le 18 novembre 2019. À l’occasion du 80eanniversaire de l’exil de 1939 et dans le cadre de la Série internationale des rencontres « Ochenta años después », organisée par la UAB (Barcelone) sous la direction de Manuel Aznar Soler (Grupo de estudios del Exilio literario / GEXEL), cette Journée s’est centrée sur la présence et l’actualité de l’œuvre de Moreno Villa, notamment sa production en prose (écriture autobiographique, essai, œuvre journalistique, correspondance) dans son évolution au sein des réseaux intellectuels instaurés en Amérique par les républicains espagnols.  

À la recherche du dénouement : theâtre, poésie, roman, conte, cinéma

De la « tragédie domestique » à la « farce tragique » : dénouement et enjeux génériques dans Fatal Curiosity de George Lillo (1736)

Marc Martinez


Résumés

Dans Fatal Curiosity de George Lillo (1736), le dénouement funeste, entraîné par la force implacable de la fatalité et ménagé par l’ironie tragique et les allusions proleptiques, est la conséquence d’une vision théologique et illustre l’intention didactique de l’auteur. La « tragédie domestique », qui ravale la condition des personnages tragiques, et l’effroi que suscite la scène finale participent pleinement du projet moral. De surcroît, les références à Macbeth perceptibles dans la scène finale infléchissent sensiblement la portée et le genre de cette pièce, qui, en raison de l’ironie tragique et du dénouement terrible, s’apparente paradoxalement à une farce tragique.

Texte intégral

1Le dramaturge anglais d’origine néerlandaise George Lillo, dissident de l’église anglicane et joailler de profession, est resté à la postérité comme l’initiateur d’un genre dramatique nouveau, la domestic tragedy, avec The London Merchant, or the History of George Barnwell, créée le 21 juin 1731 au théâtre de Drury Lane. La pièce connut un succès durable dans les théâtres de Londres tout au long du siècle1 et eut d’importantes répercussions sur la scène européenne2. Au début du dix-huitième siècle, l’essentiel de la production tragique se répartissait entre la tragédie héroïque, promue par John Dryden, dominée par les sentiments nobles et composée en distiques rimées, et la tragédie pseudo-classique, influencée par le théâtre français et dont le prototype est le Caton de Joseph Addison (1713). Lillo se détourne de l’abstraction du drame héroïque et de l’académisme de la tragédie classique pour accentuer le pathétique et le sentimentalisme dans une pièce qui met en scène les intérêts de la bourgeoisie contemporaine. Le héros de The London Merchant, George Barnwell, est l’apprenti d’un riche marchand. En proie à la luxure et mené à la déchéance économique et morale, il en vient à trahir son employeur, ses amis et son amante vertueuse pour satisfaire les désirs d’une courtisane, Millwood, qui le jette dans l’engrenage du vice : après le mensonge et le vol, il commet un meurtre odieux, celui de son oncle dont il est l’héritier. Dans un dénouement horrible, Barnwell, gagné par le repentir, et Millwood, sa séductrice impénitente, sont menés à la potence3. Dans la préface de la première édition, l’auteur qualifie sa pièce de « tragédie » et revendique l’originalité de l’œuvre : en ravalant la condition des personnages pour élargir la portée du drame, il admet avoir enfreint les préceptes aristotéliciens mais affirme avoir préservé la pureté générique de sa pièce tragique en raison même de ce manquement :

[…] Tragedy is so far from losing its Dignity by being accommodated to the Circumstances of the Generality of Mankind […]4

(La tragédie est loin de perdre de sa dignité lorsqu’elle s’accommode des conditions de l’humanité tout entière.)

2Le 17 mai 1736, cinq ans après la création de The London Merchant, Lillo présente sur la scène du Haymarket, un théâtre mineur dirigé par Henry Fielding, sa deuxième et dernière tragédie domestique, qui, lors de la première, est donné sous le titre, Guilt Its Own Punishment ; or, Fatal Curiosity5. Cette pièce, qui dès la deuxième représentation ne conserva que le sous-titre Fatal Curiosity, eut un succès plus mitigé et ne fut jouée que 18 fois du vivant de l’auteur. Elle ne connut après le décès de Lillo en 1739 que des reprises sporadiques jusqu’à la fin du siècle. En 1766, elle fut sensiblement remaniée par Orion Adams à l’occasion d’une édition dublinoise, The Fatal Curiosity; an Affecting Narrative 6. En 1782, la pièce fut rejouée dans une version révisée par George Colman et en 1784 elle fut retouchée par Henry Mackenzie sous le titre, The Shipwreck ; or Fatal Curiosity. En 1797, elle remporta un franc succès lorsqu’elle fut remise à l’affiche par la famille Kemble avec Sarah Siddons dans le rôle de l’héroïne, son père Roger Kemble dans celui de Wilmot et son frère John Philip Kemble dans celui du jeune Wilmot. Si l’accueil que réserva le public à cette œuvre fut plutôt timide, la réception critique actuelle considère que la pièce est probablement la plus réussie de Lillo tant sur le plan de la construction des personnages que de l’économie de moyens dans la mise en place de l’intrigue7.

3L’action se déroule dans le comté de Cornouailles à l’époque élisabéthaine. Wilmot, ruiné par la négligence et le faste, et sa femme Agnès vivent dans l’indigence et le souvenir de leur fils qui est parti faire fortune aux Indes et qu’ils croient perdu. Le père est en proie à la désespérance religieuse et à la misanthropie ; la mère est anéantie par l’humiliation que lui a infligée sa déchéance sociale. Ils sont soutenus dans leur affliction par la vertueuse Charlot, l’amante restée fidèle au jeune Wilmot. Au cours d’une tempête, le fils, venu soulager les tourments de ses parents après s’être enrichi, réchappe à un naufrage et arrive dans la maison paternelle. Poussé par la curiosité, il cache son identité sous son costume indien afin de réserver une surprise à ses parents et de vérifier s’ils le reconnaissent après une si longue absence. Il est accueilli avec hospitalité et craint, en se découvrant, de causer une émotion trop forte à ses parents qui ne l’ont pas reconnu. Il remet à sa mère une cassette pleine de bijoux pour la nuit. Au début du troisième et dernier acte, tiraillée à son tour par la curiosité, Agnès ne peut s’empêcher de l’ouvrir et découvre alors le trésor qu’elle contient. Afin de sortir de l’infortune dans laquelle ils sont tombés, elle persuade son mari de tuer le visiteur. Après le meurtre, Charlot leur révèle que l’étranger était leur fils. Le père tue alors son épouse et se donne la mort. L’intrigue s’inspire d’un crime rapporté dans un opuscule publié en 1618, Newes from Perin in Cornwall of A most Bloody and un-exampled Murther8. Toutefois, l'histoire du voyageur inconnu, ou plutôt méconnu, assassiné par ses proches appartient à un folklore international9.

4Dans la tragédie domestique, le dénouement avec sa scène de rétribution finale constitue la conclusion logique et attendue de ce genre nouveau. Les deux premiers actes conduisent inexorablement à ce point final, terrible et spectaculaire. Le dernier acte qui renferme à la fois l’acmé du drame et le dénouement, met en scène le meurtre du fils immédiatement suivi d’une scène d’anagnorisis atroce dans laquelle le père reconnaît sa culpabilité et paie son erreur tragique en tuant son épouse et en se suicidant. Ainsi, le dernier acte met en scène un triple meurtre commis contre le fils par erreur, contre l’épouse par justice et contre lui-même par désespoir. Dans Fatal Curiosity, plus encore que dans The London Merchant, la séquence finale qui constitue le point d’aboutissement optimal de la fable est déjà inscrite dans les premières répliques et préfigurée par des annonces ironiques à fonction proleptique tout au long de la pièce jusqu’au paroxysme de la fin. Du reste, en préférant au titre original le sous-titre, Fatal Curiosity, l’auteur met en lumière par le biais du qualificatif le processus tragique qui préside à la mise en intrigue. Dans la préface de son adaptation, The Shipwreck ; or Fatal Curiosity, Henry Mackenzie explique pourquoi il décida d’en modifier l’intitulé. Selon lui, le titre original, qu’il conserve comme sous-titre, contrevient au principe même du dénouement puisqu’il révèle par anticipation la conclusion funeste de l’intrigue (p. 6) Or, contrairement au précepte invoqué par l’adaptateur, l’objet de la pièce est précisément de ne ménager aucun suspense quant au sort réservé aux acteurs de cette tragédie. La dynamique interne de ce drame quasi mystique repose, en effet, sur une mécanique inflexible de la perdition et de la rétribution et implique, dès lors, un dénouement à la hauteur du dérèglement moral, que l’auteur instille tout au long de la pièce.

5Fatal Curiosity respecte scrupuleusement les règles de la tragédie classique. Elle met notamment en lumière l’assujettissement du héros aux lois impénétrables de la fatalité, illustrée par l’ironie tragique. Le dramaturge en multiplie les manifestations tout au long d’une pièce, qui, dès le monologue introductif, prend des accents de tragédie religieuse. Dans une perspective calviniste, c’est la providence, concept théologique, qui tient lieu de fatalité10. De surcroît, l’hybris de Wilmot se manifeste dans le péché d’orgueil : ne comptant plus que sur lui-même, il se moque de la grâce et de la providence divine, des principes irrévocables de la théologie morale calviniste. En proie à la désespérance, le père qui déplore la cruauté de son destin (« cruel fate », p. 300) n’en fait pas moins l'éloge de la duplicité (p. 300-301). Quant au jeune Wilmot, il est, lui aussi, affligé d’une passion démesurée, contre laquelle le fidèle serviteur, Randal, le met en garde : la satisfaction malsaine qu’il ressent à mettre à l’épreuve l’amour de ses parents en retardant la révélation de son identité. Cette faute est qualifiée de « luxurious », excessive jusqu’à la volupté, et confine au péché, comme le traduisent ces vers prononcés par le fils :

So pleasure, when it flows
In torrents round us, more ecstatick grow. (p. 319)

Ainsi le plaisir, lorsqu’il coule
A torrents tout autour de nous, est d’autant plus exaltant.

6L’erreur de ces personnages consiste donc à consacrer leur vie à des plaisirs plus séculiers que spirituels et c’est ce qui les conduit au désastre final. L’homme, qui, selon la doctrine calviniste, est fondamentalement déchu, ne peut être bon sans l’assistance divine, même s’il n’est pas foncièrement mauvais. Randal dresse un portrait nuancé de Wilmot :

High-minded he was ever, and improvident;
But pitiful and generous to a fault. (p. 301)

Hautain, il l’a toujours été, et dépensier aussi ;
Mais également compatissant et généreux à l’excès.

7Pour souligner la déviance du protagoniste, Lillo construit ses personnages sur le mode antithétique : à la désespérance de Wilmot et l’impatience d’Agnès s’opposent la patience, la constance et la résignation de Charlot.

8Outre la primauté de la fatalité et la démesure fautive des personnages, des passages ironiques à valeur proleptique viennent ponctuer la pièce et annoncent le dénouement funeste. Au début de la pièce, une tempête en mer cause le naufrage du navire du jeune Wilmot qui en réchappe pour finalement succomber sous les coups de son père. L’ironie tragique confère à cette péripétie une dimension symbolique : la tempête resurgit sous forme métaphorique tout au long de la pièce préfigurant ainsi le déchaînement de violence dans le dénouement. Cette métaphore est reprise dans le discours des jeunes amants pour décrire les espoirs amoureux du jeune Wilmot et la passion de Charlot, plus redoutable, selon elle, que la tempête qui vient de les frapper. De même, le rêve prémonitoire et sinistre qu’évoque Charlot devant la mère se déroule au sommet d’une montagne au plus fort d’un orage. En outre, le destin sinistre du fils pointe, par anticipation, dans les différentes répliques qui représentent le jeune homme mort ou sous les traits d’un spectre. Ainsi, dans une scène où Charlot ne l’a pas encore reconnu, l’amant qui craint d'être oublié l’accuse de lui avoir infligé une mort plus certaine que celle qu’il aurait pu trouver en mer. De même, ses certitudes sont ébranlées par l’ironie tragique. Alors qu’il redoutait la mort au cours de ses nombreuses aventures loin du foyer, il déclare n’avoir éprouvé aucune frayeur lors du naufrage car il est préférable de perdre la vie près de l’endroit où on a vu le jour, ce qui adviendra dans le dernier acte. Les modalités du dénouement sont préparées dès la deuxième scène : Agnès déclare à Charlot que son mari poussé à la désespérance en raison des nombreuses calamités qui l’accablent est enclin au suicide, qualifié d’odieux « foul self-murder » (p. 305).

9Enfin, cette ironie tragique se manifeste à trois reprises dans des passages qui mettent en abyme le sort réservé au fils. La critique considère que Lillo donne libre cours au sentiment anti-espagnol suscité par la crise politique contemporaine en évoquant un épisode historique dans la première scène. Il introduit en effet un échange dans lequel Randal rappelle l’arrestation de Sir Walter Raleigh opérée par son cousin Sir Lewis Stukeley sur la demande de l’ambassadeur d’Espagne et suivie de son exécution en 1618. Or cette histoire de trahison familiale prend une résonnance ironique et prémonitoire dans la pièce. Dans la deuxième scène, Charlot prie sa suivante d’interpréter une chanson dans laquelle un amant fidèle périt noyé dans un ruisseau sous les yeux de sa maîtresse après avoir échappé aux pires dangers d’une traversée. Une troisième mise en abyme qui une fois encore reflète l’intrigue prend la forme d’un rêve que Charlot raconte à la mort. Au sommet d’une montagne battue par les vents et la pluie, la jeune femme se morfond, flanquée de deux figures allégoriques, la Patience et la Contemplation. Apparaît alors un étranger qui, après avoir tenté de l’embrasser, est remplacé par le jeune Wilmot qui disparaît aussitôt. Lorsque Charlot part à sa recherche, les parents du jeune homme le dissimulent à son regard.

10Le dénouement moral et didactique, auquel conduisent la fatalité et l’ironie tragique, est habilement ménagé par Lillo qui applique le précepte aristotélicien selon lequel la tragédie doit opérer la purgation en suscitant pitié et crainte. Il réserve le premier sentiment aux deux premiers actes. En effet, il met en place une rhétorique et une gestuelle de l’attendrissement et de la compassion. Dans la scène d’exposition entre Wilmot et Randal, la détresse du père vise à apitoyer le public et s’accompagne d’effusions lacrymales partagées avec son domestique. Dans sa réécriture de la pièce en 1784, The Shipwreck, Henry Mackenzie intensifie la portée mélodramatique de l’intrigue en ajoutant au personnel dramatique un jeune enfant, le petit-fils des Wilmot dont la fille, absente de la pièce originale, serait morte prématurément : il renforce ainsi le pathétique afin d’atténuer l’horreur du dénouement. Le second sentiment, la terreur, indispensable à la catharsis aristotélicienne, est cantonnée dans le dernier acte : Lillo lui substitue toutefois l’horreur théâtrale, qui répond au goût du public anglais. A propos d’une nouvelle édition de la pièce, la Gazette littéraire de l’Europe du 15 novembre 1765 juge ainsi l’usage particulier que fait dramaturge anglais de la terreur :

Lillo se proposait, dit-on, de corriger les mœurs & croyoit que les Sujets qu’il avoit choisis étoient propres à prévenir les crimes qu’il mettoit sur la scène… Le Poete ne doit pas faire l’office d’un Exécuteur de justice & les ames atroces ne se corrigent pas au Spectacle. S’il est des actions atroces dont la représentation est intéressante & utile, ce n’est pas celles dont le tableau flétrit l’ame & dégrade la nature humaine… On veut être ému au Théâtre, mais on ne veut pas l’être de toutes sortes de manières. Il y a des émotions qui blessent-------- & d’autres qui répugnent11.

11Ce chroniqueur, qui comprend la finalité didactique de l’auteur, en condamne toutefois le procédé. Or, c’est précisément la surenchère meurtrière qui vise à susciter, chez le spectateur, ce saisissement d’effroi, cette répulsion morale que peut inspirer le spectacle révoltant du péché irrémissible et qui fait du suicide l’aboutissement logique d’une vie dominée par des préceptes plus profanes que sacrés. Dans sa version remaniée de 1768, Orion Adams intensifie l’horreur du dénouement en insérant une scène avant la dernière réplique : Charlot prise d’une rage frénétique y complète le tableau funèbre en se donnant la mort. Cette escalade dans le sensationnalisme atteint toutefois ses limites pour le public du début du dix-neuvième siècle. En effet, une scène, qui aurait été écrite par Lillo, fut ajoutée lors d’une représentation à Bath en 1813 : après avoir été poignardé par son père, le jeune Wilmot reparaissait agonisant. Le public ne put supporter l’horreur de la scène et fit interrompre la pièce12.

12Le dernier acte et son dénouement terrible affecte non seulement la portée morale mais aussi l’identité générique de la pièce. Dans le monologue d’exposition, le père s’interroge sur la futilité de la vie humaine et parvient à cette conclusion :

What is life
To him that’s born to die! or what that wisdom
Whose perfection ends, in knowing we know nothing!
Meer contradiction all! A tragick farce,
Tedious though short, and without art elab’rate,
Ridiculously sad. (297)

(Qu’est-ce que la vie à celui qui est né pour mourir ? Qu’est-ce qu’une sagesse dont la perfection aboutit à savoir que l’on ne sait rien ? Tout ceci n’est qu’une contradiction, une farce tragique, ennuyeuse quoique courte, compliquée sans art et tristement ridicule.)

13Le cynisme et la désespérance de Wilmot, condamnable du point de vue de l’auteur calviniste, fait écho au célèbre monologue de Macbeth par sa tonalité et l’usage qui est fait de la métaphore théâtrale pour figurer l’insignifiance de la vie13.

14De fait, la scène de meurtre qui mène au dénouement s’inspire de la tragédie de Shakespeare. Lillo condense deux scènes, celle dans laquelle Lady Macbeth persuade son époux de commettre le meurtre (acte 1, scène 6) et celle où le régicide est perpétré (acte 2, scène 2). Après s’être persuadé que l’assassinat de leur hôte s’impose par nécessité plus que par choix et que le meurtre est moins impie et contre nature que le suicide (« ‘Tis less impiety, less against nature », p. 325), Agnès parvient, en une trentaine de vers, à convaincre son époux qui se laisse « séduire » et cède à la « tentation ». Ce retournement brutal et inattendu montre le degré d’accablement du père qui, ayant perdu la foi, succombe aisément au péché. L’adaptateur, Orion Adams, conscient de la brutalité de ce retournement, remanie le passage afin de justifier ce revirement. Dans sa version de 1768, Agnès rappelle à son époux qu’il est la cause de leur malheur : en dilapidant leur fortune, il a poussé leur fils à fuir le foyer pour chercher fortune en Inde. Cette tirade pathétique, qui, dans la pièce originale, intervient après la prise de décision du père, la précède dans l’adaptation d’Adams. Dès lors, la résolution fatale que forme Wilmot s’explique par son sentiment de culpabilité et son désir de soulager la détresse de son épouse :

Thy sharp reproaches wring to the soul. Witness the pangs I feel, witness the bitter anguish of my heart. Thy sufferings are more grievous than my own14.

(Tes reproches sévères me déchirent l’âme. Regarde les affres que j’éprouve, l’angoisse cuisante qui me perce le cœur. Tes souffrances me sont bien plus cruelles que les miennes.)

15La tragédie de l’homme déchu qui, chez l’auteur calviniste, s’abandonne aux multiples séductions se mue en tragédie sentimentale sous la plume de l’adaptateur. Dans la scène de tentation, Adams, insensible à la logique de Lillo, qui passe outre l’invraisemblance psychologique, dénature le propos théologique et, paradoxalement, rend plus improbable encore l’horreur du dénouement.

16Dans la scène du meurtre, qui semble démarquer celle de Macbeth, Lillo s’attache à accentuer l’effroi qu’inspirent l’attitude des personnages et la mise en scène. Devant les hésitations de son époux, Lady Macbeth suggère qu’elle aurait pu commettre l’acte si le roi n’avait ressemblé à son père. Consternée par les atermoiements de Wilmot, Agnès, plus cruelle encore qu’une Lady Macbeth hantée par l’image paternelle, se saisit de la dague et propose, sans hésiter, de porter le coup fatal. Dans la pièce de Shakespeare, l’assassinat du roi endormi, déjà accompli lors de l’entrée de Macbeth, est relégué au hors-scène. L’ignominie du régicide est alors intériorisée dans le dialogue entre les époux, l’un hanté par la noirceur de l’acte, l’autre minimisant la portée du forfait. Dans la pièce de Lillo, le meurtre du fils, perpétré dans la coulisse par le père, est décrit et commenté simultanément par Agnès restée sur scène. Lillo recourt à la technique de la teichoscopie : le pouvoir d’évocation de la parole performative, accentué par les commentaires subjectifs de la mère, renforce l’horreur de la scène plus que ne le ferait le spectacle de l’assassinat. En effet, Agnès rapporte les hésitations et dépeint les mimiques et la gestuelle de son époux. Au cri de « Père ! », poussé par le fils depuis la coulisse, elle encourage son époux à redoubler les coups mais se ravise et s’exclame :

Yet hold thy hand – Inconstant, wretched woman!
What doth my heart recoil, and bleed with him
Whose murther you contrived – O Wilmot! Wilmot ! (p. 328)

(Mais retiens ton bras –Femme inconstante et misérable ! Comment, mon cœur se fige et saigne pour celui dont j’ai conçu le meurtre – Oh Wilmot ! Wilmot !)

17L’exclamation finale entretient l’ambiguïté puisqu’elle peut s’appliquer tant au père qu’au fils et annonce la scène de reconnaissance qui suit et qui sera ponctuée par les cris du fils agonisant. Dès lors, Wilmot, qui, à l’instar de Macbeth après le régicide, sent le sommeil l’abandonner15, se lance dans une longue déploration à laquelle répondent les lamentations de la mère et qui culmine dans la double mise à mort. Au moment de se suicider, le père s’adresse à son ami Eustace affligé par la mort du jeune homme et reprend l’image de la tempête qui ouvrait la pièce :

Increase the noise of thunder with thy voice;
Or when the raging wind lays nature waste,
Assist the tempest with thy feeble breath;
Add water to the sea, and fire to Etna;
But name not thy faint sorrow with the anguish
Of a curst wretch who only hopes for this
To change the scene, but not relieve his pain. (p. 330-331)

(Augmente avec ta voix le bruit du tonnerre, ou lorsque le vent déchaîné dévaste la nature, assiste la tempête de ton faible souffle ; ajoute de l’eau à la mer et du feu à l’Etna ; mais ne parle pas de tes douleurs légères à côté de l’angoisse d’un malheureux qui n’espère en mourant que de changer la scène de ses tourments et non de les adoucir.)

18Dans Fatal Curiosity, le dénouement funeste, entraîné par la force implacable de la fatalité et ménagé par l’ironie tragique et les allusions proleptiques, est la conséquence d’une vision théologique et illustre l’intention didactique de l’auteur. La tragédie domestique, qui ravale la condition des personnages tragiques, et l’effroi que suscite la scène finale participent pleinement du projet moral. D’une part, le spectateur peut s’identifier au pécheur potentiel que Lillo vise à réformer. D’autre part, il peut ressentir la terreur susceptible de le détourner du vice grâce au spectacle terrible des mises à mort successives. De surcroît, l’intertexte shakespearien perceptible dans le dernier acte infléchit sensiblement la portée du genre. En effet, à l’ambition politique de Macbeth et à la grandeur tragique de la pièce élisabéthaine se substituent des passions bourgeoises plus à même d’affecter des personnages de comédie. Dès lors, la conclusion du monologue introductif, dont le cynisme est réprouvé par le dramaturge, peut, en dernier recours, s’appliquer à l’ensemble de la pièce qui, en raison de l’ironie tragique et du dénouement atroce, s’apparente à une « farce tragique ».

Bibliographie

Axon William E. A., « The Story of Lillo’s Fatal Curiosity », Notes and Queries, 6th series, vol. 5, 1882.

Gazette littéraire de l’Europe, Paris, 1765, vol. 7, p. 312-313.

Genest John, Some Account of the English Stage from the Restoration in 1660 to 1830, Bath, H.E. Carrington, 1832, vol. 8.

Lillo George, The Dramatic Works of George Lillo, éd. James L. Steffensen, Oxford, Clarendon Press, 1993.

Lillo George, The Fatal Curiosity; an Affecting Narrative, London, 1768.

Martinez Marc, « Horreur et théâtralité : la domestic tragedy et ses dénouements en Angleterre et en France », dans Florence Naugrette et Sylviane Robardey-Eppstein (dir.), Revoir la fin. Dénouements remaniés au théâtre (xviiie-xixe siècles), Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2016, p. 439-452.

Notes

1 Elle fut représentée 179 fois entre 1731 et 1776 et, dès le milieu du siècle, elle fut jouée régulièrement à Noël et à Pâques pour servir à l’édification morale des jeunes apprentis.

2 Voir ma contribution qui porte sur les réécritures de deux tragédies domestiques en France, celle de Lillo et The Gamester d’Edward Moore (1753), « Horreur et théâtralité : la domestic tragedy et ses dénouements en Angleterre et en France », dans Florence Naugrette & Sylviane Robardey-Eppstein (dir.), Revoir la fin. Dénouements remaniés au théâtre (xviiie-xixe siècles), Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2016, p. 439-452.

3 Lillo ne publie la scène finale de la potence que dans la 5e édition de The London Merchant en 1735, soit quatre ans après la création de la pièce. Elle fut en effet jugée trop sanglante par le public, pourtant amateur de dénouements atroces.

4 L’édition utilisée pour les pièces de Lillo est celle de James L. Steffensen, The Dramatic Works of George Lillo, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 151.

5 Fielding, grand admirateur de la pièce, aurait dirigé les acteurs, révisé le manuscrit et écrit un prologue pour l’occasion.

6 Le texte de cette édition fut réimprimé à Leeds en 1767 et à Londres en 1768.

7 Elle aurait également eu une influence directe sur le genre allemand, Schicksalstragöedie, ou tragédie du destin, qui s’est développé au début du dix-neuvième siècle.

8 Selon James L. Steffensen, dans son édition complète de l’œuvre, la version qu’aurait consultée Lillo serait celle publiée en 1656 dans Sanderson’s Annals et réimprimée en 1681 dans Frankland’s Annals, p. 281.

9 William E. A. Axon retrouve le même schéma narratif dans plusieurs pays européens et en Chine. « The Story of Lillo’s Fatal Curiosity », Notes and Queries, 6th series, vol. 5, 1882, p. 21-23.

10 Le terme fatalité (fate) apparaît 13 fois et l’adjectif fatal 5 fois dans la pièce.

11 Gazette littéraire de l’Europe, Paris, 1765, vol. 7, p. 312-313.

12 John Genest, Some Account of the English Stage from the Restoration in 1660 to 1830, Bath, H.E. Carrington, vol. 8, 1832, p. 388.

13 « Life’s but a walking shadow, a poor player / That struts and frets his hour upon the stage / And then is heard no more: it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing », Macbeth, acte 5, scène 5 (« La vie n’est qu’une ombre qui marche ; elle ressemble à un comédien qui se pavane et s’agite sur le théâtre une heure ; après quoi il n’en est plus question ; c’est un conte raconté par un idiot avec beaucoup de bruit et de chaleur, et qui ne signifie rien. »).

14 George Lillo, The Fatal Curiosity; an Affecting Narrative, London, 1768, p. 24.

15 « Methought I heard a voice cry “Sleep no more! Macbeth does murder sleep” » (Il m’a semblé entendre une voix crier : « Ne dormez plus ! Macbeth assassine le sommeil »), Macbeth, acte II, scène 2.

Pour citer ce document

Marc Martinez, « De la « tragédie domestique » à la « farce tragique » : dénouement et enjeux génériques dans Fatal Curiosity de George Lillo (1736) » dans «  », « Travaux et documents hispaniques », 2020 Licence Creative Commons
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Quelques mots à propos de :  Marc Martinez

Normandie Université, UNIROUEN, ERIAC, 76000 Rouen, France
Marc Martinez est professeur de littérature anglaise à l’université de Rouen Normandie. Il est spécialiste du théâtre du dix-huitième. Il a contribué à des ouvrages en français et en anglais sur différents aspects du théâtre et de sa mise en scène. Il est également co-auteur d’un ouvrage, La Satire (2000), et a publié des articles sur le comique dans la littérature du dix-huitième siècle ainsi que sur la satire graphique.